Le fil des jours
Nicolas regardait à la dérobée le visage de son fils. C'était tout son portrait plus jeune, avec ce fringant air de tête de son grand-père, le marquis de Ranreuil, quand il se redressait pour fixer dans les yeux ses interlocuteurs. La Satin, elle, transparaissait par une sorte de douceur diffuse des traits fins en voie de formation. L'attitude de l'adolescent, noble et dégagée, ne marquait nullement la gaucherie commune à cet âge. Il débattait avec M. de Noblecourt à coup de citations grecques et latines où parfois le vieux procureur corrigeait, en souriant, solécismes et barbarismes. La fête battait son plein rue Montmartre pour le souper de présentation de Louis Le Floch. Apaisé et heureux, Nicolas ressentait la chaleur émanant de la présence de ses amis, Semacgus, Bourdeau et La Borde. Il n'intervenait pas dans la discussion, souhaitant que Louis, au demeurant fort à l'aise, y trouve sa place naturellement. Il devait apprendre pas à pas ce rôle de père si nouveau pour lui, qui le remplissait à la fois d'exaltation et d'angoisse.
L'année se terminait mieux qu'elle n'avait commencé. L'écho des complots et des enquêtes criminelles qui avait suivi la mort de Mme de Lastérieux, sa maîtresse, s'éteignait peu à peu. Il portait encore dans son cœur le deuil du feu roi comme une douceur un peu douloureuse. Cette période agitée de sa vie l'avait heureusement conduit à découvrir l'existence d'un enfant issu de sa liaison avec La Satin, quinze ans auparavant. La vieille Paulet, avertie d'une première rencontre et de l'effet d'une ressemblance remarquée, avait décidé d'intervenir. Quittant sa campagne d'Auteuil où elle coulait une vie confortablement dévote, elle était accourue chez M. de Noblecourt pour y plaider la cause de La Satin et la nécessité d'offrir à Louis un père qu'il croyait inconnu. Le vieux procureur avait pris l'affaire très au sérieux et s'était entremis, conseillant à la fois les deux parents.
Les scrupules pourtant s'accumulaient de part et d'autre. La Satin craignait les réactions de Nicolas, se rappelant que celui-ci l'avait jadis interrogée sur le père de son enfant et s'était déclaré prêt, le cas échéant, à assumer ses responsabilités. Bonne fille et consciente du caractère dépréciant de sa condition, elle redoutait à la fois pour le père et pour le fils les conséquences d'une reconnaissance qui ferait paraître au grand jour cette trouble filiation. Nicolas, qui gardait un fond de tendresse pour une femme connue dès son arrivée à Paris, appréhendait de blesser la nouvelle maîtresse du « Dauphin Couronné » en marquant par des mesures nécessaires l'éloignement de leur enfant d'un milieu délétère et corrompu. Il ne s'agissait pas non plus de distendre les liens naturels unissant un fils à sa mère.
Cette quadrature du cercle fut résolue par M. de Noblecourt qui, la plume à la main et comme s'il rédigeait ses réquisitions, entreprit de faire converger les intérêts et les sentiments en présence, tout délicats qu'ils fussent. La Satin devait, reprenant son nom de naissance d'Antoinette Godelet, abandonner ses occupations présentes. Avec l'aide de Nicolas, elle achèterait un fonds de commerce d'objets de mode et de toilette, rue du Bac, à un couple qui souhaitait se retirer. Le plus ardu fut de convaincre La Paulet qui, voyant s'effondrer l'échafaudage de sa succession dans la maison galante, tempêta tant et plus qu'elle retrouva la hargne et le débit de harengère que Nicolas lui avait connus naguère. M. de Noblecourt laissa passer la bourrasque et, usant de sa lénifiante influence sur la bonne dame, dispensa de si courtois compliments et manifesta une écoute si bienveillante que son intervention fit merveille. Elle s'apaisa par degrés. Le retour inopiné de la Présidente, dont l'aventure anglaise s'était conclue par un désastre1 , permit de lever les dernières préventions. L'amie de La Satin sauta de joie à l'idée de reprendre du service au « Dauphin Couronné », cette fois comme maîtresse et gérante des lieux. En bougonnant, La Paulet consentit à tout, et même, à en faire plus. Son établissement avait prospéré et acquis un ton d'élégance au-dessus de sa réputation. Elle décida, pour remercier La Satin, de compléter son installation rue du Bac, en lui offrant le petit entresol qui en dépendait.
De son côté, Nicolas reconnut par-devant notaire son fils naturel, qui prit aussitôt son nom, et il usa de son influence pour faire égarer dans les archives de la police tout ce qui pouvait subsister de l'ancienne activité de La Satin. Restait à informer Louis de ces événements si graves pour son avenir. L'affaire était d'autant plus délicate qu'elle risquait de bouleverser l'adolescent. M. de Noblecourt proposa de s'en charger, mais Nicolas souhaitait commencer sa carrière de père par une ouverture totale et l'expression de la vérité. Il n'avait d'ailleurs rien à se reprocher, n'ayant appris l'existence de son fils que tout récemment. Restait à savoir ce que penserait l'adolescent de ces décisions auxquelles il n'avait eu aucune part.
Nicolas songea à ce qu'il était lui-même à cet âge. Quand il s'adressa à Louis, c'était bien cette lointaine image de lui-même qu'il s'efforça de convaincre. La première rencontre le rassura. Sous les arbres de la maison de La Paulet, à Auteuil, il raconta sa vie sans rien omettre et en évitant de froisser l'amour que l'enfant portait à sa mère. Louis prit la chose avec sérieux et naturel et se lança aussitôt dans une longue série de questions. L'été multiplia les rencontres, notamment à Vaugirard, chez le docteur Semacgus, et renforça une complicité bientôt affectueuse. Après avoir fait le tour des connaissances de son fils, Nicolas décida de le faire admettre au collège des Oratoriens de Juilly, tout en regrettant que ses maîtres jésuites aient été expulsés du royaume, encore que l'éducation, à la fois classique et moderne que ce collège dispensait, correspondît aux idées que le marquis de Ranreuil avait serinées aux oreilles de Nicolas tout au cours de son adolescence à Guérande. On y privilégiait, en particulier, la littérature moderne et l'enseignement des langues étrangères. Louis reviendrait passer ses jours de vacances à Paris, les partageant équitablement entre la rue Montmartre et la rue du Bac.
