CHAPITRE XXI

Après s’être régalé d’une friture de carpes, Philippos sortit de la taverne et se dirigea vers la résidence princière. Une idée lui trottait dans la tête, mais elle était encore trop vague. Il songea au talisman d’Artem. Et s’il essayait de s’en inspirer pour mettre de l’ordre dans ses pensées ? Il s’efforça de se représenter le cryptogramme et de s’identifier en pensée à la petite silhouette gravée sur la pierre. Dans son imagination, sa tête prit la forme de la coupe symbolique qui allait recueillir les « Eaux Supérieures ». Puis tout son corps devint un récipient vide, prêt à résonner comme une conque et à vibrer au contact des vagues célestes. Coupe… récipient… flacon… C’était bien la fameuse aryballe qui était au centre de toute cette affaire…

Soudain, il eut comme une illumination, et il murmura un nom. Bien sûr ! Par quelque côté qu’on prenne le problème, la même réponse et le même nom s’imposaient ! Philippos se sentit comme grisé. L’instant d’après, la solution lui parut tellement évidente qu’il se dit qu’Artem y était déjà parvenu de son côté. Il n’avait plus qu’une hâte : entendre le droujinnik confirmer sa découverte et coordonner avec lui la suite des opérations. Il se mit à courir de toutes ses forces et atteignit la résidence en quelques minutes. Il passa en trombe sous le portail, rejoignit le pavillon qu’il occupait avec le boyard et monta l’escalier quatre à quatre. Mais le cabinet de travail d’Artem était vide.

Philippos se précipita au-dehors. Alors qu’il reprenait son souffle devant le pavillon, il vit arriver les Varlets. L’expression du géant blond trahissait une vive anxiété, et même l’impassible Vassili affichait un air soucieux.

— Vous cherchez Artem, vous aussi ? s’enquit le garçon en guise de salutation. Il n’est pas chez lui, il doit être chez le prince !

Les Varlets firent demi-tour, et les trois amis se dirigèrent ensemble vers le palais. L’un des gardes les informa que, bien que Vladimir souhaitât s’entretenir avec Artem dans ses appartements, celui-ci ne s’y était pas encore présenté. Ils ressortirent pour se rendre au Tribunal ; là aussi, le soldat posté à l’entrée déclara :

— L’ordre a été donné qu’on cherche le boyard, mais il est introuvable ! Personne ne l’a vu depuis un bon moment.

Ils retournèrent dans la grand-cour et s’éloignèrent du palais pour discuter à l’abri des oreilles indiscrètes. Mitko gronda à mi-voix :

— Le prince peut attendre, mais nous, c’est plus urgent ! Le boyard nous a dit qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Il nous a confié une mission capitale !

— Nous n’avons pas le droit d’en dire davantage, souligna Vassili avec un regard appuyé à l’adresse de Mitko.

— Allez, ne me faites pas languir ! supplia Philippos. Artem m’a permis de participer à l’enquête, vous ne l’ignorez point !

— Le boyard nous a chargés d’intercepter le coupable, chuchota Mitko en gonflant les joues d’un air important.

— Dites-moi son nom ! pressa le garçon. J’ai deviné de qui il s’agit, mais j’ai besoin de l’entendre de votre bouche.

Les Varlets échangèrent un coup d’œil. Sur un signe de Vassili, Mitko se pencha vers Philippos et lui murmura un nom à l’oreille.

— J’ai vu juste ! s’exclama le garçon avec un sourire radieux.

— C’est bien beau, mais l’oiseau s’est envolé, grommela le colosse. Où diable a-t-il bien pu passer ? Artem s’est-il lancé seul à sa poursuite ?

— Il se serait débrouillé pour vous en avertir, protesta Philippos. D’ailleurs…

Il se mordit la langue. En fait, il pensait savoir où était le droujinnik : il avait dû se précipiter chez Vesna pour s’assurer qu’elle ne courait aucun danger. Artem pensait certainement qu’aucune femme ne serait à l’abri tant que le meurtrier ne serait pas sous les verrous. Une fois tranquillisé, il ne tarderait pas à revenir au palais.

