II

L'hôtel Saint-Florentin

Ce n'était ni le tumulte ni non plus le calme, mais un silence comme celui d'une grande peur et d'une grande colère.
Tacite


Comme le cavalier se rassemble face à l'obstacle, Nicolas entendit se réserver un moment de rémission avant que l'action ne s'empare de lui. Il estimait nécessaire cette pause afin de renforcer sa sérénité. Il se fit déposer place Louis XV et, soucieux de contempler dans son ensemble l'hôtel Saint-Florentin où le destin lui donnait peut-être rendez-vous, il s'assit sur une borne. On l'attendrait bien quelques minutes après l'avoir fait lanterner pendant trois mois. Il admira l'appareil classique du bâtiment prolongeant la splendeur du Garde-Meuble. En un instant, le passé défila avec les images de cette nuit funeste de 1770, les cris, la fumée, les corps écrasés et la statue du roi qui dominait le désastre d'un feu d'artifice raté13 . La façade donnait sur une petite place fermée par une fontaine ouvrant un passage vers les jardins des Tuileries. Elle déployait deux grands étages nobles surmontés de combles et d'un balustre qui en couronnait le faîte orné de panoplies sculptées et de deux urnes monumentales. Dans la rue Saint-Florentin s'élevait un porche glorieux décoré d'un blason de pierre tenu par deux déités. Ce dernier alliait en écartelé l'azur semé de quintefeuilles d'or et d'hermines des Phélypeaux aux trois maillets de gueules des Mailly.

Nicolas connaissait M. de Saint-Florentin, l'actuel duc de la Vrillière, depuis son entrée dans la police. Il médita sur cette sidérante carrière commencée cinquante ans plus tôt dans les conseils du roi et qui s'était bâtie sur une fidélité adamantine à la personne de Louis XV. L'homme n'était guère populaire, pas plus à la cour qu'à la ville. On jalousait son influence tout en dénonçant sa mollesse et sa timidité. Il demeurait aussi l'homme de l'arbitraire et des lettres de cachet. Madame Victoire le disait bête, d'aucuns soulignaient au contraire son esprit conciliant, fécond en ressources pour apaiser les dissensions sans pour autant compromettre l'autorité du trône. En de multiples occasions, il avait manifesté sa confiance en Nicolas, mais une récente affaire dans laquelle était impliqué le duc d'Aiguillon, son cousin, avait paru consommer la défaveur du commissaire dans son esprit.

Nicolas reporta son regard sur la demeure dont la grandeur et la noblesse offraient l'image d'un petit palais et ne donnaient pas une piètre idée de la fortune de celui qui l'avait édifié. Des ragots lui revenaient en mémoire concernant la moralité douteuse du ministre. Il vivait à Paris crapuleusement entouré d'espèces14 et délaissait sa femme au profit d'une maîtresse, Marie-Madeleine de Cusacque, marquise de Langeac, qu'il nommait avec dévotion « la belle Aglaé ». Les langues de cour prétendaient que cette femme trafiquait de l'influence de son amant et tenait commerce de lettres de cachet. Il y avait apparence que cela fût vrai. Le duc avait établi tous les enfants de la belle dont la filiation légitime était des plus incertaines, mais, depuis la mort du roi, il fallait se conformer à la nouvelle décence des mœurs et il avait dû renoncer à la voir. Or, elle avait continué à se montrer, provoquant même en duel un gentilhomme et insultant un tribunal. Pour finir, elle avait reçu ordre de se tenir éloignée de cinquante lieues de la cour et s'était retirée près de Caen. Quant à son amant, sa santé déclinait depuis cette séparation forcée.



Nicolas se décida enfin à pénétrer dans l'hôtel. Un Suisse à la stature monumentale, tout soutaché d'argent, le reçut avec morgue puis s'adoucit à l'énoncé de son nom et de sa qualité de magistrat. On le fit traverser la cour d'honneur pour le mener, en haut des degrés, dans un vestibule où l'accueillit un valet. Il fut surpris du peu d'animation qui régnait dans la demeure à cette heure de la journée. Plusieurs domestiques le croisèrent sans le regarder, l'air fermé. Dans le grand escalier, il admira une peinture allégorique de la Prudence et de la Force. Au premier étage, une succession d'antichambres le conduisit jusqu'au cabinet de travail du ministre. Le valet gratta à la porte. Une voix connue lui répondit. On s'effaça pour le laisser entrer. Le duc de la Vrillière, en habit gris, sans perruque, était assis, presque affaissé, près de la grande cheminée de marbre jaspé. Il jeta un regard sans expression à Nicolas. L'homme avait bien changé depuis leur dernière rencontre. Amaigri, voûté, les bajoues creusées, il n'avait plus rien du petit bonhomme rond que Nicolas connaissait.

— Hon, hon, voilà le petit Ranreuil, grommela-t-il. Il fait bien froid.

Il soupira comme si cette appellation seule faisait paraître le fantôme du feu roi, son autre passion dans la vie. Nicolas estima que l'entrée en matière aurait pu être pire.

— Monsieur, dit le ministre, je vous ai toujours estimé. Je comprends que vous ayez pu croire que ma confiance, comment, comment… vous faisait défaut. Mais c'est totale méprise de votre part.

— Je l'ai tellement cru, monseigneur, répondit Nicolas, que j'en étais persuadé, sans pourtant d'arguments pour me l'expliquer. D'autres s'en sont chargés et me l'ont fait sentir.

— Voyons, voyons… Le Noir ? Il l'a supposé, tout au plus. Un mot de moi le détrompera. On ne saurait se passer plus longtemps de vos services. De longue main, M. de Sartine m'en avait convaincu. Aujourd'hui, j'ai de nouveau besoin de vous.

Nicolas ne s'était pas trompé : les affaires reprenaient.

— Monseigneur, dit-il, je suis à vos ordres.

Le ministre leva une main gantée de soie grise et frappa un coup sec sur l'accoudoir de son fauteuil. Il se redressa et, un instant, l'image de l'homme qu'il avait été reparut, avec son autorité bonasse mais réelle.

— Au fait, au fait. Hier j'étais à Versailles. Je suis rentré au petit matin pour trouver ma maison sens dessus dessous. Pour tout dire, monsieur, on m'a tué mon maître d'hôtel.

Il hocha la tête avec agacement.

— Non, je me trompe ! On a tué une des femmes de chambre de ma femme et on a trouvé le maître d'hôtel blessé sans connaissance, un couteau à son côté. Tout laisse à croire qu'ayant tué la fille il a tenté de se punir en s'homicidant15 .

