CHAPITRE VII

Un passant indiqua au droujinnik la demeure de l’apothicaire. Artem se fraya un chemin parmi la foule qui emplissait la grand-rue, puis s’engagea dans une étroite ruelle bordée de modestes isbas. Il s’arrêta devant une maisonnette en rondins à un étage. Le portillon de la palissade basse à claire-voie n’était pas verrouillé. Artem traversa le petit jardin, gravit les marches du perron et frappa.

Ce fut Vesna qui lui ouvrit, vêtue d’une ample jupe foncée et d’un corsage blanc qui moulait sa poitrine. Tandis qu’elle s’inclinait, le droujinnik balbutia une formule de courtoisie, fasciné par sa beauté radieuse. Lorsqu’elle leva les yeux vers lui, il dut se faire violence pour détacher son regard du bleu profond de ses prunelles. Il cherchait ses mots quand Klim apparut près de sa femme.

— Boyard Artem, quel honneur de te recevoir ! brailla-t-il. Tu ne regretteras pas d’être venu. Je te ferai visiter mon officine, ma caverne de sorcier. Mais daigne entrer !

Klim aida son hôte à se débarrasser de sa légère cape grise. Lui-même portait une longue tunique à rayures qui rappelait la tenue des habitants des cités lointaines situées sur la route de la soie. Vesna les conduisit dans la plus grande pièce de la maison, celle où son époux recevait ses clients et ses hôtes de marque.

Artem promena son regard autour de lui. Le mobilier comportait une imposante table de travail et un fauteuil à haut dossier, une table basse et quatre autres sièges. Les murs étaient tapissés de rayonnages qui supportaient manuscrits à couverture métallique, volumes de parchemins, rouleaux d’écorce de bouleau et papyrus. Un petit escabeau disposé devant les étagères permettait d’atteindre les degrés supérieurs. Artem ne put réprimer une exclamation d’admiration : plusieurs érudits pourraient envier à Klim la richesse de sa bibliothèque. Devant l’enthousiasme du droujinnik, un sourire heureux illumina le visage du bossu.

— Sais-tu que je possède les œuvres de Galien et d’Hippocrate ? se vanta-t-il. Sans mentionner les livres indispensables dans mon métier, comme l’ouvrage sur les plantes médicinales de Paul d’Égine, ou le traité d’Isaac l’Hébreu… Mais voilà un véritable joyau : le Canon de la médecine du grand Abu ibn Sinā, ou Avicenne, ainsi qu’on l’appelle en Occident. Permets-moi de te le montrer !

L’apothicaire s’empara d’un manuscrit à reliure de cuir et argent. Une fine chaîne d’acier l’attachait à son rayon.

— Précaution de collectionneur ! commenta Klim en souriant tandis qu’il posait le codex sur sa table.

— Notre prince en use aussi dans le Dépôt des Livres, approuva Artem. Il a constitué ce dernier exprès pour permettre à tous ses sujets de consulter les ouvrages qui les intéressent.

— À qui le dis-tu ! J’ai été parmi les premiers à profiter de sa générosité, renchérit Klim, avant de lancer à son épouse : Ma mie, c’est la sécheresse, ma parole ! Vite, de quoi nous rafraîchir le gosier !

Tandis qu’Artem examinait le codex, Vesna apporta coupes, carafes et plats chargés de friandises. Ils s’installèrent tous trois autour de la table basse.

— Ainsi que tu as eu la courtoisie de me le proposer, commença Artem, j’aimerais que tu m’aides à identifier un parfum rare et précieux.

Il répéta fidèlement ce qu’il avait entendu de Philippos, mais aussi de Manouk le médecin. Dès qu’il se tut, l’apothicaire et sa femme échangèrent un regard entendu.

— Tu fais sûrement allusion au parfum d’Olga, boyard, avança Vesna. Ne sois pas surpris ! Tout le monde connaissait la belle fille d’Edrik, et la nouvelle de sa mort s’est répandue comme un feu dans la steppe. On évoque ce drame affreux en parlant d’un « meurtre aux aromates » !

Artem étouffa un juron. Comme souvent, la propension des gens à colporter des ragots risquait de compromettre l’enquête !

