CHAPITRE X

Il se demanda ce qu’il pouvait lui dire. Cela lui semblait d’ailleurs assez vain de lui parler ou même d’agir. S’il lui donnait une tape consolatrice sur l’épaule, elle ne la sentirait même pas, alors peut-être que la seule chose à faire était de reverser du rhum dans la timbale et de boire, et de boire encore.

La timbale d’étain fut remplie puis vidée puis à nouveau remplie.

Et ce manège continua pendant un bon bout de temps, le rhum descendait très agréablement, ses vapeurs flottant au cerveau et tournoyant comme un tourbillon qui l’entraînait, lui donnant la sensation qu’on était bien là-dedans, loin de tout. Cependant, tout en s’enfonçant dans cette brume ambrée, dans un néant provoqué par le rhum, il vit Winnie qui levait la tête, et qui d’un regard qui passait au-dessus de lui constatait la ruine de son établissement.

Il regarda ses yeux et sut qu’elle voyait au-delà de ses chaises et de ses tables en morceaux, et de ses murs délabrés. Elle voyait l’épave de quelque chose qui ne pouvait être réparé.

Alors il comprit pourquoi elle avait abandonné ses essais avec le pot de colle et le tournevis et les autres outils. La colle et les outils n’avaient rien à voir avec tout ce bois cassé. Il ne fallait pas réfléchir longtemps pour le comprendre.

C’est par ses yeux qu’il en tirait l’explication, ses yeux qui disaient. A quoi bon ? Pourquoi tenter de remettre en état ce qui ne peut plus l’être ?

Il sut qu’elle pensait à son jeune frère et, avant même qu’elle ne l’exprimât à haute voix, il devina les efforts surhumains qu’elle avait du faire pour ramener l’enfant rebelle dans le droit chemin, cet enfant qui était devenu un adolescent rebelle et finalement un homme rebelle.

Elle disait, « Cet Eustache, y m’a donné du fil à retordre depuis qu’il était tout petit, à la mort de mes parents. Y restait plus qu’Eustache et moi et j’ai fait c’que j’ai pu pour m’occuper de lui.

J’ai essayé de lui apprendre le bien, mais y m’a pas écoutée. Y courait les rues et faisait des bêtises. Puis il s’est mis à voler alors j’lui ai donné des coups de bâton sur la tête et j’lui ai dit, « T’as l’diable dans l’corps, mon garçon. J’vais tle faire sortir. C’est le diable que je bâtonne, pas toi. » Mais Eustache, il avait la tête dure. Il a seulement ri et y m’a dit, « Pour le diable, y t’faudrait un plus grand bâton. Quelque chose de plus lourd, comme une crosse de cricket » Alors un soir qu’il est revenu avec des tortues qu’il avait volées à l’étalage du poissonnier au marché, j’l’ai frappé avec une crosse de hockey. Et j’lui ai flanqué une fameuse torgnole ce soir-là. On a dû l’emmener à l’hôpital à cause qu’il avait une commotion cérébrale paraît-il. Mais est-ce que ç’avait chassé le diable ? Non, ça l’a enfoncé encore plus au fond de lui. Quand Eustache est sorti de l’hôpital il est devenu pire que jamais.

« Le jour est arrivé où il a dépassé les limites en volant et on l’a attrapé. On l’a mis dans une école pour les vauriens. Mais ça l’a rendu pire qu’avant. Il était sorti depuis moins d’une semaine qu’on l’y a remis. Dehors et puis dedans. Dehors et dedans, dehors et dedans. Et qu’est-ce qu’on peut y faire ? C’est la question que je m’suis demandée pendant beaucoup de nuits quand j’pouvais pas dormir et que j’sanglotais sur mon oreiller parce que même si c’était un mauvais garçon, c’était quand même mon frère et il était habité par le diable.