— Quelles dispositions ont été prises ? s'enquit froidement Nicolas, redevenu l'homme de l'art et qui n'aimait pas qu'on tirât pour lui des conclusions hâtives.

— Comment ? Comment… ? Des dispositions ? Oui, les dispositions… J'ai interdit que l'on touche au corps de la servante. Le maître d'hôtel, toujours sans connaissance, a été porté dans sa chambre à l'entresol. Il est veillé par un médecin. Quant aux cuisines où le drame a eu lieu, j'en ai interdit l'accès et les portes sont verrouillées dans l'attente de votre inspection.

— Connaissez-vous la victime ?

Le duc eut comme un haut-le-cœur.

— Une femme de chambre ! Une des dernières entrées dans ma maison. Comment voulez-vous ? J'ignore même son nom.

Nicolas remarqua à part lui que les domestiques étaient souvent considérés comme des meubles. On les débaptisait la plupart du temps, et le maître ignorait leur nom réel ne considérant que l'usage particulier pour lequel des gages étaient versés.

— Monseigneur, dit-il, puis-je avoir l'audace de réclamer toute autorité sur cette affaire dont la gravité est redoublée d'être survenue chez vous ? Nulle ingérence, nulle interférence, possibilité d'interroger tous les habitants de cette maison, je dis bien tous, autorisation permanente de circuler et de perquisitionner.

— Bon, bon, bougonna le duc, il faudra en passer par là. Sartine soulignait aussi combien vous êtes parfois incommode.

— Les faits le sont plus que moi. Ce n'est pas tout, monseigneur. Je souhaiterais être secondé par Bourdeau. Qu'il vous plaise d'y consentir.

— Ce nom-là me dit quelque chose. N'est-ce pas l'un de nos exempts ?

— Un de nos inspecteurs, monseigneur.

— J'y suis, fit la Vrillière en se frappant le front, c'est votre fidèle second. J'aime la fidélité. Cela va de soi, j'y consens.

— Et M. Le Noir ?

— J'en fais mon affaire. Je vous réconcilierai avec lui. Il sera informé que ce coup-ci est de mon fait et que vous ne dépendez que de moi. Le cas est réservé et la plus grande discrétion s'impose. Le lieutenant général de police aura ordre de répondre à vos réquisitions pour toute aide ou appui dont vous pourriez avoir besoin. J'entends que, dans cette affaire comme dans d'autres, vous manifestiez le zèle le plus efficient. Un cabinet de travail vous est réservé à l'entresol et les ordres seront donnés de vous obéir en tout point. Provence, mon valet de chambre, sera votre guide dans cette maison. Vous pouvez vous fier à lui, il me sert depuis vingt ans. Faites votre travail. Monsieur, serviteur.

Le ton du ministre savait se placer à la hauteur des circonstances. Nicolas avait souvent relevé, dans l'attitude de ce petit homme mal aimé et sans prestige personnel, une sorte de grandeur soudaine qui paraissait à l'occasion et dont la racine s'irriguait en permanence de la volonté et de la confiance du monarque. Ainsi, en de courts instants, le duc de la Vrillière se transfigurait, animé par le souci de l'État et de l'ordre qu'il était chargé d'y faire régner. L'essentiel étant dit, Nicolas s'inclina et retrouva, à la porte du cabinet, le valet qui le pria de le suivre. Ils empruntèrent le même chemin qu'à l'aller et débouchèrent à l'étage inférieur dans un grand hall qui ouvrait sur une succession d'antichambres. Dans la troisième pièce à main droite, le valet lui désigna l'entrée d'un grand cabinet qu'il jugea situé à peu près sous le bureau du ministre. Le valet referma la porte. Le feu ronflait dans une cheminée de marbre blanc au-dessus de laquelle trônait un buste de Louis XV. Il demeura un instant à le contempler, soudain accablé de souvenirs. Il s'assit ensuite à un petit bureau tout marqueté de bronze et de laque, pourvu de papiers, de plumes, d'encre et de mines de plomb. Il sortit son petit carnet noir, instrument indispensable de ses enquêtes. Une vague d'excitation le souleva ; c'était bien la fièvre habituelle du chasseur qui reprend la voie, la même ardeur qui le lançait au galop dans les halliers de la forêt de Compiègne. Déjà, son esprit se mobilisait sur l'affaire qui lui était soumise, son intelligence et son intuition à l'affût.

Par curiosité, il poussa une porte qui lui découvrit un salon puis une chambre à coucher magnifiquement parée. Derrière cette pièce, il admira une salle de bains et des lieux à l'anglaise comme il n'en avait pas vu depuis son retour de Londres. Il revint dans le cabinet de travail et sonna. Le valet apparut. Sous la perruque grise, le domestique dans la cinquantaine, au visage fripé et terne, aux yeux délavés, le frappa par sa banalité. Nicolas contempla l'homme fluet qui flottait dans sa livrée bleue surbrodée d'argent.

— Comment vous nommez-vous, mon ami ?

L'homme évitait son regard.

— Provence, monsieur le commissaire.

— Quel est votre vrai nom ?

— Charles Bibard.

— Où êtes-vous né ?

— À Paris, en 1725 ou 1726.

Nicolas ne s'était pas trompé sur son âge.

— Pourquoi Provence, alors ?

— C'était le nom de mon prédécesseur. Le père de monseigneur, auquel je fus de suite attaché, ne voulut pas changer ses habitudes.

— Bien, pouvez-vous me conter ce qu'il est advenu ici, ce matin ?

— À vrai dire, je sais peu de choses. Je vaquais dans les appartements de monseigneur qui devait rentrer de Versailles quand, peu avant sept heures, j'ai entendu des cris et des appels.

— Où vous trouviez-vous ?

— Dans la chambre à coucher. Je suis alors descendu au rez-de-chaussée. Le garçon de cuisine, celui qui ouvre le matin, hurlait de terreur en se tordant les mains.

— Il était seul ?

Nicolas nota un léger moment d'hésitation.

— Dans le désordre qui régnait… je crois bien que le suisse était là. Oui, je le revois finissant de boutonner sa livrée.

— Que se passa-t-il à ce moment ?

— Jacques, Jacques Despiard, le garçon de cuisine, dégoisait à un point tel qu'on ne comprenait rien. Il trépignait comme un possédé. Le concierge étant survenu, nous l'avons maîtrisé avec son aide et l'avons confié à sa garde pendant que nous descendions à l'office.

