CHAPITRE IV
Il trouva l’entrée latérale de l’hôtel par où il pénétra dans un vestibule donnant sur le hall principal. A cette heure tardive, il ne rencontra ni portiers, ni grooms, ni employés. Tant mieux, se dit-il en jetant un regard sur ses vêtements tâchés de sang. Ses vêtements étaient gluants, luisants de sang norvégien et antillais.
Le vestibule possédait un escalier privé. Ses yeux vilreux d’homme ivre essayaient de se concentrer sur les marches tandis qu’il montait très lentement, en zigzaguant. Quelques années auparavant il avait fait une escalade en montagne et cette pénible montée la lui rappelait, en plus escarpée; elle lui semblait presque à la verticale. Il se demanda sérieusement s’il serait capable d’atteindre le troisième étage.
Il lui fallut plusieurs minutes pour y accéder. D’une démarche chancelante, il parcourut le corridor jusqu’au 307, eut beau fouiller ses poches de ses doigts maladroits, il ne put retrouver sa clé. Il finit par y renoncer. Appuyant son front contre la porte, il commença à donner des coups dans le panneau de bois avec la paume de sa main. Le bruit était trop faible. Il essaya de frapper plus fort, mais il n’avait plus de force dans le bras. Son bras et tout le reste de sa personne n’étaient plus qu’un bloc d’argile humide.
Cependant il continuait à cogner dans la porte. Finalement, il l’entendit qui demandait, « Qui est là ? »
« Le laitier » répondit-il en se demandant ce qui lui prenait de répondre de cette façon. Mais peut-être que cela valait mieux ainsi ? « James ? »
« Oui » dit-il. Ses yeux étaient à demi fermés et il essayait de sourire. Si elle le voyait sourire cela lui faciliterait peut-être les choses. Il répéta, « C’est James, le laitier. »
La porte s’ouvrit. Il fit tout son possible pour ne pas tomber tout de son long dans la chambre. Un large sourire sur les lèvres il se balançait comme une plante à tige légère par grand vent.
Sa vue était trouble, il n’arrivait pas à la distinguer. Tout ce qu’il devinait était une masse blanche surmontée de quelque chose de jaune. Ce sont probablement ses cheveux, pensa-t-il, ses adorables tresses d’or pâle.
Cora l’attira dans la pièce et ferma la porte. « Bonsoir » dit-il et elle dit à son tour, « Reste où tu es, ne touche à rien. » Il l’entendit aller et venir et se diriger, dans le noir, vers les fenêtres dont elle tira entièrement les rideaux.
« Pourquoi toute cette agitation ? » Voulut-il savoir. Elle ne répondit pas. Elle revint vers lui, passa devant lui pour aller tourner le commutateur.
Les ampoules du plafonnier étaient très fortes et la lumière lui fit mal aux yeux. Ses yeux clignotèrent. « C’est pour mieux me voir, chérie ? Qu’est-ce qu’il y a à voir de particulier ? »
« Est-ce que tu peux marcher ? » « A peine, mais je peux flotter. Où veux-tu que je flotte ? »
« Flotte jusque la salle de bains. » « Pourquoi la salle de bains ? Je n’ai pas mal au cœur. Je ne suis pas malade. »
« Je veux que tu te déshabilles » dit-elle. « Si tu retires tes vêtements ici, tu vas salir toute la pièce.
« Je crois que tu as raison, » mais il ne bougea pus. Il continuait de sourire en clignant des yeux à cause de l’intensité de l’éclairage.
« Je t’en prie, va dans la salle de bains. » Il ne bougea pas. Il toucha des doigts son veston maculé. « C’est tellement collant, » dit-il, « on dirait de la confiture de framboises. » Elle répéta très lentement. « Veux-tu aller dans la salle de bains, s’il te plaît. »
Il y alla. S’assit sur le sol carrelé. Il se pencha et fit un effort pour enlever ses chaussures. Ooolala, oolala chantait-il à l’intérieur de lui-même. Et toujours, et à l’intérieur de lui-même, « Bulldog ! Rah-rah-rah ! Y. A. L. E., Yale ! » Ses doigts lâchèrent les lacets et il vacilla de telle façon que sa tête vint heurter une des parois de la baignoire. Le choc, ajouté au rhum et à tout le reste, fut déterminant. C’en était plus qu’il ne pouvait supporter. Il s’évanouit.