Soudain, Philippos se figea, tandis qu’un souvenir angoissant s’imposait à son esprit. Et si… ? Vue sous cet angle, la situation prenait une tout autre tournure. Vesna pouvait bel et bien être en danger ! Et pour peu qu’Artem ait été retenu ailleurs, elle risquait de se retrouver seule face à l’assassin… Mais alors, songea Philippos, c’était à lui d’assurer la protection de Vesna ! Il venait de perdre sa bien-aimée, et pour rien au monde il ne voudrait que la même chose arrive au boyard ! Ces pensées avaient traversé son esprit en un éclair. Les Varlets se consultaient à voix basse quand il leur lança :

— Il faut que j’aille vérifier quelque chose ! Je reviens dans un petit moment.

Mitko hocha la tête.

— Nous, on va chez le prince. En l’absence du boyard, c’est à Vladimir qu’on doit faire notre rapport. Si tu vois Artem, dis-lui…

— Je sais, je sais ! fit le garçon qui s’élançait déjà vers le portail.

Quelques minutes plus tard, il avait rejoint la maison de l’apothicaire. Il monta les marches du perron et frappa avec impatience. Une jeune servante au visage grêlé, ses cheveux nattés recouverts d’un fichu, vint lui ouvrir. Elle le considéra avec une expression revêche, sans l’inviter à entrer.

— Dame Vesna est-elle là ? souffla Philippos, hors d’haleine.

— Ma maîtresse est sortie, répondit la servante avant d’ajouter : Et ce n’est pas la peine de l’attendre ! Dieu seul sait quand elle sera de retour.

— Comment ça ? s’inquiéta Philippos. Il ne lui est rien arrivé de fâcheux, au moins ?

— Quand ce serait le cas, elle ne pourrait s’en prendre qu’à elle-même ! rétorqua la jeune femme en se renfrognant encore plus.

— De grâce, explique-toi ! la pria le garçon. Tu ne dois rien me cacher, je suis le fils…

— Je me souviens de toi et de ton père, le coupa-t-elle. Moi, je suis Mania, la servante de feu maître Klim. Et je vais te dire, moi : ce n’est pas comme ça qu’une bonne orthodoxe devrait se conduire ! Mon maître vient de trépasser, toute la maisonnée est en deuil… Et la veuve, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle enfile sa robe des jours de fête et s’envole en compagnie d’un galant !

Philippos sentit son sang se glacer dans ses veines.

— Cet homme, comment était-il ?

La servante cracha par terre.

— Un dévergondé sans foi ni loi, bien qu’il s’attife comme un boyard, avec sa cape soyeuse et son caftan rebrodé d’or. Il avait aussi une jolie paire de chevaux. J’ai tout vu, tout entendu ! Je suis sortie sur le perron une minute, et qu’est-ce que je vois ? Ma maîtresse vêtue de sa plus jolie robe qui discute avec ce vaurien près du portillon. Ils avaient l’air fort heureux ensemble et parlaient d’aller faire un tour. Je suis sûre qu’ils avaient tout manigancé à l’avance ! Sinon, pourquoi qu’il est arrivé avec deux chevaux sellés ?

— Où voulait-il l’emmener ? A-t-il mentionné un lieu particulier ? s’enquit Philippos, la mort dans l’âme.

— Il a proposé à ma maîtresse d’aller visiter je ne sais quel pavillon de chasse dans la forêt. Ah ! si mon bon maître pouvait voir ça ! Tant qu’il était vivant, elle filait droit !… Mais pourquoi, pourquoi qu’elle s’est laissé emmener par ce diable d’homme ? Demain, les voisins n’auront que ça à la bouche, c’est une honte !

