CHAPITRE XXII

La jeune femme sourit et lui adressa un geste amical. Elle lui parut d’une beauté étrange et saisissante. Ses cheveux blonds étaient tirés en arrière et de petites boucles claires auréolaient son visage comme le nimbe doré des anges. La pâleur de son teint contrastait avec le feu sombre qui brillait dans ses yeux d’émeraude. Comme elle se tournait vers Igor, son sourire s’effaça et elle le fixa d’un regard dur et froid.

— Aurais-tu égaré ton précieux élixir, mon mari bien-aimé ? demanda-t-elle d’un ton moqueur. Quelle négligence ! Par chance, ton épouse dévouée pense à tout !

Sa main d’une blancheur translucide émergea d’entre les plis de sa cape. Ses doigts étaient crispés sur le petit récipient en terre cuite rouge que Philippos reconnut aussitôt.

— Le voilà, ton flacon ! Tu l’avais bien glissé dans ta poche, mais j’ai réussi à te le dérober au dernier moment. Tu étais sur le point de partir – paraît-il pour retrouver le collecteur d’impôts. Eh bien, as-tu avalé ta langue ?

Igor était devenu cramoisi et demeurait silencieux. Elle poursuivit :

— En vérité, ce fut un jeu d’enfant ! Juste avant que tu sortes, je t’ai demandé de me serrer dans tes bras. Tu t’es exécuté – de mauvaise grâce, il est vrai, car tu étais pressé de rejoindre la belle Vesna. Cet instant m’a suffi pour subtiliser la fiole.

— Admirable ! grinça Igor. Je ne te connaissais pas ce talent. Il ferait pâlir d’envie les tire-laine les plus habiles ! Mais comment as-tu su que je devais retrouver… ?

— Mon pauvre ami, tu m’as toujours sous-estimée. Quand vas-tu enfin ouvrir les yeux ? Je n’ignore rien de tes aventures, présentes ou passées. Je connais par cœur la liste de tes amantes : la blonde Marfa, la superbe et glaciale Olga, la sémillante Anna… pour ne mentionner que les plus récentes.

— J’aurais dû m’en douter ! cracha Igor, le visage décomposé par la colère. Tu m’espionnais, avoue-le !

— Je n’en avais nul besoin pour apprendre ce que tu faisais au vu et au su de tout le monde !

Les traits délicats de Svetlana se durcirent, un feu implacable et farouche éclatait dans ses yeux.

— Si tu n’avais pas failli d’une façon aussi déshonorante à la loyauté que tu me devais, je t’aurais laissé une chance de te racheter, du moins à mes yeux… Mais trop, c’est trop ; la coupe est pleine. Il est temps que tu paies pour tous tes forfaits !

Puis, se tournant vers le garçon, elle lui montra le flacon.

— Noble fils d’Artem, voici la pièce à conviction que tu cherchais. Il faudra la remettre à ton père. Elle établit de façon définitive la culpabilité de ce répugnant coquin. Elle prouve que l’infâme s’apprêtait à commettre un nouveau crime !

Igor laissa échapper un cri de rage et voulut se ruer sur Svetlana, mais l’épée de Philippos l’obligea à battre en retraite.

— Garce ! Sale petite vipère ! explosa-t-il. Je croyais que nous étions unis par des liens plus forts que le commerce charnel : les liens sacrés de l’amitié. Mais tu es rongée par cette stérile jalousie qui a fini par dessécher et ton âme et ton corps. Tu n’es qu’une de ces femelles délaissées, pleines de haine et de rancune ! Et tu veux me faire payer cette misère intérieure où tu t’es enfermée ?

La jeune femme sembla vaciller sous l’insulte. Ses yeux jetaient des éclairs, mais c’est d’un ton calme et posé qu’elle reprit la parole :

— Tu vas payer pour tes crimes, mais aussi pour tout ce que tu m’as fait supporter. Imagine, brave Philippos, ce qu’une jeune mariée peut ressentir en découvrant l’inclination irrésistible de son époux à la luxure et à la cruauté ! Depuis le début, l’acte charnel lui paraissait trop fade. Pour ranimer son désir, il était prêt à transgresser tous les interdits ! C’est ainsi qu’a commencé cette série de meurtres. Dieu merci, aujourd’hui elle prend fin !

Svetlana tourna la tête vers l’angle de la pièce où se tenait Vesna. Philippos, qui avait abaissé son épée d’un air hésitant, jeta un coup d’œil dans la même direction. Adossée contre le mur, la veuve était toujours assise près de la table basse, les paupières mi-closes, la main sur la poitrine. Elle semblait à demi consciente et respirait avec peine.

— Sois tranquille, mon ami, elle s’en remettra, dit Svetlana.