Plusieurs heures plus tard il ouvrit les yeux. Il vit un filet de lumière qui filtrait à travers les stores. Bien entendu, la première chose qu’il désira, ce fut un verre. Machinalement il avança la main pour se servir du téléphone posé sur sa table de nuit. Mais alors il la vit dans l’autre lit. Elle était réveillée et le regardait. « Bonjour, » dit-elle.
Elle eut un mouvement de tête en direction de l’appareil. « Qu’est-ce que tu fais ? »
« J’avais envie de commander quelque chose à boire. »
« Vas-y » dit-elle, « Ne te gêne surtout pas » « Qu’est-ce qu’il y a ? » Et d’une voix plus forte, « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Elle se tut.
« Bon. Très bien. Je vais demander le petit déjeuner à ta place.
Qu’est-ce que tu veux prendre ? »
« Je ne veux pas de petit déjeuner. »
Il retira sa main de sur le téléphone. « Tu sais quelque chose ?
On n’a pas beaucoup goûté leur nourriture. Si ça continue, ils vont croire que nous faisons la grève de la faim. »
Elle resta silencieuse pendant un moment. Puis, sans le regarder :
« Pourquoi n’essayes-tu pas de te rendormir. Il est encore très tôt. »
Elle fit un geste vers le réveil-matin sur la commode. Les aiguilles marquaient un peu plus de six heures et demie.
Il regarda le cadran de la pendule. « Oui, il est très tôt. Beaucoup trop tôt pour discuter. Ou disons plutôt qu’il est trop tard. A moins, bien sûr, que tu en aies envie. »
« J’aimerais surtout que tu te rendormes. »
« Bien, ma chérie. Tout ce que tu voudras. Tu veux que je dorme, je dors. Tu ne veux pas que je me réveille, je ne me réveille pas. »
« Est-ce bien nécessaire ? De me parler de cette façon ? »
Il ne répondit pas. Il réfléchissait sérieusement à cette question.
Mais essayer de trouver une réponse était comme de tâtonner dans les ténèbres d’une mare profonde, trop sombre et trop profonde.
Il se dit, laisse tomber, laisse cette question partir à la dérive.
Il dit à Cora, « J’espère que tu me pardonnes. Je suis un peu dans les vapes par cette belle matinée. C’est purement une affaire de biochimie, l’effet naturel de la teneur en alcool d’un nectar provenant de la canne à sucre de John W. Hémoglobine, aboutissant une combinaison de couleurs plutôt unique, le rouge » et le blanc jouant les utilités avec des globules couleur d’ambre. Soit dit en passant, comment diable, me suis-je retrouvé dans ce lit ? » « C’est moi qui t’y ai mis. »
« Toi ? » Puis sérieusement, d’une manière tout-à-fait sincère, « Oh, pardon. Tu as dû avoir du mal à le faire. »
Elle lui sourit. « Tu n’es pas très lourd, James. Et d’ailleurs, ce n’est pas la première fois. Je l’ai déjà fait si souvent … »
« Ça, c’est sûr, » dit-il, « Tu es une vraie amie et une chouette compagnon et … »
« J’ai mis tes vêtements dans la baignoire, » l’interrompit-elle tranquillement. « Je les laisse tremper, nais cela n’y changera pas grand’chose, ton complet est perdu. C’est dommage, tu ne l’as porté que deux 01 trois fois. » « Peut-être qu’en l’envoyant chez le teinturier … » « Tu ne peux pas faire une chose pareille » dit-elle, « Tu sais bien que tu ne le peux pas. »
Il jeta un coup d’œil autour de la chambre. « Dommage qu’il n’y ait pas une cheminée dans cette pièce. »
« On ne va pas s’occuper de ça maintenant. Il mus viendra bien une idée. » Mais en disant cela, sa voix tremblait.