La servante s’interrompit et fondit en larmes. Philippos tenta de la calmer :

— Ta maîtresse n’a rien fait de mal. Elle cherche seulement à aider mon père à attraper un dangereux criminel. Maintenant, arrête de pleurer et essaie de te rappeler tout ce que cet homme a dit.

La jeune femme parvint à se ressaisir et reprit la parole en reniflant :

— Au début, ma maîtresse ne voulait pas y aller, mais l’autre lascar a insisté : « C’est le meilleur endroit pour discuter sans être dérangés. » Elle a demandé si c’était loin, et il a répondu que c’était tout près de la porte sud et qu’il fallait prendre la grand-route jusqu’au croisement marqué par une grosse pierre. Ma maîtresse s’est mise à rire : « Une grosse pierre couverte d’inscriptions ? Comme dans les anciennes légendes ? » Et lui : « Oui, c’est comme ce preux qui s’arrête à une croisée de chemins pour deviner les mises en garde à propos du sort qui l’attend. Mais toi et moi, on n’a pas besoin de lire l’avenir ! » Et puis il a ajouté quelque chose sur la magie – la magie du moment, comme quoi il n’y a que ça qui compte… Du diable si j’y entends quelque chose !

— Peu importe ! J’ai compris : il s’agit d’un repère sur la route de Kiev. Continue ! A-t-il évoqué le chemin qui mène au pavillon ?

— Il a encore parlé de légendes ! Le preux choisit de tourner à droite et prend un sentier qui s’enfonce dans la forêt… C’est tout ce que je me rappelle. Alors ma maîtresse a protesté : inutile d’aller si loin, qu’elle a dit. Et lui : « Nous discuterons en chemin et nous ferons demi-tour quand tu voudras. » Puis il l’a aidée à monter, il a enfourché l’autre cheval et ils sont partis comme une flèche. Oh ! Est-ce qu’on va seulement la revoir, ma maîtresse ? gémit la servante.

— Ne t’inquiète donc pas, je la ramènerai ! promit Philippos. Grâce à tes indications, je retrouverai dame Vesna !

Il rebroussa chemin, regagna la résidence et interrogea les gardes : Artem demeurait introuvable. Tant pis, décida le garçon, il agirait seul, car Vesna était en danger de mort ! À l’évidence, elle avait bravé l’interdiction d’Artem et tenté d’attirer sur elle l’attention du meurtrier aux aromates. Mais elle avait fini par tomber elle-même dans le piège de l’assassin ! Maintenant, chaque minute comptait. Il alla chercher chez lui son épée puis se précipita aux écuries pour reprendre sa monture favorite, l’étalon noir. Il sauta en selle et s’élança le long de la grand-rue sans faire attention aux passants qui s’écartaient en l’abreuvant d’injures. Ayant franchi la porte sud, il prit la grand-route de Kiev et lança son cheval au galop.

Il se sentait plein de détermination. Son adversaire avait plus d’expérience et maîtrisait le combat à l’épée mieux que lui, mais Philippos comptait sur l’effet de surprise. Il ne se souciait que du chemin qu’il lui restait à faire : le crépuscule tombait, et il ne lui serait pas facile de s’orienter dans la forêt à la nuit tombée.

Bientôt, il arriva à un croisement qu’il identifia grâce à une grosse pierre couverte de mousse et de quelques signes étranges. Sans prendre la peine de les déchiffrer, il tourna à droite et ralentit l’allure, fouillant du regard les abords de la route. Après s’être frayé un chemin à travers l’épais taillis, il aperçut un sentier qui s’engouffrait dans les sous-bois, si étroit que Philippos dut mettre sa monture au pas. Il se dit que le pavillon de chasse ne pouvait plus être bien loin, car l’homme ne tenait sûrement pas à épuiser sa proie par une longue errance à travers la forêt. Ayant parcouru une cinquantaine de coudées, il estima qu’il avancerait plus vite à pied. Il descendit de cheval à l’endroit où la sente s’élargissait un peu, attacha l’animal à un arbre et poursuivit son chemin. Pour avoir vécu dans la forêt une partie de son enfance, il s’y sentait parfaitement à l’aise. Il marchait d’un pas souple et sûr, écoutant les bruits nocturnes qui troublaient le silence : les ululements des oiseaux de nuit, le chant plaintif de la chouette, le coassement des grenouilles et mille autres murmures, bourdonnements, frémissements. En levant la tête, il pouvait distinguer la lune voguant au-dessus des cimes des arbres qui se découpaient sur le ciel assombri.

