CHAPITRE XIII

Il était plus de trois heures du matin lorsque Winnie entendit frapper bruyamment à la petite porte de son bar. Elle dit intérieurement, allez-vous en m’sieur, la maison est fermée à c’t’heure-ci.

Elle enfonça plus profondément la tête dans son oreiller avec un grand désir de retrouver le sommeil. Il y avait des heures qu’elle essayait de dormir mais trop d’idées lui traversaient l’esprit qui n’étaient que soucis. Elle avait pensé qu’en tenant les yeux fermés elle aurait pu les éloigner d’elle, mais ils avaient oppressé très fort sa poitrine comme une corde dont une extrémité serait restée libre, attendant de serrer fort le cou de son frère.

Les coups à la porte se firent plus impatients. Winnie sortit la tête de sous l’oreiller en ronchonnant en même temps qu’elle jura. Elle sortit de son lit étroit dont la nécessité de nouveaux ressorts se faisait sentir ainsi que celle, encore plus urgente, d’un meilleur matelas.

Elle passa sa main sur sa nuque en se cambrant pour retrouver un peu de souplesse. Sa chemise de nuit déchirée battant contre ses jambes nues, elle se traîna hors de la chambre pour aller jusqu’à la porte qui donnait sur l’allée.

Elle allait en tourner le bouton lorsqu’elle se ravisa. La personne derrière cette porte, elle ne méritait pas qu’on la fasse entrer. C’était assez grossier de venir ainsi frapper à une porte à une heure pareille, quand toutes les lumières étaient éteintes et on aurait dû se rendre compte qu’elle n’allait pas servir à boire. Elle tourna le dos à la porte et s’apprêtait à regagner le petite pièce qui était tout à la fois chambre à coucher, living-room et cuisine, mais on refrappe en l’appelant par son nom et elle reconnut la voix.

Encore ce touriste ! Pensa-t-elle. Ce touriste américain si distingué qu’est descendu dans c’t’hôtel de première classe. Y vient ici pour boire encore du rhum. Vient ici pour chercher de l’amusement. Pour voir cette femme indigène si comique et pour s’amuser de la façon bizarre qu’elle a de parler. J’vais lui en donner de l’amusement.

P’t’être que j’l’amuserai avec mon manche à balai.

Mais au lieu de chercher son balai elle ouvrit la porte et était toute prête à lui dire quelque chose de désagréable, mais les mots s’arrêtèrent sur ses lèvres car ce qu’elle vit lui parut presqu’irréel. Il avait l’air de quelqu’un qui venait d’être tiré hors d’un marécage.

De la tête aux pieds, il était couvert de boue humide. Il se tenait là, souriant faiblement, et on aurait dit un cadavre souriant.

Winnie recula, se couvrit la bouche d’une main. Il murmura, « Puis-je entrer ? » Et elle répondit par un signe affirmatif et ahuri. Il entra en disant, « Merci, » mais cette politesse le faisait paraître encore plus irréel et Winnie tremblait en refermant la porte derrière lui.

Elle alluma en hâte la lumière et à la lueur des ampoules du plafond elle vit qu’il ne s’agissait pas d’une apparition, mais bien d’un homme trempé jusqu’aux os couvert de boue et dont l’aspect dégoûtant s’alliait bien à l’aspect délabré de la pièce. Cet homme tout crotté et le désordre de la pièce avec son sol jonché de débris et les chaises et les tables cassées formaient une sorte d’ensemble, en harmonie avec les murs défoncés et le comptoir branlant. Winnie se dit qu’après tout le tableau lui faisait plutôt plaisir. Il a plus l’air aussi distingué maintenant, pensa-t-elle. Il est plus aussi bien habillé maintenant. Et la leçon à tirer de tout ça est que, quand ils sortent de leur bel hôtel pour venir par ici pour s’amuser dans la boue, ils deviennent boueux eux-mêmes.

Elle voulut alors qu’il sût à quoi elle pensait. Elle croisa les bras et rejeta la tête en arrière et se moqua de lui et lui rit à la figure.

Il souriait toujours faiblement. Sans dire un mot.