« Quand il a eu dix-neuf ans il a passé l’âge de la maison de correction et quand y s’est fait prendre en train de voler sur les docks, y l’ont mis en prison. Je m’suis dit, p’t’être que maintenant la punition va lui servir. Mais tout ce qu’il a appris en prison c’est des trucs et des systèmes. En prison l’art de mal faire a beaucoup de professeurs et les élèves ne demandent pas mieux que d’apprendre. A vingt-trois ans il est sorti, à vingt-quatre il y retournait. Quand il est sorti cette fois là il avait vingt-neuf ans, et il y est retourné à trente et un ans. C’est la fois où j’avais économisé assez d’argent d’avoir travaillé à la manufacture de tabac et quand j’lui ai rendu visite à la prison j’ai dit à Eustache, « J’aurai bientôt assez d’argent pour acheter un commerce, pour avoir une licence de vendre des boissons. Quand tu sortiras, tu viendras travailler avec moi » Et Eustache m’a dit, « C’est une bonne idée Winnie, ça m’plaît beaucoup. Toi et moi, on aura un commerce ensemble, on vendra beaucoup de rhum et on gagnera beaucoup d’argent. J’achèterai des beaux costumes et j’deviendrai un monsieur respectable. » Alors, quand il a eu trente-six ans et qu’il est sorti de prison, j’ai obtenu ma licence de débit de boissons. Le premier soir de l’ouverture de notre bar mon frère Eustache est parti avec deux hommes et y z’ont cambriolé un magasin à King Street. »

Bevan attrapa la bouteille et le verre. Il versa du rhum dans le verre et l’offrit à Winnie. Elle prit le verre et but le rhum, tout le contenu du verre, le tenant très près de la bouche et la tête penchée très en arrière. Elle regarda alors le verre vide et le tendit lentement pour qu’il soit rempli à nouveau.

Il le remplit ainsi que le gobelet d’étain. Et la bouteille était maintenant au trois-quarts vide. Pendant quelque temps ils burent sans rien dire. Ils vidèrent la bouteille et en entamèrent une autre … Il déclara qu’il paierait la seconde bouteille.

Winnie refusa; tout ce qu’ils boiraient serait à son compte. Il insista pour payer et ils commencèrent à se quereller; leurs voix pâteuses s’embrouillant dans des propos incohérents qui tournaient en rond sans arriver à rien. Mais finalement elle céda et il mit l’argent sur le comptoir. Ils se sourirent bêtement et se mirent à faire diligence pour liquider cette deuxième bouteille.

Mais peu à peu le sourire disparut de son visage. Le rhum avait fait de son mieux pour l’y conserver mais en vain et la voilà qui recommençait à parler de son frère. Elle dit. « La dernière fois qu’il est sorti de prison, c’est y a deux ans. Y m’a dit, « Winnie, j’ai appris ma leçon j’te fais une promesse solennelle. »

J’lai regardé et j’lui ai dit. « Tu m’as dit ça si souvent que j’suis lasse de l’entendre. Mais y m’a dit très sérieusement, « J’vais tle prouver Winnie. Tu verras. » Alors, j’lui ai dit d’apporter ses affaires chez moi et il a refusé si doucement en prenant des gants pour m’le dire, « Je t’remercie ma chère sœur, mais je ne peux pas accepter ta générosité. C’est toujours toi qui donne, qui fait des sacrifices pour ton bon-à-rien de frère. Mais au fond de moi je suis un homme et il est temps que je te le prouve. J’l’observais pendant qu’y s’en allait. Il marchait très droit, la tête haute.

« Le lendemain même il a trouvé du travail dans un garage. J’m’suis dit, c’est peut-être bon signe. Les semaines passaient et puis les mois et il était toujours à son travail. L’après-midi j’passais devant le garage et je l’voyais qui travaillait plus dur que n’importe qui. Entre temps il avait trouvé une femme qui vivait avec lui, une gentille femme qu’y m’a amenée pour que j’lui donne mon avis. De temps en temps elle venait me voir et elle me disait qu’elle était bien satisfaite d’Eustache, il était bon avec elle et il la traitait avec courtoisie et respect. Y courait plus le soir et se couchait de bonne heure, et j’pouvais voir ses yeux qui brillaient qui voulaient dire qu’elle était bien heureuse avec son homme.

« L’année dernière y z’ont eu un enfant, un garçon. Et c’t’année des filles jumelles. Le salaire d’Eustache avait été augmenté au garage, et ils avaient emménagé dans des pièces plus grandes. Ils étaient si heureux l’un de l’autre avec leurs enfants que le soir quand je faisais ma prière, je remerciais le Seigneur.