Le sentier finit par déboucher sur une clairière. La lumière pâle de la lune baignait une maison de bois au toit à double pente. Elle était flanquée d’un perron bas surmonté d’un auvent dont l’ombre cachait la porte d’entrée. Deux fenêtres, l’une très lumineuse, l’autre plongée dans le noir, devaient correspondre à deux pièces séparées. À l’évidence, l’assassin se croyait en sécurité, car les solides volets étaient grands ouverts. Philippos atteignit la maison en quelques enjambées, se plaqua contre le mur et avança vers la fenêtre éclairée. Il connaissait l’identité de l’assassin et se doutait bien de ce qui se passait à l’intérieur. Il espérait seulement qu’il n’était pas arrivé trop tard pour sauver Vesna !

Ce fut la jeune femme qu’il aperçut en premier. Vêtue d’une robe rouge rebrodée d’argent, elle était assise sur un tapis de laine au fond de la pièce. Elle se tenait immobile et avait une expression étrangement absente, comme hébétée ; sans doute avait-elle été droguée, pensa le garçon. À côté d’elle, une table basse supportait un chandelier garni de bougies qui éclairaient un plateau chargé de fruits, un pichet en terre cuite et deux coupes à moitié pleines. Philippos grimpa sur le rebord de la fenêtre et embrassa du regard la pièce spacieuse dont l’intérieur n’évoquait en rien un pavillon de chasse : un haut candélabre en cuivre ouvragé illuminait le plancher bien ciré, les murs ornés de tentures aux couleurs vives, des mets froids disposés à même le sol, et, dans l’angle, un grand lit à baldaquin.

Philippos ne put réprimer un frisson en fixant celui qui avait plusieurs morts sur la conscience et qui s’apprêtait à ajouter Vesna à la liste de ses victimes. Il se tenait debout au milieu de la pièce, les yeux rivés sur la jeune femme.

— Comme tu es belle, ma mie ! susurra Igor. Combien de fois ai-je admiré ce cou de cygne, ces épaules et cette gorge d’albâtre taillées comme celles d’Aphrodite. Il me tarde de contempler ces formes enchanteresses dans leur divine nudité !

Le garçon songea qu’il n’avait rien vu de plus hideux que ce visage enflammé de la plus brutale concupiscence et ce regard lascif qui semblait se coller à la peau de Vesna. Igor n’était vêtu que d’une paire de chausses foncées, sa puissante poitrine couverte d’une toison châtain doré, de la même teinte que sa chevelure. Sa tunique de lin, son caftan en soie mordorée, sa cape bleu nuit et ses bottes de cavalier étaient négligemment posés sur une fourrure étalée sur le sol près de la porte d’entrée.

— Mais d’abord, poursuivit-il, laisse-moi te parfumer : quelques gouttes dans tes cheveux, au creux de ton cou… Puis nous goûterons ensemble cette liqueur magique. Tu verras, elle est aussi ensorcelante qu’un philtre d’amour ! Tu sentiras le désir monter et se répandre en toi comme un feu liquide.

Tout en parlant, il s’éloigna vers la porte, se pencha et tendit la main pour ramasser son caftan.