— Par chance, je… enfin, toi et moi, nous sommes arrivés à temps, acquiesça Philippos. Igor n’a pu attenter ni à son honneur ni à sa vie.

Il avait parlé avec conviction même si, pour une raison qui lui échappait, il ne se sentait pas encore entièrement rassuré. Comme si la jeune femme avait pu lire dans ses pensées, elle le soutint avec chaleur :

— C’est surtout grâce à toi, car tu m’as précédée. À nous deux, nous avons empêché ce monstre de frapper une nouvelle fois.

— Tu vas te taire, femelle stupide ? s’écria Igor. Fils d’Artem, je refuse d’écouter les élucubrations de cette folle. J’exige, ainsi que la loi m’y autorise, d’être jugé par Vladimir en personne !

Le garçon voulut répondre, mais Svetlana l’arrêta d’un geste avant de toiser son mari.

— Un peu de patience, cher époux ! J’attends ce moment depuis si longtemps que je souhaite le savourer tout à loisir… L’heure est venue de discuter à cœur ouvert, tu ne crois pas ? Que chacun dévoile ses secrets !

Igor éclata d’un rire forcé, puis déclara à l’adresse de Philippos :

— Regarde-moi cette garce qui fait la mystérieuse ! En réalité, elle est à l’image de toutes les filles d’Ève. À les croire, aucun homme ne saurait percer les secrets de leur âme sublime. Tu parles ! Elles sont toutes pareilles : cachottières, mais tellement prévisibles !

À son tour, Svetlana partit d’un éclat de rire sardonique.

— Pas autant que toi, petit coq prétentieux qui se prend pour un aigle parce qu’il a plumé quelques poulettes ! Mes secrets devraient t’intéresser, car ils sont indissociables des tiens. Tout a commencé… c’est ça : trois lunes après notre mariage. Tu venais alors de rencontrer deux jeunes ribaudes qui allaient de ville en ville en faisant le plus ancien métier du monde. Elles ne pensaient d’ailleurs s’arrêter à Tchernigov que le temps de réaliser quelques bonnes affaires…

Elle s’interrompit pour scruter le visage d’Igor. Celui-ci se taisait, s’efforçant de dissimuler sa surprise.

— Tu en fais une tête ! railla la jeune femme. Je vois que tu commences à te souvenir de ces deux sales petites catins. Elles t’avaient tapé dans l’œil, à tel point que tu les as installées dans une grande isba confortable pour pouvoir leur rendre visite régulièrement. Et moi, je te regardais partir en me demandant comment je ferais pour supporter cet affront…

Plongée dans ses souvenirs, les pupilles dilatées, Svetlana avait le regard perdu au loin, absent et immobile, comme aveugle. Puis ses traits s’animèrent et elle fixa Igor avec une expression de triomphe.

— Mais un beau jour, les petites vagabondes ont disparu – comme ça, sans crier gare. Volatilisées ! Après tout, ce n’étaient que deux gueuses sans feu ni lieu. Tu n’as plus jamais remis les pieds dans leur isba, et tu as fini par la revendre par l’intermédiaire de notre intendant.

— Ce misérable chien m’a trahi ! s’exclama Igor.

— C’est bien à toi de te plaindre de trahison, rétorqua la jeune femme, mais qu’importe ! Ce qui est révélateur, en revanche, c’est que tu ne semblais ni inquiet ni même étonné. Ce départ si soudain ne t’a donc pas intrigué ?

Igor haussa les épaules.

— J’ai reçu une brève missive de leur part, m’informant qu’elles allaient reprendre la route. Quelqu’un avait dû rédiger ce billet à leur demande. Je n’avais aucune raison de les retenir ! On s’était bien amusés ensemble, mais tout a une fin. Je n’ai joué qu’un rôle épisodique dans leur existence ; de même, elles n’ont fait que passer dans ma vie avant de disparaître sans laisser de trace.

— Sans laisser de trace ? répéta Svetlana, indignée. Pour moi, cet épisode a marqué le début d’une période noire comme la nuit… J’espérais encore que tu allais te consacrer à la vie conjugale, mais c’est le contraire qui est arrivé : tu as fini par dénicher deux autres putains.

— C’étaient des filles honnêtes et pleines de gentillesse, ne put s’empêcher de corriger Igor. Sans parler de leur fraîcheur et de leur beauté !

— Deux pauvrettes, insista Svetlana en haussant la voix. Une servante et une petite boutiquière. Piètres conquêtes ! Est-ce pour cela que tu ne les as jamais regrettées quand elles ont disparu à leur tour ? Oh, je sais, je sais ! s’empressa-t-elle d’ajouter en écartant les bras. Ce n’était pas ta faute si tu les avais perdues… Ce n’est jamais ta faute !

