CHAPITRE XIII

Lorsque Artem arriva chez le boyard Grom, un vieux serviteur l’informa que le maître de maison était toujours absent, puis il le conduisit sur les lieux du crime. Rassemblés au fond du jardin, les domestiques bavardaient à mi-voix, et Artem se rendit compte avec irritation que les ragots concernant « le meurtrier aux aromates » allaient bon train. Il ordonna aux serviteurs de décamper sur-le-champ et de reprendre leurs occupations habituelles. Ignorant volontairement Philippos qui montait la garde près du corps de Marfa, le droujinnik rejoignit Nadia.

Installée sur l’herbe à côté de sa nourrice Fania, petite femme grassouillette emmitouflée dans un châle à fleurs, la jeune fille semblait plongée dans une sorte de torpeur. Artem lui parla avec douceur mais insista pour qu’elle allât l’attendre dans sa chambre, afin qu’il pût l’interroger à l’abri des oreilles indiscrètes. Aussitôt Fania bondit, suffoquant d’indignation.

— Que ma colombe s’enferme avec un homme dans sa chambre ? Cela ne se peut pas ! glapit-elle. Oserais-tu offenser sa pudeur virginale, boyard ?

Mais Artem roula des yeux féroces et aboya ses ordres d’un air tellement effrayant que Fania se précipita vers la maison aussi vite que ses courtes jambes pouvaient la porter. Nadia se releva à son tour, le visage vide d’expression, et suivit Fania en traînant les pieds. Artem s’approcha enfin de Philippos.

— Par quel malheureux hasard t’es-tu trouvé ici ? s’enquit-il d’un ton sec. Le moment ne pouvait être plus mal choisi !

— J’avais un petit cadeau pour Nadia, bégaya le garçon. Elle finissait de déjeuner avec son père et son amie. Au bout d’un moment, Marfa a fait mine de partir. J’ignorais qu’elle allait rencontrer quelqu’un en cachette ici même ! Le jardin est grand, comment pouvais-je l’imaginer ? Et ce parfum… n’est-ce pas le Sang d’Aphrodite ?

— Ton nez t’a déjà donné la réponse, inutile de jouer les naïfs ! répliqua Artem avec humeur.

En fait, cette odeur n’avait cessé de le poursuivre depuis sa visite chez Klim. Il lui semblait que le parc tout entier et même ses propres vêtements sentaient le funeste élixir. À cet instant, quatre gardes portant une civière surgirent dans l’allée : c’était l’aide que Philippos avait envoyé quérir au Tribunal.

— À propos, remarqua le garçon d’un air détaché, on pourrait essayer de mettre la main sur le flacon vide. Qui sait, le meurtrier l’a peut-être abandonné ici après avoir accompli son rituel !

— Bonne idée, approuva Artem.

Il ordonna aux gardes de passer au peigne fin la clairière et les buissons alentour. Puis il fit signe à Philippos de s’éloigner et s’accroupit pour examiner le cadavre. Soulevant la jupe de Marfa, il dénuda son bas-ventre tailladé par le couteau de l’assassin. Il réprima un frisson et s’empressa de rajuster le tissu imbibé de sang. En croisant le regard inquisiteur de Philippos, il acquiesça d’un hochement de tête. Le meurtrier avait agi de la même façon que les fois précédentes : après s’être livré à l’acte de chair avec sa victime, il l’avait égorgée puis s’était acharné sur le corps de la malheureuse. Le droujinnik se redressa et alla se laver les mains dans un seau d’eau apporté par un serviteur.

Entre-temps, les soldats avaient terminé de fouiller la clairière. Au grand dépit de Philippos, ils n’avaient découvert aucun récipient. À présent, la langue lui démangeait de raconter au droujinnik comment il avait trouvé une aryballe vide au cours de la fête chez Nadia, mais il était honteux d’avoir gardé un élément aussi important par-devers lui. Il décida de l’avouer à la première occasion.