— Quand verrai-je le roi, mon père ?
Nicolas tressaillit et reprit conscience du lieu où il se trouvait. Le repas commençait. Marion et Catherine venaient d'apporter une omelette aux rognons de veau toute fumante.
— Je vous conduirai à Versailles un dimanche, répondit-il. Nous assisterons à la messe où vous pourrez lorgner tout à loisir Sa Majesté et, ensuite, de plus près encore, dans la grande galerie.
Louis sourit. Son expression serra le cœur de Nicolas qui y retrouva, l'espace d'un instant, celle d'Isabelle, sa demi-sœur.
— Comment se porte M. Le Noir ? demanda La Borde.
— Pour ce que je le vois, le lieutenant général se porte assez bien.
Les assistants remarquèrent l'amertume de la réponse.
— Je dois à la vérité d'affirmer, reprit La Borde, que voilà un homme on ne peut mieux disposé pour tout ce qui intéresse l'opéra.
— Je crains, ironisa Semacgus, que le désir de se faire représenter l'emporte chez notre ami dans son adhésion au successeur du regretté Sartine.
Nicolas hocha la tête.
— C'est une de ces phrases, dit Noblecourt, qui en suggère trop ou trop peu. L'apophtegme est un peu court pour une aussi considérable puissance. Sartine avait encore accru les pouvoirs de la charge. Qu'en fera celui-ci ?
— Oh ! dit Bourdeau. C'est devenu un ministre important sans en porter le titre. Vous savez son influence secrète et prodigieuse. Il frappe ou il sauve. Il répand les ténèbres ou la lumière. Son autorité est aussi délicate qu'étendue. Il élève et il abaisse à son gré et selon son bon plaisir.
Nicolas hocha la tête.
— L'autre aimait les perruques, celui-ci les reliures armoriées.
— Le tout, dit Louis timidement, est que ni les unes, ni les autres n'en viennent à recouvrir le vide !
Tous applaudirent, Nicolas sourit.
— Comme disait notre feu roi, observa La Borde, « bon chien chasse de race ».
— Il tient cela de son grand-père, dit Nicolas. Le marquis n'était jamais à court d'une boutade.
— Messieurs, reprit La Borde, permettez-moi de vous abandonner dans les fumets de cette délicieuse omelette. Je salue au passage la tendreté de ces rognons. En l'honneur du jeune Ranreuil, j'ai mis la main à la pâte, comme naguère à Trianon. Je vais, avec Catherine, parfaire ma surprise. Semacgus, préparez notre hôte à résister à la tentation ! Louis, accompagnez-moi, j'ai besoin d'un marmiton.
Le garçon se leva, il était déjà grand pour son âge. Que de choses à lui apprendre encore ! songea Nicolas. L'équitation, la chasse, l'escrime… Après tout, il était de la lignée des Ranreuil. Il retomba dans sa réflexion. Certes, le nouveau lieutenant général de police l'avait reçu très vite. Suivant le conseil de Sartine, il avait demandé audience dès les premiers jours. Debout derrière le bureau où, si souvent, son prédécesseur avait manié ses perruques, l'homme, dans son embonpoint, présentait une figure longue et emplie. Un nez fort surmontait une bouche à la lèvre inférieure charnue dont les mouvements éloquents, dans le rejet et le dédain, attiraient le regard vers un menton à double étage. Les yeux vifs fixaient l'interlocuteur et laissaient soupçonner un peu de hauteur, un scepticisme certain et une fatuité assumée. Une perruque poudrée à rouleaux ajoutait à l'éclat d'un rabat de batiste uni retombant, en flot éblouissant, sur une simarre de soie sans aucun ornement. L'entretien écourté par l'arrivée d'un visiteur n'avait pas donné lieu à une véritable conversation.
— Monsieur le commissaire, s'était contenté de dire Le Noir, mon prédécesseur vous a recommandé. J'ai pu moi-même mesurer, il y a peu, l'habileté et le métier dont vous aviez fait preuve dans une affaire délicate. D'un autre côté, l'expérience m'a prouvé que les méthodes personnelles, pour utiles et efficientes qu'elles soient, n'en constituaient pas moins des principautés intrigantes sur lesquelles l'autorité finissait par se fatiguer. Vous ne pouvez jouer à mes côtés le même rôle qu'auprès de M. de Sartine. J'aspire à renouveler les règles et à assujettir les méthodes à un nouvel ordre de choses plus conformes à mes propres conceptions.
— Je suis au service du roi, monseigneur.
— Il vous apprécie, monsieur, il vous apprécie, avait jeté Le Noir avec un rien d'humeur, nous le savons. Mais la règle doit être la même pour tous. Des commissaires plus anciens pourraient s'offusquer…
Ils n'avaient pas dû s'en priver, songea Nicolas.
— … s'offusquer qu'un de leurs cadets monopolisât l'attention et la faveur en toute indépendance. Pouvons-nous vous confier un quartier ? Cela n'est guère opportun. Vous avez traité vos confrères de Turc à More…
— Monseigneur !
— Je sais ce que je dis, ne m'interrompez pas. De multiples plaintes et doléances sont déjà montées jusqu'à moi. La sagesse, monsieur, serait de prendre vos aises, de vous reposer, de chasser et d'attendre qu'un temps plus propice revienne pour vous. Une charge de commissaire de police au Châtelet peut d'ailleurs se revendre à bon prix et grand intérêt. Les candidats ne manquent point, pensez-y. J'ai bien l'honneur de vous saluer, monsieur le commissaire.
Nicolas n'avait rien tenté pour enrayer cette froide disgrâce. Sa nature droite y répugnait et il ne savait pas feindre la soumission. Tout à la joie de la découverte de Louis, il s'inquiétait plutôt de la situation de Bourdeau, son adjoint, entraîné dans la même bourrasque et qui, en charge d'enfants encore jeunes, se trouvait réduit aux seules indemnités de sa fonction sans les à-côtés fructueux qu'elle suscitait. Nicolas prit ses dispositions pour faire passer à son ami des secours substantiels qu'il mit sur le compte d'apurements de frais oubliés d'anciennes missions, seul moyen de ne pas le froisser. Quant à lui, il s'enferma dans une sorte de fatalisme quasi religieux ; son avenir serait ce qu'il serait. Il s'en ouvrit seulement avec réserve à M. de Noblecourt et à La Borde.