— La porte en était donc ouverte ?

— Oui, puisque le Jacques en venait. La clef était encore sur la porte au bout du passage qui y conduit.

— Et qu'avez-vous constaté ?

Nicolas se concentra. Son expérience lui rappelait que les premières notations des témoins se révélaient souvent les plus éclairantes.

— Il faisait encore nuit et le garçon de cuisine avait laissé choir la chandelle. Nous sommes allés chercher un flambeau de cire et l'avons allumé. Dans la cuisine, il n'y avait rien, sinon des pas ensanglantés et c'est dans la rôtisserie que nous avons découvert, tout d'abord – on le distinguait depuis l'entrée –, M. Missery allongé face contre terre, au milieu d'une mare de sang. Nous nous sommes précipités et j'ai noté la présence à son côté d'un couteau de cuisine.

— De quelle manière était disposée la tête ?

— La joue droite sur le carrelage.

— Et le couteau ?

— Au côté droit également. Il respirait encore et, alors que nous allions lui porter secours, le suisse en se retournant a aperçu, affalé à genoux contre la paillasse, le corps d'une jeune femme. Sa tête semblait comme détachée du tronc. Oh ! monsieur, une plaie terrible, on aurait dit un porc qu'on venait de saigner.

— Ensuite ?

— Nous avons porté Jean Missery dans sa chambre, à l'entresol.

— À l'étage où nous sommes actuellement ?

— Oui, monsieur le commissaire, mais de l'autre côté de la cour. Il y a des chambres pour le service, la lingerie, le logement du suisse et celui du concierge. Ce dernier est allé quérir un médecin rue Saint-Honoré. Sur ces entrefaites, monseigneur est arrivé et a pris les choses en main. Il est aussitôt descendu à l'office.

— Seul ?

— Oui. Puis il est remonté pour demander la clef que j'avais retirée de la porte et a tout fermé à double tour. La voici, il m'a chargé de vous la remettre.

Nicolas reconnut la pratique habituelle du ministre dont le caractère incertain n'excluait pas, dans le même temps, la décision rapide et le plus grand souci du détail. Le valet lui tendit une enveloppe de papier fort, scellée aux armes des Saint-Florentin.

— Qu'a dit le médecin ?

— Qu'il en réchapperait. Il a pansé la plaie au côté, a prescrit de le laisser reposer tout en le surveillant. Il repassera dans la matinée.

— Nous continuerons cette conversation plus tard ; ces premiers éléments me suffisent pour l'instant. Veuillez me conduire aux cuisines.

Alors qu'ils quittaient la pièce, Nicolas constata que les souliers du valet de chambre, et leurs semelles, étaient immaculés. Une boutade de Semacgus lui revint à l'esprit, dont il ne mesura pas, sur le moment, la coïncidence avec son observation. Son ami disait « qu'on ne refuse pas la porte des salons dorés à ceux qui ont l'esprit plein d'ordures, mais qu'on les chasserait s'ils en avaient à leurs souliers ». Il nota ce détail qu'il conviendrait d'éclaircir. L'homme le précéda dans un escalier plus petit, sans doute utilisé pour le service. Nicolas, qui baissait la tête pour ne pas manquer les marches dans ce passage obscur, remarqua des empreintes brunâtres encore visibles sur le bois d'une d'entre elles. Sa première réaction fut d'ironiser sur le mauvais entretien des lieux, si peu conforme à la splendeur qui éclatait partout dans l'hôtel. Au rez-de-chaussée, ils traversèrent une petite serre intérieure, puis des offices et se retrouvèrent dans un passage qui débouchait dans celui, plus important, donnant à gauche sur la cour de l'hôtel et, à droite, sur la porte des cuisines. Nicolas ouvrit l'enveloppe pour en sortir une grosse clef. Il faudrait vérifier si des doubles existaient. Le souci de ce genre de détails faisait une bonne police ; ils étaient souvent plus éloquents que d'autres. Il fit jouer la serrure et pénétra dans une première salle éclairée largement par de grands soupiraux à hauteur de plafond.

— Voici la cuisine proprement dite, s'exclama Provence en s'avançant vers une autre salle. Et voilà la rôtisserie, c'est là que…

Nicolas ne le laissa pas achever et se retourna avec un sourire aimable.

— Merci, je souhaiterais rester seul, à présent. Encore une chose, cependant : pourriez-vous faire porter un message au Grand Châtelet, au bureau de permanence des commissaires et inspecteurs ?

Il arracha une page à son carnet et, s'appuyant contre le mur, rédigea à la hâte une note pour l'inspecteur Bourdeau, le priant de le rejoindre sans désemparer à l'hôtel Saint-Florentin avec charrette, exempts et tout le matériel nécessaire au transport du cadavre. Il savait que son adjoint, depuis des semaines, passait chaque matin à la vieille prison dans l'espérance toujours déçue d'une mission à diligenter. Il fouilla sa poche et trouva un morceau de pain à cacheter qui lui permit de fermer son message. Il signa en travers de celui-ci à la mine de plomb, afin d'éviter toute tentative d'indiscrétion, et remit le tout au valet qui lui parut faire grise mine d'être exclu de son exploration des lieux du crime. Cette réaction lui sembla étonnante, son expérience en la matière montrait plutôt que les témoins mêlés à un crime sanglant évitaient le plus possible de se retrouver face au théâtre du drame. Encore une fois, il nota le fait. Peut-être, songea-t-il, l'homme était-il chargé par le ministre de lui faire rapport sur ses premières constatations ?



Le sol de la rôtisserie ressemblait à celui d'une boucherie après l'abattage d'une bête. Rien de concluant ne pourrait être tiré des empreintes qui subsistaient dans la boue sanglante souillant les carreaux noirs et blancs. Il semblait pourtant qu'on eût traîné un corps, sans doute celui de Jean Missery, le maître d'hôtel. Sur le sol, un couteau de cuisine au manche de bois et à un seul rivet attira son attention : c'était un de ces objets courants appelé eustache. Il était de taille moyenne et sa lame mesurait un peu plus de la longueur d'une main. Les remugles qui flottaient dans la salle lui rappelèrent d'autres circonstances où dominait aussi l'odeur douceâtre et métallique du sang. Nicolas monta sur un escabeau pour avoir une vue d'ensemble.