Les gardes chargèrent sur la civière le corps ensanglanté de Marfa qu’une servante avait recouvert d’un drap et se dirigèrent vers la sortie du jardin, suivis d’Artem et de Philippos. En passant devant la maison, ils tombèrent sur Grom qui venait d’arriver.

— Par le Christ, qui a bien pu commettre une telle atrocité ? s’exclama le marchand. Et pourquoi ici ? Quand je suis parti après le déjeuner, Marfa allait prendre congé. Philippos, que s’est-il passé ?

— Ni lui ni ta fille ne se doutaient de rien, répondit Artem. Ils se croyaient seuls dans le jardin, n’est-ce pas, mon garçon ? ajouta-t-il d’un air innocent.

Philippos devint cramoisi.

— Nous n’étions pas tout à fait seuls, Fania nous tenait compagnie, mentit-il. Nous discutions… des fiançailles de Nadia !

Le marchand haussa ses sourcils touffus. Laissant Philippos se dépêtrer de cette situation délicate, Artem partit interroger Nadia. Il trouva la jeune fille dans sa chambre, assise sur un coffre à vêtements en compagnie de sa nourrice, qui ne sortit que lorsque le droujinnik menaça de l’accuser d’entrave à la justice. Quant à Nadia, elle paraissait moins hébétée que tout à l’heure, mais embarrassée et anxieuse. Elle ne cessait de s’agiter sur son siège et lançait à Artem des regards affolés. Devinant ses craintes, il lui promit de ne rien révéler à son père. Alors elle cacha son visage dans ses mains et fondit en larmes.

— Je savais que Marfa avait un amoureux, gémit-elle. Elle en était très éprise. C’était un homme charmant, bien sous tous rapports… C’est tout ce que je sais, je le jure sur la Sainte-Trinité ! J’ai bien essayé de lui tirer les vers du nez, mais elle disait qu’elle était liée par le secret. Elle prenait un air mystérieux, puis elle se moquait de moi !

— Tu as pourtant permis que son amant vienne la retrouver ici, dans ton jardin. Pourquoi ?

— Marfa craignait de le rencontrer dans un lieu public, hoqueta Nadia entre deux sanglots. Son père la faisait espionner par leurs domestiques. Ce n’était que la deuxième ou la troisième fois qu’elle le voyait en cachette. Je ne pouvais pas lui refuser ce service ! Elle m’avait promis de tout me raconter plus tard.

Nadia essuya ses larmes et renifla bruyamment. Artem réprima un soupir.

— J’ai une dernière question à te poser. Marfa portait-elle des bijoux aujourd’hui ? Essaie de te souvenir si quelque chose n’a pas disparu.

La jeune fille se redressa, les yeux écarquillés.

— Par le Christ, tu as raison, boyard ! Son amoureux venait de lui offrir une belle bague, avec une améthyste grosse comme ça ! Il a dû le faire ce matin, ils avaient eu un bref rendez-vous au marché. Pour Marfa, c’était la preuve de son amour. Elle voulait d’ailleurs me confier ce bijou, en attendant qu’ils puissent rompre le fromage, j’imagine. Mais tout à l’heure, quand j’ai vu Marfa couchée dans l’herbe, la bague n’était plus là ! Je n’en verrai jamais la couleur… Pas plus qu’on ne pourra ressusciter cette pauvre Marfa !

Nadia sanglota de plus belle. Artem écarta les bras, excédé.

— Si tu t’étais davantage souciée de l’honneur de ton amie, tu n’aurais peut-être pas eu à pleurer sa mort ! la sermonna-t-il. Ainsi, tu n’as pas la moindre idée de l’identité de cet homme ?

Nadia poussa un gémissement de désespoir et secoua négativement la tête, pleurant à chaudes larmes.

Le droujinnik aurait voulu la consoler mais il était trop furieux contre le meurtrier diabolique, ainsi que contre lui-même et, surtout, contre ces petites oies écervelées qui offraient une proie si facile.

