CHAPITRE XVI

Philippos marchait de long en large, serrant sa tête entre ses mains. Il avait l’impression de perdre la raison. Artem et lui venaient d’entendre le récit confus de la nourrice de Nadia. Il en ressortait que l’un des admirateurs de la jeune fille – un courtisan « attifé tout or et tout rubans » – était venu lui rendre visite en fin de soirée. Grom était parti pour la grande foire qui se tenait à Tourov, la capitale de la principauté voisine, et ne devait rentrer qu’au bout de trois jours. Contrairement aux consignes laissées par lui, Nadia avait ordonné de servir des boissons dans la grand-salle pour s’y installer en compagnie de son hôte. Fania, fidèle à son habitude de laisser traîner une oreille dans les couloirs, avait entendu parler fiançailles et mariage. Rassurée par la décence de ces propos, elle s’était alors assoupie. Quelques minutes plus tard, alertée par le silence qui régnait dans la salle, elle y avait jeté un coup d’œil… pour constater que celle-ci était vide ! Elle s’était précipitée dehors. En ouvrant le portail, elle avait vu la calèche du visiteur disparaître au tournant dans un nuage de poussière. Un domestique ayant confirmé que la jeune maîtresse était partie avec l’inconnu, Fania était accourue au palais pour avertir Artem en personne. Cependant, elle n’était point parvenue à décrire le ravisseur de manière concluante.

— Comment veux-tu qu’on le reconnaisse ? s’exclama le garçon en s’arrêtant de nouveau face à Fania. Tu l’as sûrement déjà aperçu chez ta maîtresse. Te souviens-tu de quelques signes distinctifs ?

— Mais je me tue à te le répéter ! gémit la nourrice. C’était un chenapan pomponné et paré comme une châsse. Un de ces courtisans tout juste bon à faire des ronds de jambe et à débiter des politesses. Qu’est-ce que je peux dire d’autre ?

Ni l’exaspération de Philippos ni la patience d’Artem ne servirent à rien : Fania pleurait à chaudes larmes mais ne se rappelait que l’attirail fastueux et les manières affectées du visiteur. Artem finit par ordonner à un garde d’escorter la nourrice chez elle. Un autre partit chercher les Varlets, tandis que le droujinnik s’efforçait de calmer Philippos.

— L’homme qui a enlevé Nadia n’a rien à voir avec le meurtrier ! Ce dernier agit dans l’ombre, il n’aurait jamais pris le risque d’attirer l’attention sur lui en commettant un rapt. Voyons, calme-toi ! Il ne s’agit point d’un dangereux criminel mais d’un jeune noble insolent, aussi écervelé que la fille de Grom !

— Ne peux-tu pas oublier un instant tout ce que tu reproches à Nadia ? lança Philippos avec irritation.

— Au contraire ! C’est quand je pense à son comportement habituel que je me sens rassuré à son sujet. Rappelle-toi ses manières d’aguicheuse…

— Qu’est-ce que ça a à voir avec son enlèvement ? coupa le garçon, de plus en plus énervé.

— Sans le vouloir, elle a sans doute provoqué elle-même cet incident. Cette jouvencelle aime à taquiner, à provoquer…

— C’est trop fort ! s’indigna Philippos. Dis tout de suite que c’est sa faute ! Et d’ailleurs, crois-tu qu’elle ne court aucun danger pour autant ?

Artem le lui assura, mais le garçon trouva que son ton manquait de conviction. C’est alors que les Varlets les rejoignirent, et Artem résuma les faits à leur intention. N’y tenant plus, Philippos déclara qu’il allait s’élancer sur-le-champ à la poursuite du ravisseur.

— Fania a vu l’équipage tourner pour prendre la direction de la grand-rue. C’est le chemin le plus court qui mène à la porte sud. Je vais donc suivre cette piste.

— S’ils ont quitté la ville, tu n’auras aucun moyen de les retrouver, objecta Vassili.