Le premier le conforta dans l'idée de se montrer supérieur aux vicissitudes passagères qui marquaient toute carrière consacrée au service du roi. Le temps était un grand maître qui réglait bien des choses et, dans ces circonstances, la seule obligation qui s'imposait à un honnête homme consistait à sauver les apparences. Il montrerait ainsi qu'il mesurait à petite aune ce qu'un commun mortel eût pris pour une catastrophe. M. de Noblecourt, avec son usage du siècle et des hommes, était convaincu que Le Noir reviendrait sur ses préventions initiales. Il fallait déchiffrer dans sa première réaction celle, naturelle, de quelqu'un qui souhaitait en imposer aux autres et à lui-même. Nicolas ne devait pas oublier qu'il était le protégé et l'ami de M. de Sartine, que celui-ci avait intrigué pour le faire nommer à sa place, espérant par là continuer à contrôler cet important rouage de la machine de l'État et cet instrument privilégié d'influence auprès du souverain. Les échos qui revenaient à M. de Noblecourt sur le nouveau lieutenant général de police présentaient un tout autre paysage moral. On évoquait une grande netteté dans les idées, une conversation agréable, une pénétration vive et un jugement exquis. Ses études profondes et sérieuses n'avaient, disait-on, nullement altéré en lui les grâces et les ornements de l'esprit le plus aimable. C'était, en outre, un amateur éclairé dans le domaine des arts et des lettres. Bref, il paraissait urgent d'attendre, car les événements font quelquefois naître notre salut des causes dont nous attendions notre ruine.
Le discours de M. de La Borde, quoique différent, allait dans le même sens. Il avait, dès le lendemain de la mort du roi, décidé d'oublier un passé heureux mais caduc. Il fallait se faire une raison ; ils étaient désormais, l'un et l'autre, « vieille cour », et cela pour un temps indéterminé sinon pour toujours. Lui-même orientait son activité vers des occupations que ses fonctions auprès du souverain lui avaient fait négliger. Sous le sceau du secret, il confia à Nicolas que le feu roi avait promis de le dédommager d'un sacrifice financier que lui-même avait naguère consenti pour entrer à son service. Mieux, il avoua à Nicolas, étonné d'une situation qu'il n'avait jamais soupçonnée, sa décision de s'acheter une conduite après une vie de légèreté et de dissipation. Il venait d'épouser Adélaïde-Suzanne de Vismes, de dix-neuf ans sa cadette. La cérémonie, arrêtée pour le 1er juillet, avait été reportée en septembre et discrètement célébrée en raison du deuil public. Sa femme, éprouvée par les événements et la désillusion de leur espérance, était tombée dans l'état le plus fâcheux de langueur, d'échauffement et de pleurs. En veine de sincérité, La Borde, sans doute inspiré par la récente paternité de Nicolas, lui découvrit avoir lui-même légitimé, quatre ans auparavant, une fille naturelle de sa liaison avec La Guimard, la célèbre actrice. Ce récit sembla le soulager et, écartant à l'instant le rappel de ses propres soucis, il en revint à ceux de son ami2 .
Il tenta, avec flamme, de faire oublier sa morosité à Nicolas. Voilà qu'on lui octroyait du loisir ; pardieu, qu'il en prenne l'usage et s'attache à procurer à son fils les rentes de son affection ! Un homme qui avait étudié le monde savait le temps et l'occasion d'agir. Il devait adapter ses moyens et mettre ses raisonnements au service de ses fidélités. Son conseil se résumait en cette formule italienne Volto scelto i pensieri strelli, « Visage ouvert et pensées secrètes ». Dissimulation et secret devaient se cultiver ; le commissaire devait s'effacer pour un temps devant le marquis de Ranreuil. Qu'il utilise les inconvénients d'une apparente disgrâce pour s'en revêtir comme d'une cuirasse dans une société où la moindre faiblesse était remarquée et donnait des armes contre soi pour vous persifler ou vous écraser. Qu'il se multiplie dans les bons endroits et que le roi, dont il était connu, le remarque par son assiduité et son expérience au cours des chasses et des tirés où il avait été admis par la grâce de Louis XV. Ainsi, rien ne viendrait justifier ou conforter l'idée que M. Le Noir le tenait en lisière. On n'éclaircissait rien en discutant. La Borde s'attristait de constater que les temps avaient bien changé : une saillie de M. de Maurepas importait plus autour du trône que la sauvegarde d'un bon serviteur.
Nicolas s'inspira des judicieux conseils de ses amis. Jugeant que le salut résidait dans l'ambiguïté voulue de sa conduite, qui orienterait les commentaires dans des sens opposés et, au bout du compte, les viderait de tout sens. En dépit des bruits et des rumeurs, les cœurs froids et les esprits faux de la ville et de la cour s'échineraient en vain à ragoter à son propos. Chacun tiendrait sa religion faite, sur le cas du « petit Ranreuil », mais ce ne serait pas la même. Il ne restait qu'à compléter le tableau de quelques touches destinées aux chroniqueurs toujours à l'affût pour convaincre les moins crédules : une passade flatteuse avec une dame indiscrète, un peu de condescendance dans la politesse et, surtout, des attentions marquées du roi. Il s'aperçut avec amusement qu'il excellait dans la carrière de courtisan. Lors du séjour de la cour à Compiègne au mois d'août, il s'était trouvé à plusieurs reprises à l'hallali juste après le roi, bénéficiant alors de la bonne humeur simple de son maître. La suite les trouvait devisant gaiement sur la qualité de la bête ou sur les péripéties de la poursuite. Au tiré, il ratait à bon escient, à la grande satisfaction de Louis XVI, qui tint, en marque de son estime, à lui offrir les fusils du feu roi prêtés à Nicolas lors d'une de ses dernières sorties, juste avant sa maladie.