— J’espère au moins que ce drame te servira de leçon, l’admonesta-t-il en se levant pour prendre congé. Si j’avais une fille de ton âge, elle serait enfermée à double tour au térem, jusqu’à ce qu’elle soit nubile, et elle n’en sortirait que pour convoler en justes noces !

— Mais je suis en âge de me marier, moi ! rétorqua Nadia d’un ton fier.

— Comment donc, marmonna Artem en refermant la porte derrière lui. Mauvaise herbe est précoce et croît avant le temps !

En se dirigeant vers le portail, il fit signe à Philippos de le suivre. Le boyard Grom le rattrapa, mais le droujinnik coupa court à ses questions.

— À ta place, j’irais plutôt interroger ta fille sur ses fréquentations, lança-t-il, avant de saluer le marchand d’une inclinaison de tête.

Quand ils eurent quitté le domaine, Artem se mit à respirer à pleins poumons. Pour la première fois de sa vie, il trouva agréable l’air de la rue, cette odeur de poussière et de feuilles mortes avivée par la chaleur, à laquelle se mêlait un relent de détritus pourrissant dans l’ornière. Tout plutôt que ce maudit parfum aussi attirant que vénéneux !

Ils marchèrent quelque temps en silence, chacun perdu dans ses pensées. Artem ne parvenait pas à oublier l’histoire du voyage à Tmou-Tarakan racontée par Klim : son flair de limier lui suggérait que le mystérieux ami de l’apothicaire jouait un rôle clé dans les meurtres. Obéissant à une impulsion, il quitta la grand-rue et tourna à droite pour se diriger vers le quartier résidentiel qu’habitait Igor, l’un des jeunes boyards qu’il soupçonnait d’être le complice de Klim. Philippos s’arrêta, l’interrogeant du regard.

— Rentre seul, lui dit Artem, et avertis les Varlets que nous nous verrons ce soir, après le souper. Inutile de se retrouver plus tôt : il faut que Manouk le médecin ait le temps de confirmer mes conclusions concernant le corps de Marfa.

— Et maintenant, où vas-tu ?

— Le domaine du boyard Igor n’est pas loin, je vais en profiter pour lui rendre une brève visite. J’ai envie de me faire une idée plus précise de ce personnage à la réputation si controversée !

À sa surprise, Philippos n’insista pas pour l’accompagner et fila sans demander son reste. Le droujinnik se renseigna auprès de quelques commerçants aisés et n’eut aucun mal à trouver le chemin de la maison d’Igor. Depuis le portail, on apercevait une vaste demeure surmontée d’un térem aux volets clos. Artem supposa que Svetlana se trouvait en bas, surveillant l’entretien de la maison et autres travaux. Il avait entendu dire qu’elle consacrait à la gestion du domaine bien plus de temps que son insouciant de mari.

Un domestique introduisit Artem dans la grand-salle et s’éclipsa. Il jeta un coup d’œil à la ronde. Tout ici respirait l’opulence et le bon goût : le mobilier cossu en bois foncé, les tentures colorées suspendues aux murs, les tapis de laine étalés sur le sol. Quelques étagères supportaient une collection de statuettes et de vases grecs rapportés de Byzance. Artem s’approchait pour les examiner quand Svetlana apparut sur le seuil. Elle portait une robe en tissu velouté couleur mousse qui mettait en valeur son teint diaphane et ses yeux verts.

— N’ordonne pas de me châtier, boyard, j’étais en train de vérifier les comptes, se justifia-t-elle en essuyant avec un chiffon ses doigts maculés d’encre brune. Mon époux n’est pas encore rentré. Si seulement nous avions été avertis que tu allais nous honorer de ta visite !…

Artem balaya ses excuses d’un revers de main, mais il n’eut pas le temps de répondre : soudain, il vit les prunelles de Svetlana s’élargir alors qu’elle fixait la fenêtre ouverte derrière le dos du droujinnik.