— Si, car j’aurai leur signalement. Je demanderai aux gardes postés à la tour de guet de me décrire tous les voyageurs qui ont franchi la porte sud après le coucher du soleil. J’espère que les sentinelles ont l’œil plus aiguisé que la vieille Fania, ajouta-t-il d’un air lugubre. Sinon, Vladimir devra réformer son armée !

— Ce ne sont pas les soldats qui te renseigneront sur la destination finale du ravisseur, fit valoir Mitko. Comment savoir ce qu’il a en tête ?

— Il a sans doute prévu d’amener Nadia sur ses terres, supposa Philippos. Or les gardes voient souvent passer les jeunes boyards qui se rendent sur leur propriété. Ils m’aideront à identifier ce coquin. Du reste, il me suffira de savoir s’il a pris la grand-route ! Nous disposons ici des meilleurs destriers du prince. Avec une telle monture, j’ai une bonne chance de les rattraper.

Il pivota sur ses talons et se précipita vers les écuries.

— Inutile que je participe à cette équipée, décida Artem en se tournant vers les Varlets. Je compte sur vous pour veiller sur cette tête brûlée. Il est capable de s’attirer des dangers bien plus graves que ceux qui menacent cette demoiselle en détresse.

Tandis que Mitko et Vassili emboîtaient le pas à Philippos, le droujinnik alla s’enfermer dans son cabinet de travail. Il tira de sa poche l’aryballe réparée et la posa sur la table devant lui. Puis il déroula un carré d’écorce de bouleau vierge, choisit une plume de roseau et entreprit de noter les nouveaux éléments de l’enquête. Le souvenir de sa brève visite chez Igor lui revint. Il ne doutait pas que le boyard utilisait régulièrement le Sang d’Aphrodite. Mais ses goûts excentriques ne suffisaient pas pour qu’on le soupçonne. Qu’il fût fidèle à Svetlana ou pas, il ne ressemblait guère au meurtrier. Comment imaginer un assassin pervers et brutal, empli d’une haine féroce envers les femmes, sous les traits de ce jouisseur indolent ? Car le sentiment de haine dénaturée qui animait le meurtrier était bien la clé de toute l’affaire.

Artem reposa sa plume et sortit d’un tiroir secret son talisman, la pierre varègue. En bon chrétien, il ne croyait point à la puissance magique de cette relique, bien qu’elle l’aidât souvent à éclaircir ses pensées. Mais cette fois, elle ne lui fut d’aucun secours, et il la rangea dans sa cachette. Il contempla le flacon recollé par Boris, essayant de se concentrer sur le comportement du meurtrier. Un tel individu parvenait à donner le change à son entourage et menait une existence à peu près normale, jusqu’au jour où le vernis des apparences se craquelait. La haine qu’il portait en lui se répandait alors comme des torrents destructeurs de lave incandescente. En outre, l’homme avait créé toute une mise en scène autour de ces crises afin d’en tirer plus de jouissance. Ayant choisi sa proie, il jouait quelque temps avec elle, ce jeu pervers le conduisant à la phase essentielle : l’union charnelle avec l’élue. Il pouvait la fréquenter en secret pendant deux ou trois semaines, voire quelques lunes, comme avec ses premières victimes. Il accomplissait son rituel érotique avec bijoux et aphrodisiaque, savourant d’avance le moment où il pourrait donner libre cours à ses terribles pulsions. Enfin, le besoin de tuer devenait irrépressible et un déclic se produisait. Le cérémonial d’initiation amoureuse se transformait alors en rite sacrificiel : la mise à mort de la jouvencelle et l’anéantissement de sa féminité même. Après ce paroxysme de folie meurtrière, l’homme se sentait apaisé, capable de feindre de nouveau un comportement normal afin de dissimuler ses goûts dénaturés.

Une question obsédait Artem. Dans quelle mesure ce dément était-il conscient de ses actes monstrueux ? Il n’était pas rare que la folie fût accompagnée de différentes formes d’amnésie. Peut-être commettait-il ses crimes comme un somnambule, l’esprit obscurci par son idée fixe ? S’il en était ainsi, la tâche du droujinnik serait encore plus difficile : à moins qu’il ne se trahisse, il n’y avait aucun moyen d’identifier le démon qui se cachait derrière le masque de la sincérité parfaite.

