CHAPITRE IV

Le lendemain matin, Philippos s’éveilla trop tard pour aller à l’office solennel consacré à la célébration de la Nativité de la Vierge. Il murmura une brève prière de contrition, se sentant d’autant plus coupable que tous ses remords s’évanouissaient dès qu’il pensait à Nadia. Il fit une rapide toilette avant d’enfiler une tunique de lin immaculée, un pantalon bleu foncé et son plus beau caftan bleu et argent. Il voulut rejoindre le droujinnik à la cathédrale, puis changea d’avis : à cause de la foule, il valait mieux guetter Artem à la sortie. Comme il dévalait le perron, il aperçut le jardinier, un ancien prisonnier kouman, en train de tailler la haie du jardin. L’homme lui fit signe d’approcher.

— Ton père, noble Philippos, dit-il en s’inclinant, a été convoqué tout à l’heure par le prince. J’ai vu arriver le messager de Vladimir, et le boyard Artem l’a suivi. Il m’a ordonné de t’en prévenir.

Philippos remercia le jardinier et se dirigea vers le palais en coupant à travers le parc. Il alla se planter devant l’entrée principale et leva les yeux vers le balcon qui courait le long du premier étage : les portes-croisées du cabinet de travail de Vladimir étaient ouvertes, l’audience n’était donc pas terminée.

Il se demandait s’il allait attendre la fin de l’entretien quand il aperçut un boyard entre deux âges qui venait de s’arrêter devant le perron. De taille moyenne, un peu enrobé, il portait un caftan vert chamarré d’argent et une chapka assortie bordée d’hermine. Son visage joufflu était orné d’un collier de barbe à la grecque. Il avait une expression affable, mais une sorte de tic faisait cligner sa paupière droite, lui donnant un air ambigu.

« C’est un visiteur, songea le garçon qui connaissait tous les habitués du palais. Sans doute un habitant de Kiev, à en juger par sa mise luxueuse. » Espérait-il être reçu par Vladimir ? Sa visite avait-elle un rapport avec l’affaire qui occupait en ce moment Artem et le prince ?

Philippos salua courtoisement l’inconnu avant de l’interroger :

— Puis-je t’aider, noble étranger ? Si tu souhaites rencontrer le prince, il faut que tu t’adresses à un officier du palais.

— Ce n’est point à Vladimir mais à son Tribunal que je veux adresser une requête, répondit l’homme, hautain. Je suis venu de Kiev pour demander la réouverture d’une enquête criminelle.

— Le Tribunal se trouve dans la partie arrière du palais, il faut contourner ce bâtiment pour y accéder. Mais de quelle affaire s’agit-il ? ne put s’empêcher de demander Philippos, intrigué.

— D’un meurtre atroce. Celui d’Anna, ma fille adoptive, précisa l’homme en clignant de l’œil comme s’il y avait quelque sens caché dans ses propos. Je l’aimais autant qu’un père peut aimer son enfant ! Maintenant que je l’ai perdue, tout ce que je veux, c’est qu’on retrouve le scélérat qui l’a tuée !

— Il s’agit sans doute d’Anna, la sœur du jeune boyard Boris, hasarda Philippos, se souvenant de sa conversation avec Nadia.

— C’est exact. Feu mon épouse avait deux enfants d’un premier lit, Boris et Anna. Tu as donc entendu parler de ce crime odieux. Dire que l’affaire a été classée alors que l’assassin court toujours ! Je vis maintenant à Kiev, mais je suis revenu exprès pour exiger qu’on reprenne l’enquête jusqu’à ce qu’elle aboutisse.

— C’est ton droit, approuva Philippos. Un dossier ancien est d’ordinaire confié au même enquêteur, à moins que le Tribunal n’en désigne un autre. À propos, mon père en fait partie…

Le boyard darda sur lui un regard qui était soudain devenu étrangement fixe.

— C’est à cause des paresseux de son acabit qu’un dangereux criminel est toujours en liberté ! Mais les magistrats de Vladimir n’en ont pas fini avec moi. On ne se débarrasse pas de moi aussi facilement !

— Tu n’as pas besoin d’insultes ou de menaces pour demander une réouverture d’enquête, remarqua Philippos, ulcéré. Tous les enquêteurs ne sont ni paresseux ni incapables !