Ce tremblement lui parvint comme une succession d; petites vagues qui le glacèrent, et il frissonna presque quand elles le pénétrèrent, lui faisant ressenti – l’effort qu’elle faisait pour garder son calme. Sa voix s’étranglait sur toutes les questions réprimées : « Qu’est-il arrivé hier soir ? Pourquoi tout ce sang sur tes vêtements ? Qu’est-ce que tu essayes de me cacher ? »
Il poussa un soupir et dit : « Pas la peine de jouer aux devinettes. Tu finiras toujours par savoir, alors autant que ce soit par moi. Voilà ce qui est arrivé. » — il essayait d’avoir l’air insouciant — « un homme en a voulu à mon portefeuille »
« Tu ne l’as pas … »
« Si. » Il soupira à nouveau. « Tout ce qu’il voulait, c’était mon argent. J’aurais pu le lui donner et m’en tenir là. Ou le laisser me matraquer. Il ne m’aurait pas fait grand mal … »
« James … »
« Une bouteille cassée est la cause de tout. J’ai ramassé cette bouteille …. Pauvre type, il avait l’air si plein de vie juste avant que cela n’arrive. »
« Peut-être que ce n’est pas arrivé. Après tout, tu étais ivre.
Tu ne peux pas être certain … »
« Je le suis, je le suis tout-à-fait. » Alors, il la regarda. Il la vit assise sur le rebord du lit. Ses yeux étaient clos et elle pressait ses mains contre sa poitrine.
Elle paraissait si frêle, si désarmée assise là, comme une vierge capturée par des démons et sur le point d’être sacrifiée. Disons un démon, pensa-t-il. Un seul. Un démon ivre de rhum, et quand ce n’est pas de rhum c’est de gin et quand ce n’est pas de gin c’est de bourbon ou de scotch, n’importe quoi qui se boive. Eh bien, tu es content maintenant ? Tu lui en fais vraiment voir. Tu lui as fait un joli cadeau mon gars.
Exactement selon les règles de tes frères démons. Tous nous faisons partie d’un groupe d’élite et ne pouvons agir autrement; sans oublier d’épingler notre insigne qui ne porte qu’un seul mot : Impuissance.
Si bien que si nous ne pouvons pas le faire d’une façon nous le faisons d’une autre. Quelques-uns d’entre nous assistent à des représentations privées de films pornographiques. D’autres à des revues spécialisées où le prix d’entrée est d’au moins quinze dollars. Mais ceci est par trop malsain pour la plupart d’entre nous. La plupart d’entre nous font de gros efforts pour rester sains, ou si vous voulez, pour rester des gentlemen, oh, et puis appelez ça comme vous voudrez, ce n’en est pas moins de l’hypocrisie et du mensonge. Alors c’est toujours la fête dans ce groupe; pas une manifestation qui soit authentique. En apparence, tu lui tranches la gorge en état de légitime défense, mais par en dessous, sous le rhum et sous toute ta sottise, tu avais des instincts meurtriers. Et maintenant, vas-y, essaye de le nier.
Essaye de nier que tu n’avais pas l’intention de faire une chose pareille, que tu ne la voulais pas. Mais n’oublie pas que tu ne peux pas ruser avec toi-même. Tu te connais à fond, tu vois bien au fond de toi-même. Tout ce que tu peux te dire c’est : j’ai vu quelque chose hier qui a déclenché quelque chose en moi, qui m’a fait partir en campagne à des fins destructrices. C’est exact, j’ai regardé par cette fenêtre et je l’ai vue au bord de la piscine en compagnie de ce nouvel ami d’un jour que nous avons appelé Nez plat ou Poil de carotte ou de n’importe quel autre surnom dont on pourrait rire. Mais, bien entendu, il n’y avait pas de quoi rire, et lorsque tu es sorti de l’hôtel en direction de Dieu sait où, c’était bien ce que tu penses qui te faisait agir et tu ne veux pas l’admettre. Et parce que tu étais complètement désemparé, il t’a manqué tout ce qu’il fallait pour descendre jusqu’à la piscine, les affronter et faire valoir tes droits sur cette femme. Pour te conduire en homme.
