CHAPITRE X

Philippos accompagna Artem jusqu’à la résidence princière et s’apprêtait à faire demi-tour quand le droujinnik le prit fermement par le bras pour l’entraîner vers le palais.

— Où allons-nous ? s’enquit le garçon qui le suivit à contrecœur.

— Tu vois bien : au Dépôt des Livres, répondit le droujinnik tandis qu’ils montaient le large escalier qui menait au premier étage.

— J’ai encore des choses à faire en ville. Il faut que je parte ! protesta Philippos.

— Tout à l’heure, répondit Artem avec un air mystérieux. D’abord, je veux que tu rencontres un érudit fameux, un lettré que le prince lui-même honore de son estime.

— De qui s’agit-il ?

— Du meilleur chroniqueur employé par Vladimir. Le vénérable Pimène connaît la bibliothèque comme sa poche et il saura te guider dans le choix de tes lectures.

Philippos regimba devant la lourde porte cloutée de fer.

— Je n’en ai pas besoin ! Le Garde des Livres me laisse aller et venir à ma guise. Je me débrouille très bien tout seul.

Artem claqua de la langue, la mine sceptique.

— Il y a ici plus de trois mille ouvrages, et tu prétends pouvoir t’orienter dans cet océan de livres ? Crois-moi, tu ne manqueras pas d’apprécier les conseils du savant Pimène !

Le droujinnik poussa le battant et se dirigea vers un adolescent vêtu de la tunique blanche des scribes, assis sur un tabouret près de l’entrée. On ne voyait que sa tignasse couleur paille et ses joues rondes : tête penchée, il écrivait quelque chose avec un stylet sur une tablette de cire posée sur ses genoux.

— Voici le brave Nestor, l’assistant de Pimène, dit Artem.

Le gamin bondit sur ses pieds. Posant tablette et stylet sur son siège, il s’inclina pour saluer les deux visiteurs. Un large sourire éclaira sa frimousse parsemée de taches de son.

— Boyard Artem, je vais annoncer à mon maître…

— Ce n’est pas la peine, l’interrompit le droujinnik. Je veux lui présenter mon fils, le boyard Philippos. D’ailleurs, nous ne resterons pas longtemps.

Le jeune Nestor hocha la tête et reprit sa place près de la porte. Artem et Philippos s’avancèrent à travers la vaste pièce aux murs couverts de rayonnages qui montaient jusqu’au plafond, supportant des centaines de manuscrits à reliure ouvragée. D’autres livres, des rouleaux de papyrus et d’écorce de bouleau s’empilaient dans de gros coffres cerclés de fer. Le droujinnik regarda Philippos à la dérobée : sa mine butée avait fait place à une expression béate. Il respirait avec délices cette odeur si particulière qui évoquait à la fois le cuir, le bois et l’encre fraîche, et à laquelle se mêlait la senteur des herbes de la steppe qui protégeaient les manuscrits des vers et des larves.

Artem sourit dans sa moustache. En fait, il avait amené le garçon ici dans l’espoir de le distraire de sa tocade pour Nadia. Sachant à quel point son fils prisait la lecture, il pensait que c’était le moyen le plus sûr de l’éloigner de la petite coquette.

Ils contournèrent une dizaine de lutrins où scribes et copistes travaillaient, penchés sur des ouvrages aux pages ornées de lettrines et d’enluminures. Artem conduisit Philippos au fond de la salle. Installée dans un coin, une silhouette filiforme et voûtée se profilait devant un pupitre où s’étalait un large parchemin. Absorbé dans son travail, Pimène n’aperçut les visiteurs que lorsqu’ils s’immobilisèrent près de lui. Il voulut se lever, redressant avec peine son maigre corps raidi. Artem lui fit signe de se rasseoir et ils échangèrent des formules de courtoisie. Vêtu d’une tunique de lin blanc, Pimène devait compter une cinquantaine d’étés, mais sa figure émaciée à la peau jaunâtre paraissait sans âge. Sa barbe et ses cheveux clairsemés étaient striés de gris. Il avait des yeux bleu pâle et il clignait fréquemment des paupières à la manière des myopes.

— Ainsi ton fils s’intéresse aux chroniques historiques ? s’enquit-il avec un sourire aimable.

— Il se passionne surtout pour les grands auteurs grecs.

— Ah ! Tu aimes la philosophie et la poésie de l’Antiquité païenne, ponctua Pimène. Je suppose que tu lis couramment le grec et le latin, mon garçon ?