Artem scruta les fines zébrures qui couvraient la surface de l’aryballe. Y avait-il vraiment quelque chose de malsain dans les relations entre Boris et Anna ? Mais enfin, qu’allait-il chercher là ? Dans le cas de Boris, il s’agissait tout simplement d’un amour un peu excessif. Et dans celui d’Igor et de sa sœur, la digne Théodora ? Sans doute Svetlana exagérait-elle en supposant que l’abbesse ne cessait d’espionner son frère. Pourtant, au moment où la jeune femme avait cru apercevoir Théodora, elle s’était sentie réellement menacée. Toute l’intuition d’Artem confirmait cette impression : l’anxiété et la frayeur de Svetlana n’étaient pas feintes. Alors, pourquoi la sœur aînée d’Igor harcelait-elle son frère heureux en ménage, heureux tout court ? Théodora menait une existence austère, expiant les erreurs de sa jeunesse tumultueuse. À ses yeux, Igor restait un pécheur impénitent, et cette pensée devait lui être insupportable. Espérait-elle qu’il consente lui aussi à sacrifier sa vie dans le monde ? Absurde ! L’abbesse ne pouvait que prier pour son salut – et le surveiller. Quoi qu’il en soit, décida le droujinnik, il ne serait pas inutile de se rendre au monastère de la Vraie Croix afin d’interroger la mère supérieure sur son passé.

Il fut tiré de ses pensées par une voix d’homme qui l’appelait par son nom. Il alla jeter un coup d’œil par la fenêtre. À la lumière de la torche fixée au perron, il reconnut l’uniforme des sentinelles postées sur les tours de guet.

— Je viens de la porte sud, déclara le garde tout essoufflé. C’est le fils de Ta Seigneurie qui m’envoie ! Lui et ses compagnons vont essayer d’appréhender les fuyards. Mes camarades et moi avons vu ces derniers franchir la porte un peu plus tôt dans la soirée.

— Quelqu’un a-t-il pu reconnaître l’homme ? s’enquit Artem.

Le soldat haussa les épaules.

— On ne fait pas trop attention à ces jeunes nobles qui partent se promener dans les environs. Ils ont pris la route de Kiev. Le fils de Ta Seigneurie espère les rattraper.

Artem remercia le soldat. Il décida d’aller faire un tour à l’extérieur de la résidence princière. Avant de descendre sur le perron, il s’empara de l’aryballe et la garda dans ses mains, comme si le contact du flacon pouvait l’aider à réfléchir, à l’instar de son talisman. En passant devant le Dépôt des Livres, il aperçut une lueur de bougies allumées au premier étage. Malgré l’heure tardive, Pimène travaillait encore à sa Chronique. Obéissant à une soudaine inspiration, Artem pénétra dans la bibliothèque et gravit les marches du vaste escalier. La porte grinça en s’ouvrant et le vieil érudit leva la tête, plissant ses yeux de myope.

— Ne te dérange pas, vénérable Pimène, ce n’est que moi, Artem fils de Norrvan, le rassura le boyard.

Il s’approcha du lutrin et s’enquit poliment de l’avancement du travail du chroniqueur. Puis il posa l’aryballe devant lui et lui demanda si elle lui évoquait quelque chose. Pimène la considéra de ses yeux pâles avant de secouer la tête.

— Jolie fiole, mais je n’en ai jamais vu de semblables.

— Pense à l’époque où l’un de tes scribes t’a parlé des meurtres de jouvencelles. N’a-t-il pas mentionné un flacon vide découvert sur les lieux de ces crimes ?

Le chroniqueur soupira et fit un nouveau geste de dénégation.

— Ou encore, ton scribe a peut-être fait allusion à un parfum capiteux, un aphrodisiaque utilisé par l’assassin ? insista Artem.

Un sourire condescendant apparut sur les lèvres minces de Pimène. Il agita la main pour empêcher le droujinnik de poursuivre.