— C’est elle ! articula-t-elle d’une voix blanche. Elle est revenue… Elle est encore en train de nous épier !

Artem se retourna brusquement. L’espace d’un instant, il crut apercevoir une ombre furtive qui s’écartait de la fenêtre donnant sur le verger. Il se précipita pour regarder au-dehors mais ne vit que les pommiers et les poiriers éclairés par les rayons obliques du couchant.

Svetlana le rejoignit et scruta anxieusement les arbres dont les branches touchaient presque les murs de la maison.

— Dieu merci, mes yeux m’ont joué un tour ! murmura-t-elle.

Elle se tenait près d’Artem, et il constata avec surprise qu’elle était toute frissonnante d’angoisse et de sueur froide.

— Qui te fait si peur, dame Svetlana ? demanda-t-il, intrigué.

La jeune femme eut un petit rire forcé.

— Ma belle-sœur, Théodora. Elle est venue ici en début d’après-midi. Ah, cette maudite bigote ! ajouta-t-elle d’une voix altérée par la haine.

— C’est ainsi que tu parles de la mère supérieure du monastère de la Vraie Croix ? releva Artem, amusé. L’évêque et le prince ne tarissent pas d’éloges sur cette femme de tête et de poigne !

Svetlana s’était ressaisie mais s’abstint de répondre. Elle appela un domestique et ordonna d’apporter des boissons et des fruits. Puis elle invita le droujinnik à s’installer sur le banc couvert de coussins, devant une table en bois sculpté. Elle servit à Artem du vin de cerise et remplit sa propre coupe avant de venir s’asseoir à côté de lui.

— Mes propos peuvent te surprendre, boyard, j’en suis consciente, admit-elle en sirotant sa boisson. Mais je préfère être franche avec toi.

Elle parlait à présent d’une voix calme et froide, en martelant ses mots.

— On dit que la mère Théodora est une sainte femme, et peut-être l’est-elle dans l’enceinte de son fief. Mais dès qu’elle vient ici, elle redevient ce qu’elle a toujours été : une sœur possessive et jalouse !

— Pourtant, les règles de la vie monastique interdisent des visites fréquentes chez les proches ! s’étonna Artem.

— Théodora sait profiter de la liberté relative que lui assure son statut de mère supérieure. Qu’elle parte acheter des provisions ou inspecter les terres de l’abbaye, elle ne manque jamais l’occasion de faire un détour pour passer chez nous.

— Ma foi, on ne peut lui reprocher de souhaiter prendre des nouvelles de son frère.

— Je dirais plutôt : venir l’espionner ! Elle sait tout ce qui se passe dans cette maison, elle ne perd pas une miette de ce que racontent les domestiques et elle écoute aux portes.

— Aime-t-elle son frère au point de s’immiscer dans sa vie privée ? interrogea Artem, interdit.

— Elle lui dicterait sa conduite s’il la laissait faire !

— Ce comportement s’explique sans doute par l’amour qu’elle lui porte.

— L’amour ? Elle ignore la signification de ce mot ! Ce n’est d’ailleurs pas surprenant. Pendant ses jeunes années, elle se vautrait dans la luxure. Depuis qu’elle s’est convertie, elle ne connaît que l’austérité de la vie monacale. L’ancienne pécheresse est devenue une dévote revêche et aigrie, voilà toute la divine métamorphose !

Les traits délicats de Svetlana s’assombrirent. Elle se leva et se mit à arpenter la pièce.

— Sais-tu, boyard, ce qu’elle a osé me dire ? Que j’aime trop mon mari ! poursuivit-elle avec un sourire amer. Comment peut-on reprocher de trop aimer ? Elle prétend que je lui pardonne trop de choses. En fait, il ne s’agit que de vétilles, de fantaisies sans conséquence. Mais au-delà des apparences, il y a une vérité qui ne trompe pas. Regarde, boyard : je la porte en moi !