Tout cela fit manière d'événement à la cour où son étoile réputée éteinte resplendit soudain de tous ses feux et fit accourir pour le complimenter ceux-là mêmes qui, quelques jours auparavant, le regardaient sans le voir. Il ne doutait pas que le bruit de ses succès redoublés ne parvînt aux oreilles de M. Le Noir, informé, par ses mouches de cour, du moindre détail survenu dans le monde des courtisans. Il constatait, à la fin des fins, que ces quelques mois s'étaient écoulés rapidement dans une grande agitation et remue-ménage d'impressions et de sentiments. Un long cri le tira de sa réflexion.
— Le gigot farci à la royale accompagné de ses rissoles de mousserons ! claironna La Borde, qui portait à bout de bras un plat d'argent d'où montaient d'odorantes volutes.
— Ne croirait-on pas le héraut des armes de France, s'exclama Noblecourt dont le regard luisait déjà de convoitise. Il ne lui manque que le tabard3 .
— Et cela, qu'est-ce donc ? s'enquit La Borde en désignant le tablier blanc dont il était drapé.
Louis apparut à son tour, le visage enflammé par la chaleur des potagers, avec une porcelaine remplie d'une pyramide de rissoles disposées sur un torchon. Nicolas décida de se mettre au diapason de la gaîté qui montait.
— Et qu'allons-nous boire avec tout cela ?
Bourdeau tira deux flacons de sous la table.
— Du saint-nicolas de bourgueil, couleur de prune !
— Messieurs, messieurs, dit Noblecourt, pendant que Poitevin découpera, je propose que M. de La Borde nous adresse le discours habituel, descriptif et apéritif.
— Puis-je vous interroger, monsieur, dit Louis, sur la raison de cet usage ?
— Jeune homme, depuis que votre père a ramené la joie dans cette maison, joie que votre présence parmi nous aujourd'hui redouble, il est une tradition que je m'en voudrais de ne pas respecter en ce jour de fête. Les plats délicieux concoctés sous ce toit se doivent déguster non seulement par le palais, mais aussi par l'oreille.
— Et les yeux ! s'exclama Semacgus. C'est d'ailleurs le seul sens que je lui autorise.
— Et moi, riposta Noblecourt, j'affirme que ce soir je désobéirai à mon médecin. J'assouvirai les trois sens à satiété !
— Messieurs, dit La Borde, puis-je d'abord vous signaler que j'ai eu l'honneur de confectionner ce plat devant le feu roi et que Madame de Pompadour s'en régala en dépit d'un estomac déficient ?
— La bonne dame était bien indulgente, dit Semacgus.
— Point du tout, elle en reprit.
— Messieurs, ne batifolez point, supplia Noblecourt, cela va refroidir.
— Imaginez un beau gigot, poursuivit La Borde avec emphase, conservé au frais quelques jours pour le meurtrir et l'attendrir. D'abord, il faut rompre le manche jusqu'à l'intérieur et vider la viande tout en gardant intacte l'enveloppe. J'ai eu recours, pour ce faire, à la science d'un maître !
— Un rôtisseur de la rue Saint-Honoré ? demanda Nicolas.
— Point du tout. Un maître chirurgien de marine, habile à tailler et à creuser.
— Il est vrai que mes lames ont été bien utiles, précisa Semacgus en fermant les yeux avec une sorte de componction.
— Fi donc, le vilain ! s'écria Noblecourt. Ne me dites pas que vous avez utilisé vos instruments qui servent à…
— Je devrais bien vous le faire accroire pour vous couper l'appétit !
— Je n'y parviendrai pas, gémit La Borde, si vous m'interrompez sans cesse. Cette chair tirée de l'intérieur, il vous la faut hacher menu avec un peu de lard, de la moelle, du gras fin de rognon de veau, des champignons, des œufs, du sel, du poivre et des épices. Maniez et remaniez en vous donnant de la peine afin que toutes les parties prennent également le goût et l'assaisonnement des autres. Ensuite, remplissez la peau du tout pour que le gigot reparaisse en sa forme naturelle et liez-le avec de la ficelle de tous côtés, afin de l'entretenir dans sa consistance. Vous le faites roussir bellement, puis vous l'empotez avec un bon bouillon double et un morceau de bœuf maigre, à moitié rôti, qui l'emplira de ses sucs et lui communiquera plus de goût. Rajoutez aussi des oignons piqués de girofle et un bouquet. Une bonne heure après, retournez-le dans le pot jusqu'à cuisson que vous vérifierez du bout des doigts en reconnaissant la mollesse de la chair. La sauce réduite, vous y incorporerez des béatilles et vous inonderez de cette succulence le gigot dûment découpé.
Des vivats ponctuèrent le discours de M. de La Borde. Chacun se mit en devoir d'apprécier un plat qui appelait davantage l'usage de la cuillère que celui-ci du couteau et de la fourchette. Nicolas, du coin de l'œil, observait son fils, heureux qu'il mange avec cette élégance déliée qui, encore une fois, faisait resurgir les attitudes du marquis de Ranreuil, mais également la grâce native de sa mère.
— Voilà un plat, dit Noblecourt, qui s'accorde avec mes vieilles dents.
— Le croustillant de l'enveloppe et le mollet du farci se conjuguent fastueusement, ajouta Semacgus. Et combien ce breuvage violet s'apparie bien à l'agneau !
— N'est-ce pas ? dit Bourdeau ravi. Moi je trouve que les mousserons dans cette pâte fine conservent leur moelleux et tous les parfums de la forêt.
Noblecourt se tourna vers Louis.
— Voilà, lui dit-il, un souper dont vous vous souviendrez au collège et dont vous pourrez agrémenter vos rêves.
— J'y songerai avec reconnaissance, monsieur, répondit le garçon, quand je dégusterai le bouilli dur et le hareng véreux. Cela renforcera mon courage.
Tous s'esclaffèrent tandis que Catherine disposait sur la table un plat de beignets de coings confits saupoudrés de sucre. Le vieux procureur sourit et fit un signe à Poitevin qui disparut pour revenir aussitôt avec deux petits paquets.
— Jeune homme, dit Noblecourt en ouvrant le plus volumineux, je fus collégien et soumis, comme vous, tant à la dure discipline qu'à la faim. Ma mère, compatissante, me fournissait de cotignac que je suçais chaque soir pour calmer mes fringales.
Il sortit du paquet une série de petites boîtes de sapin rondes et plates.