— Comment veux-tu que je m’en souvienne, boyard ? Nous autres chroniqueurs ne distinguons point ce genre de détails, je te l’ai déjà expliqué. Nous voyons le monde d’en haut et ne discernons que les événements porteurs d’un sens profond. Toi, droujinnik, tu veilles au bien-être de chacun des sujets du prince, mais ma tâche à moi est bien plus vaste : je m’occupe du sort de notre peuple tout entier, de sa place dans l’Histoire.

Artem se sentit soudain à bout de patience. Il déclara d’un ton dur :

— On ne peut pas s’intéresser au peuple en général si on se désintéresse de chaque individu en particulier. On ne peut pas aimer le genre humain, on ne peut aimer que les gens ! Si tu oublies l’importance de chaque destin personnel, alors, tous tes nobles discours sont vains. En prêtant plus d’attention à ce qui se passe autour de toi, tu pourrais sauver quelques vies humaines. Songes-y, Pimène !

Sur ces mots, il empocha le flacon, pivota sur lui-même et sortit d’un pas furieux, se retenant de claquer la porte derrière lui. Dehors, il se mit à respirer l’air frais à grandes goulées. Il contempla quelques instants la lune qui versait une pâle lumière sur les tourelles du palais avant de quitter discrètement la résidence. Il se mit à marcher au hasard, déambulant au gré des rues et des ruelles. Enfin, il s’arrêta devant un modeste jardin entouré d’une palissade à claire-voie. C’est alors seulement qu’il réalisa qu’il se trouvait devant la maison de Klim. Il poussa le portillon qui s’ouvrit sans bruit. Artem pénétra dans le jardin, avisa un banc adossé à la clôture et alla s’y installer, se promettant qu’il ne resterait que quelques minutes. Il regarda vers la maison dont le toit à deux pentes se découpait sur le fond du ciel et aperçut une lumière diffuse dans la fenêtre de l’officine. Artem se leva, s’apprêtant à partir. Mais à cet instant, la porte d’entrée s’ouvrit et une silhouette de femme surgit sur le seuil. C’était Vesna.

Artem se figea pendant que la jeune femme se dirigeait vers lui. Elle vint si près qu’il distinguait les perles de rivière qui ornaient sa robe. Leur éclat mat faisait ressortir celui de ses yeux qui brillaient comme deux diamants noirs.

— N’ordonne pas de me châtier, dame Vesna ! articula Artem en guise de salutation. Je me sens comme un criminel pris en flagrant délit.

La jeune femme pouffa de rire.

— Je te crois sans peine. J’étais certaine qu’un voleur s’était introduit dans notre jardin.

— J’ignore ce qui m’a pris, je voulais juste me reposer un moment et réfléchir.

— Pourquoi ici ?

Artem inspira profondément avant de répondre :

— Te savoir à proximité m’aide mieux qu’une potion magique ! C’est comme si mon âme se désaltérait à une source vivifiante. Il y a en toi, dame Vesna, une fontaine toujours jaillissante de grâce et d’inspiration.

— Moi aussi, je te trouve de bonne compagnie, boyard, répliqua Vesna en souriant. Asseyons-nous et bavardons un petit moment.

Grisé par un sentiment d’euphorie, le droujinnik prit place à côté de la jeune femme. Il pouvait sentir la chaleur de son corps et deviner ses courbes harmonieuses. La tête lui tournait un peu et son cœur battait à tout rompre.

— Klim et moi travaillons souvent tard dans la nuit, expliqua Vesna. Il m’a chargée tout à l’heure de préparer les ingrédients nécessaires pour sa nouvelle décoction. Maintenant que j’ai fini ce qu’il m’a demandé, il s’affaire comme un sorcier auprès de son chaudron. Il n’a plus besoin de moi.

— Il a une chance inouïe de t’avoir pour épouse, remarqua Artem. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Le sourire de Vesna s’estompa, une ride se creusa entre ses sourcils arqués.