Mais l’homme s’éloignait déjà à grands pas vers l’angle du palais. Haussant les épaules, Philippos gravit les marches du perron. Il avait décidé d’assister à l’entretien entre Artem et le prince, et il avait sa petite idée quant à la façon de s’introduire chez Vladimir. Il monta l’escalier et alla droit vers le garde posté devant le cabinet de travail du suzerain de Tchernigov. Le planton fit un mouvement pour lui barrer le chemin, mais Philippos esquissa un bref salut militaire et déclara :

— Va vite annoncer à Sa Seigneurie que le boyard Philippos est là et qu’il la supplie de lui pardonner son retard !

Le soldat disparut derrière la porte. L’instant d’après, il ressortit et s’écarta sans dire un mot pour laisser passer le garçon. Celui-ci pénétra dans la vaste pièce au mobilier sobre et solide qui correspondait aux goûts de Vladimir. Son cousin Oleg, le souverain précédent de la principauté, avait reconstruit la résidence princière avec un faste digne des basileus. Vladimir n’en avait gardé la décoration que pour faire plaisir à son épouse, la princesse anglaise Guita, fascinée par les splendeurs byzantines.

Philippos aperçut Artem et le prince assis sur la banquette placée entre deux hautes fenêtres aux carreaux de mica. Sans les regarder, il se mit au garde-à-vous et débita la formule consacrée :

— N’ordonne pas de me châtier, mais ordonne de me pardonner, noble prince ! Cette intrusion n’est motivée que par mon désir de bien te servir. Je me dois d’assister au mieux le boyard Artem dans son travail. Aussi, en apprenant que vous teniez conseil…

Il s’interrompit en voyant le prince lancer un clin d’œil à Artem.

— C’est bien ce que je te disais, boyard ! s’exclama Vladimir. Je le chasserais par la porte, il reviendrait par la fenêtre !

Il éclata de rire et parut soudain si jeune qu’il aurait pu passer pour le frère aîné de Philippos. Artem revit en pensée la bonne figure ronde aux yeux rêveurs qu’avait Vladimir à l’époque où il venait de recevoir sa première charge seigneuriale au fief de Rostov. Le métier de souverain avait mûri son caractère et durci ses traits. « Par le Christ ! songea Artem. Moi, le conseiller intime du prince, j’oublie trop souvent que celui-ci n’a que vingt-deux étés ! »

Cependant, Vladimir fit signe à Philippos de prendre un siège. N’osant pas s’asseoir dans un des fauteuils destinés aux visiteurs, le garçon alla s’installer sur un tabouret placé dans l’angle de la pièce. Artem le suivit du regard, puis esquissa un geste de résignation.

— Tu as raison, prince. N’importe comment, je le retrouverai dans mes jambes tant que l’affaire ne sera pas résolue. Je commence à en avoir l’habitude ! Mais l’honorable Edrik ne va pas tarder, et il risque de ne pas apprécier la présence de ce galopin.

— J’aviserai au moment où il sera là, répondit Vladimir. Tout à l’heure, un de ses serviteurs est accouru au palais pour m’avertir que son maître avait pris du retard. Il paraît que le vieux boyard vient de découvrir un élément essentiel pour l’orientation de cette enquête.

Philippos était dévoré de curiosité, mais la bienséance ne lui permettait pas d’intervenir. Il promena son regard autour de lui. Dans ce havre de paix protégé de l’agitation de la Cour, la personnalité de Vladimir s’exprimait le plus librement. Hormis la tapisserie byzantine pendue au-dessus de la banquette, les murs étaient couverts de rayonnages qui supportaient de lourds manuscrits reliés en cuir incrusté d’argent. Philippos détailla avec admiration d’autres reliures ornées comme des châsses précieuses. Çà et là, on apercevait un codex d’apparence plus modeste, à reliure de bois et de fer, ou encore des parchemins roulés en volumes. D’autres livres étaient empilés sur l’étagère mobile qui servait à transporter les manuscrits entre ce cabinet, la bibliothèque principale du palais et l’atelier de calligraphie. Absorbé dans sa contemplation, Philippos ne remarqua pas le coup d’œil que le prince avait lancé dans sa direction.