Provence lui avait dressé un tableau exact. D'abord, le corps d'une jeune femme affaissée, comme agenouillée, au pied d'une paillasse. La tête formait un angle étrange par rapport au reste du corps, et la victime s'était vidée de son sang qui étalait sa masse brune tout autour d'elle. Il nota un détail incongru : comme épargnés par ce flot, apparaissaient les deux pieds d'un blanc d'ivoire. À quelques pas de là, une autre masse plus rouge. Il ne fallait pas être grand clerc pour juger que deux flots d'une origine différente, ceux des deux victimes, s'étaient répandus sur le sol. Un laps de temps, peut-être important – il conviendrait de le déterminer – séparait les deux épanchements. Il tenta à nouveau de solliciter le désordre des empreintes sans parvenir à rien discerner d'autre qu'un piétinement affolé. Il en revint à l'examen du corps.

La jeune femme était vêtue d'une jupe, d'un caraco et d'un tablier dont il voyait les nœuds, celui de taille et surtout celui de la bavette, signe distinctif d'une femme de chambre. Les cheveux coiffés en chignon relevé dégageaient une nuque étroite, presque celle d'une enfant. La coiffe de dentelle avait glissé à terre et baignait dans le sang. Nicolas fut frappé par la vue de deux mules qui gisaient à quelques pas du corps. Il ne s'agissait pas d'objets habituels à une jeune fille en condition, mais de pièces luxueuses, coûteuses même, qui détonnaient. Il descendit de l'escabeau et s'approcha en s'efforçant de maîtriser deux sentiments confondus : celui de l'appréhension du contact avec le cadavre et celui de la pitié devant cet être massacré. Il dut prendre sur lui pour vérifier l'état du corps et évaluer le moment de la mort. Il s'aperçut qu'il avait oublié sa montre rue Montmartre. Lui naguère si soucieux d'exactitude, depuis que plus rien ne le pressait, il était devenu coutumier de ces sortes d'étourderies. Il tenta mentalement de mesurer le temps écoulé. Il avait quitté l'hôtel de Noblecourt vers neuf heures, ses courses avaient pris deux heures mais avaient été allongées par le plaisir de la flânerie et de la lecture chez les bouquinistes. En tout, cela donnait du midi au moment où les exempts l'avaient interrompu. Les embarras des rues ayant retardé la voiture jusqu'à la rue Neuve-Saint-Augustin, l'entrée dans le bureau de M. Le Noir pouvait être fixée à midi trente. Entretien, fiacre et conversation avec le duc de la Vrillière, puis avec Provence. Il ne devait pas être loin de deux heures de relevée.

Il savait que la rigidité des cadavres ne se développait que par degrés. Plus elle tardait à se manifester et plus sa durée était considérable. Il fallait prendre en compte la situation des lieux et leur température. Les cuisines sont en général froides la nuit, quand les feux sont éteints et l'aération efficace. Or, octobre était là et la froidure commençait à pointer. La durée de la rigidité était présumée moindre dans un air humide et chaud que dans un air sec et froid. En outre, il était constant que la rigidité tardait beaucoup à apparaître quand la mort est prompte, comme cela semblait être le cas. Maniant le corps, il constata un reste de raideur. Il estima que le meurtre avait dû se produire dans une période comprise entre dix heures et minuit.

Il se pencha pour observer l'horrible blessure à la base du cou. Un coin de bois aurait-il été enfoncé sous l'oreille droite que les chairs n'auraient pas été plus meurtries et détruites. On voyait encore, au fond de la plaie, un morceau de dentelle de la chemise. Ainsi, la vie s'était enfuie en une hémorragie sans fin. La pauvrette n'avait plus de regard. La cornée des yeux ouverts était déjà obscurcie par un enduit glaireux et comme membraneux. Il frémit devant ce visage que l'empreinte de la mort défaisait déjà : le front se ridait, le nez se resserrait, les lèvres pendaient sur une mâchoire ouverte et la peau, sèche et livide, offrait à l'ensemble un aspect contourné marqué d'une stupeur cruelle et hébétée. Il fouilla les poches du tablier et de la jupe sans rien trouver d'autre qu'un mouchoir et une petite chaîne de métal avec une croix qui, rompue, avait glissé dans un repli de tissu.

Il n'y avait plus rien à faire en attendant la venue du brancard qui emporterait ces restes jusqu'à la table d'opération de la basse-geôle. Alors, peut-être, d'autres constatations ouvriraient des voies nouvelles à l'enquête. Il lui restait à engager une expérience délicate. Puisqu'il ne pouvait rien tirer de la boue sanglante du sol, il lui fallait examiner les alentours. Là, sans doute, les traces s'espaceraient et permettraient une lecture plus précise. La cuisine et la rôtisserie étaient pleines de pas ; il n'y avait là rien que de très normal du fait du piétinement des domestiques venus assister le maître d'hôtel blessé pour le porter jusqu'à son logement à l'entresol. Dans la cuisine, il retrouva toute une série de couteaux identiques à celui qu'il avait trouvé par terre. Ce dernier provenait-il des ustensiles de l'hôtel ou de l'extérieur ? Nicolas se trouvait dans une bonne maison et l'état étincelant de l'ensemble de l'office prouvait un entretien quotidien et attentif. Peut-être qu'un inventaire… Cette idée en amenant une autre, une évidence le fit sursauter : la blessure au cou de la jeune femme, large, profonde et écrasante pour les chairs ne pouvait avoir été causée par l'eustache. Il faudrait examiner la blessure de Jean Missery pour savoir si le couteau sans doute utilisé sur lui l'avait été aussi sur la femme de chambre. Le résultat de ces examens pouvait changer les perspectives.

Il en revint au problème des empreintes. Il demeurait obsédé par celles relevées dans l'escalier de dégagement entre l'entresol et le rez-de-chaussée. Il marchait sur la pointe de ses souliers, essayant d'éviter les zones souillées non sans ajouter ses propres traces à celles existantes. Un chemin brunâtre conduisait au passage menant à la cour. Il enleva ses souliers pour parcourir une partie apparemment immaculée. Il ne vit rien dans le lavoir et la petite cour adjacente ni, non plus, dans la descente des caves. Il décida de reprendre le chemin suivi avec Provence jusqu'à l'escalier de dégagement. Nicolas nettoya soigneusement la semelle de ses souliers avec l'eau d'un arrosoir de la petite serre. Dans l'escalier, il vérifia à genoux que les traces provenaient bien d'empreintes sanglantes déjà noircies. À l'entresol, il hésita un moment à poursuivre ses investigations vers le premier étage où se trouvaient les appartements du ministre. Que risquait-il ? Personne ne le lui reprocherait, et d'ailleurs la piste pouvait s'avérer vaine. Provence, qui avait découvert les corps, avait pu emprunter cet escalier et, constatant la souillure de ses souliers, en avait aussitôt changé. Pendant qu'il dévidait cette hypothèse, une petite voix intérieure lui soufflait qu'il avait raison de s'obstiner et d'écouter son intuition qui, depuis tant d'années, dirigeait, à parts égales avec la raison, sa démarche de policier.