— Ces objets qu'on appelle des « friponnes » contiennent une gelée de coings additionnée d'un peu de vin blanc. Non seulement elles apaiseront votre faim, mais soulageront les maux de ventre en remède souverain. Elles participeront ainsi à combattre ce que la nourriture du collège produirait de néfaste pour votre santé. Il vous restera à les dissimuler soigneusement, le vol étant d'usage au collège. Vous avez là de quoi tenir jusqu'à Noël.
La conversation reprit ensuite un tour plus général.
— Le deuil de notre roi se porte-t-il toujours à Versailles ? demanda La Borde avec cette indifférence feinte qui dissimulait mal sa tristesse d'être éloigné du centre du monde.
— On recommande, dit Nicolas, l'habit de drap ou de voile de soie, suivant le temps, les bas de soie noire, épée et boucles d'argent, diamant seul aux doigts. Enfin, des manchettes bordées et effilées à la chemise. Tout cela jusqu'au 1er novembre, puis tout se simplifiera à la vigile de Noël.
— Vous en savez trop, observa La Borde, pour n'être pas bien en cour !
— J'y tiens ma place, ayant suivi le conseil de mes amis.
— On m'assure, dit Noblecourt, que le roi aurait ordonné à M. de Maurepas de réformer certains abus. En discerne-t-on les prémices ?
— On a retranché déjà cent trente chevaux et trente-cinq palefreniers de la vénerie royale.
— La belle affaire ! fit Bourdeau, goguenard. On liquide les montures dans le même temps que le roi cède aux caprices de la reine en augmentant sa maison pourtant déjà bien fournie. Qu'avait-elle besoin de surcroît d'un grand aumônier et d'un chauffe-cire !
— On voit que Bourdeau est également bien en cour, dit Semacgus.
— Que non ! répliqua l'inspecteur. Mais j'observe avec attention où se dissipe l'argent du peuple.
— Il y avait longtemps, dit Semacgus, que vous n'aviez pas exhalé votre caustique censure.
— Je dis et prétends, s'enflamma Bourdeau, que les créations de charges de cour grèvent un budget qu'alourdissent déjà les opérations militaires dans l'île de Corse. Imaginez que les naturels ne mesurent pas la chance qu'ils ont d'être français ! Rebelles et bandits dévastent les campagnes et extorquent de l'argent sous la menace.
— De fait, dit La Borde, cela prend chaque jour une extension plus grande. Notre commandant sur place, M. de Marbeuf, vient de pacifier le Niolo. On a roué devant les églises en présence de la population. Six cents fusils ont été saisis dans un tombeau de couvent, suscitant la plus terrible réplique : deux moines ont été pendus sur-le-champ. Il est à prévoir que l'affaire perdurera, et qui sait si nous en verrons la fin !
— Ne nous attristons pas, dit Noblecourt. La Borde, je ne doute pas que vous ayez assisté à la première représentation d'Orphée et Eurydice de M. Gluck. Que vous en semble à vous, pour qui ces choses n'ont plus de secret ?
— En vérité, répondit La Borde, insensible à l'ironie qui perçait dans le ton du procureur, cette tragédie-opéra a transporté le public et le succès a dépassé celui d'Iphigénie en Aulide, en avril dernier.
— C'est bien ce que j'ai constaté moi-même, fit Noblecourt, jouissant de la surprise de ses amis qui savaient tous que le vieux procureur ne sortait quasiment plus de chez lui. Eh oui ! En l'absence de Nicolas parti courre les gentes dames et les bêtes des bois à Compiègne, j'ai fait atteler. Poitevin a endossé sa livrée la plus neuve et fouette cocher !
Il regarda Nicolas du coin de l'œil.
— À mon arrivée à l'Opéra, M. Balbastre4 , tout emmiellé, m'a aidé à gagner ma place. Fort aimable… à la limite du doucereux.
Nicolas haussa les épaules.
— Bref, j'ai assisté au spectacle et je confirme le succès. Mais quel succès ? Auprès de qui ? En dehors de vous, La Borde, qui savez juger, même si dans ce cas je ne partage pas votre goût. Qu'ai-je vu ? Une salle aux trois quarts emplie de vieux galantins et de jeunes muguets, de ceux qui passent leur temps à faire des découpes de papier dans les salons à la mode. Cette meute se déchaîne dès que surgit une tête nouvelle, pour peu que celle-ci se hisse peu ou prou au-dessus de la commune mêlée. Or, ce que j'ai entendu n'était rien qu'un salmigondis d'une marchandise fort diverse. Une ripopée calamiteuse de sons et d'impressions qui tympanise l'entendement et le paralyse pour couvrir l'infécondité d'un auteur qui se devrait aller prosterner devant Saint-Greluchon5 . Ah ! ouiche. Je préfère aller ouïr ténèbres chez les clarisses de Longchamp. Pour moi, messieurs, Gluck est mis hors de cour.
Profitant de la stupeur dans laquelle sa sortie énergique avait plongé l'assistance, il piqua une tranche de gigot d'une main tandis qu'il vidait prestement son verre de l'autre.
— Mon cher Noblecourt, dit La Borde, acceptez que je vous porte la contradiction. Pour ma part, j'estime que le pinceau le plus fin rendrait mal le détail d'une représentation inoubliable. Oui, monsieur, enfin du neuf. Fi de la vocalité à l'italienne ! Fi des machines traditionnelles du genre et de leur lancinant récitatif !
— Au profit de quoi ? répliqua Noblecourt. Du grinchottage6 et du guilleri7 ! Ainsi que l'a démontré ce haute-contre qui chantait le rôle d'Orphée.
— Monsieur, dit timidement Louis, oserais-je vous prier de me préciser ce qu'est un haute-contre ?
— Je vous félicite de poser la question. Il ne faut jamais celer ses méconnaissances. Cela vous honorera et nous serons toujours heureux de vous instruire, cher enfant. C'est le savoir plutôt que l'esprit brillant mais creux, qui fait l'honnête homme. Quiconque est maître de son sujet se fera partout compter et estimer. M. de La Borde, qui commet des opéras, va vous répondre ; cela me permettra de reprendre souffle.
— Le souffle oui, mais plus de gigot, non plus que du saint-nicolas, intervint Semacgus. La faculté s'y oppose de la plus formelle manière.