En homme ? Parlons-en ! Tes tripes étaient comme de la gelée jaune qui s’est mise à bouillir et à déborder et il t’est venu le besoin de cogner, de détruire.
Il l’entendit qui disait, « … si tu voulais bien m’en parler. »
« Sûrement, » dit-il « sûrement, je vais le faire. »
Mais il ne put continuer à partir de là. Ses paupières s’abaissèrent plusieurs fois et peu à peu un vague sourire se dessina sur ses lèvres. Un sourire désespéré, un sourire presque bête.
« Je t’en prie » dit-elle. « C’est très important que tu racontes. »
Le sourire disparut. Il opina du chef avec gravité. Et il commença son récit. Il trouva étonnamment facile de se rappeler les détails de la soirée précédente et son compte rendu fut précis et détaillé. « Alors je suis sorti de chez Winnie par une porte latérale et je me suis trouvé dans une ruelle. Je ne l’ai pas vu venir sur moi. Il a fait quelques tentatives avec une matraque et j’ai ramassé une bouteille vide. La bouteille s’est cassée et je me suis retrouvé sur le sol et il était encore en train de faire des essais avec sa matraque. Une de ses mains s’approchait de ma poche intérieure où je mets mon portefeuille. Ça doit être juste à ce moment là que je lui ai donné un coup avec la bouteille et que le bord cassé a perforé sa gorge. »
A nouveau elle ferma les yeux, et elle frémit d’horreur.
« Pardon », murmura-t-il, « mais c’est toi qui m’a demandé de te raconter. »
« Oui, c’est vrai. » Alors elle ouvrit les yeux et elle respira profondément. Un pli barra son front qui lui donna l’air d’une personne d’expérience et elle dit. « Est-ce que quelqu’un t’a vu ? »
« Je ne sais pas. Je ne crois pas. »
Elle fronçait encore les sourcils. Après quelques temps, elle dit, « Je crois que ça va aller, » Et son Iront s’adoucit, se détendit et elle lui sourit. « Il n’y a vraiment aucune raison de se faire du mauvais sang. »
« Je ne m’en fais pas, » dit-il. Il essaya de lui retourner son sourire. Mais son expression ressemblait plus à une pauvre grimace. Elle étudia son visage. Elle dit : « Essaye d’oublier tout ça, je t’en supplie. » « Pour sûr » dit-il, « J’essaye sur le champ. J’efface tout — il fit claquer ses doigts — en un clin d’œil. » Mais cela ne servit à rien. La pauvre grimace demeurait.
« Maintenant écoute-moi, » dit-elle, « D’après ce que tu me dis tu as agis en état de légitime défense. L’homme essayait de voler ton argent et tu avais parfaitement le droit de te protéger. Il n’y a certainement aucune raison d’être aussi bouleversé. »
« Tu as raison. Tu as absolument raison. »
« L’homme était un criminel et il a pris ses risques et il a perdu. C’est la seule façon de voir les choses. » Il acquiesça. Mais son visage tordu démentait ses propos.