« Mais ça pouvait pas durer. J’aurais dû me douter que ça pouvait pas durer. Le garage a fait faillite et Eustache a perdu son job. Les temps sont durs et il arrivait pas à trouver un autre emploi. Jlui ai dit de venir travailler avec moi. Que j’avais besoin de quelqu’un pour m’aider. Y m’a dit, « T’aider avec quoi, comment ? Où sont les clients ? » La réponse, bien sûr, est qu’y a pas de clients quand l’chômage règne à Kingston. Et aussi c’était l’moment quand y avait pas de navires dans le port. Quand ça arrive, ça demande beaucoup de réflexion et y faut faire des plans. Quand le ventre commence à être vide on doit savoir se servir de son cerveau.

« Eustache, y s’est servi du sien au jeu. Il a pris les quelques pièces qui lui restaient et le soir y jouait aux dès ou aux cartes.

Souvent y gagnait, quelquefois, mais rarement, y perdait. Y gagnait parce qu’il était bon aux dés et aux cartes, pas parce qu’y trichait, Ça, absolument pas. Y gagnait son argent honnêtement pour nourrir les enfants et sa femme. Mais y a pas d’excuses pour c’qu’il a fait hier au soir. J’essaye de lui trouver une excuse et j’en trouve pas. Dans l’allée il a sauté sur le type, il lui a pris la vie. Et pour quelles raisons ?

« La raison est une dette de jeu. Le type lui devait de l’argent et refusait de payer. Pour une somme totale de une livre et deux shillings ! ».

Bevan continuait à verser du rhum dans le gobelet d’étain et dans le verre.

« Une livre et deux shillings, » dit Winnie.

Elle prit une copieuse gorgée de rhum. Mais maintenant elle avait dépassé la limite et elle n’avait plus très bien ses esprits. Elle se mit à rire.

« Un morceau de papier et deux pièces ! » Dit-elle en riant très fort.

« C’était pas ça la raison, » dit-il.

Mais elle ne l’entendait pas. Son rire couvrait les paroles.

« J’ai dit que ce n’était pas ça la raison. »

L’idée n’arriva pas jusqu’à elle; son rire était trop bruyant.

Winnie disait, « Nous annonçons la liste des pertes. Le type qu’est mort dans l’allée, il avait une femme et cinq petits enfants. Nous ajoutons à ce nombre les quatre de la famille de celui qui va mourir pour c’qu’il a fait. Six et quatre ça fait … »

« Ecoutez, Winnie. Ecoutez-moi … »

« …. Neuf ? Non, ça fait dix. C’est exact, ça en fait dix. Y a donc huit enfants et deux mères. Et quand y z’iront sur la tombe des pères … »

« Mais écoutez moi donc … »

« Y regarderont les tombes et y s’rappelleront pourquoi c’est arrivé. Une dette de jeu, pour une somme qui s’montait à une livre et deux shillings ! »

Et elle se remit à rire et encore plus fort. Son rire l’étouffait.

Puis brusquement elle cessa de rire et le regarda. Elle remarqua qu’il avait les yeux fixés sur la porte grande ouverte.

Elle se retourna pour voir qui il avait vu dans l’encadrement de la porte. Il n’y avait personne, seulement la lumière du soleil qui passait en rubans obliques d’un jaune éclatant avec des milliards de particules de poussière qui dansaient de haut en bas dans un mouvement descendant à travers le flot de lumière. Ses yeux se fixèrent à nouveau sur son visage, observant son regard qui était fixé sur la porte comme s’il voyait quelque chose ou quelqu’un entrer très lentement et se diriger vers lui.

Il recula d’un pas, puis d’un autre, puis d’un autre encore.

Puis ce fut tout. Parce qu’il n’y avait plus moyen de l’éviter. Il attendit, les lèvres se tordant peu à peu en un sourire grimaçant, les yeux hébétés par le rhum, et qui semblaient dire, Je suis prêt.

Son bras s’avança lentement comme si une main avait saisi son poignet et l’entraînait vers la porte. Il marcha vers la porte et Winnie lui dit, « Qu’est-ce qui s’passe, m’sieur ? Pourquoi est-ce qu’vous partez ? »

« La fête est finie, » répondit-il.

Elle le regarda bouche bée tandis qu’il s’éloignait.