— Tu as raison, dame Vesna, acquiesça-t-il. Ce sont les propriétés de cette drogue qui m’intéressent. Je crois savoir qu’il s’agit d’un puissant aphrodisiaque.

— Dans ce cas, remarqua Klim en souriant, tu en sais plus que moi, boyard !

— Voyons, mon époux, et si c’était ce fameux élixir dont tu…

Vesna se mordit la langue tandis que l’apothicaire la dévisageait d’un air de reproche. Elle rougit comme une jeune fille et baissa les cils. Klim jeta un clin d’œil au droujinnik.

— J’ai une compagne merveilleuse, mais hélas ! la femme idéale n’existe pas. Toutes les filles d’Ève ont les mêmes défauts, et plus elles sont ignorantes, moins elles savent tenir leur langue !

Vesna bondit sur ses pieds et foudroya son mari du regard.

— Mes défauts ne te gênent point quand tu me demandes de t’assister ! rétorqua-t-elle. Je passe mon temps à trier, doser, peser les ingrédients, mesurer le temps de cuisson, surveiller tes fichues préparations…

Elle s’interrompit, hors d’haleine. Le bossu se releva à son tour, non sans mal, car il avait vidé à lui seul un pichet d’eau-de-vie aux airelles. Il prit tendrement les mains de Vesna et déposa un baiser sur chaque paume. Puis il l’enlaça par la taille et tenta de la faire asseoir, tout en vacillant dangereusement. Vesna céda et reprit place dans son fauteuil.

— En vérité, je suis un ingrat ! s’exclama Klim en se laissant retomber sur son siège. Vesnouchka m’a demandé de lui enseigner la science des plantes exprès pour me seconder dans mon travail. C’était son idée, et je l’ai approuvée. L’être humain doit toujours chercher à se dépasser, n’est-ce pas, boyard ? La plupart des gens, malheureusement, laissent leur esprit s’assoupir avec le temps.

— S’assoupir, c’est le mot ! lança Vesna. C’est ce qui risque de t’arriver si tu continues à boire, mon mari ! Tu ferais mieux de répondre aux questions du boyard sur cette potion odorante dont le meurtrier d’Olga s’est servi.

Klim haussa ses sourcils broussailleux.

— Pour l’heure, c’est toi qui sembles être la mieux informée grâce aux potins. Alors, dis-nous ce que tu appris ce matin au marché.

Vesna, qui avait recouvré son calme, se leva pour s’assurer qu’aucun domestique ne se trouvait dans le couloir. Elle referma soigneusement la porte et déclara :

— On dit que ce monstre s’est introduit dans la propriété tard dans la soirée et a réussi, on ne sait comment, à faire sortir Olga de la maison. Elle portait son fameux collier byzantin, ce qui n’étonne personne : tout le monde sait qu’elle se pavanait toute seule, affublée d’ornements comme si elle s’apprêtait à rompre le fromage… Bref, il paraît que le scélérat l’a envoûtée, purement et simplement, et cela, grâce à cette essence aromatique ! Il a pu la tenir à sa merci, le temps de satisfaire ses désirs impurs. Ensuite, il l’a sauvagement assassinée et dépouillée de son collier. Quand il l’a laissée, la malheureuse baignait dans son sang… Enfin, c’est ce qu’on raconte, se hâta-t-elle de conclure.

Le bossu vida sa coupe d’un trait et fixa Artem d’un œil glauque.

— Q-que le boyard veut-il savoir de plus ? hoqueta-t-il.

— De quelle façon agit cette drogue ? Quelle est la quantité nécessaire pour qu’elle produise son effet ? Et surtout, comment les riches débauchés peuvent-ils s’en procurer dans notre ville ?

— Allons, boyard, inutile de me cribler de questions ! répliqua Klim d’une voix pâteuse. Je ne connais point cette maudite substance. Mais puisque tu insistes… j’accepte d’effectuer quelques vérifications.

Au prix d’un effort considérable, il se remit debout, se traîna jusqu’aux rayonnages et choisit un manuscrit à reliure de bois, volumineux mais de modeste apparence. Il alla le disposer sur sa table de travail, repoussant d’un geste impérieux rouleaux d’écorce et parchemins empilés. Mais à peine s’était-il laissé glisser dans son fauteuil que sa tête retomba sur sa poitrine. L’instant d’après, on entendit un ronflement sonore entrecoupé de sifflements réguliers.