Elle rit encore plus fort. « Qu’est-ce qui vous est arrivé, monsieur ? Comment qu’vous vous êtes tout sali comme ça ? »

« Je suis tombé dans un fossé. »

Elle se tenait les côtes tant elle riait.

« Il s’est rempli d’eau, » dit-il.

« Quel dommage ! » Le rire l’étouffait et elle se tenait les côtes. « J’aurais aimé être là pour voir la scène. »

« Oui, » dit-il « Ça valait vraiment la peine. Une scène à la Buster Keaton. »

« Je sais ce que vous voulez, » coupa-t-elle. Elle cessa de rire et son regard devint dur et irrité. « Vous voulez encore du rhum. » Il secoua la tête lentement.

« Je sais bien que vous*voulez encore du rhum, » dit Winnie, « Vous voulez du rhum et de la distraction et vous voulez bien vous amuser. »

« Pas maintenant, » Il parlait calmement, « Tout ce que je désire maintenant, ce sont des renseignements. »

Les yeux de Winnie se plissèrent.

« Je cherche quelqu’un, » dit-il. « Je cherche un homme qui s’appelle Nathan Joyner. »

Ses yeux se plissèrent davantage.

« Nathan Joyner, » répéta-t-il, « Vous le connaissez ? Vous savez où je peux le trouver ? »

Elle ne répondit pas. Son regard se fit méfiant et elle recula d’un pas.

« Je vous en prie, répondez-moi, » dit-il. « C’est important. Il s’agit de votre frère. »

Elle devint de glace. Sa main remonta lentement le long de son corps et elle la pressa contre sa joue.

D’une voix sans émotion il commença à lui raconter. Il lui dit ce qui s’était passé la veille au soir dans la ruelle, et comment ces événements déformés dans son esprit, ses pensées échappant à tout sens commun, à toute logique, à toute réflexion normale, il s’était imaginé être un démon destructeur plutôt qu’une victime qui se défendait. Sa voix tremblait un peu lorsqu’il retraça cette scène, mais il reprit le même ton impersonnel pour relater l’incident dans la salle à manger du Laurel Rock où quinze cents dollars avaient changé de mains.

Son ton était demeuré égal tout au long de son récit, jusqu’au couronnement, sa visite au commissariat de police où l’inspecteur avait dit qu’il n’y avait rien à faire.

On n’entendit plus que les pas de Winnie qui traversait la pièce avec lenteur. Elle se fraya un chemin parmi les chaises et les tables brisées, s’assit sur la boîte à outils et d’un air vague s’empara du tournevis qui était resté sur le sol. Elle le fit passer d’une main à l’autre et puis le regarda et réalisa que c’était le tournevis, l’outil qu’elle avait lancé quelque temps auparavant quand elle avait renoncé à ses réparations.

Ses mains se resserrèrent sur la poignée et elle dit, « A présent on a quelque espoir. Au moins y a une chance. »

« Oui » dit-il « Mais elle est très mince. Et il y a une question de temps. »

« De temps ? » Elle le regarda. « Qu’est-ce que vous voulez dire ? »

« Joyner, » dit-il « Il faut que je le retrouve avant qu’il ne mette les voiles. »

Une ride barra son front, elle ne comprenait pas. Il poursuivit, « Cet homme a sur lui quinze cents dollars. C’est de l’argent illégal. C’est le genre d’argent qui rend nerveux et qui donne envie de quitter la ville en toute hâte. »

Elle secoua la tête lentement. Elle ne comprenait toujours pas.

« J’espère qu’il ne l’a pas déjà fait, » dit Bevan, se parlant plus à lui-même qu’à Winnie. « S’il est toujours en ville et si je le retrouve … »

« Mais pourquoi qu’vous avez besoin de Joyner ? Pourquoi qu’vous n’allez pas chez l’inspecteur et qu’vous n’lui expliquez pas ? »

« L’inspecteur ne le croirait pas. Il me considère comme un dingue. »

« Ça veut dire quoi ? »

« Que je suis fou, » Il se tapa du doigt la tempe. « Qu’il y a quelque chose là-haut qui ne va pas. »

« Mais si vous dites la vérité … »

« Ça ne serait pas suffisant, venant de moi. »

« Alors j’vais avec vous. J’lui dis … »

« C’est exclu, Winnie. Il nous renverrait. Il penserait que c’est un coup monté pour sauver votre frère. »

« Mais si vous insistez … »

« Il n’écouterait même pas. Il n’y a qu’un seul moyen qui pourrait me faire entendre. Il faut que je lui donne une preuve.