Noblecourt prit une mine contrite tandis que Mouchette, la chatte de Nicolas, faisait apparaître sa petite tête au niveau de la table, humant les effluves tentateurs.
— Un haute-contre, expliqua La Borde, c'est un ténor à la française, la plus haute de toutes les voix d'homme, poitrinant aux aigus, puissante et bien timbrée. Pour reprendre notre débat, je m'étonne de vous voir censurer ce choix pour le rôle d'Orphée. C'était révérence aux habitudes françaises que vous aimez. Tout cela, me direz-vous, au profit de quoi ?
— Oui, de quoi ? J'attends votre réponse de pied ferme.
— D'un pied bientôt goutteux, soupira Semacgus.
— Mais au profit d'un chant naturel, reprit La Borde, toujours guidé par l'expression la plus vraie, la plus sensible, avec une mélodie des plus flatteuses, une variété sans pareille dans les tours et les plus grands effets de l'harmonie, employés également dans le terrible, le pathétique et le gracieux. En un mot, de la tragédie vraie en musique, dans la ligne d'Euripide et de Racine. Chez Gluck, je reconnais l'homme de génie et de goût où rien n'est faible ni négligé.
— À vous entendre tous les deux, remarqua Semacgus, je crois reconnaître le même débat qui anime si souvent notre hôte au sujet des usages nouveaux de la cuisine.
— Vous parlez d'or, dit La Borde. Excepté que notre ami soutient le naturel et le vrai en cuisine et qu'il défend l'artificiel, le vain et le pimpeloché en musique.
— Je ne m'avoue pas vaincu, dit Noblecourt. Je n'ai pas à justifier mes contradictions. Autant je tiens qu'une viande doit être une viande et avoir goût de viande, autant, dans l'art, la fantaisie me ravit. Une fantaisie réglée et ordonnée, qui donne matière à rêver.
— Cependant, dit La Borde, la profondeur du nouveau style offre sujet à méditer en joignant l'émotion de la tragédie à l'agrément et au transport de la mélodie.
— Je n'y vois, moi, que fayances8 et faux-semblants. Une sorte de viande-poisson, trompeuse et fallacieuse.
— Souffrez que je constate que vous parlez comme les directeurs de notre académie royale de musique, peu curieux de l'art étranger par crainte qu'il ne fasse tomber le leur.
— Paix, messeigneurs, gronda Semacgus. Comme de juste vous avez tous les deux raison, mais par plaisir pervers vous poussez vos arguments avec plus de mauvaise foi encore que le président de Saujac.
— Ah ! fit Noblecourt en riant, c'est bien là tout l'agrément de la chose. Soutenir l'insoutenable, pousser son raisonnement au-delà du raisonnable et avancer des arguments énormes, tout cela participe de la joie du débat.
— Vous avouez donc ?
— Rien du tout. Je dis simplement qu'il faut aggraver la controverse et mettre du ragoût dans son exposé. Le contraire reviendrait à soutenir une morne thèse devant les bonnets carrés de la Sorbonne.
Marion s'approcha de Louis que le sommeil gagnait, et lui remit un sac d'avelines fraîches9 provenant d'un arbre du jardin. Nicolas nota la lassitude de son fils.
— Je crois, mes amis, dit-il en consultant sa montre à répétition qui sonna discrètement, qu'il est temps de mettre un terme à cette mémorable soirée. Notre hôte se doit reposer après ces agapes royales et ses excès de procureur.
— Si tôt ? fit Noblecourt. Vous voulez interrompre ce moment délicieux ?
— Demain a déjà sonné et Louis doit rejoindre sa mère qui l'attend. Il part à Juilly à l'aube par la première malle-poste.
— Avant qu'il nous quitte, je lui veux faire un présent, dit le procureur.
M. de Noblecourt défit le second paquet et en sortit deux petits volumes reliés en maroquin à ses armes. Il en ouvrit un avec d'infinies précautions. L'assistance sourit, connaissant la dévotion maniaque qu'il nourrissait pour ses livres.
— Voici, dit-il avec une componction béate, Les Métamorphoses d'Ovide, traduites par l'abbé Banier, de l'Académie royale des Inscriptions et Belles Lettres. Ces beaux ouvrages sont décorés de frontispices et d'illustrations. Mon cher Louis, je vous les offre de grand cœur…
Et comme pour lui-même, il ajouta, un ton plus bas :
— Les seuls présents qui comptent sont ceux dont on se sépare avec douleur et regret.
Puis, haussant de nouveau la voix :
— Puissent ces fables, avec leurs dieux qui s'incarnent, vous faire rêver et aimer les lettres.
Leur lecture puisse-t-elle vous persuader que ce qui est élégant en latin ne l'est pas forcément en français, que chaque langue a un ton, un ordre et un génie qui lui sont particuliers. Lorsque vous aurez à traduire, souvenez-vous d'être simple, clair et correct, afin de rendre exactement la pensée d'un auteur, sans rien omettre de la délicatesse et de l'élégance de son style. Tout se tient, en effet. Comme dans la vie, à trop s'attacher à la lettre des principes on devient dur et sans cœur, dans la traduction, le ton se révèle sec et aride quand il advient qu'on impose ses idées à la place de celles de l'auteur.
— Monsieur, intervint Louis tout à fait réveillé, je ne sais que dire et ne voudrais surtout pas vous priver d'un trésor auquel je vous sais si attaché. Mon père m'a parlé de votre particulière dilection pour les livres de votre bibliothèque.
— Point du tout, c'est une joie pour moi de vous les offrir ! Rassurez-vous, je conserve précieusement la grande édition in folio de M. Burman, publiée par Westeins et Smith en 1732, avec des figures en taille douce d'une splendeur…
— Grand merci, monsieur. Ces livres me seront chers venant de vous, dit Louis en ouvrant l'un des volumes qu'il feuilleta avec attention et respect sous l'œil approbateur du vieux magistrat. Monsieur, quelles sont ces petites notations manuscrites ?
Il tendit un morceau de papier vert amande couvert d'une petite écriture serrée.
— Tout simplement les traductions faites par votre serviteur des citations latines de la préface. Vous pourrez en vérifier l'exactitude.
— Louis, dit Nicolas, c'est un viatique que vous confie notre ami. Suivez ses conseils. Moi-même, je m'en suis toujours bien trouvé. Il fut aussi mon maître à mon arrivée à Paris, je n'avais alors que quelques années de plus que vous.