Artem se leva à son tour pour aller examiner le codex ouvert devant l’apothicaire. Écrit à l’encre noire, le texte était en grec, langue que le droujinnik parlait couramment, mais il avait du mal à déchiffrer les mots qui s’enchaînaient en lignes serrées. Il revint s’installer à sa place et fixa Vesna qui lui souriait.

— N’ordonne pas de nous châtier, mais ordonne de nous pardonner ! murmura-t-elle, s’efforçant de dissimuler son embarras grâce à cette formule cérémonieuse.

— Comment ne pas pardonner à une dame aussi gracieuse ? dit le droujinnik en lui rendant son sourire.

Il avala une gorgée d’hydromel et fit tourner sa coupe entre ses doigts pour se donner une contenance.

— C’est moi qui risque de manquer de courtoisie, reprit-il, le visage de nouveau grave. Je suis obligé de t’interroger sur ce dangereux élixir qui a été utilisé par le meurtrier d’Olga.

— Je jure par Notre-Sauveur que j’ignore la nature de cette substance, répondit Vesna en posant la main sur son cœur. Et si mon époux affirme qu’il ne possède pas d’informations à ce sujet, c’est qu’il en est ainsi. Ah ! tu comprendrais mieux si tu savais combien de parfums et de liqueurs aux vertus remarquables ont disparu à jamais !

Elle se leva et se mit à marcher de long en large dans la pièce. Son pas était souple et elle balançait légèrement des hanches ; sans être provocante, sa démarche était empreinte d’une sensualité tout animale.

— Il arrive que les disciples des grands savants perdent les secrets de leurs maîtres, poursuivit-elle, songeuse. De même, les héritiers des brillantes civilisations des temps jadis n’ont pas toujours sauvegardé les recettes de certaines préparations. Il n’existe de par le monde qu’une poignée d’érudits qui connaissent les méthodes et les procédés de l’apothicairerie ancienne. En toute honnêteté, j’ignore si mon mari en fait partie…

Vesna lança un regard oblique en direction de Klim qui continuait à ronfler, affalé dans son fauteuil. Puis elle secoua sa crinière rousse avec un air décidé et déclara :

— Quoi qu’il en soit, je désire t’aider, boyard. Je crois savoir de quel type de drogue il s’agit. Depuis tout à l’heure, je pense à l’une d’entre elles : le Sang d’Aphrodite.

Intrigué, Artem la dévisagea en silence. Vesna rapprocha son siège de celui du droujinnik et s’installa à ses côtés. Comme elle rajustait sa robe, Artem sentit son chaud parfum lui monter à la tête. Cette femme si naturelle était bien plus dangereuse que la pire des coquettes avec ses agaceries et minauderies !

— Un mythe de la Grèce antique est à l’origine de ce nom, expliqua Vesna. Selon cette légende, Myrrha, fille de roi, prétendait égaler Aphrodite en beauté. Pour se venger, la déesse provoqua une liaison incestueuse entre le père et sa fille à l’insu du père. Dès que celui-ci prit conscience de ce qui s’était produit, il décida de tuer sa fille. Pour la protéger, les dieux la changèrent en arbre au sein duquel se développa le fruit de cette liaison coupable : c’était Adonis, l’enfant aromatique par excellence, qui, pour venir au monde, dut briser l’écorce de l’arbre à myrrhe. À sa naissance, Adonis est recueilli par Aphrodite, la déesse de l’Amour et de la Beauté… Mais il est élevé par Perséphone, la déesse des Enfers ! Le bel éphèbe est prisonnier de ces deux puissances divines, l’une l’attirant vers le haut, l’autre vers le bas.

Pendant qu’elle parlait, Artem se remémorait les lectures de sa jeunesse. Il remarqua :

— Voilà qui définit le rapport entre la nature divine et éternelle des aromates et l’origine terrestre de l’homme, dont le corps est voué à la mort et à la corruption. Je me demande si le grand Homère ne dit pas quelque chose à ce propos…

— J’ignorais que tu connaissais si bien la poésie grecque, boyard ! Dans l’Iliade, Thétis, la mère d’Achille, lui promet de préserver de la putréfaction le corps de son ami Patrocle. Elle instille au fond des narines du mort de l’ambroisie ainsi que du rouge nectar pour que sa chair demeure toujours inaltérée.