Elle dit : « Cet après-midi je sortirai tes vêtements de la baignoire et je trouverai un moyen de m’en débarrasser. Ça ne devrait pas être très compliqué. Je les mettrai dans un sac et je les jetterai dans l’incinérateur. »
« Non, c’est moi qui m’occuperai de ça. »
« Je t’en supplie, James, laisse moi le faire. »
« Tu crois que je suis capable de cafouiller peut-être ? »
« Je n’ai pas dit … »
« Tu veux dire que je vais encore me saouler et que je ferai des bêtises et que tout sera gâché. C’est pas ça que tu veux dire ? »
« Eh bien … »
« Allez, dis-le, c’est ce que tu es en train de penser, non ? » Il dit cela doucement, presque aimablement. « Les choses sont plus faciles quand tu me dis exactement ce que tu penses. »
Elle ne le regardait pas. « Je trouve que tu as l’air si fatigué, si las … »
« Et je te fais de la peine.. »
« Tu es un type bien, James. Tu es très bien vraiment. »
« Ha-ha. Elle est bien bonne. »
« Si tu voulais seulement … »
« Si je pouvais seulement changer, » chantonna-t-il comme s’il avait un micro à la main. « Si seulement je cessais de boire, si je cessais enfin de broyer du noir, tralala, tralala, mais c’est une dure chose que tu me proposes … tralala lalere. Et.. »
« James … »
« Et alors, » continua-t-il en chantant d’une voix qui détonnait affreusement. « Je n’aurai plus la chance de reprendre ma romance … »
« Arrête. »
« Tu es le pire des cons, tu n’as rien dans ton pantalon … »
Il se désignait d’une manière accusatrice. « Tu … »
« Arrête ! Arrête ! »
« D’accord. » Il lui sourit, et lui envoya un baiser. Puis il se retourna, le visage enfoui dans son oreiller. En un rien de temps il avait sombré dans un profond sommeil.
Un sommeil agité. Le rythme en était tourmenté et au lieu d’être un total black-out, c’était plus comme des éclairs gris qui fusaient hors d’un écran noir. Bien que ses membres aient été immobiles, son cerveau tournait en rond essayant de fuir de grandes affiches. Toutes ces affiches disaient la même chose, et
Ce n’était pas de la publicité, mais un avis officiel, qui déclarait : « Cet homme a détruit un être humain et pas par accident, et ne le croyez pas lorsqu’il invoquera la légitime défense. C’est un tueur-né. Il était parti pour verser du sang et il en a versé, c’est tout. Est-ce que nous allons le laisser s’en sortir ? »
« Non, » marmonna t-il dans son sommeil. « Sûrement pas. »
Cora l’entendit. Elle ouvrit les yeux et jeta un coup d’œil sur son lit. Il était allongé sur le côté, et elle pouvait voir son visage tendu dans une grimace pénible. On aurait dit qu’il portait un masque et qu’il essayait de la faire fuir de peur.
C’est peut-être ce que je devrais faire, pensa-t-elle. Me séparer de lui. Sortir de ce lit, m’habiller et m’en aller, loin. Parce que maintenant, c’est vraiment la catastrophe. C’est comme si la terre tremblait et se fendait en deux, comme si les murs de ta propre maison s’écroulaient, et que si tu ne t’enfuyais pas, tu serais anéantie. Regarde-le, il est déjà écrasé, lui. C’est une épave, voilà ce qu’il est. Ce que tu vois, c’est une épave.
Oui, je crois qu’il a touché le fond. Je crois qu’il est allé jusqu’à sa destruction totale et qu’il n’y a rien que tu puisse faire pour lui maintenant.
As-tu pitié de lui ? Se demanda-t-elle. Non, tu ne le plains pas.
Il est responsable de ce qui lui arrive. Ça lui est venu petit à petit, d’abord lentement puis plus vite et finalement ça lui a éclaté en pleine figure et lui a fait faire la culbute.
Plusieurs culbutes. Des culbutes innombrables. Qui l’ont fait flotter au loin vers quelque endroit vertigineux, et fou où c’est toujours la fête. Mais regarde-le donc. Il a positivement l’air heureux. Il a l’air de dire qu’il aime cet endroit, il a pris la route pour s’y rendre et maintenant il y est et il trouve que c’est très bien, il s’y plaît. Alors tu vois bien qu’il n’y a pas de raison d’avoir pitié de lui.