— C’est une longue histoire, murmura-t-elle en baissant les yeux. Soit, je vais te la raconter… J’avais quatorze étés lorsque notre village a été mis à feu et à sang par les Koumans. J’ai vu les nomades brûler notre isba et massacrer ma famille. Par le Christ, si j’avais pu imaginer le sort qui devait m’échoir, j’aurais choisi de périr avec mes proches ! Comme tant d’autres jeunes captives, je suis devenue une des concubines d’un khan kouman. J’ai tenté de m’enfuir à plusieurs reprises, mais on m’a rattrapée et battue sauvagement. J’ai fini par me résigner…

Vesna exhala un soupir et se passa la main sur le front.

— Quand mon maître se fut lassé de moi, il m’a cédée à un marchand d’esclaves qui faisait route pour Byzance. Mes compagnes d’infortune et moi avons été vendues à l’encan au grand marché de Tsar-Gorod. C’est ainsi que je me suis retrouvée dans une maison close située dans le quartier du port. Grâce à Dieu, le tenancier possédait aussi une taverne. Comme j’ai appris très vite à me débrouiller en grec, on m’a donné un emploi un peu moins dégradant : j’étais serveuse et racoleuse à la fois. J’attirais les clients, mais je n’étais plus cette chair à plaisir livrée à la première brute venue. C’est dans cette gargote que j’ai fait la connaissance de Klim.

Artem s’aperçut que Vesna le regardait à la dérobée, guettant sa réaction. Bouleversé, il demeurait pétrifié, incapable de proférer le moindre mot. Il n’aurait su exprimer ce qu’il éprouvait. Il avait envie de prendre Vesna dans ses bras et de la serrer très fort contre lui, comme s’il avait pu lui faire oublier à jamais cette réalité qui tenait d’un cauchemar.

— Le reste est facile à deviner. Klim a eu la bonté de me racheter. Comme je ne savais où aller, j’ai vécu quelque temps sous son toit en l’aidant de mon mieux dans son travail. Au bout d’un an, il m’a demandée en mariage… Maintenant, tu sais exactement qui de nous deux a eu le plus de chance d’avoir rencontré l’autre ! conclut-elle d’une voix qui se brisa.

— Pour ma part, j’affirme ce que j’ai déjà dit, murmura le droujinnik. N’importe quel homme serait heureux d’épouser une femme comme toi, aussi courageuse que rayonnante de beauté !

Il prit sa main et la serra dans les siennes, ému de sentir ses doigts à la peau si douce. Pourtant, sa paume était plutôt calleuse, comme celle d’une femme habituée aux travaux manuels. Au bout de quelques instants, il se détacha d’elle et se leva, imité aussitôt par la jeune femme.

— Avant de te laisser, dame Vesna, je vais te poser une question, dit-il en tirant l’aryballe de sa poche. Reconnais-tu ce récipient ?

Vesna l’examina avec soin.

— Bien sûr. J’ai vu plusieurs fioles identiques, et mon époux t’en a montré une. Il les achète par dizaines avec d’autres modèles. Mais j’ignore à qui il revend ce flacon précis. Mon mari est très discret en ce qui concerne l’identité de ses clients. J’ignore jusqu’au choix de l’essence qu’il met dans ce genre de flacons.

— Je peux t’éclairer au moins sur ce point. C’est toujours le même parfum, le Sang d’Aphrodite. L’homme qui a assassiné Olga, Anna et plusieurs autres jouvencelles s’en est servi lors des ébats amoureux qui ont précédé ces meurtres.

Comme Vesna, épouvantée, pressait ses doigts contre ses lèvres, Artem poursuivit :

— Tu es consciente que Klim protège un fou dangereux, coupable d’avoir commis plusieurs crimes atroces, et qui peut recommencer à chaque instant. Il faut que tu m’aides ! Essaie de te renseigner sur cette aryballe, le moindre détail peut se révéler important.

Vesna acquiesça d’un signe de tête. Elle leva vers Artem son visage qui paraissait blême dans la lueur de la lune. Il fut frappé par son expression mélancolique. Il aurait voulu chasser cette ombre par un baiser, mais il osa seulement se pencher vers elle et plonger ses yeux dans les siens. Il se doutait que Vesna lisait en lui à livre ouvert – et voilà qu’il vit ses traits s’éclairer d’un sourire rassurant. Il la serra brusquement contre lui, inspirant le parfum de ses cheveux. Comme Vesna s’abandonnait dans ses bras, il sentit une vague de désir monter en lui… Mais il s’empressa de desserrer son étreinte et s’éloigna en toute hâte, sans dire un seul mot et sans se retourner.

