Diversions de cœur
Tout s'était figé dans la salle où, un moment auparavant, régnait la plus grande allégresse. Ce fut Nicolas qui rompit le silence.
— Beaucoup de crimes se commettent dans cette ville, dit-il d'une voix indécise. Une coïncidence est toujours possible.
— Cela est peu probable. Je me suis porté à la basse-geôle où le corps avait été, comme il se doit, déposé. J'ai pu procéder aux observations d'usage et Sanson, de retour pour une question à brodequins, a bien voulu m'aider de son art. Après une longue réflexion, il a disparu pour revenir un instant plus tard, avec un quarteron de plâtre. Prestement, il a préparé une pâte et s'est penché sur le cadavre de l'hôtel de la rue Saint-Florentin.
Marion poussa un cri d'effroi.
— Catherine, dit Noblecourt, je crois qu'il est temps que Marion se repose. Elle s'est par trop démenée aujourd'hui. Ces soirées ne sont plus de son âge, juste bonnes pour de jeunes hommes comme moi. Allez, et que la nuit vous soit douce.
— J'en ai vu d'autres sur les champs de bataille sans piailler, gronda Catherine qui brûlait d'entendre la suite du récit de Bourdeau.
Mais elle obéit et entraîna Marion vers ses quartiers. Elle fut vite de retour.
— Pourquoi s'être intéressé au cadavre de Marguerite Pindron ? demanda Nicolas. Que lui voulait-il ?
— Avec son plâtre, il a pris l'empreinte de la blessure au cou. Comme pour les masques mortuaires.
— Ne sont-ils pas d'ordinaire moulés en cire jaune ?
Noblecourt intervint en souriant avec malice.
— Tous deux avez raison. Avant que l'achat d'une charge nous agrège magnifiquement à la noblesse de robe, mes aïeux étaient maîtres mouleurs de cire…
Il y eut un cri général de surprise.
— Je comprends mieux votre goût pour les « théâtres de corruption » de votre cabinet de curiosités36 , dit Nicolas.
— Un mien ancêtre aida à la prise du masque du roi Henri II, en 1559, après que le pauvre sire, blessé par la lance de Montgomery, en eut perdu la vie. Il en conservait un souvenir effrayant, vu que l'objet, moulé quelques instants après la mort, révélait avec une cruelle évidence toute la souffrance qui l'avait précédée. J'en reviens à mon propos : pour opérer, il faut user d'épaisses bandes de tissus qui entourent en le serrant l'ovale du visage, du crâne au menton. On verse la pâte de plâtre qui, une fois solidifiée, donne un moule des traits, duquel on peut tirer un exemplaire en cire.
— Que fait-on de ces masques ?
— Ah ! messieurs. Ignorez-vous qu'on expose le corps de nos rois, sauf pour le dernier en raison de la contagion de la petite vérole ? Cependant, en réalité c'est un mannequin revêtu du masque de cire et des insignes royaux à qui le peuple rend hommage en défilant devant lui. Quant à l'empreinte, elle est ensuite conservée à Saint-Denis où vous pouvez en admirer la collection37 . Mais nous nous égarons.
— Il y a toujours quelque chose à apprendre, monsieur, de votre expérience.
Noblecourt hocha la tête, tout en raflant sur l'assiette que Catherine avait disposée sur la table quelques pâtes de coing fraîchement démoulées et déposées sur de petits losanges de pain azyme.
— Il profite que Marion n'est pas là ! marmonna Catherine.
— Revenons à nos cadavres, dit Bourdeau. L'empreinte prise sur celui de Marguerite, Sanson l'a reportée sur la blessure de l'inconnue de la rue de Glatigny. Le doute n'était pas possible. Rappelez-vous, Nicolas, cet horrible entonnoir : l'empreinte l'épouse presque exactement, offrant d'identiques déchirures et écrasements des chairs, et l'impression d'une main informe.
— Autre chose ? fit Nicolas.
— Oui.
— La victime ressemble fort à Marguerite Pindron. Je veux dire, c'est le même type de jeune femme, même si les deux peuvent différer par certains détails.
— Intéressante remarque ! A-t-on idée du moment de la mort ? Il est essentiel de le déterminer. Nous avons déjà beaucoup de suspects pour le crime de l'hôtel Saint-Florentin. Maintenant, voilà un autre meurtre de même procédé, avec ce détail incongru de ressemblance des victimes. Il faut voir qui des suspects possibles du premier crime pourrait être aussi l'auteur présumé du second. Savoir l'heure du crime est essentiel pour la mettre en relation avec les emplois du temps des suspects.
— La chose est malaisée, Nicolas, répondit Bourdeau. Le corps est fort abîmé. Ce n'est pas tant l'eau de la rivière qui l'a, par moments, recouvert, mais plutôt l'œuvre des chiens, des rats et des corbeaux. Toutes choses prises en compte, Sanson estime que la mort ne devrait pas remonter à plus de vingt-quatre heures. Nous avons examiné le cadavre à une heure de relevée aujourd'hui.
— A-t-il pu s'échouer après avoir été rejeté par le fleuve ? demanda Noblecourt.
— Je ne le pense pas. Je me suis rendu sur les lieux. Des traces dans la boue, des traînées plutôt, laissent à penser que le corps a bien été apporté depuis la cité et, auparavant, de la ville même. Cette rive de l'île, face au quai Pelletier, est quasi déserte la nuit.
— Bien, dit Nicolas. Donc, aucune indication plus éloquente ? Des traces de pas, des empreintes de souliers, peut-être ?
— J'ai noté un piétinement général. Les chalands s'étaient amassés avant l'arrivée du guet. J'ai bien cherché. La boue est grasse et les remous des barques et barges qui passent n'arrangent rien. Toutefois…
Il fouilla dans ses basques.
— J'ai trouvé cela sur les degrés qui descendent à la rivière.
Il tendit à Nicolas une petite pierre qui miroitait à la lueur des chandelles. Le commissaire la porta à hauteur de son visage.