Les traces se poursuivaient, de moins en moins nettes. Pourtant, Nicolas savait combien la matière sanguine, grasse et attachante, pouvait longtemps marquer sa présence. Il déboucha sur une pièce vide meublée de deux vieilles banquettes de velours rouge, avec une réserve de bûches contre le lambris. Il comprit aussitôt que le lieu ne donnait pas passage vers les cabinets du duc de la Vrillière, mais constituait une sorte d'étape vers les hauts de l'hôtel traditionnellement consacrés, dans ce type de demeure, à des chambres de domestiques ou à des réserves. Il commença aussitôt à examiner l'état de l'escalier, en s'aidant cette fois d'un bout de chandelle qui traînait dans un coin. Il battit le briquet et la flamme éclaira les marches. Il eut beau chercher, se pencher, se coucher même, le nez presque contre le chêne, il n'y avait plus aucune trace. En revanche, il en trouva sur le sol de la pièce jusqu'à la porte-fenêtre de l'angle du bâtiment près de laquelle un souffle d'air froid le fit frissonner.

Comment se faisait-il qu'elle fût ouverte ? Le crochet de la bascule de l'espagnolette n'était pas baissé. Il ouvrit les deux croisées et aussitôt une bise aigre lui souffleta le visage. L'ouverture donnait sur un balcon à balustre avec vue sur la rue de Saint-Florentin. Le cœur lui battit quand il aperçut distinctement des vestiges sanglants sur la pierre. Des pas menaient à l'angle du bâtiment dans la direction du portail de la cour d'honneur. Il les suivit et se pencha vers le vide. Une nouvelle surprise l'attendait ; il constata que les taches formaient une sorte de pointillé sur l'étroite corniche du mur soutenu par des colonnes. Il décida d'aller voir de plus près où cela le conduirait. Il ne souffrait heureusement pas du vertige comme son ami Semacgus. Ce dernier, au cours de ses circumnavigations sur les vaisseaux du roi, n'avait jamais pu grimper au grand mât de hune. Il est vrai, disait-il en riant, que ses fonctions de chirurgien exigeaient rarement de lui ce genre d'exercice. Nicolas craignait l'enfermement et les espaces réduits, mais, face au vide, il était aussi agile qu'un chat. Se collant le dos à la muraille, il avança en glissant jusqu'à la corniche du portail. Au moment où il posait les pieds sur le rebord, une bourrasque plus forte l'enveloppa et il faillit perdre l'équilibre ; un coup de tête en arrière le rétablit. Il prit pied sur la corniche tout en se retenant à la banquette supérieure. Là, les traces s'estompèrent. Il s'assit les jambes pendantes, puis se coucha sur le rebord pour en examiner le dessous. Il comprit aussitôt qu'en étreignant le haut de la colonne entre les jambes il suffisait de quelques toises pour atteindre les pointes de la grille de fer et, de là, se laisser glisser à terre. Il y avait un moment dangereux, mais le reste était un jeu d'enfant. Il renonça cependant à tenter l'expérience jusqu'au bout, le pavé boueux ne pouvant lui révéler aucun indice supplémentaire.

Ainsi quelqu'un avait quitté les lieux du crime, rejoint le premier étage de l'hôtel, ouvert la porte-fenêtre et s'était échappé dans d'acrobatiques conditions. Cela supposait plusieurs choses : que l'inconnu possédât une connaissance exacte de la disposition des lieux, que son évasion intervînt en pleine nuit, au moment où le risque était moindre d'être surpris et, surtout qu'il s'agît d'un individu jeune, susceptible d'un exercice aussi difficile où le danger était grand de choir ou de s'embrocher sur la grille du portail. Cela posait de curieuses questions sur le déroulement des événements et semblait contredire l'hypothèse première d'un crime commis par le maître d'hôtel et suivi d'une tentative de suicide.

Nicolas reprit pied sur le balcon, mais à l'instant où il allait pénétrer dans la pièce, il s'aperçut que, durant sa brève absence, la porte-fenêtre avait été fermée de l'intérieur. Que ce geste fût volontaire ou non, il fallait aviser sur-le-champ. Il songea un moment à reprendre la voie périlleuse empruntée par le mystérieux acrobate. Il y renonça ; il ne manquerait plus qu'il s'écrasât dans la rue ! Il ne pouvait prendre ce risque. Il se déplaça de quelques pas pour jeter discrètement un œil à travers l'autre croisée. Dans une sorte de boudoir, il distingua le duc de la Vrillière, immobile et pensif. Sauf à briser un carreau de la première porte-fenêtre, il ne lui restait qu'à se manifester de la manière la plus naturelle. Il dut s'y reprendre à plusieurs reprises pour attirer l'attention du ministre qui finit par lui ouvrir.

— Monsieur, monsieur, s'exclama le duc, on m'avait bien dit que vous sortiez par les portes et entriez par les fenêtres ! Bon, point d'explication. C'est votre affaire.

Il parut réfléchir un instant et se tourna en soupirant vers un grand portrait de Louis XV dont le cartouche indiquait qu'il s'agissait d'un présent royal fait à M. de Saint-Florentin en 1756.

— Quel bon maître ! murmura-t-il d'un ton lamentable. Il nous aimait, vraiment, vraiment. Quelle carrière eût été la vôtre, monsieur le marquis, si…

Il laissa sa phrase en suspens, et reprit au bout d'un instant :

— En vous, il appréciait un beau visage, le don si rare de le distraire et la qualité plus étrange encore de ne jamais rien lui demander. Et je ne parle pas des services rendus, toujours dans des circonstances difficiles, délicates où vous faisiez merveille, quelquefois au péril de votre vie. Ils n'étaient pas si nombreux les vaillants et fidèles…

Nicolas voulut profiter de ces bonnes dispositions.

— Monseigneur, permettez-moi de vous poser une question. Quelle appréciation portez-vous sur Jean Missery, votre maître d'hôtel ?