— Nous avons un peu de temps devant nous, poursuivit Vladimir à mi-voix, après s’être assuré que Philippos ne l’écoutait pas. Tu peux résumer les faits, boyard, mais inutile d’entrer dans le détail. Certaines précisions risqueraient de troubler inutilement, euh… un de tes jeunes collaborateurs.

Artem fixa Vladimir de ses yeux gris sombre de Varègue. Son regard dur et perçant s’adoucit.

— Je comprends, prince, et je te remercie de l’intérêt affectueux que tu témoignes à… mes assistants. Je redoublerai de prudence en m’occupant de cette affaire diabolique.

— Diabolique, c’est le mot ! murmura Vladimir en réprimant un frisson. En vérité, un crime aussi abominable est marqué par l’esprit du Mal !

— Nous avons sans doute affaire à l’une de ses incarnations, acquiesça le droujinnik.

— Et comment comptes-tu protéger ton… jeune assistant de l’effet destructeur du contact avec le péché ?

— En suivant ton conseil, prince. Je ferai en sorte qu’il continue à ignorer aussi longtemps que possible l’aspect le plus vil de l’être humain : l’instinct qui le pousse à accomplir par plaisir les pires actes de cruauté.

La voix d’Artem était devenue un murmure à peine audible. Les deux hommes rapprochèrent leurs têtes et poursuivirent leur aparté d’un air de conspirateurs. Quelques instants plus tard, le droujinnik se tourna vers Philippos :

— Est-ce que cette nouvelle enquête t’intéresse toujours ? s’enquit-il à haute voix, faisant sursauter le garçon. Connais-tu le boyard Edrik, Varègue de haut lignage, ami et compagnon d’armes du grand-prince Vsévolod ?

— Je l’ai aperçu lors de la cérémonie de mon adoubement, répondit Philippos. Il y assistait en tant que membre de la droujina des Anciens. Nous avons échangé quelques formules de courtoisie, rien de bien important. Il a une moustache aussi longue que la tienne, en mémoire de ses ancêtres.

— Une chance qu’il t’ait déjà rencontré ! fit Artem. Ta présence lui paraîtra moins déplacée. En fait, il s’agit de sa fille, Olga.

— Oh ! Je la connais aussi… enfin, un peu. C’est un beau brin de fille ! observa Philippos avec un sourire de connaisseur.

— C’était une belle fille, rectifia Artem.

Le sourire du garçon s’évanouit tandis que le droujinnik expliquait :

— Une servante a découvert son cadavre tout à l’heure, sous une tonnelle située dans le jardin de la propriété. Apparemment, Olga s’y était rendue hier au soir. Ce n’est que ce matin que sa suivante a donné l’alarme. Elle a découvert Olga la gorge tranchée, gisant dans une mare de sang. Son père m’a fait quérir un peu plus tard. Malgré son chagrin, il s’est souvenu de ma consigne que le prince avait rendue publique…

— L’oukase qui interdit de déplacer quoi que ce soit sur les lieux d’un crime ? dit Philippos qui était parvenu à maîtriser son émotion.

— C’est ça. J’ai donc pu contempler le même spectacle atroce…

Le prince lui lança un regard de mise en garde et s’exclama :

— Pauvre Edrik ! Je l’ai rencontré alors que mon père venait d’être nommé grand-prince. Il avait vraiment fière allure à l’époque !

— Je m’en souviens, moi aussi, acquiesça Artem. Mais ce matin, c’est un pauvre vieillard tout tremblant que j’ai vu.

Le visage du prince se rembrunit.

— J’aimerais tant l’aider à traverser cette épreuve !

— La seule chose qui puisse l’aider, c’est la nouvelle que l’infâme meurtrier a été arrêté, répliqua Artem, et qu’il attend le juste châtiment de son crime. D’ailleurs, Edrik réclame à cor et à cri la tête de l’assassin.

— Sauf que la peine de mort n’existe plus, rappela machinalement Philoppos. Elle a été abolie conformément à la décision des suzerains de toutes les principautés.