Igor esquissa une courbette, commentant d’un air moqueur :

— On ne peut rien te cacher ! Tu n’ignores donc pas à quel point je les appréciais – surtout la petite Grecque. Mais là encore…

— Une de perdue, dix de retrouvées, enchaîna Svetlana avec un sourire amer.

— Exactement ! Un jour, j’ai reçu une lettre qui m’annonçait les fiançailles de mes deux amies et me priait, sous peine de les compromettre, de ne pas chercher à les revoir. J’ai obéi… Pas de gaieté de cœur, mais enfin, elles avaient bien le droit de se marier. C’est le rêve de toutes les femmes ! J’imagine qu’elles ont saisi l’occasion de se caser.

— N’est-ce pas plutôt toi qui as saisi l’occasion de repartir en chasse ? Les femmes ne sont que des proies pour toi, ta convoitise est insatiable. Ah ! j’ai mis du temps à le comprendre ! Je pensais que des conquêtes plus flatteuses allaient te calmer un peu et que, la vanité aidant, tu allais enfin t’assagir… Mais non ! Inutile de continuer le récit de tes exploits, je crains d’ennuyer notre ami Philippos. En fait, tes nombreuses amantes ne t’intéressaient guère plus que ton épouse.

— C’est faux ! J’ai aimé chacune d’elles ! J’ai toujours été sincère avec les femmes. Même toi, je t’ai aimée… avant de comprendre dans quel piège je suis tombé en t’épousant.

— Comment oses-tu, espèce de porc ? siffla Svetlana. Tu ne vis que pour satisfaire tes bas instincts, c’est tout ce qui t’intéresse ! Et tu croyais que tes crimes resteraient impunis ? Que personne ne s’apercevrait que tes maîtresses trépassaient l’une après l’autre ? Allons donc ! Tu n’espérais tout de même pas abuser le meilleur enquêteur du prince !

Pour la première fois, Igor sembla troublé. Il gratta l’épaisse toison dorée qui couvrait sa poitrine et frissonna comme s’il avait froid.

— Mais qu’est-ce qu’elle raconte, cette maudite bougresse ? grogna-t-il, perplexe. Je n’y comprends goutte !

— Vraiment ? railla Philippos, indigné par cette nouvelle feinte. Aurais-tu oublié que toutes tes amantes ont péri de mort violente ? Pour ma part, je me moque de savoir à quel jeu tu joues, si tu es complètement fou ou seulement à demi, si tu entends des voix qui t’ordonnent de tuer, si tu es un mystique ou un misérable. Tu me répugnes trop, boyard, pour que je m’intéresse à toi. Par contre, je veux que tu m’éclaires sur certains détails pour qu’on puisse clore cette enquête.

Igor leva la main d’un geste conciliant.

— Soit, fils d’Artem : je te dois une explication. J’avoue que je t’ai menti. Je savais que l’assassin affectionnait le même élixir que moi ; je savais aussi qu’il avait occis celles que j’avais connues et aimées avant lui. Les malheureuses ! Comment avaient-elles pu se laisser séduire par ce monstre ? C’est à cause des horreurs qu’on racontait sur le meurtrier aux aromates que j’ai pris peur. À part mes amantes et ma sœur, personne ne connaissait ma passion pour les essences aromatiques aux vertus aphrodisiaques.

— En es-tu bien sûr ? l’interrompit Svetlana d’un ton sarcastique. Je crois que tu oublies quelqu’un.

— Je suppose que tu veux encore parler de ta précieuse personne ! rétorqua Igor, la mine exaspérée. Mais qu’est-ce que ça peut faire, si tu le savais ou pas ? Ce que je veux dire, c’est que les enquêteurs risquaient de mal interpréter, euh… mes petites fantaisies. Le moindre rapprochement entre mon innocente lubie et les désirs morbides du meurtrier pouvait m’être fatal. Je devais être prudent – même si tout cela n’était qu’une malheureuse coïncidence, le fruit du hasard.

Philippos eut le souffle coupé d’indignation. Il brandit son épée.

— Le hasard a bon dos ! tonna-t-il. Tu as les mêmes penchants que l’assassin, tu couches avec les mêmes femmes ; tous les deux, vous avez plein de manies en commun… Ça fait beaucoup de coïncidences, tu ne trouves pas, boyard ? Pour couronner le tout, les flacons que tu utilises sont identiques à ceux qu’on a retrouvés sur les lieux des crimes. Qu’en dis-tu ?

Igor fit une grimace de dédain.

— Comment veux-tu que je me rappelle ce que j’ai fait de toutes ces fioles vides ? Je les ai sans doute jetées, mais où ? Je crois que j’ai fini par donner un flacon de mon parfum favori à Anna, pour qu’on puisse s’en servir quand je venais la retrouver… Non, c’est à mon amie grecque que j’en ai laissé un. Pour le reste, je n’en ai aucun souvenir !