— Du diable si je me souvenais de ces détails ! avoua Artem en riant. Mais revenons au Sang d’Aphrodite.

— Adonis devint l’amant d’Aphrodite. Alors Perséphone informa Artémis des plaisirs auxquels goûtaient sa belle rivale et l’éphèbe. La chaste Artémis décida de punir l’amant aromatique. Au cours d’une partie de chasse, elle le fit mettre en pièces par un sanglier furieux. Cependant, Aphrodite parcourait toute l’Hellade à la recherche de son amant-enfant. En voulant lui porter secours, elle piqua ses tendres chevilles à un buisson de roses blanches, les empourprant du sang de ses blessures. C’est ainsi que naquirent les roses rouges. Adonis mourut dans les bras d’Aphrodite, colorant lui aussi avec son sang les fleurs environnantes : les anémones ont donc la couleur de son sang et sa fragilité, s’effeuillant au moindre souffle.

— C’est ainsi qu’on baptisa cet élixir parfumé le Sang d’Aphrodite, ponctua Artem. Il y a sûrement un lien entre les senteurs les plus suaves et quelque rituel sanglant de la Grèce antique ! Mais il y a une chose qui m’échappe, avoua-t-il, soudain gêné. Le plaisir olfactif saurait-il être à l’origine de la jouissance suprême ?

— Cela s’explique facilement ! s’exclama Vesna, dont les joues se colorèrent. Si mes propos te paraissent trop libres ou déplacés, ajouta-t-elle, j’implore ton indulgence, boyard ! Je ne fais que répéter ce que mon époux m’a appris en même temps que son métier d’apothicaire.

— Loin de moi une telle pensée ! protesta le droujinnik avec ardeur. J’admire tes connaissances, dame Vesna, et je suis fasciné par ton discours.

La jeune femme rougit de plus belle. Puis son visage s’illumina d’un sourire, ses yeux bleus pétillèrent de malice.

— Je te remercie, boyard. Cependant, pour éviter tout malentendu, je vais poursuivre en citant ce philosophe grec que notre sainte mère l’Église ne condamne pas entièrement : l’illustre Platon ! Comment décrit-il la jouissance suscitée par les senteurs ?

Elle s’interrompit et fronça les sourcils, cherchant ses mots.

— Selon Platon, le plaisir olfactif se produit soudainement, avec une intensité extraordinaire. Il est « vrai », c’est-à-dire pur comme celui de la vue et de l’ouïe, ou encore celui de la science. Les aromates procurent des plénitudes intenses, plaisantes, pures de toute douleur…

— … alors que leur manque n’est ni pénible ni sensible, grommela Klim en terminant la phrase commencée par Vesna.

L’apothicaire s’étira, s’extirpant de son fauteuil, sa tignasse poivre et sel en bataille.

— Mais de quoi causez-vous, les amis ? s’enquit-il d’une voix de rogomme.

Les yeux ronds, il les dévisageait d’un air ahuri, tandis que sa bouche s’ouvrait dans un bâillement féroce, tellement comique qu’Artem et Vesna éclatèrent de rire.

Le bossu reprit sa place auprès de son épouse, tandis qu’elle lui expliquait sur quoi roulait la conversation.

— Quel diable d’homme, ce Platon ! se réjouit bruyamment Klim. Peu de philosophes ont su décrire si bien le ravissement suscité par les aromates. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas sans danger pour la Cité : selon lui, ces « superfluités trop délicieuses » risquent de corrompre les jeunes gens ! Bref, après avoir loué les aromates, Platon met en garde contre ces plaisirs érotiques « goûtés parmi les nuages d’encens, les parfums, les couronnes de fleurs ».

— Pour revenir à Homère, reprit Vesna, le pouvoir de séduction d’Hélène de Troie tenait à son parfum, dont la formule secrète lui fut transmise par sa vieille suivante égyptienne !

— J’aimerais, moi, revenir au parfum dont s’est servi l’assassin d’Olga, insista le droujinnik. Dame Vesna, qu’est-ce qui te fait croire qu’il s’agit du Sang d’Aphrodite ?