— Merci d’avoir rafraîchi la mémoire à deux pauvres gâteux ! railla Artem. Encore un commentaire de ce genre, et tu iras causer avec les gardes : je suis sûr qu’ils apprécieront tes remarques instructives !

Tandis que Philippos s’empourprait, Vladimir déclara :

— J’ai pris ma décision. En vertu de l’antique droit au jugement de Dieu, j’autoriserai le vieux boyard à désigner un homme capable de le représenter lors du combat singulier. Je vais lancer un appel aux meilleurs guerriers de mon armée et j’assisterai Edrik dans son choix.

Vladimir se leva et se mit à marcher de long en large, se tournant tantôt vers le boyard installé sur la banquette, tantôt vers Philippos juché sur son tabouret.

— Il nous faut un homme de guerre habitué à manier le glaive aussi bien que la hache et la masse d’armes. J’imagine bien notre gaillard ! Ce combattant-né met son épée au service de la justice en temps de paix. C’est un justicier par la grâce de Dieu !

Les yeux brillants d’excitation, le prince s’immobilisa devant Artem qui, l’air sceptique, tiraillait sa longue moustache blonde striée de gris.

— Tu viens de décrire un personnage de légende, observa le droujinnik. Je connais ton amour des bylines et des mythes, prince.

— Au Diable les mythes ! s’écria Vladimir. Les braves qui se battent pour la juste cause, c’est le sel du peuple russe ! Aurais-tu oublié, boyard, ces noms illustres : Ilia de Mourom, Aliocha fils de pope, Dobrynia Nikititch1… J’ai l’impression de les voir déjà, devant moi, en chair et en os !

— Moi aussi : il suffit d’imaginer le géant Mitko habillé en laboureur, un énorme gourdin à la main ! approuva Philippos en souriant.

Il s’empressa d’ajouter :

— Pour sûr, le meurtrier d’Olga sera écrasé comme un moucheron ! Encore faut-il l’attraper d’abord… Avons-nous réussi à recueillir quelques indices ?

Vladimir hocha la tête avec bienveillance. Il alla s’installer à sa table de travail et déroula un carré d’écorce de bouleau vierge.

— Ton fils a raison, boyard, approuva-t-il. Je ferais mieux de prendre des notes pendant que tu continues à exposer l’affaire.

Artem s’éclaircit la voix avant de poursuivre son récit.

— L’arme du crime n’a pas été retrouvée, mais on peut s’en faire une idée d’après l’aspect de la blessure. Elle est aussi nette que profonde. Le meurtrier a frappé Olga avec une telle violence qu’il lui a tranché d’un seul coup artères, trachée et vertèbres ; sa tête était à peine rattachée au corps. Philippos, qu’est-ce que tu peux dire de l’arme utilisée ?

— C’est un long poignard effilé, aiguisé comme un rasoir, débita le garçon, ravi d’intervenir sur un point aussi important. Les jeunes boyards en portent toujours un attaché à leur ceinture. Mais d’après les Varlets, ils se soucient moins de la qualité de leur dague que de la beauté du fourreau.

— Si on s’en tient à ta description, autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! gronda Artem.

— Je n’ai pas fini ! C’est bien la qualité exceptionnelle de la lame qui distingue l’arme du crime, n’est-ce pas ? Je parie que ce poignard provient des bords du Rhin et a été fabriqué par un de ces illustres armuriers germaniques. Leurs poinçons sont connus partout en Europe et même à Byzance.

— Voilà qui est mieux, approuva Artem. Cet indice nous permettra de limiter nos recherches aux individus possédant ce type d’arme.

Philippos se rengorgea.

— À propos, Olga a-t-elle subi d’autres… violences ? s’enquit-il après un silence.

— J’ignore si elle a été violentée ou non par son assassin, répliqua le droujinnik. Il faut d’abord procéder à un examen minutieux du corps. Edrik a confié cette tâche au médecin personnel du prince, et celui-ci doit me faire son rapport cet après-midi.

Soudain, Artem se frappa le front.

— Il y a un curieux détail que j’ai oublié de mentionner ! Olga gisait au milieu d’une flaque de sang coagulé ; sa robe en était toute raidie, et ses cheveux collés en paquets informes. Fait étrange, l’odeur du sang était dominée par une autre : une senteur fort agréable, assez capiteuse, peut-être orientale. Elle émanait du corps d’Olga et de ses vêtements.