À nouveau troublé, Philippos scruta le visage de l’homme. Il ne parvenait pas à comprendre si Igor se moquait de lui ou s’il y avait une part de vérité dans ce qu’il disait.

— Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ? dit-il d’une voix glaciale. Pendant longtemps, tu abandonnais le flacon vide sur place sans t’en préoccuper. Puis, quand l’enquête a été confiée au boyard Artem, tu t’es rendu compte que cette négligence allait te coûter cher : l’aryballe devait tôt ou tard nous mener jusqu’à toi. Mais l’enquête aurait pu durer plusieurs lunes si tu n’avais pas essayé de mettre la main sur le pectoral d’Olga. Et tu n’as pas hésité à poignarder une jouvencelle innocente rien que pour récupérer le butin dont tu avais été dépouillé !

— Qu’est-ce que cette nouvelle accusation ? Je ne suis pas un voleur ! s’exclama Igor.

— C’est encore ta mémoire qui te joue des tours ? railla Philippos. Serait-ce un penchant que tu ne partages pas avec le meurtrier aux aromates ? Ignorais-tu qu’il volait ses amantes ? Il les couvre de bijoux, certes – mais il récupère le tout après les avoir trucidées ! Cette écœurante obsession a commencé bien avant le meurtre d’Olga, mais l’affaire a pris une dimension autrement plus importante avec le collier byzantin.

— Un détrousseur doublé d’un assassin ! jeta Svetlana entre ses dents. Comme tu es tombé bas !

Igor la foudroya d’un regard méprisant.

— C’est ridicule ! Cette accusation est tellement absurde que je ne prendrai pas la peine d’y répondre. À la différence de ce misérable qui dépouille les femmes de leurs bijoux, moi, je leur en fais cadeau ! J’ai offert à chacune de mes amies des présents fort coûteux… Ça au moins, je ne l’ai pas oublié ! ajouta-t-il avec une moue ironique.

— Moi non plus ! cracha Svetlana. Crois-tu que je ne me sois pas aperçue de cet outrage supplémentaire ? Cette idiote de Marfa arborait une bague assez voyante pour sauter aux yeux de n’importe qui. Je l’ai reconnue à l’améthyste qui l’ornait : c’était celle qui avait appartenu autrefois à ta sœur. Or tu m’avais dit que je pouvais porter toutes ses parures et en disposer à ma guise !

— Par le Christ, voilà une des sources de ton malheur, chère épouse ! La mesquinerie de ton âme n’a d’égale que la médiocrité de ton esprit !

— Il prend plaisir à me blesser, observa froidement Svetlana, d’autant plus qu’il espère m’abaisser devant toi, fils d’Artem. Ah ! Si tu savais quelle satisfaction lui procurait le désarroi du boyard pendant que l’enquête piétinait ! Mais rien n’est comparable aux morbides jouissances qu’il éprouve à humilier les malheureuses qui le croient amoureux et lui font confiance.

— Espèce de démon femelle ! explosa Igor, perdant son calme. Attends un peu, c’est moi qui te traînerai devant le Tribunal du prince : la diffamation est punie par la loi !

Svetlana ne daigna pas lui accorder un regard. L’air pensif, elle fixait l’aryballe qu’elle serrait entre ses doigts. Comme elle dégrafait sa cape de sa main libre, Philippos remarqua qu’elle portait la même robe d’intérieur que pendant sa visite plus tôt dans la soirée. Se tournant vers lui, elle déclara d’un ton grave :

— Cette conversation a assez duré. Ce monstre échappé de l’Enfer ne craint point la justice de Dieu ; va-t-il aussi se moquer de celle des hommes ? Il ne me reste qu’une seule chose à faire, brave Philippos : te confier cette preuve tangible des meurtres qu’il a commis. Tu as été le premier à l’avoir démasqué et à venir le capturer au fond de sa tanière. À toi l’honneur de remettre l’aryballe au boyard Artem… Allez, attrape ! dit-elle soudain en lui lançant le précieux récipient.

Était-ce l’émotion qui l’avait rendue maladroite ? Le flacon avait atterri sur le sol à trois ou quatre pas du garçon et à égale distance d’Igor. Ils se précipitèrent tous deux pour le ramasser. Mais avant que l’un ou l’autre eût pu l’atteindre, Svetlana, qui avait ôté son ample cape, abattit celle-ci sur la fiole comme un filet. Philippos se prit les pieds dans le tissu et faillit perdre l’équilibre. Igor lui aussi trébucha. Il lâcha un juron et s’agrippa au bras du garçon…

Mais déjà, Svetlana les avait rejoints. D’un geste brusque, elle saisit le poignet droit de Philippos et le tordit violemment, avec une force peu commune chez une femme. Il ne put retenir un cri de douleur et desserra ses doigts, laissant échapper son épée. Svetlana s’en empara aussitôt.