— Un bouton d'habit en pierre précieuse, ou en…
— En fausse pierre précieuse, s'empressa de préciser Bourdeau. J'ai fait vérifier par un joaillier. Rien d'autre que du verre coloré.
— L'objet n'a peut-être aucun lien avec notre affaire.
— C'est selon, nous verrons.
Nicolas glissa la pièce dans sa poche.
— Cependant j'ai souhaité pousser plus avant mon enquête, reprit Bourdeau. Il n'y avait pas de corps déposé sur les degrés battus par la rivière entre onze heures lundi soir et sa découverte vers six heures ce mardi matin. Comme le crime n'a pas été perpétré sur place…
— Qu'en savez-vous ?
— L'absence de sang répandu, ou si peu. Cela nous donne, voyons… une heure de relevée moins vingt-quatre heures… Oui, une période possible entre lundi quatorze heures et lundi vingt-trois heures, moment où le rivage était encore vierge de tout dépôt.
— Qui vous l'a dit ?
— Un rentier du quartier qui promène son chien chaque soir. Au-dessus de tout soupçon, j'ai pris mes informations.
— Et la victime ?
— Peu d'indices. Un mouchoir, une clé, un peigne en os. Une jeune fille du peuple. Cependant, j'ai trouvé vingt-cinq livres et six sols dans sa poche.
— Peste, ce n'est pas rien pour votre fille du peuple ! Portait-elle des souliers ?
— Non, nous avons cherché. Reste que tant de monde avait tournaillé autour de la dépouille qu'ils ont très bien pu être dérobés.
— Qui a trouvé le corps ?
—Le vieux jardinier du prieuré Saint-Denis-de-la-Chartre. Il était venu puiser de l'eau.
— Le jardin ne dispose pas d'un puits ?
— Il s'est récemment effondré.
— Jolie, la victime ?
— Pour ce qui subsistait du visage, cela devait être.
— Une fille ?
— La victime était modeste, mais coquette.
— Mettez vos mouches sur l'affaire, ordonna Nicolas. Voyez Tirepot. Il vieillit et circule de moins en moins, mais son réseau d'informateurs demeure sans égal. Il me faut tout sur cette fille, et vite ! Pour le reste, je m'en remets, mon cher Pierre, à votre sagacité. À vous la routine de vérifier les alibis de nos suspects dans le laps de temps considéré. Pour ma part, je dois me rendre demain à Versailles.
— Verrez-vous Sa Majesté ? demanda Noblecourt.
— Le roi, si je puis, la reine si je dois, et deux jardiniers. Je ferai aussi ma cour à M. de Maurepas.
— Toutes les puissances du jour réunies. Vous voilà « jeune cour » !
Bourdeau se moquait gentiment.
— Ne le raillez pas, dit Noblecourt, c'est sagesse de se conduire ici. Rappelez-moi au bon souvenir de M. de Maurepas. Je l'ai connu dans ma jeunesse. Dans les années trente, avec le chevalier d'Orléans, fils légitimé du Régent et de la comtesse d'Argentan, d'Argenson la guerre38 , Caylus et lui, nous allions, déguisés de redingotes et chapeaux ronds admirer les parades à la foire Saint-Germain…
M. de Noblecourt se versa une pleine rasade de vin qu'il avala d'un trait.
— Surtout celle des pièces détachées du répertoire des théâtres, poursuivit-il rêveusement toutes croustilleuses de par la manière dont elles étaient rendues. Ah ! quelle franche gaieté les baladins y mettaient : ardeurs gaillardes, prononciations vicieuses, zet plein de cuirs39 hi, hi !
Dieu, que nous riions ! À gueule ouverte et hauts-de-chausses déboutonnés…
Mais Nicolas semblait pressé d'en revenir au nouveau crime.
— Autre chose, Pierre ?
— J'ai cru devoir dresser un tableau circonstancié des activités des susdits suspects dans la nuit du crime.
Il dégagea de son tablier blanc les basques de son habit et en sortit un long document dont les pièces étaient reliées par des morceaux de pain à cacheter. Nicolas, à cette vue, se leva et, prenant Bourdeau dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues au grand ébahissement de l'assistance. L'inspecteur rougit de plaisir devant cette rare et inattendue manifestation de son chef.
— Je vous le dis, clama Nicolas. Il est irremplaçable pour la rillette, la gélinette et l'enquête ! Maintenant, il prévoit même ce que je me proposais de lui demander !
— Quinze années de complicité tissée à la même chaîne, dit Noblecourt ému.
— Dans la première colonne, reprit Bourdeau, vous trouverez les noms de la victime et des témoins y compris…
Il baissa le ton.
— … ceux du duc et de la duchesse de la Vrillière.
— Bien vous en a pris, remarqua Nicolas. Je tiens de bonne source que le duc n'était pas à Versailles dimanche soir comme il le prétendait, et qu'il aurait passé la nuit à Paris.
— Chez la belle Aglaé ?
— Ce serait étonnant, elle est exilée.
Bourdeau hocha la tête d'un air entendu.
— La deuxième colonne indique l'emploi du temps de chacun de dix heures à minuit dimanche soir. La troisième rassemble la collection de leurs différentes activités le lendemain matin. La quatrième porte les observations des uns et des autres, la cinquième mes propres constatations, la sixième les indices de la scène du meurtre, la septième les jugements sur la victime et la huitième et dernière colonne rapporte le diagnostic du médecin sur Léon Missery et sa blessure.
Nicolas se plongea un long moment dans la lecture du document.
— Voilà un très saisissant tableau. Quelles premières conclusions en tirez-vous ?
— Rien ne concorde vraiment, ni les heures ni les témoignages. Où se situe la frontière entre le désordre du propos, la vérité et le travestissement de celle-ci ? Tout n'est qu'effets d'escamotage et confus imbroglio.
— Sans compter, ajouta Nicolas, qu'il en est de même avec la religieuse belle-sœur du maître d'hôtel. Je ne lui donnerais pas son billet de confession ; elle paraît dire la vérité pour mieux mentir, découche de son couvent, le dissimule et, tenez-vous bien, a tenu conférence ce matin même avec la duchesse de la Vrillière. Considérez la somme de tout ceci !