— Euh… Je ne suis pas très fort en latin, avoua Philippos.

— Peu importe. Ce qui compte, c’est que tu goûtes la description des temps jadis. Rares sont les chroniqueurs qui maîtrisent le récit historique, genre noble par excellence ! Il faut se limiter aux événements marquants, sans oublier d’exposer la leçon qu’on peut en tirer…

Artem l’interrompit d’un geste.

— En ce moment, vénérable Pimène, mon fils a besoin de lectures plus distrayantes. J’ai pensé aux grandes épopées byzantines.

— Oh, ça me revient maintenant ! Tu voulais quelque chose qui puisse lui faire oublier les peines de cœur qui consument ses jeunes forces.

— C’est donc ça ! chuchota Philippos, furieux. Tu veux user de la ruse pour me séparer de Nadia !

— Je crois qu’un beau récit historique conviendrait parfaitement à notre jeune homme, poursuivit Pimène sans écouter. Je pense à ma Chronique de Tchernigov. En fait, je l’ai commencée du temps d’Oleg, mais l’avènement de Vladimir m’a obligé à remanier certains passages. J’ai déjà évoqué le début glorieux du règne de notre prince, ce qui est de bon augure pour les temps à venir…

— De grâce ! gémit Philippos à mi-voix.

— Un récit d’aventures ferait notre affaire, dit Artem d’un ton ferme.

Pimène prit un air pincé, puis proposa à contrecœur :

— Dans ce cas, je peux recommander les célèbres aventures de Digénis Akritas, héros byzantin. Demandez donc à Nestor de vous sortir ce codex !

À cet instant, la porte au fond de la salle s’ouvrit, livrant passage à Mitko suivi de Vassili. Ils poussèrent une exclamation joyeuse en apercevant le droujinnik et son fils.

— Par le Diable, que faites-vous ici ? brailla le colosse blond.

— Et vous autres ? rétorqua Philippos, ravi de cette distraction.

— Nous avons passé la matinée dans la salle voisine, à fouiller dans des documents poussiéreux et à reconstituer des histoires de meurtres vieux de plusieurs années, répondit Mitko.

Artem, qui se sentait un peu coupable, se hâta d’expliquer à Philippos :

— Hier au soir, j’ai présenté nos amis à mon fidèle Timofeï, l’ancien scribe que j’ai rencontré aux Archives. Ils ont pu profiter de son aide pour travailler sur notre enquête. Au fait, vos recherches ont-elles donné quelque chose ?

— Et comment ! jubila Mitko. Nous avançons à grands pas !

Oubliant la présence de Pimène, Artem et Philippos pressèrent les Varlets de questions.

— Te souviens-tu, boyard, de ma première visite aux Archives ? commença Vassili. J’ai alors découvert la mention consignée il y a un an par le surveillant d’un quartier nord de la ville. Il s’agissait d’une jeune fille pauvre, Oulita, fille d’Oufim, qui avait été violentée et égorgée. On avait retrouvé son corps dans une impasse sordide, à quelques ruelles de son isba… Eh bien, ton vieil archiviste a déniché quelques pièces relatives à cette affaire ! Entre autres, la déposition du père de la victime. C’est un ivrogne notoire qui prétendait que sa fille avait mal tourné.

— Le plus important, ce n’est pas ça, intervint Mitko à mi-voix, la mine sinistre. Tout porte à croire que cette malheureuse a été mise à mort de la même façon monstrueuse que la fille d’Edrik !

— Par le Christ, tu ne sauras donc jamais tenir ta langue ! s’exclama Vassili.

— Ma foi, tu allais le dire…

— Erreur : j’allais le taire. Mais avec toi, autant le crier à son de trompe par tous les carrefours !

— Cessez de vous chamailler ! leur intima Artem. Vassili, explique-toi !

Abaissant ses paupières obliques, celui-ci reprit son expression impénétrable.

— Le père d’Oulita est un potier ignorant. Un scribe du Tribunal a noté son récit mot à mot, et j’ai recopié cette phrase : « Dieu a voulu punir ma fille pour avoir été un instrument de péché et non de procréation. C’est pour ça qu’elle a été massacrée de la façon la plus infamante qui soit. » Du coup, Mitko et moi, nous avons pensé au meurtre d’Olga. Quant aux autres dépositions, la plupart des voisins parlent d’une accorte jouvencelle aux mœurs plutôt légères…

— À l’instar de toutes les filles d’Ève ! intervint soudain le vieux chroniqueur. Ces créatures sont source de corruption. Pourquoi s’étonner si d’aucuns sont tentés de purifier le monde en les éliminant ?