Chacun se leva de table et les adieux prirent encore un long moment. Louis serait reconduit par Semacgus qui rentrait à Vaugirard ; il déposerait le collégien rue du Bac, chez sa mère. Nicolas fit ses dernières recommandations à son fils. Il entendait en particulier que celui-ci lui écrivît une lettre, même courte, chaque semaine. Il ouvrit les bras et Louis s'y jeta. Nicolas, ému, ressentait la curieuse impression de revivre un passé lointain, comme si le marquis de Ranreuil resurgissait dans la personne de son petit-fils.
Les invités dispersés, il rejoignit ses quartiers, gagné d'une mélancolie paisible. La vie apprêtait ses tours dans un grand chamaillis de hasard et, souvent, le sort assenait des coups répétés. Mais, cette fois-ci, c'était différent : sa disgrâce qui se prolongeait ne pesait rien face à un destin ambigu. Celui-ci lui offrait des compensations qui équilibraient la balance. La découverte de Louis constituait la principale de ces grâces inattendues, et il pouvait en remercier la providence.
La première pensée de Nicolas, après que Mouchette, à son habitude, l'eut réveillé en lui soufflant dans l'oreille, fut pour son fils qui débutait ce matin-là une vie nouvelle. Il s'était expliqué avec lui de son absence au départ des messageries. Il redoutait une émotion qu'accentuerait encore celle d'Antoinette. Il ne parvenait pas à envisager La Satin sous ce prénom auquel étaient pourtant attachés les premiers souvenirs de leur liaison. Mais soucieuse de faire oublier le passé et d'offrir à son fils une mère digne du destin inattendu qui s'ouvrait à lui, elle s'était décidément acheté une conduite.
Quand il sortit rue Montmartre, un brouillard d'automne noyait dans une vapeur diffuse les passants et les équipages. Par où commencerait-il les courses envisagées ? Il devait acquérir de l'essence pour les taches d'habit. Il ne savait que trop l'impossibilité, pour un collégien pensionnaire, de décrotter des habits, seul le linge de corps étant blanchi par l'établissement. Cette essence destinée à ôter les taches sur toutes les étoffes, si délicates soient-elles, n'altérait en rien leur couleur ou leur lustre. De surcroît, elle possédait l'appréciable qualité de détruire les punaises et leurs œufs, les papillons et insectes dévoreurs de laine. C'est à Versailles, rue de Conti, qu'il avait découvert l'inventeur de cette précieuse composition. Le succès de la formule avait engagé le négociant à établir un dépôt de son produit à Paris, Grand-Cour des Quinze-Vingt11 , chez un mercier à l'enseigne de « l'Y grec ». Nicolas savait que chaque bouteille était enveloppée dans une notice explicative qui éclairerait son fils sur la manière de se servir de cette essence.
Il souhaitait aussi passer chez Mme Peloise qui tenait un magasin d'une grande quantité de pierres de composition de couleurs différentes imitant les pierres fines, vis-à-vis de la Comédie-Française. Il en choisirait une sur laquelle il ferait graver les initiales de son fils afin de la faire monter en cachet. L'idée le traversa un moment d'y placer les armes des Ranreuil pour rattacher le petit-fils au grand-père dans une sorte de continuité de la lignée. Un instinct secret le fit hésiter, comme s'il craignait que cette initiative ne pût susciter des inconvénients pour le jeune Le Floch. Il s'interrogea un long moment sur le sens de sa décision. Pourquoi son père et lui-même se trouvaient-ils dans la situation d'avoir tous deux un fils naturel ? Simple coïncidence ou bien sorte de répétition fatidique dont la raison lui échappait ? Enfin, il envisageait de faire en musant la tournée des bouquinistes pour y déterrer quelques livres de valeur qui pourraient, avec intérêt, être joints au paquet qu'il enverrait prochainement à Louis au collège de Juilly.
Il constata avec satisfaction que ses emplettes projetées le conduiraient dans le même quartier, la rue Saint-Honoré et les abords du Louvre. Après une marche roborative, il commença sa tournée chez Mme Peloise. Cette habile commerçante parvint à lui faire dépenser beaucoup plus qu'il n'avait envisagé. Une intaille antique, représentant un profil romain montée sur un manche d'argent, le ravit et effaça son choix précédent de cachet à initiales. L'objet était à la fois plus élégant et moins banal, plus discret aussi, et inimitable. De là, il se porta chez le dépositaire de l'essence pour les taches, qui lui simplifia les choses en lui assurant pouvoir faire livrer à Juilly la quantité voulue de son produit au nom de Louis Le Floch.
Il quitta le dédale des vieilles rues autour des Quinze-Vingt pour gagner les Galeries du Louvre. Il constata avec regret que le vieux palais des rois paraissait de plus en plus défiguré par des excroissances de toutes sortes. La colonnade avait été récemment dégagée et déjà une multitude de fripiers l'insultait par des étalages de guenilles et de haillons. Nicolas déplora que la présence des académies entraînât le logement de certains de leurs membres au détriment de la beauté du lieu. Partout surgissaient des maisons en charpente, y compris dans les enclos du monument. Des escaliers difformes les agrémentaient aux dépens de la majesté de l'ensemble. Il se souvint d'une conversation entre M. de La Borde et le marquis de Marigny, frère de Madame de Pompadour et surintendant des bâtiments, sur le dessein généreux de rétablir le palais dans sa splendeur ancienne. Il citait Voltaire qui gémissait de voir le Louvre « monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de Colbert et du génie de Perrault caché par des bâtiments de Goths et de Vandales ».
Une multitude d'échoppes s'incrustaient dans les interstices de l'immense construction. On trouvait là des marchands de tableaux et de gravures. Le faux y était plus fréquent que le vrai et la lieutenance générale de police s'acharnait à régler quelques affaires pendables dans lesquelles de riches étrangers, victimes des crocs du métier, avaient fait jouer leur entregent et leurs ambassades. En 1772, Nicolas avait réussi à démasquer un groupe de faussaires et ce succès avait jeté un coup de pied bénéfique dans cette fourmilière.