— Dire qu'il tenait fermement ma maison serait en dessous de la vérité, répondit le duc. Il était chez moi depuis quinze ans, ayant succédé à son père. Tout ce qui regarde la dépense générale de cet hôtel est de son ressort. Le choix des domestiques de cuisine et des autres lui revient avec entière autorité sur eux, y compris pour les chasser si besoin est. C'est à lui encore qu'il appartient de passer les marchés avec les fournisseurs en pains, vins, victuailles, légumes et fruits. Ainsi, tenez, pour le vin, il l'acquiert en pièces et le met en mains du sommelier pour le distribuer, ce dont celui-ci lui rendra compte suivant l'ordre et l'état qu'il en a reçus. Il doit encore traiter avec un épicier pour le sucre, les bougies, les flambeaux, les huiles et que sais-je encore ! Bois, vaisselle, avoine, foin, paille et tout le clinquant du matériel nécessaire sont de son ressort. Enfin et surtout, – surtout ! – il doit savoir régler et disposer les services des dîners, soupers et médianoches que je donne.

— Le croyez-vous honnête ?

— Je le crois, mais ne le serait-il pas que je ne me tracasserais point à contrôler un domestique, fût-il le plus corrompu d'entre eux. Il faut savoir quelquefois fermer les yeux pour être bien servi quand on doit s'en remettre à d'autres de l'être. Maintenant, laissez-moi, j'ai du travail de reste.

Nicolas savait qu'il ne devait pas insister. Il repassa dans les cabinets pour rejoindre les antichambres et le grand escalier. Désireux de visiter le blessé, il s'arrêta à l'entresol. Il croyait se repérer assez bien dans l'hôtel, mais s'aperçut qu'il ne pouvait aller d'une aile à l'autre qu'en regagnant le rez-de-chaussée. Il y trouva sans difficulté, à gauche du grand degré, un escalier de dégagement qui lui permit de gagner l'entresol. Après plusieurs minutes au cours desquelles il erra dans de sombres corridors, il finit par découvrir une chambre dont la porte était ouverte.

Une grande pièce s'étendait devant lui, éclairée par trois fenêtres donnant sur une cour intérieure. Il s'agissait d'une chambre tendue de bergame. Un bon feu ronflait dans une cheminée dont le marbre était décoré d'un petit trumeau à trois glaces enchâssées dans du bois doré. Sur un lit à rideaux de damas à fond rouge et à fleurs, les jambes à demi recouvertes d'une courtepointe d'indienne piquée, gisait un homme corpulent, le torse enveloppé dans des linges ensanglantés. À terre, à gauche de la couche, on pouvait apercevoir un habit couleur feuille morte, une culotte du même ton, une chemise blanche et une cravate jaune. Le reste du mobilier comprenait une grande armoire de chêne, une table de marqueterie, deux fauteuils habillés de serge jaune, une commode et un petit bureau-table couvert de papiers. Le tout offrait une impression de confort, et même de luxe, que rehaussait encore la présence sur le parquet d'un tapis de Turquie. Sur une chaise houssée, un homme en habit noir et perruque grise semblait sommeiller. Nicolas s'aperçut qu'il n'en était rien et qu'en fait il prenait le pouls de Jean Missery. L'homme se retourna. Un visage fin de pastel, songea Nicolas, dans la soixantaine et même un peu plus.

— Monsieur, à qui ai-je l'honneur ?

— Commissaire Nicolas Le Floch. Je suis chargé de l'enquête. Monsieur ?

— Docteur de Gévigland. J'ai été appelé ce matin pour constater ce désastre. La jeune femme n'avait plus rien à attendre de mon art. Quant à celui-ci, sa bonne fortune a voulu que la lame du couteau glisse sur une côte sans rien léser d'essentiel dans les viscères. J'estime qu'il en reviendra.

— Il n'a pas repris connaissance ?

— Non, et cela seul m'inquiète. La blessure en elle-même n'était pas de nature à le plonger dans cet état. Je crains qu'il n'y ait autre chose. Choc dans sa chute ou inflammation des humeurs cérébrales. Que sais-je ? Notre science est encore tâtonnante pour ce genre de symptômes.

Nicolas entendit ce discours avec satisfaction. Il était réconfortant qu'un médecin au moins, loin de la morgue pédante de beaucoup de ses confrères, ne cherchât point à en conter et abordât avec une simple modestie et une raison louable les mystères insondables qu'il était chargé de diagnostiquer et de soigner.

— Puis-je voir la blessure ?

— Il n'y a pas d'inconvénient. Vous observerez que l'hémorragie est circonscrite et que la plaie est nette. Il n'est que de soulever légèrement le bandage. Voyez, tout est propre.

Le commissaire se pencha sur le corps étendu. Une plaie en biseau coupait l'abdomen à hauteur des dernières côtes. Rien à voir, pensa-t-il, avec le trou béant de la nuque de la femme de chambre. Le couteau de cuisine convenait tout à fait à l'apparence de la blessure. Par acquit de conscience, il posa la question. La réponse du médecin ne le surprit pas.

— Le couteau de la cuisine, d'un format propre et fort coupant, est bien le coupable. Cela est évident.

— Et la blessure de la jeune femme ?

— À vous, mon cher, de trouver le bouchon qui s'adapte à ce goulot-là !

— Je dois vous poser une question de confiance, docteur, reprit Nicolas. Vos observations sur la blessure de M. Missery, votre patient, induisent-elles un suicide comme certains témoins le suggèrent ?

Son interlocuteur secoua la tête en faisant la moue.

— Comme toujours, les gens parlent sans savoir. Je n'ai qu'une remarque à vous présenter, mais elle est d'importance : un homme qui entend s'homicider se frapperait-il à droite, au risque de léser le foie et de périr dans d'atroces souffrances ? Le choix de la mort par une lame implique que l'on frappe au cœur, et donc à gauche. Remarquez que je ne dispose pas d'éléments pour privilégier telle ou telle hypothèse. Cependant, imaginons que quelqu'un ait voulu l'agresser, l'ait surpris par-derrière et, lui maintenant la tête dans l'étau d'un bras, l'ait frappé de la main droite avec une arme. Dans le chaud d'une telle agression, l'erreur est commune. Le blessé, ayant dû perdre beaucoup de sang, s'est évanoui et son agresseur a pu le croire frappé à mort. Même s'il ne l'était point, le but recherché était peut-être qu'il ne s'échappe pas et qu'ainsi les soupçons principaux pèsent nécessairement sur lui.