— Est-ce une carmélite ? demanda Noblecourt.
— Non, une fille de Saint-Michel, une eudiste. Pourquoi cette question ?
— Le grand roi a dit un jour à Monsieur, son frère, qu'il savait bien que les carmélites étaient des friponnes, des intrigueuses, des ravaudeuses, des brodeuses, des bouquetières, mais qu'il ne croyait pas qu'elles fussent des empoisonneuses. Il est vrai qu'elles avaient failli faire périr sa nièce avec l'une de leurs médecines !
Nicolas raconta alors sa journée et ses découvertes à Popincourt.
— Le ciel, dit Noblecourt, vous a choisi pour démêler les affaires les plus complexes, mais aussi les plus dangereuses. Celui qui vous parle est un solitaire qui, vivant avec les hommes,…
Bourdeau interrompit le vieux magistrat.
— A moins d'occasion de s'imboire40 de leurs préjugés, comme l'affirme Rousseau.
Pour la seconde fois de la soirée, l'inspecteur s'empourpra sous le regard appréciateur de ses deux amis.
— Ainsi, vous lisez et prisez Jean-Jacques ? s'exclama Noblecourt.
— Je l'avoue, j'en suis même entiché. Croyez-moi, ses idées changeront notre monde. Il y a chez lui une ferveur, celle du citoyen : « Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet. Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions41 . »
— Soit, dit Noblecourt. Le Bourdeau philosophe doit cependant prendre garde que, si l'homme passionné raisonne mal et contrairement aux lois de la logique, le fou trouve la raison aux mêmes sources, car son emportement est froid. Mes enfants, je vous sais gré de cette soirée, mais le sommeil me gagne.
Il se leva et se dirigea vers l'escalier escorté de Cyrus et de Mouchette. Sur la dernière marche, il se retourna.
— Dans votre affaire, souvenez-vous d'avoir à viser le moins probable, même s'il vous semble comme en dehors de la vie commune. Le bonsoir, messieurs, le bonsoir…
Dès que la silhouette familière disparut, Bourdeau s'adressa à Nicolas avec un peu d'inquiétude dans la voix.
— Ne le trouvez-vous pas singulier ce soir ? Cette chute… son propos…
— Quittez cet air contraint, répondit Nicolas en riant, vous le connaissez moins bien que moi. Il jouit d'une surprenante aptitude dont j'ai recueilli souvent les féconds bénéfices. Il traverse les nuées d'une affaire bien avant que nous n'en éclaircissions les données. Il ne saurait lui-même l'expliquer. Cela se manifeste, comme il y a un instant, par des phrases sentencieuses dont le sens premier nous échappe, mais qui toujours recèlent une vérité qui lui est obscurément révélée. De plus, ce soir il a fessé de belle manière votre fillette de vin de Chinon, buvant plus qu'à l'accoutumée. D'où sa souriante et plaisante loquacité.
Ils devisèrent encore un peu échafaudant des hypothèses qui péchaient l'une après l'autre par quelque détail oublié. Aussitôt formulées, elles s'effondraient comme autant de châteaux de cartes. Sur une chaise paillée, dont l'aspect tenait plus du prie-Dieu que de tout autre meuble, Catherine ravaudait, assise près du potager. Sa tête s'affaissait parfois de fatigue. Des douleurs se réveillaient, souvenirs de longs bivouacs sous les pluies glacées sur tous les champs de bataille de l'Europe. L'ouïe, pourtant, était encore vigilante, surveillant sans en avoir l'air la cuisson régulière d'un bouillon de trois viandes et de racines dont la réduction servirait à mouiller les plats du lendemain. Bourdeau prit congé et Nicolas le raccompagna rue Montmartre. Chargé de son panier avec la terrine et les bouteilles, il fut muni d'une lanterne. Le commissaire insista en dépit de ses refus : à cette heure, l'espace entre deux réverbères suffisait à attiser les tentations de maraudeux que, seuls, le guet et une lumière un peu vive tenaient en respect.
Nicolas remonta dans sa chambre que Mouchette avait désertée : la coquine partageait ses faveurs et affectionnait parfois de se nicher dans le poil de Cyrus, où elle se mettait bien vite à ronronner avec la régularité d'un mécanisme d'automate. Cette idée rappela à Nicolas la promesse faite à M. de Sartine d'enquêter sur Bourdier, l'éminent facteur de la bibliothèque à perruques et l'inventeur d'une nouvelle machine à chiffrement. Sur cette pensée, il se dévêtit et se coucha.
M. de Sartine grimaçait en manipulant les touches d'ivoire et d'ébène de sa bibliothèque. La mécanique ne jouait plus l'allègre musique de Rameau, mais une mélopée grinçante, une sorte de Dies irae. Un tiroir jaillit avec un bruit sec. Sartine agrippa Nicolas qui découvrit avec horreur le corps ensanglanté d'une jeune femme à la place de la perruque attendue. Il se retourna. Le ministre avait disparu et des fleurs coupées jonchaient le sol. Effaré, il remarqua un homme frappant le tronc d'un grand chêne avec une hache. Il paraissait animé par des fils comme les pantins vendus sur le Pont-Neuf. Dans le bûcheron, il reconnut, impassible, le visage de Bourdeau. Il vit l'éclair de la lame qui le frappa à la poitrine. Pourtant, il ne ressentait rien sinon un doux tapotement. Il ouvrit les yeux ; Mouchette le piétinait en lui donnant amoureusement de petits coups de nez au menton.