Ayant refermé le portillon derrière lui, Artem longea la ruelle d’un pas pressé en direction du carrefour éclairé par une torche fixée à un poteau. Ni lui ni Vesna n’avaient remarqué une silhouette noire qui s’était détachée de la palissade pour se glisser furtivement le long de la rue à la suite du droujinnik. Quelques minutes plus tard, alors qu’il s’approchait du portail de la résidence, il vit l’un des gardes se précipiter vers lui.

— Boyard, ton fils est de retour ! Lui et les Varlets ont amené un prisonnier. Ils t’attendent au Tribunal, dans la salle d’interrogatoire.

À la différence de la prison située au sous-sol du palais, où le bourreau régnait en maître, le Tribunal disposait de sa propre salle d’interrogatoire utilisée par les magistrats au cours de l’instruction. Elle était située dans la partie arrière de l’édifice qui abritait en outre le cabinet du receveur de plaintes, ainsi que les pièces assignées aux percepteurs d’amendes, collecteurs de taxes et autres fonctionnaires au service du prince.

Lorsque Artem pénétra dans la salle éclairée par quelques torches murales, il aperçut d’abord Vassili. Le visage impassible, le Varlet était installé à la place du greffier, devant un pupitre chargé de tablettes de cire. Mitko et Philippos se tenaient au fond de la pièce, debout devant la silhouette recroquevillée sur le banc des accusés. Vêtu d’un caftan de soie mordorée, l’homme avait le coude sur le genou et le front posé sur sa main aux doigts bagués. Comme Artem s’approchait, il leva son visage auréolé de boucles brunes et ses yeux bleus scintillèrent à la lueur des torches. C’était Kassian. À son tour, il reconnut le droujinnik et s’écria :

— Boyard, te voilà en présence d’une injustice flagrante ! Pour quelle raison me retient-on ici ? Je n’ai rien fait qui soit contraire à la loi !

— L’impudent coquin ! s’indigna Mitko en serrant les poings.

Artem leva la main pour intimer le silence.

— Boyard Kassian, tu as tenté d’enlever Nadia, fille de Grom. Par ce geste indigne, tu as déshonoré une jeune fille honnête et tu mérites le châtiment prévu par…

— C’est faux ! l’interrompit Kassian. Elle était consentante ! Désormais, c’est ma fiancée. Dès que cette histoire grotesque sera terminée, nous allons rompre le fromage en toute légalité, et nous nous marierons.

— Tu as arraché cette jouvencelle à son foyer, profitant lâchement de l’absence de son père ! rétorqua Mitko. Nous n’aurons aucun mal à trouver les sept témoins exigés par la loi pour prouver ce fait.

— Crois-tu m’impressionner avec tes sept témoins ? ricana Kassian. Moi aussi, je connais la loi. Tant que le père de Nadia ne portera pas plainte, vous ne pourrez m’accuser de rien ! Et je parie que Grom préférera au scandale un arrangement à l’amiable, surtout quand sa fille lui confirmera qu’elle veut ceindre la couronne du mariage avec moi.

Le droujinnik lança un coup d’œil surpris à Philippos. Le visage renfrogné, celui-ci haussa les épaules. Artem ordonna aux Varlets de continuer à interroger le prévenu, puis entraîna le garçon vers le côté opposé de la salle.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Je suppose que ce misérable a menti… Ou alors, c’est ta belle qui continue à te faire tourner en bourrique ?

— Hélas ! Il ne ment qu’à moitié, ce maudit coq paré des plumes du paon, répondit Philippos avec amertume. Pendant que les Varlets et moi ramenions Nadia chez elle, j’ai essayé de la raisonner. Rien à faire ! Elle prétend qu’elle a décidé de suivre Kassian de son plein gré. Paraît-il pour empêcher son père de s’opposer à leur mariage.