— Reculez tous les deux ! ordonna-t-elle en les menaçant de son arme.

Ils s’exécutèrent. Tout étourdi, Philippos se massa machinalement le poignet.

— Désolée, l’ami ! lui dit la jeune femme. C’est une vieille querelle entre mon époux et moi, nous devons la régler entre nous. Alors, ne fais pas le malin – car je manie l’épée aussi bien qu’un guerrier éprouvé !

Igor émit un rire sceptique.

— Permets-moi d’en douter, ma douce… En vérité, tu as l’air d’une poule qui a trouvé un couteau ! Crois-tu pouvoir m’effrayer ?

Il esquissa un pas vers sa femme. L’instant d’après, la pointe de la lame effleura sa gorge. Une goutte de sang perla à l’endroit de l’égratignure. Igor poussa un rugissement sourd qui ressemblait à un râle.

— Arrière, coquin ! s’écria Svetlana. Plus un geste !

Comme il battait en retraite, elle lança au garçon tout abasourdi un regard triomphant.

— Tu es témoin, Philippos ! Tu as tout vu : le criminel s’est trahi. Igor a reconnu ce flacon et a tenté de mettre la main dessus. Voilà qui équivaut à un aveu !

Philippos observa le jeune boyard qui affichait une expression froide et méprisante. Il se détourna avec ostentation de sa femme et se dirigea vers ses vêtements éparpillés sur le sol. Ayant ramassé sa tunique, il l’enfila tranquillement et se mit à ajuster son large ceinturon de cuir auquel était suspendu son poignard. Svetlana brandit son arme.

— Décroche ta dague et jette-la sur le sol ! martela-t-elle.

— Pour qui te prends-tu, femelle chétive ? Cette épée t’a mis la cervelle à l’envers ! railla Igor, tandis qu’il resserrait la boucle de son ceinturon.

— Jette ton poignard immédiatement ! répéta Svetlana d’une voix aiguë. Obéis !

Pour toute réponse, Igor la toisa en ricanant. « Elle va le tuer », réalisa soudain Philippos, envahi par l’angoisse.

— Dame Svetlana, il faut que tu me rendes cette épée ! dit-il en s’efforçant de donner un accent autoritaire à sa voix. Tu sais bien qu’avec ce flacon Igor est fait comme un rat, on le tient. Laisse s’accomplir la justice du prince !

— Je sais ce qu’elle vaut, cette justice-là ! cracha Svetlana avec dédain. Le prince en a fait une coutume, et ses magistrats, un métier. Ils n’ont que faire de la vraie justice. Les crimes de mon époux crient vengeance au ciel ! Je n’ai point besoin d’autre intermédiaire entre la colère de Dieu et ce misérable. La vengeance m’appartient !

— La vengeance n’est pas une affaire de femme… Pense à ton enfant ! supplia Philippos, à court d’arguments. Dans quelques lunes, tu seras mère. Tu m’as assuré que seul t’importait ce bonheur !

— Elle est grosse ? s’exclama Igor. Cette blague ! Voilà plus de trois étés que je n’ai pas honoré sa couche. Voudrait-elle me faire changer d’avis qu’elle perdrait son temps !

— Mais enfin, elle me l’a dit elle-même ! protesta Philippos.

— Elle a menti, affirma Igor. D’ailleurs, à qui la faute ? Autant prodiguer des caresses à un marbre grec ! Un tel engourdissement des sens est dû au déséquilibre des humeurs. Aucun homme normalement constitué ne peut y remédier… Et maintenant, très chère, donne-moi cette épée !

Il s’avança vers Svetlana. D’abord sans réaction, elle eut un sursaut presque animal, comme si on l’avait atteinte en pleine chair. Rapide comme l’éclair, elle se rua sur Igor, l’arme au poing, et lui enfonça la lame dans la poitrine d’un geste fulgurant. Les yeux du jeune boyard s’agrandirent ; son regard exprimait une immense stupéfaction. Puis il s’effondra sur le sol, tâchant en vain d’agripper la lame des deux mains.

Philippos fut saisi de frissons, il sentit une sueur froide lui couler dans le dos. Il vit Svetlana retirer son arme d’un geste brusque puis se pencher pour examiner son mari. Le garçon s’approcha : les paupières closes, Igor respirait péniblement ; une tache de sang maculait sa tunique, et un peu d’écume rougeâtre venait d’apparaître aux coins de ses lèvres.