— Son assassin l’aurait-il parfumée sur son lit de mort ? s’enquit Vladimir, incrédule.

— Il est plus probable qu’Olga ait utilisé elle-même cette essence, mais à quel moment ? Il faudra poser cette question à Edrik. Cette fragrance m’intrigue. Hélas, elle n’évoque aucun arôme que je puisse identifier !

Le boyard resta silencieux quelques instants, tandis que Philippos et Vladimir le fixaient, les yeux brillants de curiosité. Avant qu’ils puissent intervenir, la porte s’ouvrit et le garde annonça l’arrivée du boyard Edrik. Le vieil homme portait un manteau de cérémonie sombre bordé d’hermine et une chapka assortie, qu’il ôta pour s’incliner jusqu’à terre. Vladimir s’empressa de le relever et l’accompagna jusqu’au fauteuil à haut dossier en bois sculpté. En l’observant, Philippos eut la même pensée qu’Artem : Edrik était méconnaissable. Son visage au teint cireux ressemblait à un masque mortuaire, seuls ses yeux étaient animés d’un éclat fiévreux. Il parut à peine remarquer la présence de Philippos et prit aussitôt la parole.

— Prince, n’ordonne pas de me châtier, mais ordonne de me pardonner ! La découverte qui m’a retenu est capitale. Je tenais à interroger moi-même les domestiques avant de me joindre à vous.

Edrik s’interrompit pour humecter ses lèvres sèches.

— Je connais à présent le véritable motif de ce meurtre odieux, reprit-il. C’est la précieuse parure que j’ai offerte à ma malheureuse enfant il y a quelques lunes, le jour de son anniversaire. Je l’ai rapportée de Byzance. Il s’agit d’un collier de saphirs et de diamants… Mais peut-être Sa Seigneurie ou le boyard Artem ont-ils eu l’occasion d’apercevoir ce bijou unique ? Ma fille l’a porté à la Cour.

Vladimir haussa les sourcils, tandis qu’Artem répondait :

— Je crois m’en souvenir. C’est une sorte de pectoral orné de gemmes, n’est-ce pas ?

— C’est cela même ! s’écria Edrik. On dirait une demi-lune incrustée de diamants et de saphirs. La pureté et la grosseur de ces pierres sont exceptionnelles. Ce joyau m’a coûté une fortune ! Quand ma pauvre enfant le portait, elle ressemblait à une princesse de conte de fées !

Les yeux cernés du vieil homme se remplirent de larmes. Il baissa la tête, tiraillant les glands dorés qui ornaient son manteau.

— Pour quelle raison l’aurait-elle porté hier soir ? intervint Artem. Il n’y avait aucune réception officielle, que je sache.

— C’est exact, mais Olga le mettait souvent à la maison, simplement par coquetterie. Il lui arrivait de se parer avec faste sans pour autant quitter la propriété. Elle admirait son reflet dans la glace, déambulait ainsi ou encore sortait dans le jardin, mais seuls les domestiques pouvaient la voir.

— Je suppose que tes serviteurs sont hors de cause, avança le droujinnik en tirant sur sa moustache.

— Aucun d’entre eux n’aurait levé la main sur Olga, confirma Edrik. En outre, le criminel a sûrement les moyens de voyager. Cette pièce est invendable ici, il sera obligé de quitter la ville pour la monnayer.

— J’enverrai quand même mes assistants interroger tous les receleurs des bas-fonds, répliqua Artem. Ainsi, tu es certain que ce collier est le véritable mobile du crime ?

— Sans l’ombre d’un doute ! Compte tenu de sa valeur, l’assassin pourra vivre dans l’opulence jusqu’à la fin de ses jours. Et moi qui espérais une vieillesse heureuse et sereine…

Edrik gémit et se cacha le visage dans les mains.

— Ce coquin sera jeté au cachot avant qu’il ait le temps de bouger le petit doigt ! promit le prince, le front assombri par la colère. Pendant que la vermine rongera sa chair, la terreur consumera son âme corrompue. C’est ainsi qu’il passera ce qui lui reste à vivre avant que le Jugement de Dieu ne mette fin à sa misérable existence.