Stupéfaits, les quatre amis considérèrent Pimène en silence. Artem remarqua que ses yeux de myope au regard vague brillaient maintenant d’un étrange éclat fiévreux.

— De qui parles-tu ? s’enquit le droujinnik, mal à l’aise.

— Des tueurs de femmes, répondit le chroniqueur sans se troubler. Il y en a toujours eu, à toutes les époques. Ils croient sincèrement pouvoir lutter contre le charme néfaste de ces sorcières.

— Mais enfin, ces criminels ont l’esprit malade, ce sont des fous dangereux ! lança Artem.

— La gent féminine n’a-t-elle pas le don de rendre les hommes fous ? Elles affolent nos sens par l’attrait de leur tendre chair blanche, elles nous grisent de luxure grâce à toutes sortes de malices et maléfices. Elles ne sont pas encore nubiles qu’elles connaissent déjà l’usage des aphrodisiaques ! Puisque tu cherches à te renseigner sur le passé, boyard, écoute : je me rappelle les bruits qui couraient à propos d’un enragé qui haïssait les femmes. Il violait et torturait ses victimes avant de les assassiner. C’était il y a environ cinq étés… ou dix ? Oui, ça doit remonter au tout début du règne du prince Oleg… Pourquoi me regardes-tu ainsi, boyard ? Tu crois peut-être que ma mémoire me joue des tours ?

Pimène émit un gloussement.

— Détrompe-toi ! Je ne vois pas les choses de la même façon que vous autres droujinniks, mais tout ce que j’ai observé reste fidèlement gravé dans mon souvenir. Comme le monde vous paraît grand chaque fois que le soleil se lève ! Mais comme il est petit sous l’œil immobile de l’Histoire ! Moi, chroniqueur, je vois le temps opérer à une vaste échelle, qui n’est pas celle de l’homme. Les calamités d’une vie privée n’influent point sur le cours des événements majeurs. Il m’est donc impossible de me laisser distraire par les malheurs de mes semblables, créatures insignifiantes aux yeux de ceux qui écrivent l’Histoire. Me suis-je fait comprendre, honorable Artem ?

Le boyard esquissa un geste vague.

— Venons-en au fait. Que voulais-tu raconter ?

— Cette rumeur concernant l’assassin qui sévissait à Tchernigov il y a quelques étés. C’était bien sous le règne d’Oleg ; les filles de joie avaient alors le droit de racoler où elles voulaient. Au début, ces bruits ne circulaient que dans les quartiers mal famés, puis ils se sont répandus dans toute la ville. On dit que ce forcené a trucidé une bonne vingtaine de gueuses ! Cependant, une ou deux victimes ont survécu à ces nuits sanglantes. Elles se sont rendues au Tribunal…

Pimène fit claquer ses lèvres et secoua la tête avec réprobation.

— Dire que les catins avaient le droit d’aller voir le receveur de plaintes comme tout un chacun ! Bref, il y a eu une enquête, qui n’a pas abouti. L’homme était peut-être fou, mais pas bête ; il est passé à travers les mailles du filet.

Artem réfléchit à toute allure. Quelque chose sonnait faux dans le récit de Pimène, mais quoi ? Était-ce simplement l’incongruité d’entendre cette horrible histoire de la bouche de ce vertueux personnage ? À supposer qu’il ait dit la vérité, cette information n’était sûrement pas à négliger.

— Te souviens-tu d’autres détails ? s’enquit-il.

Pimène eut un sourire satisfait.

— Tu fais donc confiance à ma mémoire ? Voyons… Je crois bien que cet homme ne fréquentait que les putains de bas étage. Il les battait sauvagement. On disait qu’il ne trouvait son plaisir qu’en torturant ses amantes et en les regardant mourir. Ces crimes ont provoqué un véritable vent de panique. Les dames respectables étaient aussi terrorisées que les femmes de mauvaise vie !

— Tu es plutôt bien renseigné sur les malheurs de ces créatures insignifiantes ! remarqua Artem en transperçant Pimène du regard. Il t’arrive donc de sortir de ta tour d’ivoire ?