Soudain, il ouvrit les yeux et fixa Svetlana.

— Comment savais-tu… pour cette bague que j’ai donnée à Marfa ? demanda-t-il d’une voix rauque. Je l’ai vue porter ce bijou juste avant de la quitter, mais on ne l’a pas retrouvé sur son corps… C’est donc toi qui l’as pris ! Tu nous as épiés – avant d’assassiner Marfa et de voler cette améthyste. Exactement comme tu l’as fait pour toutes les autres… Le meurtrier aux aromates, c’est toi !

— Bravo, cher époux ! gloussa Svetlana. Quelle perspicacité !

Poussant un gémissement de douleur, Igor parvint à se soulever sur le coude.

— Quel idiot j’ai été… articula-t-il. Il t’a été facile de découvrir cet aphrodisiaque dont je raffole. Et après, tu n’as pas cessé de m’espionner… Mais quelqu’un devait t’informer régulièrement. Qui ?

— Un coup, c’était notre intendant, répondit Svetlana qui l’observait, le visage impassible. D’autres fois, c’étaient des gamins des rues, mes « mouches », comme je les appelle. Je les payais pour qu’ils ne te quittent pas d’une semelle ! Je choisissais soigneusement le moment de frapper… Je n’avais qu’à te suivre jusqu’au lieu de tes rendez-vous et à surgir dès que tu avais assouvi tes vilains penchants.

— Par la miséricorde du Christ ! murmura Igor. Toutes celles que j’ai aimées… Non seulement tu les as assassinées sans pitié, mais encore, tu as essayé de les dégrader en mutilant leur corps. Boris me l’a dit… Tu as voulu détruire jusqu’à leur féminité !

— On ne peut dégrader ce qui est déjà corrompu ! lâcha Svetlana avec dédain.

Elle se rapprocha du mourant étendu à ses pieds et braqua sur lui un regard froid.

— C’étaient des pécheresses, de misérables catins, reprit-elle. La plupart avaient eu des amants avant toi ; tu n’étais pas le premier, loin de là… Au moins ai-je veillé à ce que tu sois le dernier !

Svetlana partit d’un éclat de rire, d’un horrible rire triomphant, aigu et sans joie. Glacé d’horreur, Philippos scruta son visage sans le reconnaître : sa bouche se tordait dans un rictus hideux ; ses yeux verts aux pupilles dilatées étincelaient d’une haine sauvage et meurtrière. Igor fit un effort surhumain pour se relever et tenta de cracher au visage de sa femme. Au même instant, elle lui enfonça l’épée en plein cœur. Igor se raidit, ses yeux se voilèrent. Son corps fut pris des dernières convulsions avant de s’affaisser mollement sur le sol.

— Et voilà ! À présent, cet ignoble porc ne pourra plus nier ses crimes ! s’exclama Svetlana, tandis qu’elle essuyait son arme sur les chausses d’Igor.

Elle sourit à Philippos qui se tenait immobile, submergé par un terrible sentiment d’impuissance et de désespoir. Elle passa devant lui pour se diriger vers le fond de la pièce. S’arrêtant près de Vesna, elle se pencha pour la dévisager avec attention. La jeune veuve semblait moins hébétée que tout à l’heure ; les effets de la drogue étaient en train de se dissiper. Blottie contre le mur, elle fixait Svetlana d’un air horrifié.

— Tu n’as plus rien à craindre, dame Vesna ! Ce satyre lubrique t’a droguée pour te faire subir ses caresses, mais c’est fini ! Tu n’auras pas à satisfaire ses désirs dénaturés.

— C’est toi qui es dénaturée, femme indigne ! rétorqua Vesna d’une voix faible mais pleine de dégoût. Tu as trahi les vertus les plus essentielles à notre sexe ! Tu me fais honte !

Soudain, elle lui sauta au collet, s’accrochant à sa robe. Comme Svetlana s’écartait d’un bond, Philippos entendit un bouton de sa guimpe sauter et rouler sur le sol. À nouveau, il sentit son sang se glacer. Vesna allait-elle gâcher sa seule chance de survivre ? L’attitude de Svetlana laissait espérer qu’elle avait l’intention d’épargner la veuve, cela faisait sans doute partie de son plan. Mais si Vesna attirait sur elle la fureur de la meurtrière, c’en était fait d’elle !

— Ne te fâche pas, dame Svetlana, s’empressa-t-il d’intervenir. Vesna est encore sous l’empire de ce poison qu’Igor lui a fait avaler.

— Ce n’est pas une raison pour me sauter à la gorge et abîmer ma robe. Voilà une drôle de façon de me remercier ! grogna celle-ci en lissant son haut col rebrodé de perles.