C’est là qu’intervient Joyner. »

« Avec sa déposition ? »

« Plus qu’une déposition. Joyner a en mains une preuve concrète. Il a la matraque et la bouteille. »

Alors tout lui parut clair. Elle eut un lent mouvement de tête.

Mais maintenant la barre sur son front s’était accentuée et ses yeux reflétaient le doute et le souci. Elle dit, « Elle est décourageante, cette situation. Très décourageante. Je regrette de l’dire, mais j’crois bien que vous êtes devant une tâche impossible. On peut pas espérer que Joyner.. » Et elle ne pouvait pas trouver le mot.

« Coopère ? »

« Oui. Coopère. » Elle secoua la tête tristement, « Vous rencontrez Joyner et vous lui demandez les choses et il vous rira au nez. »

« Mais si je peux … »

« Y a rien qu’vous pouvez faire avec Joyner. J’connais l’bonhomme.

J’sais comment il est. C’est un faux jeton et un salaud et qui cache son jeu sous un sourire amical et un parler bien aimable.

Y’a pas moyen de faire appel à son cœur. »

« Oui. Je sais ça, » dit Bevan. « Je sais qu’il faut quelque chose de plus profitable. »

« De l’argent ? »

« Non, » dit-il, « L’argent ne ferait pas l’affaire. Il en a pas mal maintenant. Il a les moyens d’être indépendant. »

« Alors, qu’est-ce que vous comptez faire ? »

Il sourit finement, lui donnant la réponse avec les yeux.

Ce qui la fit légèrement tressaillir. Elle dit, « M’sieur, je n’suis pas pour cette méthode là. »

« Moi non plus, » murmura t-il. « Mais le fait est là. C’est le seul moyen me semble-t-il. »

« Ça peut vous apporter du chagrin, m’sieur. Si vous employez la force vous prenez un gros risque. » Il haussa les épaules. Sans rien dire. Winnie dit, « J’vous l’dis, m’sieur, c’est un grand péril. Ce Joyner il est habile et si on arrive à la violence, il est pas facile à maîtriser. J’ai vu c’qu’il est capable de faire avec son couteau. »

« Il a un couteau sur lui ? »

« Toujours. »

« Il sait s’en servir ? »

« Comme le serpent avec ses crochets. »

« Très intéressant. »

« Et vous ? Demanda-t-elle, « Vous savez vous servir d’un couteau ? »

« Pour couper le pain, ou le fromage. »

« S’il vous plaît, m’sieur. Vous êtes pas drôle. ».

« C’est à moi que vous dites ça ? »

« Peut-être que si vous aviez un pistolet … »

« Non, » dit-il, « Je serais peut-être forcé de m’en servir. Et je ne voudrais pas que l’occasion se présente. Je n’ai pas l’intention de lui faire du mal. Je veux seulement arriver à ce qu’il voie les choses à ma façon. »

« Comment qu’vous ferez ? Y faudra plus que de la parlotte. »

Il acquiesça. Puis il regarda ses mains. Il serra son poing droit et en frappa légèrement la paume de sa main gauche.

« Comme ça ? » Demanda Winnie.

« Ça vaut la peine d’essayer, » dit-il.

« Mais comment qu’vous comptez … »

« Peut-être que j’aurai de la chance, » dit-il. Puis, à haute voix, à lui-même. « Si j’peux l’avoir d’assez près et le toucher avant qu’il ne s’y attende, uniquement pour le mettre dans l’humeur adéquate, un peu étourdi mais pas trop. Je veux dire assez étourdi pour qu’il voie les choses à ma façon … »

Winnie secoua à nouveau la tête et soupira profondément.