Au même instant, Philippos pénétra d’un bond dans la pièce, l’épée au poing, et s’élança vers Igor. Celui-ci leva les bras d’un geste instinctif, les yeux écarquillés de stupeur. Philippos brandit son arme, puis esquissa un brusque mouvement de jambes : c’était le croche-pied redoutable que les Varlets lui avaient enseigné avec d’autres tours d’adresse. Igor perdit l’équilibre et s’effondra. Dirigeant son épée vers le cœur de son adversaire, Philippos s’écria d’une voix terrible, enrouée par la rage :

— Pas un geste ! Ne bouge plus – ou je te cloue au sol comme un rat, comme la bête répugnante que tu es !

Étalé à ses pieds, Igor le fixait d’un air ahuri. Le garçon se pencha vers lui pour s’assurer qu’aucune arme n’était dissimulée dans les poches et les plis de son ample pantalon. Il rejeta d’un coup de pied le caftan et le ceinturon auquel était attaché un long poignard.

— Debout ! ordonna-t-il en écartant son épée. Et surtout, pas de gestes brusques ! Sinon, je t’embroche avant que tu puisses dire un mot !

Pendant qu’Igor se relevait, Philippos recula et jeta un regard vers la jeune veuve. Elle était prise de frissons et fit entendre un son inarticulé.

— Courage, dame Vesna ! lui lança le garçon. Tiens bon, tu seras bientôt libre !

Puis il menaça de son épée Igor qui avait repris contenance et enchaîna :

— Tu l’as droguée, hein ? Espèce de monstre maudit par Dieu et les hommes, tu vas enfin payer pour tous tes crimes. Combien de victimes innocentes as-tu sacrifiées pour satisfaire tes goûts pervers ?

— Pauvre nigaud ! lâcha Igor. Je te croyais moins sot. Mes « victimes », comme tu dis, étaient loin d’être innocentes… Et elles étaient toutes consentantes ! Quant à mes goûts, ce n’est pas à un blanc-bec d’en juger.

— Le blanc-bec se contentera de te châtier ! Je n’ai pas assez de patience pour attendre le verdict du Tribunal, tu me dégoûtes trop. Le boyard Artem est persuadé que tu as le cerveau dérangé, mais je ne suis pas de cet avis, malgré l’énormité de tes crimes. Tu t’en prends à de faibles femmes et tu leur fais tourner la tête. Le bel exploit ! Il ne te suffit pas de les contraindre à l’acte charnel, il faut encore qu’elles soient humiliées… À propos, préfères-tu les parfumer de leur vivant – ou un peu plus tard, lorsque tu t’acharnes sur leur cadavre ?

Igor s’empourpra de fureur, mais parvint à se dominer.

— Qui est fou, de nous deux ? cracha-t-il avec mépris. Tu t’introduis ici comme un voleur, tu te rues sur moi comme un enragé, tu tiens des propos délirants… C’est l’enquête de ton père qui t’a troublé l’esprit ? Allez, cesse d’agiter ce morceau de ferraille qui te sert d’épée et pose-le sur le sol ; ne m’oblige pas à te désarmer !

Il s’avança vers Philippos, mais celui-ci le fit reculer en brandissant son arme.

— Reste où tu es ! Je t’ai prévenu : un geste imprudent, et je te passe mon épée au travers du corps ! Au fait, le mandat d’arrêt est signé, ajouta-t-il avec une feinte assurance. Le boyard Artem et les Varlets ne vont pas tarder à nous rejoindre. En attendant, c’est moi qui commande !

Igor leva les yeux au ciel d’un air excédé.

— La plaisanterie a assez duré ! Qu’un jeune benêt montre un excès de zèle, c’est compréhensible, bien qu’impardonnable. Mais que le perspicace boyard Artem se laisse abuser par des commérages malveillants… je refuse de le croire ! Je sais qu’il abhorre la luxure, mais je compte sur son jugement et sa connaissance du cœur humain. Il sait bien qu’un amateur du beau sexe ne ferait jamais de mal à une femme !

— Épargne-moi tes tirades et tes grimaces, jeta Philippos, dégoûté. Je t’ai pris en flagrant délit ! Tu t’apprêtais à accomplir ce rituel barbare qui précède chacun de tes crimes : parfumer ta victime et lui faire boire cet élixir qui fouette le sang.