— Dès qu’elle aura recouvré ses esprits, elle sera à même d’apprécier tout ce que tu as fait. Ton coureur de mari n’a eu que ce qu’il méritait. Tu l’as embroché comme un malheureux poulet ! Je n’en reviens pas… Tu es vraiment rompue à l’art du combat à l’épée, c’est moi qui te le dis ! ajouta-t-il avec une feinte admiration.

Svetlana lui jeta un œil soupçonneux avant de hausser les épaules.

— Je n’ai aucun mérite, il n’était pas armé.

— Même s’il avait été armé jusqu’aux dents, tu l’aurais battu sans coup férir ! insista le garçon. J’avoue que, avant ce soir, je n’aurais pas cru qu’une femme puisse manier l’épée aussi bien. C’est un art et un métier d’homme ; par quel hasard en as-tu une telle maîtrise ?

Cette fois, Svetlana daigna sourire.

— J’ai fait mon apprentissage bien avant mon mariage, quand je vivais encore chez mon père. C’était une rude épée, mon père ! Il partageait son temps entre la guerre et la chasse, les deux seules occupations dignes d’un homme, un vrai. Il rêvait d’avoir un fils pour l’y initier, mais j’étais son enfant unique. Il m’a donc élevée comme un garçon.

Philippos approuva d’un signe de tête. Pendant que Svetlana parlait, il avait réussi, mine de rien, à s’approcher d’elle et guettait maintenant l’occasion de la désarmer. Il savait qu’il était inutile de tenter de gagner du temps. À supposer qu’Artem se fût lancé aux trousses d’Igor, il s’était sûrement égaré dans la forêt ; sinon, il serait déjà là depuis longtemps. Philippos ne pouvait compter que sur lui-même et risquer le tout pour le tout.

— C’est donc ton père qui t’a appris à manier l’épée ? s’enquit-il.

— Pas seulement, précisa Svetlana, le visage adouci par ces souvenirs. J’avais onze ans quand il a engagé un excellent maître d’armes varègue. C’est lui qui m’a entraînée… Comme tu vois, je n’ai pas perdu la main ! conclut-elle avec un petit rire.

Philippos s’inclina légèrement, comme pour saluer sa prestation. Puis il bondit, exécutant un tour de force enseigné par Vassili : balancer violemment la jambe en sorte que son talon vienne heurter la tempe de l’adversaire. Mais Svetlana s’écarta, leste et souple comme une chatte, et se glissa de côté, avant de se ruer sur lui l’épée en avant. Il parvint à se dérober et recula précipitamment. Svetlana se fendit pour lui porter un coup mortel mais se figea au dernier moment, se contentant de lui effleurer la gorge de son arme. Pétrifié, il croisa son regard : plein de haine meurtrière, il était immobile et flou, comme si Svetlana fixait non pas Philippos mais quelque fantôme derrière lui. « Elle est folle à lier, pensa-t-il, terrifié. Combien de meurtres a-t-elle commis ? Toutes ces malheureuses – mais aussi Kassian et Igor, sans parler de Nadia, ma bien-aimée. Et maintenant, c’est mon tour ! »

Cependant, Svetlana avait recouvré son calme et affichait une attitude froide et déterminée.

— Ne cherche pas à me rouler, tu n’y parviendras pas ! avertit-elle. Fils d’Artem, je n’ai rien contre toi, ne m’oblige donc pas à te tuer ! Je te propose un marché : je te laisse la vie sauve, mais tu devras confirmer mon histoire devant le Tribunal. Il te suffira de déclarer que mon misérable époux était bien le meurtrier aux aromates, et que, sans mon intervention, Vesna et toi-même auriez péri de sa main. En contrepartie, je consens à restituer le collier d’Olga et le bracelet d’Anna : je peux me passer de ces joujoux… Ils constitueront l’ultime preuve de la culpabilité d’Igor. Qu’en dis-tu ?

— Jamais de la vie ! jeta Philippos sans réfléchir.

— Je crains que tu ne sois pas en position de refuser, rappela Svetlana en lui soulevant le menton de la pointe de sa lame. Je te tiens à ma merci ! Un geste imprudent, et je te passe mon épée au travers du corps. Tu me dois la vie, boyard, et ton honneur t’oblige à me rendre cette dette. En outre, tous les indices réunis au cours de votre enquête prouvent que c’est Igor l’assassin. Le boyard Artem lui-même était arrivé à cette conclusion… je me trompe ?

Le garçon garda le silence, cherchant à dissimuler son embarras.

— Qui ne dit mot consent, fit Svetlana avec un petit sourire. De plus, l’infâme a déjà reçu son châtiment, et le Tribunal peut enfin clore cette pénible affaire. Tout le monde sera content : le prince, le boyard, le vieil Edrik et moi… Ah, on peut dire que tout a marché à merveille – avec, en prime, la participation de ta précieuse personne !