— À peine, rétorqua le chroniqueur. J’avais alors un assistant, un excellent calligraphe, bien que fainéant et ivrogne. Ses jambes se dérobaient sous lui, mais, une fois installé à son lutrin, il avait la main ferme et la plus belle plume du monde ! C’est lui qui me narrait les mésaventures de ces pauvres filles.

— Est-ce qu’il travaille toujours pour toi ?

— Que non ! S’il vit encore, il doit traîner dans le ruisseau.

Tiraillant sa moustache, Artem s’accorda quelques instants de réflexion. Il devait y avoir des citadins qui se rappelaient encore les événements de cette époque. Il faudrait les retrouver et les interroger afin de comparer ces témoignages au récit de Pimène. Pour l’heure, des tâches plus urgentes requéraient son attention.

Ils prirent congé du chroniqueur et décidèrent de se rendre au refuge des quatre sages pour s’entretenir de l’enquête. Devançant le droujinnik et les Varlets, Philippos courut jusqu’aux cuisines pour ordonner qu’on leur apporte une solide collation. Les domestiques arrivèrent à la tonnelle avant eux, si bien que les quatre amis trouvèrent la table apprêtée et les boissons servies.

Dès qu’ils se furent installés, Mitko se jeta sur un énorme plat de viande aux concombres assaisonnée à l’huile de chènevis. Alors qu’il s’empiffrait en laissant entendre de petits gémissements de plaisir, Vassili remarqua :

— Voilà qui est parfait ! J’ai au moins une demi-heure pour parler sans risquer d’être interrompu.

Artem mangea du bout des lèvres, se contentant de quelques petits pâtés au chou et aux champignons. Philippos, lui, dégustait une tourte chaude à la sauce piquante, tandis que Vassili s’essuyait déjà les doigts avec une serviette de lin. Il tira de la poche de sa tunique un mince rouleau d’écorce de bouleau et reprit la parole :

— J’ai résumé le contenu des documents que nous avons compulsés grâce au vieux Timofeï. Est-ce que tu désires y jeter un coup d’œil, boyard ?

Artem, qui sirotait son hydromel, secoua la tête.

— Raconte-moi plutôt ce que vous avez appris. Je pourrai ainsi me faire une idée précise de l’ensemble des informations dont nous disposons à ce jour.

Vassili déroula précautionneusement le carré d’écorce, consulta ses notes puis déclara :

— Une dernière chose à propos du meurtre de la jeune Oulita : la blanchisseuse comptait plusieurs courtisans parmi ses clients. À part cette affaire, nous en avons exhumé deux autres, elles aussi classées sans suite.

— On connaît la chanson, grogna Artem dans sa moustache. Affaire classée, affaire bâclée. Continue !

— Dans le premier cas, il s’agit d’un double meurtre commis il y a près de cinq étés, sur les personnes de deux filles de joie qui vivaient à l’extérieur de la ville, non loin de la porte sud. Ce crime relève de la section spéciale du Tribunal qui exerce sa juridiction sur les faubourgs de la capitale. Le fonctionnaire chargé de ce dossier s’en est débarrassé en griffonnant la mention usuelle : faute d’éléments indispensables à l’ouverture d’une enquête. Par chance, l’affaire a été laissée en suspens et le dossier rangé à part.

— Dans une de ces énormes jarres de grès disposées au fond de la salle, derrière les coffres, précisa Philippos.

— Exact, et il y a tant d’autres documents que nous aurions pu y demeurer pendant des jours. C’est grâce à la prodigieuse mémoire de Timofeï que nous avons trouvé quelques dépositions en rapport avec ce double assassinat. À l’époque, les sbires du Tribunal ont interrogé plusieurs ribaudes voisines des deux victimes. L’une d’elles avait découvert leurs corps : elles avaient eu la gorge tranchée et baignaient dans leur sang.

— Quel âge avaient-elles ? voulut savoir Artem.

— Entre quinze et dix-sept étés, impossible d’être plus précis. Elles partageaient une isba spacieuse et bien tenue, située à l’orée du bosquet qui longe la grand-route de Kiev. L’un des deux cadavres gisait au milieu de la pièce principale dite « chaude », l’autre dans la vaste entrée. Selon les témoins, la maison était meublée et arrangée avec confort, voire avec un certain luxe. Voilà un détail étonnant, compte tenu du voisinage !