— Monsieur, voilà qui est bien pensé. La pente de votre réflexion est éclairante.

Le raisonnement du docteur de Gévigland précédait celui de Nicolas dans des termes identiques. À mesure qu'il se déroulait, le commissaire voyait se superposer, comme les images d'une lanterne magique des boulevards, celle de Marguerite Pindron à genoux au pied de la paillasse de la rôtisserie. Elle et le maître d'hôtel étaient-ils tous les deux victimes d'un seul et même agresseur, celui dont il avait repéré et suivi les traces jusqu'au porche monumental de l'hôtel Saint-Florentin ? Se pouvait-il que le même geste ait frappé à deux reprises successives dans les mêmes conditions ? Mais alors, pourquoi les deux blessures étaient-elles si différentes et de toute évidence causées par des objets dissemblables ? Et pourquoi l'un s'était-il retrouvé sur le sol et l'autre, de nature inconnue, paraissait-il introuvable ? Souhaitait-on faire accroire une autre thèse ? Nicolas réfléchissait furieusement. On avait voulu créer une situation tellement indubitable qu'on espérait la faire accepter comme telle : un homme tue une femme et se suicide. Les deux mares de sang dans la rôtisserie, si différentes d'aspect, se présentèrent de manière fugitive à son esprit. Il se reprit. L'ouverture du corps de la femme de chambre était nécessaire, et il espérait beaucoup de ses conclusions. Alors le feu décapant de la raison décanterait les diverses hypothèses.

— Je vous saurais gré, monsieur, dit Nicolas, de me vouloir bien avertir dès que votre patient aura repris connaissance. Un exempt sera bientôt là pour le surveiller et s'assurer qu'il n'ait aucun contact avec qui que ce soit. Il demeure notre unique suspect, pour le moment.

— J'espère seulement, monsieur le commissaire, que cela ne prendra pas trop de temps, car mes pratiques m'attendent. S'il reprend connaissance, la blessure n'est plus qu'un détail. Un peu de repos, un bon pansement, et tout se cicatrisera au mieux.



Comme Nicolas se retrouvait dans le grand vestibule du rez-de-chaussée, plusieurs voitures entraient dans la cour de l'hôtel. De l'une d'elles surgit Bourdeau qui se frottait les mains d'excitation avec un air réjoui. Des exempts le suivaient avec un brancard. Nicolas descendit quelques marches pour accueillir son adjoint.

— Bigre, dit l'inspecteur, nous ne nous mouchons pas avec le pied ! L'hôtel Saint-Florentin ! Chez notre ministre ! Je crois qu'il y a apparence que nous ne sommes pas cassés aux gages16 .

— Vous parlez d'or, mon cher Pierre, répondit Nicolas en riant. On ne saurait se passer de nos services, et je puis vous garantir que l'affaire qui nous occupe n'est pas une viande creuse.

— Et notre ami Le Noir dans tout cela ?

— Je crains qu'il ne soit dépassé par l'événement. Mais nous serons bons bougres et nous l'informerons. Il ne faut jamais insulter l'avenir.

— Vous êtes bien indulgent, ce matin !

— C'est le bonheur d'avoir matière à s'échiner.

Après avoir ordonné aux exempts d'attendre un moment, il entraîna Bourdeau vers les stalles des écuries et, là, dans l'odeur des chevaux proches, il lui confia par le menu les éléments de l'affaire. L'inspecteur estima que le drame s'avérerait peut-être banal, auquel cas le recours à des autorités aussi expérimentées qu'eux-mêmes équivalait à faire sauter une porte avec un tonneau de poudre. Nicolas mit le doigt sur les indices équivoques, empreintes et autres détails incongrus et suspects qui avaient frappé successivement son attention. L'inspecteur convint qu'il y avait là matière à réflexion et qu'alors les perspectives étaient plus scabreuses, étant donné le lieu où le drame s'était déroulé. Il conclut en riant que, foin des tablatures, il y avait là moyen de se rétablir en grâce pour peu que la chance les accompagnât dans les méandres de cette nouvelle enquête. Nicolas fut ravi de le retrouver si gaillard et lui révéla, en gazant un peu la vérité, que le duc de la Vrillière lui-même avait souhaité sa présence à ses côtés. Bourdeau ne releva pas ce détail, mais son air rengorgé parlait pour lui. Le commissaire l'en aima davantage d'être si sincère et si simple dans ses émotions.

Ils prirent la tête d'une caravane qui se rendit aux cuisines. Avant qu'on emporte le corps, Nicolas demanda à Bourdeau d'examiner le théâtre du crime, dans l'espoir que son regard neuf repère quelques détails qui lui auraient échappé ! L'inspecteur fut lui aussi frappé de la nature si particulière de la blessure à la nuque de la jeune femme. Il observa que ses oreilles portaient deux petites boucles à grenats. Leur présence pouvait avoir une importance, car une femme de chambre en service ne portait jamais de bijoux apparents. Cela laissait penser que Marguerite Pindron avait souhaité mettre ce soir-là un peu de coquetterie dans son apparence. De là à supposer un rendez-vous avec un galant… La qualité des mules aussi intrigua Bourdeau. Il faudrait connaître la provenance de ces objets de luxe. Pour le reste, ses constatations recoupaient celles du commissaire. Il fouilla méticuleusement les lieux pour trouver un objet ayant pu causer une blessure aussi atroce. En vain. Au terme de sa quête, il regarda, comme à l'arrêt, l'angle d'une paillasse. Il se baissa et recueillit délicatement entre deux doigts un petit morceau de fil métallique qu'il tendit à Nicolas.

— Il doit s'agir, dit celui-ci, d'un fil d'argent. Que vous en semble ?

— Vous voyez juste. Quelqu'un s'est heurté à cet angle de bois entamé. C'est un nid à échardes. Un habit brodé s'est accroché et a perdu ce vestige. Le choc a dû être brutal et, dans sa hâte, le porteur de l'habit ne s'est rendu compte de rien.