Edrik approuva en silence. Ses mains se crispèrent, son visage s’empourpra.

— Tout cela est ma faute ! s’exclama-t-il en se frappant la poitrine. Olga adorait se couvrir de bijoux, et moi, pauvre idiot, je voulais la combler au lieu de la mettre en garde contre ce vice.

— N’est-ce pas un péché véniel pour une femme ? objecta Vladimir.

— Prince, rappelle-toi les paroles de saint Jean Chrysostome ! Tout péché véniel entraîne un péché mortel, de la même façon que la maladie conduit à la mort !

— Boyard, l’interrompit Artem d’une voix ferme, ta fille n’a point mérité un sort aussi affreux. Au lieu de l’accabler, nous devons concentrer nos efforts pour retrouver le coupable. Puisque tu réponds de tes serviteurs, songe aux fréquentations d’Olga. Qui aurait pu convoiter ce joyau au point de tuer pour s’en emparer ?

— N’importe laquelle de ses amies ! répondit Edrik avec aigreur. Les filles d’Ève sont capables de tout pour satisfaire leurs désirs.

— Notre meurtrier est sûrement un homme, objecta le droujinnik avec patience. Il a les gestes sûrs et rapides du mercenaire.

— Et si c’était un homme de main envoyé par quelqu’un qui haïssait Olga ? suggéra Vladimir. Sa beauté, mais aussi sa fortune ont dû susciter bien des inimitiés.

— Plus que Sa Seigneurie ne pourrait l’imaginer ! grinça Edrik.

— Je ne crois pas que l’envie soit le mobile principal de ce meurtre, protesta Artem. Quelqu’un qui tue parce qu’il est jaloux du bonheur de l’autre est un esprit mesquin et dissimulateur. Il aurait choisi une arme discrète telle que le poison. Par ailleurs, un tueur à gages aurait évité de donner libre cours à sa violence. Or, Olga a été assassinée de la manière la plus barbare qui soit.

De nouveau, Vladimir lui jeta un coup d’œil de mise en garde. Le droujinnik se mordit la langue, mais ni Philippos ni Edrik ne relevèrent ses propos. Artem poursuivit avec douceur :

— Il faut que je te pose une dernière question, boyard. Olga avait-elle le goût des parfums exotiques, essences et potions vendus par les droguistes ?

Edrik essuya ses yeux rougis par les larmes et réfléchit un instant.

— Assurément, ma fille usait et abusait des pommades, fards et autres artifices destinés à embellir l’apparence. Toutes les jouvencelles ne font-elles pas de même ?

Le droujinnik opina du chef avant de poursuivre :

— Si ta fille avait été amoureuse de quelqu’un, aurait-elle fait usage d’un philtre d’amour ou bien d’une essence aromatique aux vertus prétendument envoûtantes ?

— Dieu merci, Olga n’avait pas besoin de recourir à ce genre de moyens, répondit Edrik en redressant la tête. Elle se servait de préparations cosmétiques, mais son péché mignon, c’étaient les bijoux ! Mon présent, ce pectoral orné de diamants et de saphirs, l’avait rendue tellement heureuse… Ah ! récupérer ce joyau est pour moi une question d’honneur, au même titre que de retrouver l’auteur de ce crime affreux !

— Je ferai tout mon possible pour m’acquitter de cette double tâche lui assura Artem en se levant. J’en fais le serment !

Le droujinnik et Philippos prirent congé, laissant Edrik seul avec le prince. En sortant du palais, ils aperçurent Mitko et Vassili qui flânaient dans la cour. Les Varlets étaient déjà au courant du drame. Une permission leur avait été accordée pour toute la durée de l’enquête et ils attendaient les ordres d’Artem.

— Comment l’affaire se présente-t-elle ? s’enquit Mitko après avoir salué le boyard.

La mine sombre, celui-ci se contenta de jeter entre ses dents :

— Allons discuter ailleurs !

— Dans ce cas, déclara Mitko, je vous emmène déjeuner dans une excellente auberge que j’ai découverte récemment : Au Cochon qui danse. Suivez-moi !

1- Héros de bylines et de contes populaires.