Il lui fit une sorte de grimace souriante comme s’il voulait la dérider et lui dit, « Tout ce qu’il faut, Winnie, c’est seulement un peu de chance. »

Winnie dit,

« Vous ne pouvez pas faire ça seul. Il faut que d’autres vous aident. » « Quels autres ? »

« Je pourrais réveiller plusieurs de mes voisins. Y seraient contents de…»

« Ça gâcherait tout, » dit-il, « Trop de cuisiniers gâchent la sauce …

Si Joyner me voyait arriver avec d’autres hommes, il comprendrait immédiatement qu’il est question d’un règlement de comptes, et s’il est rapide et fourbe comme vous m’avez dit, il saurait s’en tirer. Non, ce qu’il faut c’est une manœuvre astucieuse. Il faut que je l’attrape quand il s’y attend le moins et qu’à ce moment-là je puisse l’approcher et le ceinturer. »

« Avec quoi ? » Et d’un geste, presque courroucée, elle désigna ses deux mains, qui n’étaient plus jointes mais qui pendaient au bout de deux bras couverts de boue, attachés à des épaules qui retombaient avec lassitude. Elle le regardait de haut en bas et vit en lui un pauvre échantillon pour un prétendu combattant. « Quelle chance est-ce que vous avez ? »

« Celle d’essayer. »

Il y avait quelque chose dans le ton de sa voix qui lui fit plonger son regard dans le sien. Alors, très lentement elle se souleva de sur la boîte à outils sur laquelle elle était assise. Elle se tint tout près de lui et lui dit comme dans un chuchotement,

« Pourquoi que vous faites ça ? Pourquoi que vous prenez un risque pareil ? »

« C’est … » Mais quelqu’idée qu’il ait voulu concrétiser, il ne put trouver les mots justes.

« Y a une possibilité que vous pourrez y laisser votre peau. Vous vous en rendez compte ? »

 Il eut un mouvement de tête affirmatif.

« Alors pourquoi que vous allez faire une chose pareille qui peut vous conduire à vot tombeau ? Pourquoi vous ne retournez pas à vot’hôtel ou à ce qu’ … »

« A ce que j’appartiens ? »

« Oui, » dit-elle. Puis elle sembla poussée par quelque chose qui la fit parler plus vite et plus fort, crachant les mots comme des grains de plomb. « Vous êtes à vot place là-bas, m’sieur. Dans vot classe. Je vous fais une suggestion raisonnable en vous disant d’y retourner. »

« Quelle est l’adresse de Joyner ? »

« Au matin, quand vous vous réveillerez, tout sera oublié. Vous vous mettrez à table pour prendre un délicieux petit déjeuner dans la salle à manger élégante. »

« Dites-moi où je peux le trouver. »

« Vous mettrez un joli costume et vous montrerez votre jolie figure à tous les autres beaux touristes. »

« Dites-moi. » Il saisit son bras. Elle secoua la tête. Les lèvres serrées. Sa main se resserra sur son bras. « Allez, crache-moi cette adresse, » dit-il, mais elle gémit et refusa de parler. Alors il la lâcha et se retourna lentement, se dirigeant vers la petite porte qui donnait sur la ruelle. A la porte il se retourna à nouveau et dit,

« Je vous en prie … aidez-moi. »

On aurait dit que ses yeux plongeaient en elle et essayaient de lui faire sortir les mots qu’il attendait,

Le nom de la rue et le numéro de la maison. D’une voix blanche elle lui indiqua comment trouver la rue.

« Merci, » dit-il « Merci beaucoup. »

Il sortit. Winnie resta clouée sur place à regarder la porte de l’allée. Pendant un moment son visage demeura impassible. Puis elle sentit quelque chose dans sa main, elle baissa les yeux et le vit, le tournevis accroché fermement à son côté. Cet outil, pensa-t-elle, c’t’outil qu’est fait pour réparer c’qu’a besoin d’être réparé. Alors elle leva le tournevis au-dessus de sa tête, comme une torche. La lumière du plafond se refléta sur le manche de métal, et la lueur rebondit et entra dans ses yeux.

A cet instant ses yeux s’illuminèrent, son visage devint radieux et elle sut pourquoi elle lui avait donné l’adresse de l’homme qu’il cherchait. Sans prononcer un mot elle dit, Il est un des nôtres. Sa peau est blanche mais ça ne fait rien. Il essaie de réparer et il est un des nôtres.