Tout le temps de sa toilette, il porta le poids de ce cauchemar dont rien ne lui permettait d'éclairer le sens. Il prépara son portemanteau, vérifia les fusils de Louis XV que le roi lui avait offerts, puis brossa des habits de rechange et de cérémonie ainsi que ses tenues de chasse. Depuis que M. de La Borde ne disposait plus d'un logement au château, Nicolas prenait ses quartiers à l'hôtel de La Belle Image, à Versailles. Ses armes et ses tenues devaient désormais le suivre dans ses allées et venues, inconvénient dont il s'irritait sourdement. Il n'éveilla point la maisonnée, où même Catherine dormait encore. Un mitron de la boulangerie du rez-de-chaussée courut lui chercher une voiture. Le jour n'était pas encore levé et la pluie menaçait. Elle commença à tomber dès la Porte de la Conférence et ne cessa plus, alors que le vent se levait en bourrasques.
Nicolas, obsédé d'idées noires et de sombres pressentiments, songeait au malaise de M. de Noblecourt. Il mesurait ce qu'il devait au vieux procureur et combien il lui était attaché. L'angoisse le prenait du caractère éphémère des existences. De tous ceux qui avaient compté pour lui, beaucoup déjà avaient disparu. Son tuteur, le chanoine Le Floch à l'affection et l'attention duquel il devait sa conscience morale. Son père, le marquis de Ranreuil, modèle d'intelligence et de courage, Sartine qui lui avait tant appris et même le commissaire Lardin42 . Celui-là, il avait vengé sa mort sans sous-estimer ses fautes. Pourtant, sa froide et maussade figure revenait souvent dans sa mémoire. Sans lui manifester aucune marque d'amitié, il avait été un maître efficace, exigeant et sourcilleux.
La voiture longeait les Champs-Élysées, sauvages et sinistres sous la lumière blafarde de cet orage de l'aube. Le feu roi, par sa bienveillance, avait conforté son dévouement inné à la figure de médaille des louis d'or de son enfance. À leur façon, Sartine, Bourdeau et Semacgus également, avaient façonné l'homme qu'il était devenu et la place de Noblecourt n'était pas la moindre dans ces années de formation. Il s'aperçut avec une sorte d'effroi presque sacré que chacun d'entre eux, par son regard posé sur son existence et leur générosité, formait autour de lui une sorte de chaîne paternelle aux visages multiples. Contre la vie et ses menaces, tous l'avaient armé de pied en cap. Oui, en vérité, il leur devait beaucoup. Cette pensée chassa sa morosité et l'engagea à s'affermir face à son destin, au service du roi, Dieu et sainte Anne aidant.
Peu avant Versailles, alors que la voiture au pas traversait les bois de Fausses Reposes, la tourmente redoubla de violence. Une de ces pluies d'automne, écrasante, accompagnée de rafales en tempête dévastait tout en fustigeant le sol. Nicolas contemplait, fasciné, ce bouleversement, quand une scène incongrue attira son regard : elle lui apparut tout d'abord floue, comme vue au travers de la lentille d'une longue-vue mal réglée. Une forme mousseuse s'était affalée sur le sol à quelques toises. Il heurta la cloison pour faire arrêter l'attelage. La voiture dériva et glissa, et finit par s'immobiliser dans un concert de cris et de hennissements. Il se précipita au-dehors. Une femme sans connaissance gisait à terre. Il se pencha pour la relever et la prit dans ses bras. Il la trouva si légère que, d'un bond, il la porta dans la voiture et découvrit un pâle et fin visage au milieu de boucles brunes dérangées qui s'épandaient sur le corsage. De ce corps à la fois tiède et mouillé montait un imperceptible parfum de verveine, des senteurs d'automne plus fauves, l'arôme de la terre mouillée et des feuilles mortes. Il prit son mouchoir pour lui essuyer les mains écorchées par le gravier. Elle bougea, gémit et s'étira contre lui. Sa bouche heurta son menton. Il songea à Mouchette, si fragile… Elle revint tout à fait à elle, son visage reprit des couleurs. Elle ouvrit des yeux curieux, gris, nota-t-il, avec des taches d'un bleu sombre. Elle replia sur sa poitrine un fichu de blonde mouchetée43 et se redressa.
— Monsieur, vous me voyez confuse. Que m'est-il arrivé ?
Nicolas desserra son étreinte et doucement l'assit sur la banquette. Il jugea, la voyant mieux, qu'elle pouvait avoir un peu plus de vingt ans.
— Madame, je vous ai entrevue en train de tomber. J'ai fait arrêter mon équipage pour vous porter secours.
Elle sourit. Il releva un nouveau détail : la perfection des dents éblouissantes.
— Qui dois-je remercier, monsieur mon sauveur ?
— Nicolas Le Floch, commissaire au Châtelet.
Rien ne l'obligeait à taire des fonctions honorables. L'eût-il fait, l'expérience le prouvait, cela conduisait à coup sûr à d'autres inconvénients.
— Ah ! remarqua-t-elle d'un air intéressé, le petit Ranreuil.
Nicolas se rembrunit aussitôt. On pénétrait sans égards dans un territoire personnel et il le ressentait comme une intrusion. C'était son lien précieux avec la famille royale. Le feu roi, l'actuel, Mesdames et, naguère, les favorites en usaient ainsi selon leur bon plaisir pour lui faire honneur. Elle lui porta un regard en coin. Devinait-elle son irritation ? Elle enroula une boucle de ses cheveux et, de l'autre main, en pressa l'eau qui dégouttait avant de l'essuyer sur son corps de robe.
— Un ami commun, M. de La Borde, expliqua-t-elle. Sa femme est une amie intime. Il ne tarit pas d'éloges sur vous. Il chante vos louanges au point de les vouloir mettre en musique !…
Elle se souleva à demi comme pour esquisser une révérence.
— Aimée d'Arranet, votre servante.
Il se détendit. Son irritation laissa soudain la place à un bien-être confondant. Elle s'encoigna dans l'angle de la caisse. Le silence entre eux se prolongeait. Il mesurait, pour s'en émerveiller, la grâce et la douceur qui émanaient d'elle. Il se retrouva jeune homme.
— Et que cherchez-vous donc sous cet orage ?
— Monsieur, vous voilà bien indiscret. Cependant, j'aurais mauvaise grâce à ne pas satisfaire votre curiosité…
Elle ouvrit une poche de tissu qui pendait à sa ceinture.