La jeune femme s’arrêta à côté d’Artem en caressant son ventre. Impressionné par ce geste éloquent, le droujinnik leva les yeux : rose d’émotion, Svetlana rayonnait d’un bonheur tranquille et confiant.

— Ton mari est-il au courant ? s’enquit-il.

— Pas encore. Moi-même, je ne suis certaine de cette heureuse nouvelle que depuis peu de temps. Je la lui annoncerai au moment voulu. En attendant, je compte sur ta discrétion, boyard.

— Sois sans crainte à ce sujet, dame Svetlana, promit le droujinnik.

Il voulut ajouter la formule de bénédiction traditionnelle, mais il n’en eut pas le temps. Igor, vêtu d’un manteau d’intérieur bleu enfilé par-dessus une tunique et des chausses claires, pénétra dans la pièce et s’immobilisa en apercevant Artem. Il avait les joues en feu, ses épais cheveux châtains étaient mouillés et frisaient sur sa nuque et son cou. Tout en lui exprimait une satisfaction intense, une joie de vivre presque insolente.

— Mais où étais-tu ? Je te croyais parti avec ta sœur, s’exclama Svetlana en considérant avec perplexité la tenue de son mari.

— Comme tu vois, j’ai eu le temps de rentrer et de me prélasser dans un bain parfumé, répondit Igor d’un ton enjoué, avant de s’adresser à Artem : N’ordonne pas de me châtier, boyard, j’ignorais ta présence ici.

Il s’inclina d’un mouvement souple puis, sur un signe du droujinnik, s’installa dans un fauteuil et se servit une coupe de vin de cerise.

— Que nous vaut l’honneur de ta visite ? dit-il sans toucher à sa boisson.

— Je suis à la recherche de renseignements sur certains parfums rares, appréciés de fins connaisseurs tels que toi, expliqua Artem. Que sais-tu sur le Sang d’Aphrodite ?

— J’ai eu l’occasion de m’en servir, répondit Igor sans broncher. Pas souvent, hélas ! C’est une fragrance exquise mais beaucoup trop chère, même pour un homme qui a les moyens de satisfaire ses lubies.

— Te rappelles-tu le nom de l’apothicaire qui t’a vendu cet élixir ?

Igor sourit de toutes ses dents et écarta les mains.

— Je n’ai aucune mémoire des noms, boyard ! En outre, ce n’était pas ici mais à Tsar-Gorod. On ne trouve cette essence que chez les parfumeurs agréés par le Palais impérial du basileus, ou encore par la guilde des apothicaires.

Artem s’apprêtait à poursuivre, mais Igor le devança.

— Inutile de me demander à quand remonte ce voyage, je n’en ai aucun souvenir ! Je me suis rendu à Byzance à plusieurs reprises ; les dates sont consignées dans le registre municipal de Tchernigov, tu n’as qu’à le consulter ! Quant à l’élixir qui t’intéresse, ça m’étonnerait qu’on puisse s’en procurer dans notre ville. Même les marchands de produits exotiques n’en ont pas en réserve !

— Il faut croire que certains de nos concitoyens parviennent à contourner cette difficulté.

À nouveau, Igor esquissa un sourire désinvolte.

— Quels veinards ! Si j’en connaissais un, je lui rachèterais volontiers une fiole de cette essence délectable !

— En as-tu vraiment besoin ? Je suis certain que tu continues à en user régulièrement. Tiens, pas plus tard que tout à l’heure, en prenant ton bain !

De fait, Artem était sûr de percevoir à nouveau les effluves du Sang d’Aphrodite qui venaient se mêler aux exhalaisons des fruits mûrs et des fleurs du jardin. Cette odeur était revenue le hanter en même temps que le souvenir du corps supplicié de Marfa. Il se leva, contourna la table et se pencha vers Igor affalé dans son fauteuil.