— Il ne faut pas l’écouter ! protesta Klim. Même moi, je serais incapable d’identifier l’élixir nommé le Sang d’Aphrodite. Quant au parfum utilisé par le meurtrier, qu’avons-nous comme sources d’information ? Un mythe et des ragots ! C’est un peu vague, non ?

— Il y a aussi la description fournie par le boyard, riposta Vesna. Les mots qu’il a employés me rappellent la manière dont certains érudits évoquent ce parfum. J’ai bonne mémoire, mon mari, tu le sais ! Et puis, il y a ce pouvoir d’envoûtement qu’on attribue à cet élixir. Certains parlent d’un aphrodisiaque, d’autres d’un philtre magique… Pour moi, il est fort possible que ce soit le Sang d’Aphrodite.

— Ainsi, un ou plusieurs individus se trouvant ici, à Tchernigov, seraient en possession d’une redoutable drogue qui vient de la nuit des temps, résuma Artem. Elle doit coûter une fortune ! Olga était elle-même fort riche…

Il laissa sa phrase en suspens. L’apothicaire écarta les bras d’un geste emphatique.

— Impossible ! La malheureuse jouvencelle ignorait jusqu’à l’existence de cet élixir introuvable – tout comme la plupart des habitants de notre ville. Mais admettons que son assassin, quant à lui, ait pu s’en procurer. Comment ? Cela me dépasse ! Le secret de cette formule est égaré, oublié. En outre, personne ne possède le savoir-faire nécessaire pour réussir cette préparation !

— Je crois que le criminel s’est bel et bien servi de ce parfum et qu’il connaît parfaitement le mythe des amours d’Aphrodite et d’Adonis, observa le droujinnik d’un ton sombre. On dirait qu’il s’est inspiré de je ne sais quel ancien rite sacrificiel lié à cette légende !

— Ah ! Là, je suis d’accord, approuva le bossu en secouant sa tignasse grisonnante. Le sens originel du mythe nous échappe, mais il est lié au sang et à la mort. La séduction, la sauvagerie et le crime préludent à la naissance d’Adonis et consacrent sa fin. L’enfant de la myrrhe est l’amant de deux déesses : celle de l’Amour, mais aussi celle du royaume des morts. Sa précocité sexuelle apporte un surcroît d’érotisme à l’acte de l’amour, elle favorise le déchaînement des sens…

Klim s’interrompit pour avaler une gorgée d’hydromel.

— … et mène à la stérilité, l’inverse du mariage ! assena-t-il en levant l’index dans un geste éloquent. Les aromates doivent être brûlés et envoyés en volutes de fumée vers les dieux, ou encore répandus en onctions sacrées sur les statues. Mais un être humain, si parfumé soit-il, ne peut échapper à sa condition de mortel, liée à la digestion et à la putréfaction. Celui ou celle qui ravit les grâces dues aux divinités risque de sombrer dans la bestialité du désir et finit par être sacrifié à l’instar de l’amant aromatique !

Ayant terminé sa tirade, Klim dévisagea ses interlocuteurs avec satisfaction, clignant des yeux d’un air ironique. Artem étouffa un soupir d’agacement. Il en avait assez de cette sinistre légende, d’autant que la réalité la dépassait en horreur, et de loin.

— Je te remercie pour ces précieux éclaircissements, dit-il avec lassitude. Pour revenir au meurtre d’Olga, s’il s’agit du Sang d’Aphrodite…

Il leva la main pour faire taire Klim qui grommelait des protestations en roulant des yeux indignés.

— Ce n’est qu’une hypothèse, concéda-t-il. Comme toi, j’ai du mal à imaginer la fille du boyard Edrik se procurant cette potion qui éveille le désir charnel. L’intrus l’avait donc apportée avec lui et s’en est servi au cours de la nuit. Mais je doute qu’il ait envoûté sa victime.

Artem se tut. Il croisa le regard de Vesna et le soutint.

— Tu veux dire… ? Mais bien sûr, ça tombe sous le sens ! s’écria la jeune femme. Olga n’a point succombé à un philtre magique. Elle n’a pas été tuée par hasard – je veux dire que le meurtrier n’était nullement un quelconque vagabond. Par le Christ, qui aurait cru… La prude, la fière Olga avait un amant, et ils pimentaient leurs ébats en utilisant cet élixir !