Il était bien connu par les marchands, honnêtes ou pas, et son arrivée produisait toujours un frémissement de crainte. Profitant de la présence d'amateurs éclairés, des bouquinistes avaient choisi de faire cause commune avec les vendeurs d'estampes et de tableaux, et proposaient aux chalands le moins bon et, parfois, le meilleur. Nicolas se souvenait de quelques heureuses découvertes, comme celle d'une édition originale du Pâtissier Français de François-Pierre de la Varenne. Ce petit in-12 en maroquin rouge publié à Amsterdam en 1655 par Louys et Daniel Elzévir, offert à M. de Noblecourt, avait mis celui-ci au bord de la pâmoison. Les bouquinistes hantaient les maisons en deuil, raflant en vrac auprès des familles éplorées des bibliothèques entières. Cependant, tout se savait et les livres rares étaient peu à peu devenus introuvables, aussitôt repérés par des argus en éveil qui, éclairés, ne criaient plus à quatre sols des trésors qui valaient mille fois plus. Resurgissaient là aussi des livres interdits ou condamnés qu'on présentait avec des mines conspiratrices derrière les ais12 des échoppes, dans l'espoir de les dissimuler aux regards inquisiteurs des mouches qui fréquentaient l'endroit. Elles étaient là, attentives, afin de reconnaître les gens signalés et de dénoncer ceux qui apportaient à vendre quelques brochures illicites ou qui recherchaient un exemplaire de ces libelles ayant échappé au bûcher.
Chez l'un de ces fournisseurs, Nicolas découvrit un Plaute, un Terence, les œuvres complètes de Racine et un Le Sage qui devraient faire le bonheur d'un collégien. Il s'amusa à observer autour de lui des amateurs comme aimantés par la diversité du choix proposé. Ils incommodaient le marchand qui redoutait toujours de se faire dérober quelque ouvrage de valeur, et restaient là des heures entières à parcourir les livres et à fouiller dans les caisses sans que cette quête se conclût toujours par un achat.
Plongé dans un récit de voyages aux Indes occidentales, Nicolas sentit soudain une main le tirer par un bouton de son habit. Se retournant, il reconnut la mine basse et contrite d'un des exempts dévolus au service du lieutenant général de police à l'hôtel de la rue Neuve-Saint-Augustin. L'homme n'était pas seul ; un second sbire, dont il ne se souvenait pas l'avoir jamais croisé, observait la scène.
— Monsieur le commissaire, dit le premier, il faut nous suivre.
— Qu'est-ce à dire ?
— Nous avons ordre de vous conduire devant M. Le Noir, sur-le-champ.
Nicolas s'efforça de dissimuler sa stupéfaction.
— Vous permettez que je règle mes achats, dit-il simplement.
La chose faite, Nicolas se retrouva dans un fiacre avec les deux exempts. Les glaces étaient levées et les rideaux tirés. L'atmosphère confinée exacerbait des odeurs déplaisantes de corps mal lavés. Il abaissa la corne de son chapeau se retirant en lui-même pour réfléchir à ce qui ressemblait à s'y méprendre à une arrestation. Il ne connaissait que trop les procédures et les habitudes d'une autorité dont il avait longtemps été l'agent. Il avait participé à tant d'enquêtes et partagé de si nombreux secrets qu'il ne pouvait s'empêcher de s'interroger. Tout était possible, il le savait. Un exil en province ? Il se croyait un trop petit personnage pour un si grand honneur. Une mise à l'écart dans quelque prison paraissait plus probable, après qu'on lui eut signifié les termes d'une lettre de cachet. Encore faudrait-il trouver des raisons pour justifier un tel traitement. Quoique… Il ricana et ses deux accompagnateurs lui jetèrent un regard étonné. Tant de gens avaient été arrêtés sans savoir pourquoi. Il ne serait ni le premier ni le dernier ! Autant conserver son sang-froid ; il n'aurait pas longtemps à attendre pour être fixé sur son sort.
Toujours surveillé par ses deux cerbères, on le fit patienter debout dans l'antichambre, puis la porte s'ouvrit sur le visage ami d'un vieux valet. Il invita Nicolas à entrer et, se penchant, lui glissa à l'oreille.
— Il n'en sait rien lui-même !
Le vieil homme parlait d'évidence de M. Le Noir. Qu'ignorait-il et sur quoi ? Nicolas s'approcha du bureau. Son chef n'avait pas levé la tête et continuait d'écrire.
— Je vous sais gré, monsieur le commissaire, dit-il enfin, de n'avoir point tardé à vous présenter devant moi.
— Le moyen, monseigneur, de s'y soustraire, quand deux exempts vous encadrent. Voyez l'honneur !
— Je crois, dit Le Noir impavide, que l'on a outrepassé mes instructions.
— On a su me trouver, c'est l'essentiel. Notre police a fait preuve d'une grande efficacité, comme toujours.
Le Noir croisa les mains.
— Je suis chargé de vous…
Il chercha un moment le mot exact.
— De vous… disons… inviter à vous présenter dès maintenant à l'hôtel Saint-Florentin. M. le duc de la Vrillière, ministre de la Maison du roi, vous demande.
Il paraissait surpris de ses propres paroles.
— J'espère, reprit-il, qu'il n'a pas de raison particulière de se plaindre de vous. Vous n'avez été diligenté depuis trois mois sur aucune enquête. Vous serait-il arrivé, par extraordinaire, de vous engager dans quelque affaire avec cette indépendance d'allure que j'ai eu l'occasion de déplorer lors de notre première rencontre ?
— Nullement, monseigneur, répondit Nicolas, j'ai obéi en tout point et avec scrupule à vos ordres. Je n'ai rien fait, j'ai pris mes aises et j'ai chassé. Avec Sa Majesté.
Le ton était si ironique que Le Noir soupira d'agacement.
— Allez et rendez-moi compte exactement de tout ce qui pourrait intéresser le service du roi.
— Je n'y manquerai pas, dit Nicolas. J'emprunte le fiacre qui m'a conduit ici pour me rendre chez le ministre.
Sur cette dernière pointe, Nicolas salua, descendit quatre à quatre le grand escalier sous le regard éberlué des deux exempts, et sauta dans la voiture. « Les affaires reprennent », songea-t-il. Son intuition lui disait que le duc de la Vrillière avait besoin de lui.