Artem revit en pensée la porte sud, une massive construction en madriers de chêne surmontée d’une tour de guet. De part et d’autre de l’enceinte s’étendait l’un des quartiers les plus troubles de la ville. Quantité de misérables masures formaient un dédale insalubre et dangereux. Une partie de ces bicoques avait été abandonnée, d’autres abritaient tripots clandestins, auberges borgnes et bordels camouflés en salles de jeu. À la tombée de la nuit, cette fourmilière s’animait, gagnée par une agitation louche. Des types à la mine patibulaire se glissaient le long des venelles malodorantes, accostés par les prostituées qui bravaient l’oukase de Vladimir interdisant de racoler dans la capitale et ses environs.

— Ainsi, malgré cet entourage si peu reluisant, commenta Artem, les deux petites gueuses vivaient dans l’aisance et étaient en passe de devenir des courtisanes prospères. Elles avaient réussi à s’attacher les faveurs de quelque riche client. Je parie qu’il s’agissait du même homme !

— L’employé du Tribunal a noté ce fait, confirma Vassili. Au moment du meurtre, les deux filles n’avaient qu’un seul client régulier.

— C’est sûrement lui qui avait eu l’idée de les installer à l’orée du faubourg, un peu à l’écart de ce quartier infâme, avança Artem. Il pouvait ainsi éviter ces nids à rats, tout en passant inaperçu lorsqu’il se rendait chez ses petites protégées. Il assurait leur train de maison et devait faire partie de la bonne société de Tchernigov.

— C’est bien ce que nous avons supposé, marmonna Mitko sans cesser de mâchouiller. Un bienfaiteur inconnu a changé leur vie – et puis un autre inconnu, malintentionné celui-là, est venu la leur ôter. Qui sait ? Peut-être que les deux quidams se connaissaient…

— Encore des conclusions hâtives ! grinça Vassili. Ce qui est sûr, c’est que les deux victimes connaissaient leur meurtrier. Notre fonctionnaire a écrit : « La disposition des corps prouve qu’elles ne se méfiaient point de leur visiteur, qui les a assaillies par surprise. » Dans la suite de son rapport, il cesse d’exposer les faits pour échafauder des hypothèses de son cru. Selon lui, les deux filles n’avaient jamais rompu avec la pègre. Cet âne imagine l’assassin comme un homme de sac et de corde, et non comme un débauché appartenant à la caste des privilégiés !

— Même dans ce cas, c’est un peu mince pour faire un rapprochement entre ce meurtre et celui d’Olga, commenta Philippos.

— Patience ! fit Vassili. Notre expert des bas-fonds conclut donc à un règlement de comptes entre maquereaux et voyous, et il écrit : « Les meurtres ont été perpétrés avec une sauvagerie extraordinaire, qui rappelle de manière non équivoque le métier dégradant exercé par les deux victimes. » Mitko et moi avons pensé que cette remarque permettait de faire le lien avec l’affaire qui nous intéresse.

Artem lança un regard discret vers Philippos. Celui-ci avait pâli et repoussé son morceau de tourte sans le finir.

— Ainsi, le tueur du faubourg sud s’est acharné sur ses victimes de la même façon que l’assassin d’Olga, reprit Vassili. Toutefois, le premier meurtre a eu lieu il y a presque cinq étés. Est-il possible que ce même monstre puisse sévir dans notre ville depuis si longtemps ?

— Cinq étés, répéta Philippos. Ça correspond à ce que disait le vénérable Pimène ! Le meurtrier s’en prenait justement aux filles de joie des quartiers miséreux.

— J’ignore si nous pouvons nous fier aux souvenirs du chroniqueur, observa le droujinnik avec une mine sceptique.

Il fit signe à Vassili de poursuivre. Celui-ci rangea le rouleau d’écorce dans sa poche, en sortit un autre et le déroula.

— J’en viens au second dossier dont nous avons trouvé des traces. Curieusement, il s’agit là aussi d’un double meurtre. L’enquête n’a pas abouti, et tous les documents ont été détruits quinze lunes après les faits, ainsi que la loi l’autorise quand personne ne vient réclamer le prix du sang. Il ne subsiste que le rapport de l’enquêteur du Tribunal. Il est assez détaillé et paraît fiable – encore que cet homme ait l’esprit aussi borné que le fonctionnaire que j’ai cité tout à l’heure.

— À quand ces meurtres remontent-ils ? voulut savoir Artem.