— Ma foi, Grom se laissera peut-être amadouer si Kassian a des vues sérieuses sur sa fille, commenta Artem.

— Il a des vues sur sa fortune, oui ! explosa Philippos. Ce bellâtre n’est qu’un coureur de dot, alors que moi, j’aime vraiment Nadia ! Ne voit-elle pas que je lui porte autant de respect que d’admiration ?

Artem scruta son visage bouleversé. Il eut un pincement au cœur : le garçon était au bord des larmes. Comment reprocher à un être si jeune son excès d’affection et de délicatesse ? Et comment lui expliquer que ses sentiments pour cette péronnelle ne pouvaient le conduire qu’à mille sottises et à un échec humiliant ?

— Tu tends tes filets trop haut ! lâcha-t-il pour toute réponse.

— Eh quoi, dois-je agir comme ce vil suborneur ? Il cherche à corrompre une jeune personne innocente et, à force de persister, il réussira !

— Les femmes qu’on peut corrompre ne valent pas d’être défendues… ni même d’être corrompues.

— Tu parles comme le vieux désabusé que tu es ! Je me rappelle tes leçons, des adages du genre : « Une femme est comme ton ombre, fuis-la, elle te suivra ; suis-la, elle te fuira. » Moi, je ne raisonne pas comme ça ! Et ne me dis pas que je suis trop jeune. J’ai déjà été initié à l’apprentissage le plus dur : la guerre !

— Tu as raison, acquiesça le droujinnik d’un ton conciliant. Mais la femme, elle, est formée par l’amour et le malheur. Nadia n’a connu ni l’un ni l’autre.

Il s’interrompit car il se rendit compte que, involontairement, il comparait et opposait cette coquette écervelée à Vesna. Il songea que c’était sans doute injuste. Mais la défiance instinctive qu’il éprouvait envers ces frêles et perfides créatures, les jeunes filles, le poussa à poursuivre :

— Les jouvencelles de cet âge ont toutes les mêmes défauts, leur éducation leur rétrécit les idées ! Elles ne connaissent que le térem, les conseils de leurs nourrices et les confidences de leurs amies. Ces fleurs de serre poussent sur un terreau malsain, nourri de ragots et de rêves. Voilà pourquoi le premier venu peut les cueillir !

— Ce n’est pas faux, admit Philippos avec tristesse. C’est ainsi que ce flagorneur a fait tourner la tête à Nadia.

— Reste à savoir s’il saura emberlificoter aussi facilement son père, souligna Artem. Mais si Grom ne porte pas plainte, aucune accusation ne tiendra contre Kassian. Cela restera une affaire privée.

— Mais il y a un mystère là-dessous ! insista Philippos. Comment ce fourbe est-il parvenu à obtenir le consentement de Nadia ? Quel gage, quel argument secret a-t-il utilisé ?

— Quel argument ? répéta Artem en souriant. Le mieux connu du monde : il a misé sur l’impatience des jeunes filles à se faire épouser.

— Nadia avait une foule de prétendants !

— C’est ce qu’elle espérait te faire croire… ou alors, ils tardaient peut-être à se déclarer.

— Eh bien, moi, je n’hésiterai pas à le faire !

Artem perdit son sourire. Il ravala la réplique qui lui montait aux lèvres.

— Je te déconseille de proférer des engagements que tu ne saurais tenir ! Nadia rêve d’un beau mariage. À ses yeux, tu n’es qu’un jouvenceau sans terres qui passera sa vie à guerroyer dans l’armée du prince. Je crains que tu n’essuies un refus cinglant !

Comme Philippos boudait en silence, Artem le poussa doucement vers la sortie.

— Il est temps que tu ailles te reposer un peu, la soirée a été bien mouvementée sur la fin. Va, la nuit porte conseil !

Le garçon éprouva soudain une sensation de fatigue accablante. Toutes ses forces semblaient l’avoir abandonné. Il acquiesça d’un geste vague, prit congé des Varlets et quitta la salle.