Qui, dans le souvenir de Nicolas, portait souvent un habit surbrodé d'argent ? Le feu roi, bien sûr ! Un autre encore ? Il cherchait désespérément dans sa mémoire. La silhouette du duc de la Vrillière se profila. Il copiait souvent les tenues de son maître. À deux reprises, depuis ce matin, le commissaire avait parlé au ministre. Il revoyait un habit gris, mais ne parvenait pas à envisager la nature des broderies. Eussent-elles été d'argent que cela d'ailleurs ne prouvait rien : le duc avait visité ses cuisines et dans l'animation de la découverte du crime pouvait s'être accroché à la paillasse. Enfin, il faudrait vérifier. Une seule certitude : il ne s'agissait pas d'un fragment de l'habit du maître d'hôtel, dont la couleur était tout autre. Il glissa soigneusement le petit brin d'argent entre les pages de son carnet noir, puis donna le signal d'emporter le corps de la femme de chambre. Nicolas décida de remonter à l'entresol et de s'installer avec Bourdeau dans le bureau à lui départi. Ils y poursuivraient les interrogatoires. Dans les antichambres, ils croisèrent Provence qui cheminait à pas menus, se fondant dans l'ombre des murailles.

— Monsieur Bibard, dit Nicolas, que portait votre maître en rentrant de Versailles ce matin ?

L'homme eut une expression indéfinissable qui aurait échappé à quelqu'un moins habitué que le commissaire à scruter les visages.

— Un manteau noir sur un habit de soie noire, monsieur. Nous observons à la lettre le deuil de cour.

— Mais, ce matin ? Il me semble…

— Ce matin, dès son retour, monseigneur s'est changé. Il a revêtu un habit gris.

— Brodé, l'habit ?

— Brodé de fleurs en argent.

— C'est bien cela ! Voyez, Bourdeau, je ne me suis pas trompé. Le feu roi en possédait un identique. La fidélité du ministre est touchante, en vérité. Merci, Provence.

L'homme s'inclina, il paraissait soulagé.

— Encore une chose, ajouta Nicolas. Veuillez faire venir dans mon cabinet le suisse, le concierge et le cocher de monseigneur, pour commencer. Je souhaite les entendre en compagnie de l'inspecteur Bourdeau.

Ils gagnèrent le cabinet de travail dont Bourdeau, mi-admiratif, mi-narquois, examina les splendeurs. Le commissaire attendait une de ces remarques acerbes dont Bourdeau était coutumier mais elle ne vint pas et il se dit que le plaisir de se voir replonger dans l'action avait décidément le plus heureux effet sur le caractère de son adjoint.

— Au fait, Nicolas…

L'usage du prénom revenait dès qu'ils étaient seuls.

— Avez-vous remarqué que notre femme de chambre a de curieux dessous ? Ne voyez surtout rien de libertin dans cette question.

— Dieu m'en garde, je vous connais trop ! Mais que voulez-vous dire ? s'étonna Nicolas.

— Eh bien, voilà. Les temps sont étranges et vous savez mieux que moi que l'honnêteté des femmes prend de nos jours de bien curieuses apparences. À l'entrée d'un spectacle ou d'une promenade, si une élégante, descendant de sa voiture, laisse mesurer des yeux toute l'étendue de ses jambes aux oisifs curieux, elle ne saurait être taxée d'indécence. Montrer ses mollets est réputé une chose si naturelle que, loin d'user de précautions pour en empêcher la vue, on en facilite la perspective. Ainsi, à sa toilette, toute femme de qualité use d'un long ruban fixé à sa ceinture qui tient la chemise relevée par-derrière de sorte que ses jambes sont découvertes jusqu'au jarret.

— Je vous suis, sourit Nicolas, mais ne sais jusqu'où vous monterez.

— Je m'arrête là ! Je veux simplement vous dire que notre femme de chambre porte un caleçon, signe indubitable de mœurs équivoques ou dissolues. Si j'ajoute à cela la présence de ces mules extraordinaires, voyez où me mènent ces constatations.

— La suite de notre enquête nous en apprendra sans doute beaucoup sur cette pauvre fille. Cet hôtel est un monde clos. Oh ! je vois d'ici le tableau. Chacun va se tenir sur ses gardes, résistant à l'envie de jaser. Silence et méfiance seront notre lot. Pour finir, les obstacles céderont et tous auront leur mot à dire, en bien ou en mal, sur les uns et sur les autres. Vous connaissez les mœurs ancillaires. Le monde des serviteurs est, comme les autres, empli de haines, de jalousies, de rancœurs et de liaisons amoureuses. Un champ fécond s'ouvre devant nous qu'il suffit de moissonner. Tout viendra à point, il suffit d'attendre et de ne point effaroucher.

— J'en suis persuadé, dit Bourdeau.

— Au fait, Pierre, faites porter un message à nos amis Semacgus et Sanson. Je souhaite que l'on ouvre la victime au plus vite ; il me presse de connaître leur avis sur cette étrange blessure. Au passage, envoyez un exempt surveiller la chambre du suspect blessé.

L'inspecteur s'éclipsa un moment. À peine était-il de retour que la porte du cabinet donnant sur la suite des appartements s'ouvrit avec fracas. Une dame, déjà âgée, entra de biais, gênée par l'ampleur du panier de sa robe à l'ancienne. Elle était en deuil de cour. Un collier de jais entourait un cou déjà décharné que dominait un visage couperosé, sans rouge ni céruse, marqué d'une indignation difficilement maîtrisée. Un éventail de soie noire, agité avec violence, ajoutait encore à l'impression produite par cette apparition dramatique.

— Madame, fit Nicolas en esquissant une révérence.

— Monsieur, on me dit que vous êtes commissaire au Châtelet chargé d'enquêter sur la mort horrible de cette malheureuse créature. Dieu, comment cela est-il possible ? Que disais-je ? Oui, vous enquêtez, monsieur. Votre nom ne m'est pas inconnu. Avez-vous été présenté à la feue reine ? Non, alors, à Mesdames ?

— J'ai eu la chance de servir Madame Adélaïde qui m'a souvent fait l'honneur de me convier à ses chasses.

— Voilà ! Vous êtes le petit Ranreuil, que le roi appréciait. Quelle chance, monsieur, d'avoir affaire à quelqu'un de bien né, même si… Monsieur, il faut m'entendre.

Elle jeta un regard terrible sur Bourdeau.

— Qui est ce monsieur ?

— Mon adjoint, l'inspecteur Bourdeau. Un autre moi-même.

— Si vous le dites ! Monsieur, tout cela est terrible. Cela devait assurément arriver. J'en appréhendais la nouvelle depuis longtemps. On ne vit pas ainsi sans risquer un jour un drame de cette sorte.

— Madame, puis-je vous prier de me dire qui j'ai l'honneur d'entendre ?

— Comment, monsieur, comment ! Je suis la duchesse de la Vrillière et vous êtes ici chez moi.