— Je ramassais des châtaignes, ne vous déplaise, lorsque la pluie m'a surprise.
— De si bon matin ?
Elle eut une petite moue irritée.
— Il persiste ! J'ai marché à l'aube et, pour répondre à votre question, monsieur le commissaire, ce sont des champignons qui étaient le but premier de ma promenade. Savez-vous que les meilleurs s'ouvrent à l'aube, dès la rosée du matin ?
La conversation risquait de tourner court, sur cette pente-là. Il s'empressa d'y mettre un terme. Les gloses sur les fruits de l'automne menaient à une impasse. Était-elle plus jeune qu'il ne le supposait ? Son assurance égarait, sa maîtrise de soi, son charme, cette absence de gestes faux, cette légèreté… Il se gourmanda : où donc le conduisait cette exaltation soudaine ? Il n'avait rien éprouvé de semblable depuis bien longtemps, depuis un certain concert chez Balbastre44 . Le souvenir de Julie de Lastérieux, doux et amer à la fois, s'imposa à lui.
— Monsieur, vous voilà soudain bien silencieux, dit la jeune femme. Oh ! à cause de moi, vous voilà tout trempé.
Sans qu'il pût s'en défendre, elle avait sorti de sa manche un mouchoir de dentelle et lui en essuyait le front. Ce fut comme une caresse. Il se retint de lui prendre la main.
— Mademoiselle, que de soins… Où puis-je vous conduire, car la pluie redouble ?
Elle sourit à nouveau.
— Ma compagnie vous pèse, je crois, et je vous ai retardé. Allons, ne rougissez pas. Je suis ainsi faite, impertinente et taquine de nature. L'hôtel de mon père, le comte d'Arranet, est à quelques pas d'ici, avenue de Paris. Mais auparavant, puis-je vous prier de ramasser mes chaussures ? Les pauvres doivent flotter à moins qu'elles n'aient déjà coulé !
Il se précipita au-dehors et courut ramasser deux pauvres choses emplies d'eau qu'il rapporta piteusement après les avoir vidées.
— Peu importe, dit-elle, je devrai encore à votre obligeance d'être déposée au pied du perron. Je bondirai sur mes bas.
Elle partit d'un fou rire. Nicolas donna ordre de repartir. La voiture tanguait sous les coups de boutoir des rafales. Un silence s'installa, tandis que la jeune fille s'évertuait à réparer le désordre de sa toilette. Dans la grande avenue menant au château, Mlle d'Arranet cria au cocher quelques indications. Le fiacre bifurqua sur la droite dans une allée de vieux tilleuls, vers un élégant pavillon à un étage en pierre de taille. Nicolas releva la nuée de laquais qui surgirent pour ouvrir la porte et aider sa compagne à descendre. La maison paraissait montée sur un grand pied. Aimée d'Arranet se retourna.
— Monsieur, grand merci. Mais vous n'en êtes pas quitte pour autant. Je m'échappe me changer. Tribord vous conduira à la bibliothèque. Je tiens à ce que mon père fasse connaissance avec mon sauveur.
— La chose n'en vaut pas la peine et il y a quelque exagération, dit Nicolas.
— Allons, monsieur, taisez-vous et obéissez de bonne grâce.
Elle lui mit un doigt sur la bouche. Il ne riposta plus et descendit à son tour pour suivre docilement le laquais à livrée rose et grise qui répondait à ce nom étrange. Il avait le visage tout balafré de cicatrices. Surprenant le regard curieux de Nicolas, il lui sourit en une affreuse grimace.
— Que Monsieur ne soit pas surpris : j'ai servi avec le père de Mademoiselle.
Monté les degrés, une porte de bronze sculpté à double battant ouvrait sur un clair vestibule dallé de marbre noir et blanc. Une porte fut ouverte sur une bibliothèque qui montait jusqu'aux moulures rechampies de gris et d'or du plafond. Seules la cheminée et deux croisées interrompaient la régulière succession des ouvrages. À l'emplacement du trumeau, trônait le portrait en pied d'un officier général. À première vue, il s'agissait d'un marin et Nicolas remarqua une scène navale en arrière-plan du tableau. La pièce faisait d'évidence office de salon. Des fauteuils, des guéridons et des tables à jeu s'y répartissaient harmonieusement. Son attention fut attirée par un meuble étrange qui occupait le centre de la pièce. Une table basse contenait une mer de plâtre colorié sur laquelle un combat était reconstitué. Il se pencha pour mieux observer les détails de ce curieux assemblage. Six vaisseaux aux couleurs anglaises paraissaient assiéger deux autres presque détruits, battant pavillon blanc. Tout était rendu par le menu. Chaque unité portait ses voiles ; sur ces fragiles constructions de la taille d'une main, des mèches d'étoupe figuraient la fumée des pièces en train de tirer et de petites billes de plomb les boulets parsemant les ponts. Nicolas repéra même des monceaux de cadavres ainsi que, sur une dunette, un officier sa longue-vue sous le bras, un sabre dressé de l'autre.
— Ah ! monsieur, vous voilà penché sur le bastingage devant un spectacle qui, je le présume, vous intrigue.
Une voix rugueuse s'était élevée derrière Nicolas. Il fit face à un homme de haute et forte stature qui le considérait avec bonhomie de ses yeux gris et rieurs. Il reconnut l'original du tableau de la cheminée. Il portait un habit bleu sombre de coupe militaire à boutons de cuivre et un cordon de Saint-Louis. Sa perruque poudrée ne retirait rien à la mâle énergie d'un visage tanné et marqué de rides profondes. Il s'appuyait sur une canne. Il tendit la main au commissaire, à l'anglaise.
— Merci d'avoir relevé mon écervelée de fille qui, nonobstant mes conseils sur un temps qui fraîchissait45 , a pris fantaisie d'aller, dès potron-minet, vagabonder dans les bois.
Nicolas s'inclina.
— Tout autre aurait agi de même.