— À deux étés. Ils ont été commis une dizaine de lunes avant celui de la blanchisseuse Oulita. Voici le peu de choses qu’on sait sur les deux victimes : Photia, une jeune Grecque originaire de Chersonès, mercière de son état, louait une échoppe sur la place du Marché. Son amie Klava était employée comme servante dans une auberge sise non loin de la même place. La première a été égorgée dans son arrière-boutique, la seconde dans la soupente où elle logeait.

— Et aucune d’elles n’a cherché à se défendre ? demanda Philippos, incrédule.

— L’homme du Tribunal se borne à supposer que les victimes devaient connaître leur meurtrier, répondit Vassili.

— Elles ont été tuées le même jour et de la même façon, dit Mitko entre deux bouchées. Ça fait beaucoup de points communs ! Pour sûr que ces deux amies et voisines ont péri de la main du même scélérat.

— Avant que tu nous fasses profiter de tes lumineuses déductions, le coupa Vassili, j’aimerais en finir avec le rapport de l’enquêteur. Il note que la mercière et la servante menaient une vie dissolue et écrit : « Les corps des victimes ont été profanés d’une façon si horrible que la bienséance ne permet pas de l’évoquer. On dirait que leur agresseur a voulu les punir par où elles ont péché. »

— Voilà un limier tellement soucieux de la bienséance qu’il décide de classer l’affaire au lieu d’essayer d’arrêter ce fou dangereux ! s’indigna Philippos.

— Pour notre fonctionnaire, il ne s’agit point d’un fou, souligna Vassili. Il conclut à un crime crapuleux en se fondant sur la déposition du frère cadet de la mercière grecque. Le gamin – on ignore son nom et son âge – mentionne la disparition de quelques bijoux ayant appartenu à sa sœur. C’est à cause de ce vol que l’enquêteur attribue le crime à un malandrin.

— En tout cas, les deux belles couchaient avec ce scélérat, résuma Mitko qui, enfin rassasié, caressait sa bedaine. Elles n’avaient aucune raison de le craindre et étaient peut-être même amoureuses de lui.

Mitko eut un hoquet sonore. Vassili lui décocha un regard noir, rangea le rouleau d’écorce dans sa poche et déclara :

— Il y a sûrement un rapport entre ces deux doubles meurtres, malgré le laps de temps qui les sépare. Si seulement on en savait plus sur la condition de l’assassin…

— Nous en savons bien assez, tu l’as dit toi-même ! affirma Philippos. C’est un homme aisé, peut-être un boyard, qui appartient à la belle société de Tchernigov. C’est bien sa fortune, ainsi que son rang, qui lui a facilité chaque crime. De plus, toutes les victimes ont été tuées avec la même sauvagerie…

Philippos s’interrompit. Artem lui tapota la main d’un geste affectueux.

— Il s’agit du même assassin, reprit le garçon, qui était l’amant de ces jeunes femmes. Voilà pourquoi elles n’ont pas cherché à se défendre. Seule Anna a tenté de résister, mais elle n’avait aucune chance.

— Dire que ce monstre a déjà frappé tant de fois ! remarqua Mitko d’une voix lugubre. Les deux filles de joie, la mercière et la servante, puis la blanchisseuse Oulita… Il y a quatre lunes, la sœur de Boris, et enfin la belle Olga !

— On devine comme une progression, avança Vassili. Ce dément a commencé par tuer et mutiler des ribaudes, et voilà que maintenant il s’attaque à de nobles jouvencelles. Y a-t-il une logique à tout ceci ?

— Peut-être est-ce beaucoup plus excitant, à ses yeux, de semer la terreur dans les milieux respectables de la capitale ? suggéra Philippos. Avec le temps, il est devenu plus téméraire : chaque nouveau défi dépasse le précédent !

— Il se sent d’autant plus digne d’admiration que ses exploits lui paraissent audacieux, renchérit Artem. Qu’est-ce qui peut bien se passer dans cet esprit ravagé par la folie ? Pourquoi tient-il à mutiler les corps de ces malheureuses ? Et la disparition des bijoux ? Ce détail s’explique peut-être également par le rituel auquel ce pervers se livre avec chacune de ses victimes. Mais il faut plus d’éléments pour confirmer cette hypothèse ! Dans le cas d’Olga, le vol du précieux collier a sans doute été le fruit du hasard… Qui sait pourquoi elle le portait ce soir-là ? Pour son propre plaisir ou pour se pavaner devant son amoureux ? Quoi qu’il en soit, l’assassin a vu le joyau et saisi l’occasion.