Elle eut un ricanement en voyant Philippos s’empourprer de colère.

— Tu ne pouvais pas savoir que je serais là ! ne put-il s’empêcher de remarquer.

— Oh si, à une heure près ! J’étais sûre de te croiser, toi ou encore les Varlets, ou quelque autre sbire du Tribunal. Grâce à ta visite, je savais que ton père avait suivi la piste des flacons comme je l’avais prévu et qu’il s’apprêtait à arrêter le coupable. Un peu plus tard, un de mes petits informateurs est accouru pour me dire que mon mari venait de partir pour son repaire avec sa nouvelle prise. Alors, j’ai imaginé le plaisir que j’aurais à lui dessiller les yeux, avant de le voir crever à mes pieds. Le tout, c’était d’arriver à point et d’intervenir à propos… Et maintenant, va chercher l’aryballe ! commanda-t-elle en baissant son épée.

Elle désigna la cape qui dissimulait l’objet et observa Philippos pendant qu’il le ramassait.

— Voilà qui est bien ; garde donc cette preuve, tu la remettras à ton père. Tu feras un témoin de choix !

— Prends garde, dame Svetlana ! rétorqua Philippos. Tu avais accès à tout ce qui était à Igor, pas vrai ? Cette preuve peut aussi servir contre toi.

— Que non ! ricana Svetlana. Elle n’est valable que contre l’homme qui utilisait le Sang d’Aphrodite pour parfumer ses amantes, et c’était l’aphrodisiaque préféré de mon époux ! Plusieurs de nos domestiques peuvent confirmer que Klim le fournissait en diverses essences aromatiques, y compris celle-ci. L’apothicaire n’ignorait rien des escapades d’Igor. Ils étaient complices depuis leur aventure à Tmou-Tarakan… N’est-ce pas, dame Vesna ? J’espère que tu as au moins compris cela, depuis le temps !

— Pourquoi as-tu assassiné mon mari ? Il n’avait trahi personne, ni toi ni ton époux !

La voix de Vesna vibrait de colère et d’indignation, au point que Philippos craignit à nouveau que cela ne provoque un accès de fureur chez la meurtrière. Mais Svetlana haussa les épaules d’un air indifférent.

— Il a bien fallu que je me débarrasse de lui quand j’ai décidé de mettre fin à ce jeu.

— Tu n’avais pas besoin de le tuer, il ignorait tout de tes agissements, souligna Vesna.

— Le peu qu’il savait pouvait m’attirer des ennuis ! J’ai été amenée à lui faire des confidences quand mon plan s’est précisé dans mon esprit. C’était au moment où j’ai eu l’idée de faire de l’aryballe l’indice principal qui devait mener les enquêteurs à Igor.

— Par quelle ruse as-tu réussi à persuader Klim de te procurer flacons et élixir ? s’enquit Philippos.

— Je me suis confiée à lui en le suppliant de m’aider : grâce au Sang d’Aphrodite, lui disais-je, je pourrais réveiller le désir de mon mari et regagner son amour. Non seulement cet imbécile m’a crue, mais encore, il me plaignait sincèrement…

Elle fit une grimace de dégoût.

— Peu importe ce qu’il pensait ! Moi, je me disais : patience, je saurai me venger de cette humiliation supplémentaire. Ce qui comptait, c’est qu’il était d’accord pour me vendre quelques flacons de l’essence préférée d’Igor. Je ne courais aucun danger : si le bossu avait soupçonné quelqu’un, ç’aurait été son aventurier de complice, et non une faible femme, une épouse délaissée.

— Alors, pourquoi l’avoir assassiné ? insista Vesna. Si ma mémoire est bonne, il n’y avait rien de compromettant pour toi dans ses registres.

— En effet. Mais je devais m’en assurer. Le hasard a voulu que Klim me prenne en flagrant délit…

Svetlana écarta les bras dans un geste de fatalité.

— Il a payé sa bonté de sa vie, ponctua Vesna, amère. Mais sa mort ne te profitera pas, espèce de vipère ! Je t’accuserai en place publique, je te ferai avouer tes crimes devant le vaste monde !

— Tu n’es pas très maligne, dame Vesna, tu n’es point en état de me menacer, l’interrompit Svetlana d’un ton narquois, avant de s’adresser à Philippos : Ni elle ni toi, vous n’avez le choix. Soit vous marchez avec moi et confirmez ma version des faits devant le boyard Artem…

— Soit le boyard Artem se rendra compte par lui-même de ce qui s’est passé ici, dit une voix provenant de l’entrée de la pièce.

Ils se tournèrent tous dans la même direction : le droujinnik se tenait dans l’embrasure de la porte.