— Ma fille paraît heureuse que ce soit vous… Je vous en suis fort reconnaissant. Vous êtes un ami de La Borde ? Couple charmant. Sa femme fut au couvent avec ma fille. J'ai bien connu votre père à la cour et dans les camps… Vous lui ressemblez. Un homme brave, et quel esprit !
Sous sa rude enveloppe, le personnage ne manquait pas d'usage et de finesse. Tout était dit sans que rien pût blesser.
— Je suis le comte d'Arranet, lieutenant général des armées navales. Sans emploi. Pour le moment, j'espère.
— Puis-je vous prier, monsieur le comte, d'avoir l'obligeance de m'éclairer sur ce meuble qui, je l'avoue, a suscité mon intérêt… et ma curiosité. À moins que mon indiscrétion…
Sa demande ne laissa pas de remplir d'aise son hôte.
— Monsieur, prenez place, je vous prie. Votre requête me plaît et m'honore.
Lui-même attira à lui une bergère qui gémit sous son poids. Nicolas nota une légère boiterie, vestige sans doute d'une ancienne blessure.
— Ce plan en relief met en scène la bataille du Cap Finisterre. Imaginez qu'en 1767, mon chef d'alors, François des Herbiers, marquis de l'Étaudière, devait escorter un convoi de bateaux chargés de vivres pour les Antilles. Quel spectacle ! Représentez-vous la longue suite des deux cent soixante navires marchands escortés par huit vaisseaux de soixante-dix ou soixante-quatorze canons… Ma foi, j'en frémis encore ! Une fois sortie de la rade de Brest, la croisière anglaise du contre-amiral Hawke tenta, au large du cap, de nous couper la route.
— Cette force l'emportait-elle en nombre ?
— Hélas, de près du double ! Quatorze gros vaisseaux s'alignaient. Le marquis, excellent marin, s'empressa de former la ligne et opposa ses huit vaisseaux aux tentatives anglaises. Nous réussîmes à leur tenir tête assez longtemps pour permettre au convoi de s'enfuir vent arrière et de prendre la poudre d'escampette.
— Et l'ennemi laissa faire ?
— Songez donc, point du tout ! Hawke comprit alors qu'il risquait là l'échec de sa mission. Il dépêcha le Lion et la Princesse Luisa pour prendre en chasse le convoi. La manœuvre était hasardée, du fait du déroulement du combat et de l'état de la mer. Nonobstant tout cela, ils tentèrent de passer au nez de notre ligne. Comme si nous étions disposés à les laisser prendre leur erre ! Nous tirâmes à boulets ramés et ils furent déségrès, hors de pouvoir poursuivre. Diable, ce récit me donne soif ! Pendant que la pouliche se bouchonne, nous allons en profiter. Dieu ait en sa sainte garde ma défunte femme, mais la surveillance d'une fille est bien la pire calamité qui puisse survenir à un homme de mon caractère. Car elle tient la barre, la coquine !
Il se dirigea vers une rangée de livres. Une fausse reliure contenait une carafe de cristal et deux gobelets. Après y avoir versé un beau liquide ambré, il en tendit un à Nicolas.
— Un vieux rhum de l'Île Bourbon. Êtes-vous amateur ?
— J'en raffole, monsieur. Un mien ami, chirurgien de marine, m'a fait connaître cette boisson.
— Comment se nomme-t-il ?
— Guillaume Semacgus.
M. d'Arranet se frappa la cuisse.
— Bast ! Guillaume ! Je lui dois une jambe ! C'est lui qui m'a tiré un morceau d'espar pointu qui m'avait traversé le mollet et cassé un os. Je serais heureux, monsieur, de le revoir. Soyez mon ambassadeur.
Ils trinquèrent. L'alcool était puissant et savoureux.
— Revenons à mon récit. Hawke, furieux, entendait nous détruire. Il jeta son escadre sur nous. La défense fut digne de l'attaque. Il nous avait doublés par la queue de la ligne. Plusieurs de nos vaisseaux furent contraints d'amener leur pavillon après une terrible lutte de huit heures. Quand le Tonnant se rendit, ce n'était plus qu'un brûlot où gisaient morts et blessés. Un garde de vingt ans, M. de Suffren, pleurait de rage et refusait farouchement qu'on touchât à la drisse du pavillon de poupe.
Il se versa un second verre après en avoir proposé un à Nicolas qui refusa.
— Comme il vous plaira ! Quand le soleil se coucha, l'escadre française n'était pas entièrement réduite. Restaient Le Tonnant, où l'amiral avait sa marque, et L'Intrépide, commandé par Vaudreuil. En fait, Le Tonnant démâté n'était plus qu'une épave.
— Vous-même, monsieur, où vous trouviez-vous ?
— J'étais le second de Vaudreuil. Il osa une manœuvre désespérée. Il vira de bord sous le feu ennemi, malgré ses haubans et ses étais hachés par la mitraille, et amena un canot auquel il fit porter deux câbles au Tonnant. Le tout à portée de pistolet des Anglais. Après quoi, L'Intrépide remorqua Le Tonnant à leur barbe, chaque vaisseau ayant son pavillon cloué à son bâton de poupe. Six jours plus tard, le chef d'escadre rentrait à Brest et, surtout, le convoi parvint aux Antilles, qui ne souffrirent plus de la disette !
Une voix rieuse retentit.
— Mon père, vous n'en ferez jamais d'autre ! Vous voilà pérorant en buvant votre liqueur infernale, et fatiguant notre hôte de vos exploits !
Le comte prit un air contrit. Sa fille lui sauta au cou et l'embrassa.
— Ce qu'il ne vous dit pas, reprit-elle en se tournant vers Nicolas, c'est que cette barque providentielle, c'est lui qui la commandait. Je vois que vous avez fait connaissance.
Le comte cligna de l'œil vers Nicolas.
— Constatez comment une fille élevée au couvent traite son vieux père ! Sais-tu, Aimée, que notre ami connaît Guillaume Semacgus, dont je t'ai si souvent rebattu les oreilles et à qui je dois d'être encore sur mes deux jambes ? Hein ? Quelle coïncidence ! Pour cela, je te pardonne ton imprudence.