Voici ce que je vais faire. Je vais le quitter. Oui, c’est ça que je vais faire. Tu vas vraiment le quitter ? Pour sûr. Que puis-je faire d’autre ? Est-ce que je peux laisser les choses aller de cette façon ? J’en ai assez, plus qu’assez. Je n’en peux plus.
Assez de quoi exactement ? Il faudrait que tu mettes tes réflexions noir sur blanc avant de répondre. Je crois que la réponse est que tu n’as que ce que tu mérites.
Depuis des années et des années que ça dure, ces neuf années avec lui pendant lesquelles, à cause de toi, il a vécu un enfer. Un enfer où tout aurait été de glace au lieu de feu, un enfer de glace où il a essayé en vain d’apporter une chaleur à laquelle tu ne voulais pas répondre, pour la bonne raison que tu ne le pouvais pas.
Il te tendait les bras et tu restais froide. Il t’étreignait et tu frissonnais. Sans prononcer un mot tu lui disais chaque fois. Non, non, pas ça. Alors, finalement cela a été comme si tu lui avais communiqué cette idée et il n’a plus insisté.
Je crois qu’il vaudrait mieux que tu cesses de faire des efforts.
Je veux dire cesser de lui trouver des excuses. Regarde les choses en face ma fille. Tu sais qu’il est du genre faible, très faible. S’il était un esprit fort, un cerveau puissant il n’aurait pas besoin de tout cet alcool. Mais il en a besoin. Il ne peut pas s’en passer, et cela le met au niveau des faibles, des ivrognes invétérés, des bouffons pas drôles qui sont toujours mêlés à des bagarres, qui vont de difficultés en difficultés.
Oui, c’est bien là qu’il est, dans cette catégorie là, cl lu ne l’en sortiras pas. Tu n’as rien à quoi te raccrocher si tu voulais le faire; rien que ce sourire bête et grimaçant sur ses lèvres …
Si seulement il était plus un homme …
Je veux dire, s’il ressemblait plus à comment s’appelle-t-il déjà ?
Comment s’appelle-t-il ? Pourquoi est-ce que je ne m’en souviens pas ?
Il était assis là sur la chaise longue, à me parler d’Ibsen et pendant tout ce temps là, je n’arrivais pas à me concentrer sur le sujet parce que je regardais ce qu’il était en train de me montrer. Il était en train de me montrer ses muscles saillants et son ventre dur comme un roc. J’aimerais bien qu’il soit ici en ce moment.
Que dis-tu ?
Qu’est-ce que tu veux dire par là, tu aimerais qu’il soit là en ce moment ? Ce n’est pas possible ! Tu ne peux pas vouloir dire ça. S’il essayait jamais de te toucher, tu deviendrais de glace. Peut-être même que tu appellerais au secours. Il a les mains si grandes, les doigts si épais, et il dégage une telle force et il te fait si peur, tu as tellement peur qu’il n’essaye de poser les mains sur toi, qu’il essaye de …
Cela ne doit pas arriver, se dit-elle. Il ne faut pas que je crée l’occasion. S’il essaye de me parler je le repousserai poliment, voilà ce que je ferai. Tu veux dire que tu essayeras de le faire. Comme tu es en train maintenant de te dire que cela ne doit pas arriver mais tu le voudrais bien, mais il ne faut pas que cela arrive, parce que c’est dégoûtant et honteux et affreux même d’y penser et veux-tu s’il te plaît te rappeler ce que disait Maman ? Elle disait, « Ne va pas te salir. » Tiens, pendant que j’y pense, j’ai envie de prendre un bain. Oui, il fait si chaud ici. Tellement chaud et poisseux, il doit faire au moins 38 degrés dans cette pièce. Ce lit est comme un four et toi, tu es comme du beurre qui commence à fondre dans une poêle. Mais laisse-moi te dire quelque chose; il n’est pas question de température. Est-ce que nous nous comprenons ? C’est cela, comprenons. Et, s’il vous plaît, levons-nous et sortons de ce lit pour prendre un bain.