— Par le cul du Diable, qu’en sais-tu ? gronda Klim. Ah, les bonnes femmes, toujours prêtes à cancaner ! Voilà le genre de remarque qui donne naissance aux bruits les plus infamants.

— La supposition de ton épouse n’a rien d’invraisemblable, souligna Artem.

Klim claqua des lèvres.

— Même si le meurtrier avait pu se procurer le Sang d’Aphrodite, qu’est-ce que ça prouve ? Peut-être a-t-il violenté Olga avant de la tuer et de dérober le collier byzantin.

— Un violeur anonyme, recourir à un aphrodisiaque ? Absurde ! railla Vesna. Cela prouve plutôt que le meurtrier n’a pas prémédité son acte. Il a pu tuer Olga dans un accès de colère… Mais c’est bien son amoureux qui l’a assassinée ! J’en suis certaine, je le sens au fond de moi !

— Allons, inutile de se disputer, intervint le droujinnik. Quelle que soit l’identité de l’assassin, il y a de fortes chances qu’il se soit servi du Sang d’Aphrodite. Ce philtre se trouve quelque part ici, à Tchernigov… Et j’ai du mal à croire que le savant apothicaire Klim n’en ait jamais détenu, ne serait-ce qu’une petite quantité !

— Pas une goutte ! s’exclama le bossu en roulant ses yeux noirs et brillants comme des billes. Je peux te le jurer sur les reliques de saint Nicolas le Thaumaturge !

Artem balaya ses propos d’un revers de la main.

— Tu es bien imprudent de jurer sur les saintes reliques de qui que ce soit. Quant au fameux élixir, son nom est indissociable du mythe que dame Vesna m’a conté. C’est bien du sang de la déesse que naissent les fleurs les plus odorantes. Voilà qui fait songer à certains rites où le sang des sacrifices qu’on faisait aux dieux se mêlait aux libations parfumées… Je me trompe ?

Le bossu s’agita sur son siège.

— Ce sont là des pratiques fort anciennes, éluda-t-il. Quant à savoir si l’assassin d’Olga s’est livré à un rituel de ce genre, c’est à toi de le découvrir !

— Et que penses-tu du meurtrier ? interrogea Artem en dardant sur l’apothicaire le regard aigu de ses yeux gris acier.

Klim écarta les bras.

— Difficile à dire ! Si c’est l’amant d’Olga qui a fait le coup, alors la malheureuse a sûrement été victime de la jalousie maladive de cet individu. Qu’il ait voulu évoquer un rite ancien ou non, c’est un homme aux humeurs viciées et à l’esprit troublé. Ou encore…

— Ou encore ? le pressa le droujinnik.

— Cela pourrait être quelqu’un qui s’adonne à la magie noire. Les sorciers ont toujours aimé le sang !

Artem détourna les yeux, réprimant un frisson involontaire. La magie noire ? Non, il ne s’agissait point de sorcellerie ni de rites sataniques, mais de la perversité humaine, dont il savait par expérience reconnaître les signes. Toutes les diableries du monde ne suffiraient pas pour expliquer certaines actions qui obéissent à un penchant bestial, une force primitive et irrésistible : l’attirance du Mal.

Après un silence, le droujinnik dit à mi-voix, comme s’il se parlait à lui-même :

— Notre homme n’est pas un mage, ni d’ailleurs un possédé. Sa folie est d’une autre nature. Je ne vais pas m’étendre là-dessus maintenant. Ce qui compte, c’est que l’assassin connaît le mythe et qu’il s’en sert parce que ça l’arrange.

Artem marqua une pause avant de poursuivre en fixant l’apothicaire :

— Quoi que tu dises, vénérable Klim, cet homme utilise cet élixir que tu prétends introuvable aussi souvent qu’il en a besoin ! Il a choisi la drogue la plus efficace pour exciter les plaisirs des sens. Toutefois, il ne peut accéder à la jouissance suprême qu’en suppliciant ses victimes et en les mettant à mort. Voilà pourquoi il tient à célébrer ce rituel qui date des temps immémoriaux. Je suis persuadé qu’il a déjà commis ce genre de meurtres par le passé… Et fatalement, il continuera !

Ayant lancé un dernier regard vers Vesna, le droujinnik remercia ses hôtes et prit congé.