— Tu embaumes comme un couple de jeunes mariés la nuit de leurs noces ! observa Artem, sarcastique.

— C’est toi qui embaumes, boyard ! persifla Igor sur un ton tout aussi caustique. Par le Diable, je ne te savais pas amateur de ce genre de plaisirs !

Il toisa le droujinnik, détaillant sa tenue. Celui-ci suivit son regard, posa la main sur la poche de son caftan… et en tira un carré de soie blanche maculée d’une tache rouge sang ! Artem étouffa un juron. Klim ! Ce maudit apothicaire avait dû lui fourrer son mouchoir dans la poche à son insu, juste avant son départ. Désormais, impossible de dire qui dégageait quel parfum !

Dépité, il se tourna vers Svetlana. La jeune femme baissa les paupières, le visage impénétrable. Artem comprit qu’elle ne dirait rien qui puisse compromettre son mari. Comme pour confirmer cette pensée, Svetlana s’approcha à son tour du fauteuil d’Igor. Plaçant ses deux mains sur les épaules de son époux, elle se pencha pour lui déposer un baiser sur les cheveux.

Soudain, Artem la vit pâlir et chanceler. Il se précipita pour la soutenir. L’instant d’après, elle se libéra avec douceur et recula d’un pas.

— Ce n’est rien, j’ai un peu mal au cœur, murmura-t-elle avec un sourire forcé. L’air frais me fera du bien.

Artem voulut l’accompagner jusqu’à la sortie mais elle le remercia d’un signe de tête et se glissa au-dehors. Quant à Igor, son visage au teint de pêche ne reflétait aucune inquiétude. Il se leva avec nonchalance, repoussa son siège et s’étira avec une grâce paresseuse.

— Ah, les femmes ! Il faut toujours qu’elles gémissent et se plaignent de quelque chose ! s’exclama-t-il en haussant les épaules.

— Ton épouse semblait réellement indisposée, souligna Artem sur un ton de reproche.

Le jeune boyard balaya ces mots d’un geste négligent.

— Tu ne connais pas Svetlana ! Elle a une santé de fer – c’est d’ailleurs ce que j’apprécie chez elle. Quand j’organise mes parties de chasse, elle est capable de tenir en selle pendant des heures, et elle est aussi habile au tir à l’arc que n’importe lequel de mes hommes.

— À t’entendre, tu partages tous tes loisirs avec ton épouse, remarqua Artem d’un ton ironique.

— Que Dieu m’en garde ! s’écria Igor en éclatant de rire. La place des femmes est au térem. Heureusement, nous avons eu la bonne idée de reprendre aux Byzantins leur habitude d’enfermer leurs épouses au gynécée. Encore faut-il avoir les moyens d’entourer ces créatures capricieuses du luxe dont les Grecs sont coutumiers : rideaux de brocart, robes de soie, fumée des aromates… Ma foi, ils ont raison, le plaisir est à ce prix !

— Tu parles des gynécées en connaissance de cause, observa Artem. On dirait que tu as réussi à forcer la porte de bon nombre de ces lieux interdits.

— C’est vrai, je l’ai fait plus d’une fois, concéda placidement Igor. Avant mon mariage, naturellement. Cela dit, j’ai renoncé à mes voyages sans aucun regret. Pourquoi aller si loin quand on trouve les mêmes agréments à portée de main ? Lorsqu’on a des goûts raffinés, boyard, on peut les cultiver partout.

« Quel toupet ! pensa le droujinnik, furieux. Il est grand temps de remettre cet insolent à sa place ! »

— Ce sont là des pratiques indignes d’un honnête homme, décréta-t-il sèchement. Mais toi, on dirait que tu as un penchant pour ce genre de passe-temps. Les bains parfumés, par exemple. Cette habitude répugne à tout guerrier russe qui se respecte ! Elle est étrangère à nos mœurs, à nos traditions et au génie de notre pays. En vérité, ajouta-t-il avec dégoût, on croirait avoir affaire à quelque dignitaire byzantin corrompu !