Igor émit un rire forcé.

— Petit sot ! Apprends à ne point prendre pour lanternes des vessies, avant d’aller jouer les limiers ! Moi aussi, je connais les rumeurs concernant le meurtrier aux aromates, mais cette sombre histoire n’a rien à voir avec moi. J’ignorais que ce fou avait lui aussi un penchant pour les parfums capiteux.

— Tu mens ! lâcha Philippos entre ses dents. Et puis, il ne s’agit pas de n’importe quel parfum, mais du Sang d’Aphrodite.

— En effet, j’aime cet élixir et je m’en sers volontiers. Mais je ne suis pas un pervers, et je n’ai jamais pris une femme de force. Quant à cette diablesse de Vesna, elle m’a aguiché et a accepté de me suivre jusqu’ici, avant de changer d’avis. Une véritable girouette ! Alors je lui ai donné de quoi se détendre dans l’espoir qu’elle serait, hum… dans de meilleures dispositions. Voilà tout mon crime !

— Tu persistes à nier tes forfaits ? s’indigna Philippos. Même ta sœur Théodora connaît tes ignobles pratiques – encore que j’ignore qui l’en a informée.

— Et de quoi l’a-t-on informée, au juste ? s’enquit Igor en plissant les yeux d’un air narquois.

— De tes turpitudes ! Entre autres, elle sait l’usage que tu fais de cet aphrodisiaque.

— Rien d’étonnant, riposta Igor, puisque c’est moi qui lui en ai fait parvenir un flacon accompagné d’un mot. Un petit présent pour la taquiner en lui rappelant ce qu’elle aimait tant à goûter avant de prendre le voile… Oh, c’était une plaisanterie bien innocente, et elle me l’a pardonnée depuis. Ce n’est pas elle qui risque de m’accuser. Et je parie que ni toi ni ton père n’êtes capables de prouver quoi que ce soit !

— La plus accablante des preuves se trouve ici même, répliqua Philippos en désignant de son épée les vêtements d’Igor éparpillés sur le sol. Allez, avance ! Ramasse ton caftan ! Maintenant, tu vas vider tes poches l’une après l’autre. Tu vas tout poser par terre, et que chaque objet soit bien visible !

Igor obtempéra à contrecœur, disposant sur le sol un briquet de silex, quelques cure-dents, un peigne en os, un stylet, deux tablettes de cire et un grand mouchoir de soie.

— Plus vite ! ordonna le garçon, et, perdant patience : Tu vas sortir cette satanée aryballe, oui ou non ?

Igor tripotait le vêtement en silence. Son air perplexe fit place à une expression franchement amusée, il fixa Philippos d’un œil goguenard.

— Quelle aryballe ? De quoi parles-tu, l’ami ?

Lâchant un juron, Philippos bondit pour lui arracher des mains son caftan, qu’il secoua furieusement. En vain ! Était-ce possible ? C’était à n’y rien comprendre ! Lorsqu’il avait fait irruption dans la pièce, Igor était sur le point de parfumer Vesna. Par quel tour de passe-passe avait-il escamoté l’objet compromettant ?

— Qu’as-tu fait du flacon ? lança-t-il.

— J’ignore à quoi tu fais allusion, rétorqua Igor en haussant les épaules.

Le garçon le foudroya du regard, s’efforçant de dissimuler son désarroi. Et soudain, une voix calme se fit entendre près de l’entrée :

— Moi, je sais de quoi il s’agit, noble fils d’Artem !

Philippos sursauta. D’un même mouvement, Igor et lui se tournèrent vers la porte, scrutant avec étonnement la forme sombre qui venait de pénétrer dans la pièce. Enveloppée d’une longue cape noire, le visage masqué par un capuchon, la silhouette mystérieuse s’avança de quelques pas. Elle s’immobilisa à quelques coudées de Philippos et rabattit sa capuche.

Alors seulement il reconnut Svetlana !