— C'est un ami très cher, qui compte beaucoup pour moi, dit Nicolas.
— Où demeure-t-il, ce vieux pirate ?
— À Vaugirard, près de la Croix-Nivert.
— Monsieur, j'y songe tout à trac : demain j'offre un souper en l'honneur de M. de Sartine, secrétaire d'État à la Marine. Vous plairait-il d'être des nôtres ?
Il poursuivit en secouant la tête d'un air entendu.
— J'espère un commandement. Peut-être cette soirée y contribuera-t-elle ? Il fut, dit-on, votre protecteur auprès du feu roi. Votre nom seul suffisait… et les exploits qu'on vous prête… Nul doute que l'ancien lieutenant général de police aura plaisir à vous revoir.
— Monsieur le comte, je ne sais si je puis ainsi…
— Allons, je ne tolérerai aucune dérobade. C'est un ordre. Au mieux, une prière.
— À laquelle je m'associe, dit Aimée d'Arranet.
Son sourire emporta la décision.
— Dans ce cas, fit Nicolas, je m'incline.
Lorsqu'il se retrouva dans sa voiture après avoir pris congé, rien n'existait plus pour lui que le visage de la jeune femme quand elle s'était inclinée dans une demi-révérence un peu moqueuse. De retour sur l'avenue, il constata que le destin, pour la seconde fois, lui donnait rendez-vous au même endroit : à deux pas de l'hôtel d'Arranet se trouvait la maison où le mystère de l'homme au ventre de plomb s'était peu à peu révélé.
Les bourrasques culminaient en puissance tandis que surgissait le soleil. Dès que la voiture eut tourné devant les grandes écuries pour rejoindre la place, récemment rebaptisée Dauphine, Nicolas fut saisi du spectacle de la nature en crise. Les fiers bâtiments semblaient éclairés par des bouches à feu invisibles. Grande étrave sombre, la chapelle se détachait sur un ciel bleu ardoise que prolongeaient, dans la même nuance, les toits du château. Les éclairs accentuaient la teinte rouge des briques sur la façade de la cour de marbre, cependant que l'aile des ministres surgissait des nuées nimbée d'or liquide. Peu à peu, le faisceau de l'astre se déplaçait et frappait successivement les grandes croisées dont les vitres et les glaces étincelaient sous ses feux. Il ondoyait, créant un semblant de vie au cœur du palais. De hautes nuées poussaient devant elles de petits nuages violets et roses ; certains s'échappaient et couraient vers les forêts avoisinantes, tandis que d'autres, culbutés, s'agrégeaient à la masse la plus sombre, aimantés par elle et aussitôt fondus dans sa noirceur. Un arc-en-ciel resplendit, qui s'effaça aussitôt. Tout s'éteignit en un instant. Il y eut comme un prélude de silence et de calme, puis à nouveau le ciel s'embrasa dans un jaillissement d'éclairs suivi, peu après, des basses sourdes du tonnerre. La pluie redoubla, plongeant la vision glorieuse du château dans le vague d'un rideau liquide ; elle effaça les pompes et les reliefs, réduisant l'ensemble à une masse instable comme sur le point de se dissoudre. Une odeur de terre et de salpêtre emplit la poitrine de Nicolas. Son équipage affolé, après quelques ruades, repartit au grand galop.
L'hôtel de La Belle Image l'accueillit. Nicolas avait l'expérience de ce type de logis. Les chambres, quoique exiguës, étaient toujours propres et bien tenues, et les punaises y hantaient la literie beaucoup moins que partout ailleurs. Le premier soin de Nicolas fut de trouver un émissaire susceptible d'acheminer l'invitation du comte d'Arranet à Semacgus. Il griffonna quelques éclaircissements sur une page de son carnet noir qu'il scella de pain à cacheter. Il ne fut pas long à découvrir un négociant en vins qui retournait à Paris, ses affaires réglées, et qui devait passer par Vaugirard où il possédait des pratiques. Il se chargea très volontiers de la commission. Nicolas, à qui le rhum matinal avait échauffé les entrailles, lui offrit une petite collation d'œufs au lard qui lui attacha le bonhomme pour la vie. Il remonta ensuite dans sa chambre pour prendre soin du contenu de ses portemanteaux. Il en avait tout le loisir, ne pouvant songer participer à la chasse ce matin-là. En se pressant un peu, il aurait sans doute pu rallier le cortège royal, mais dans ce domaine, la précipitation allait à l'encontre du bon ton. Il convenait de s'informer. On ne s'aventurait pas ainsi dans les marécages perfides de la cour sans savoir de quel gibier la chasse serait l'objet. Si, pour le simple tiré, les tenues de fantaisie étaient tolérées par le feu roi, il en allait tout autrement pour le chevreuil, le cerf ou la bête noire. Le nouveau souverain était réputé plus sourcilleux que son grand-père à cet égard. L'habit de chasse habituel de gros bleu galonné d'or était de rigueur et la disposition du galon indiquait le genre d'animal qu'on allait chasser. Que d'étrangeté dans tout cela ! se dit Nicolas. Pourtant, ces détails insignifiants en apparence parlaient avec éloquence : ils disaient d'abord que l'on portait un nom et qu'il donnait le droit de monter dans les carrosses du roi, ce qui équivalait, pour un homme, à la présentation pour les femmes. Ce privilège, Nicolas ne pouvait s'empêcher d'en ressentir la fierté. Certes, il le devait à sa naissance, fût-elle illégitime, mais surtout c'était de la parole de Louis XV qu'il lui avait été dévolu à jamais. Il se revoyait en cette journée du destin où il avait trouvé un père, acquis ce que d'autres mettaient des siècles à obtenir, et gagné le droit de servir son roi.