Guettant la réaction d’Igor, Artem alla se planter devant lui, la main posée sur la garde de son poignard. Mais, à l’évidence, le jeune boyard ne souhaitait pas l’affronter. Il refusait même de se mettre en colère ! Il applaudit avec un respect ironique puis répliqua :

— Des goûts et des couleurs, il ne faut point discuter, boyard ! Et puis, tu me parles de corruption… Le mal nous façonne, c’est bien connu. Alors, n’est-il pas mieux de façonner le mal à notre usage, et même à notre commodité ?

Artem bouillonnait de colère. Ce hâbleur avait réponse à tout ! Il avait la faconde et l’adresse d’un courtisan consommé, et le droujinnik comprit qu’il n’arriverait pas à le confondre dans une simple joute oratoire. Aussi résolut-il de mettre fin à sa visite. Il prit congé et quitta la demeure d’Igor de fort méchante humeur.

Après son départ, Igor attendit quelques minutes pour s’assurer qu’Artem n’allait pas revenir le morigéner. Puis il frappa dans ses mains et ordonna qu’on lui serve un en-cas. Son sourire avait disparu, il se sentait inquiet. Or le meilleur moyen de chasser l’angoisse était de se restaurer ! Il songea que l’heure du souper n’était pas loin, mais il avait envie de se mettre quelque chose sous la dent maintenant. N’importe comment, Svetlana refuserait de partager le repas du soir, comme tous ces derniers jours.

Haussant les épaules, il se réinstalla à table devant un plat de beignets à la viande accompagnés d’une sauce piquante. Il mangea de bon appétit sans cesser de réfléchir. Il essayait de comprendre pourquoi les propos d’Artem l’avaient perturbé, bien qu’il eût réussi à dissimuler son embarras. Certes, il avait ses petits secrets – qui n’en avait pas ? Tout le monde avait quelque chose à cacher, et Igor comme les autres… Naturellement, ce fouineur de droujinnik n’avait aucune chance de découvrir de quoi il s’agissait.

Seulement voilà : cette visite inattendue confirmait que la rumeur au sujet du meurtrier aux aromates continuait à s’étendre d’un quartier à l’autre. Igor avait toujours détesté les ragots, apanage des bonnes femmes et des sots. Malgré son mépris, il devait s’avouer que ces bruits l’incommodaient. Il avait entendu parler de ce fou qui tuait des jeunes filles après les avoir aspergées de parfum, et chaque fois il s’était senti profondément troublé. Comment expliquer ce sentiment de malaise ? Cette histoire ne le concernait en rien ! Pourtant, il avait parfois l’impression qu’une main de glace lui serrait l’estomac…

Il tenta de se raisonner. Il y avait bien une explication à son angoisse ! Sa passion des parfums, pour innocente qu’elle fût, risquait de lui attirer des ennuis. Aujourd’hui, il avait eu une chance incroyable : le droujinnik avait sur lui un mouchoir imprégné du Sang d’Aphrodite. Quelqu’un avait voulu jouer au limier un tour pendable, et il avait parfaitement réussi : Artem était furibond ! Du coup, Igor avait évité un interrogatoire sur ses penchants en matière de fragrances.

Il essuya ses doigts bagués avec une serviette de lin rebrodée. Il se sentait plus détendu à présent. Cet incident lui servirait de leçon ! Aucune visite inopinée ne le prendrait plus par surprise. Quant à ses sorties, il ne courait aucun danger, à condition de respecter les règles qu’il s’était lui-même fixées.

Un léger sourire effleura ses lèvres gourmandes. Quoi qu’il fasse et où qu’il aille, il savait passer inaperçu ! Comme s’il portait cette légendaire chapka-qui-rend-invisible dont il avait rêvé, enfant, pendant qu’il espionnait sa grande sœur qui batifolait avec ses amoureux.