— Il a voulu joindre l’utile à l’agréable ! commenta Mitko en claquant de la langue.

Artem lui lança un coup d’œil de reproche avant de poursuivre :

— Résumons : notre homme éprouve du désir pour les femmes tout en les haïssant, au point de vouloir les châtier de la manière la plus sauvage qui soit. Il y a cinq étés, il agresse deux prostituées. Près de trois ans plus tard, il s’acharne contre la mercière grecque et son amie, la servante d’auberge. Puis c’est le tour de la blanchisseuse Oulita. Notons que dans ces trois cas, il s’agit de jeunes femmes de condition modeste, mais honnête.

— Honnête ? Chacune avait plusieurs amants, releva Mitko.

— Nous savons ce que valent les commérages, objecta Vassili. Je parie que ces jouvencelles ont été séduites puis assassinées par le même monstre.

— Je pense comme Vassili, approuva le droujinnik. Moins d’un an après le meurtre d’Oulita, encouragé par le fait que ses crimes restent impunis, notre homme s’attaque à une jeune fille noble, Anna, et quatre lunes après, il recommence avec Olga. Ces meurtres sont peut-être liés à une déception amoureuse. Mais il y a une question plus importante…

Artem marqua une pause. Il fixa pensivement sa coupe vide puis reprit :

— Pourquoi l’assassin a-t-il cessé de tuer pendant deux étés ? Bien que les archives soient incomplètes, on dirait qu’il n’y a eu aucun crime sanglant entre le meurtre des deux petites courtisanes et celui de la mercière grecque et de son amie. Il doit y avoir une raison, quelque chose qui l’a poussé à se tenir tranquille pendant cette période !

Mitko, qui caressait les boucles blondes de son collier de barbe, laissa échapper un petit rire.

— Peut-être qu’il avait déniché quelque parangon de vertu et qu’il voulait rompre le fromage avec elle… Mais il a fini par s’en lasser et il l’a trucidée à son tour !

Artem se leva, l’air sombre, les sourcils froncés.

— Nous manquons de témoignages, jeta-t-il. Mitko et Vassili, vous allez retrouver le père d’Oulita. Interrogez-le et, au besoin, amenez-le au Tribunal. Tâchez aussi de mettre la main sur quelque amie de la blanchisseuse qui serait informée de ses secrets.

Sur ces mots, le droujinnik fit signe à ses collaborateurs que leur réunion était terminée et quitta la tonnelle. Si les Varlets lui emboîtèrent le pas, Philippos s’attarda. S’étant assuré qu’il était seul, il sortit de sa poche le flacon qu’il avait ramassé la veille au soir chez Nadia. D’environ trois pouces de hauteur, à col étroit et à panse renflée, décoré d’un motif géométrique noir sur fond rouge sombre, il ressemblait à une amphore grecque en miniature. Quel était donc le nom qu’on donnait à ces petits vases à parfum ? Voilà : des aryballes ! Celle-ci était de fabrication récente, sans doute byzantine.

Il huma le parfum entêtant et sensuel qui s’exhalait encore de la fiole. Pas de doute, il s’agissait de la même essence qu’il avait sentie dans la chapelle qui abritait le corps d’Olga. Ce flacon constituait un indice de première importance ! Il était impératif de le soumettre à la perspicacité d’Artem, lequel suivrait alors cette nouvelle piste. Et lui, Philippos ? Certes, il était fier d’assister le boyard… Mais ce n’était pas en restant un élève appliqué qu’il susciterait l’admiration de Nadia ! Ne devait-il pas montrer plus d’initiative ?

— Assez atermoyé, lâcha-t-il entre ses dents. Un peu d’audace, que diable !

Il bondit sur ses pieds, rempocha le flacon et quitta la tonnelle. Sa décision était prise : il mènerait sa propre enquête ! Grâce à l’aryballe, il obtiendrait des résultats décisifs qui permettraient de résoudre l’affaire. C’était le moyen le plus sûr de gagner le cœur de Nadia tout en travaillant pour le droujinnik. En marchant vers la sortie de la résidence, il éprouvait encore un vague sentiment de culpabilité. Il secoua la tête pour se débarrasser des pensées importunes. Comme disaient les Anciens, on ne juge point les vainqueurs ! Artem finirait bien par lui donner raison. En attendant, il agirait à sa guise !