Des taches sur la platine d'un de ses fusils l'agacèrent. Rien ne devait venir ternir la splendeur du présent royal. Il s'évertua à les faire disparaître. Son esprit volait d'objet en objet. Quand viendrait l'indifférence devant de telles peccadilles ? Naguère, revenant du concert spirituel avec son ami Pigneau de Behaine, désormais évêque de la mission de Cochinchine, il l'avait écouté décrire la religion des talapoins46 qui enseignait à ses fidèles le renoncement à toute chose, le détachement de tous les liens, afin d'atteindre la suprême indifférence et la paix de l'âme. Il s'était révolté devant cette idée, la considérant comme un rêve inaccessible, une sorte de suicide moral dans un univers où plus rien n'avait de prix ni de sens. Pigneau lui avait fait doucement observer que ce renoncement ne laissait pas d'être proche de la communion des mystiques et des saints avec la puissance du Seigneur, et que le Christ, lui aussi, appelait à dépouiller le vieil homme… Me voilà bien philosophe, songea-t-il. Dans un coin de son esprit, les yeux rieurs d'Aimée d'Arranet le fixaient, avec un rien de moquerie. Il finit par décider de se rendre au débotté du roi. Il glanerait les dernières nouvelles, se renseignerait sur le genre de chasse du lendemain et pourrait enquêter sur cette étrange histoire du jardin de Trianon. Pour ordonné et prévoyant qu'il fût, il n'ignorait pas que tout programme est à la cour soumis aux caprices et aux hasards.
Nicolas s'habilla en demi-deuil se proposant de gagner à pied le château. À la vue des fondrières de la chaussée, il comprit aussitôt son erreur et que sa tenue ne résisterait pas à l'outrage des boues. Il se résigna à emprunter une chaise à porteurs, moyen qu'il exécrait par-dessus tout, son balancement lui soulevant le cœur et l'utilisation de ses semblables lui paraissant une insulte à leur dignité et à la sienne.
Il passa tous les cordons comme un duc et pair et se retrouva au pied de l'escalier des ambassadeurs. Il gagna la salle du débotté où quelques questions aux gardes du corps le convainquirent qu'il avait un peu de temps devant lui avant le retour de la chasse. Ce serait l'occasion de flâner dans le château. Il descendit au rez-de-chaussée où de grandes galeries de pierre emplies d'une foule bourdonnante accueillaient ceux que la pluie avait chassés des jardins. Des courtisans désœuvrés conversaient par petits groupes, lorgnant au passage d'aimables bourgeoises ou des soubrettes venues admirer ce que les lieux proposaient à leur convoitise. Nicolas se souvenait de la surprise de visiteurs étrangers stupéfaits de découvrir là une sorte de foire permanente. Depuis longtemps était tolérée l'installation de boutiques et d'échoppes. Elles s'étaient infiltrées, insinuées et maintenant peuplaient vestibules, corridors et même les paliers des grands escaliers comme autant de verrues si habituelles qu'on ne les voyait plus. La reine, encore dauphine, s'arrêtait souvent devant ces étalages au grand scandale de Mesdames Victoire et Adélaïde. Les deux tantes obtinrent pourtant qu'un parfumeur qui colonisait le vestibule de l'escalier de marbre eût à décamper, soutenues en cela par les princes du sang et les maréchaux de France qui, seuls, avaient le droit de faire avancer leurs carrosses jusqu'à son perron.
Nicolas sentit soudain poser sur lui un regard appuyé. Il se retourna et remarqua un personnage coiffé d'une curieuse perruque blanche. Le petit homme bedonnant, se voyant observé, rabattit aussitôt des lunettes fumées sur ses yeux, pirouetta sur lui-même et se fondit dans la foule. Nicolas allait se jeter à sa poursuite afin d'élucider le pourquoi d'une conduite aussi étrange quand un bras le retint. Le temps de se retourner, l'homme était hors de vue et d'atteinte. Plein d'humeur, il s'apprêtait à houspiller l'importun, quand il reconnut le doux visage de La Satin qui le considérait avec l'expression d'une douce adoration.
— Comment, Antoinette ? C'est toi ! À Versailles ! Tu m'as… Enfin, peu importe.
— Voilà, dit-elle, une occasion s'est présentée d'accroître mon petit négoce…
Elle s'exprimait très rapidement, comme essoufflée.
— J'ai fait affaire avec Marie Mercier, une veuve qui tient avec sa sœur une boutique de parfumerie, rue de Satory, à Versailles.
— Comment les as-tu rencontrées ?
Il s'en voulut de son ton inquisiteur.
— Elles se rendent souvent à Paris pour renouveler leurs fonds. Mes articles leur ont plu. Nous avons parlé et l'idée de s'associer s'est formée peu à peu. Après chaque saison, la dame d'atours et les femmes de la reine vendent, comme c'est l'usage, ses robes et parures de dentelles une fois portées. Nous en avons obtenu le négoce exclusif.
— Bien sûr, dit-il, cela arrange tout le monde.
Elle baissait la tête comme un enfant pris en faute.
— Et pendant ce temps-là, ton magasin rue du Bac ?
— Je ne suis à Versailles que deux jours. J'ai engagé une aide. Le reste de la semaine, elle tient le logement et fait les courses.
Il ne parvenait pas à démêler les sentiments confus qui l'agitaient. Certes, il était satisfait de voir La Satin s'engager avec ardeur dans sa nouvelle existence, mais, d'un autre côté, sa présence à Versailles ne laissait pas de l'irriter. Il était inutile de se le dissimuler : voir ses mondes se mêler le dérangeait au plus haut point. Sa contrariété augmentait au fur et à mesure que la Satin prenait la figure d'un coupable. Ils parlèrent de Louis et de son installation au collège. Tous deux attendaient avec impatience ses premières lettres. Mais même cela ne les rapprocha pas. Un mur s'était peu à peu dressé entre eux. Il se le reprochait sans pourtant rien faire pour effacer le malaise. Ils se saluèrent comme des étrangers. La fuite de l'inconnu en perruque lui revint soudain en mémoire. Que faisait à Versailles Lord Aschbury, membre du service secret britannique47 , et pourquoi s'était-il enfui à son approche ?