CHAPITRE XX

Le lendemain, Artem finissait de déjeuner en compagnie de Philippos et des Varlets quand un serviteur du palais fit son apparition devant la tonnelle.

— Le commandant de la garde, dit-il, essoufflé, m’a ordonné d’aller te quérir sans attendre, boyard. Une femme s’est présentée au palais, elle demande à te voir d’urgence. Son époux, apothicaire de son état, a été assassiné cette nuit.

— C’est Klim ! s’écria Philippos. Pourquoi, pourquoi ne nous a-t-il pas écoutés ?

Le droujinnik se leva sans dire un mot, quitta la tonnelle et s’engagea dans l’allée sur les pas du serviteur, suivi de Philippos et des Varlets. En arrivant devant le corps de garde, ils aperçurent le commandant qui les attendait en compagnie de Vesna. Elle était livide, mais ses yeux, cernés et rougis par les larmes, étaient secs à présent. Le militaire s’apprêtait à faire son rapport mais Artem l’en empêcha.

— Je connais cette personne, déclara-t-il. Mes hommes et moi, nous allons nous rendre tout de suite sur les lieux du drame. Dame Vesna, daigne nous conduire !

Vesna s’inclina et se dirigea la première vers la sortie de la résidence. Dès qu’ils eurent franchi le portail, Artem la rattrapa et ils continuèrent d’avancer côte à côte, Philippos et Vassili les suivant de près ; quant au géant blond, il portait une civière, fermant la marche. Artem présenta ses condoléances à la jeune veuve et tenta de la questionner, mais Vesna ne répondait guère que par monosyllabes. C’est donc dans un silence lugubre qu’ils atteignirent la maison de l’apothicaire.

Vesna renvoya aussitôt les domestiques afin que le droujinnik et ses collaborateurs ne soient pas gênés en inspectant les lieux. Puis elle expliqua comment elle avait découvert le corps de son mari dans son officine, en fin de matinée, au moment où ils devaient prendre une collation. Elle ajouta qu’à première vue cette pièce était la seule que l’assassin avait visitée. Avant de partir pour le palais, elle avait verrouillé la porte pour s’assurer que rien ne serait déplacé en son absence. Artem approuva cette précaution d’un hochement de tête. Il ordonna à Philippos et aux Varlets de passer au crible le reste de la demeure, ainsi que le jardin, à la recherche des moindres traces que l’assassin aurait pu laisser derrière lui.

— Dame Vesna, il faut que tu accompagnes mes collaborateurs pour signaler tout ce qui te paraîtra étrange ou inhabituel, expliqua-t-il à la jeune femme. Quant à moi, je vais me consacrer au lieu du crime. Venez tous m’y retrouver dès que vous aurez fini.

Ayant déverrouillé la porte, Vesna s’éloigna le long du couloir, suivie de Philippos et des Varlets. Artem pénétra dans l’officine et s’accroupit près du cadavre qui gisait dans une flaque de sang, à côté du seuil. Le tueur s’était acharné sur sa victime, la poignardant à plusieurs reprises. Artem souleva délicatement la tête de l’apothicaire pour scruter son visage figé par la mort. Il se souvint de Klim tel qu’il l’avait vu la veille, avec ses yeux vifs et intelligents, sa bouche moqueuse et toute sa physionomie animée et spirituelle. Tandis que le cadavre le fixait de ses yeux vitreux, il ressentit un pincement au cœur. Il lui ferma les paupières, notant mentalement que les traits de l’apothicaire présentaient une expression d’étonnement poussé jusqu’à la stupeur. Il venait de terminer son examen quand Vesna, Philippos et les Varlets entrèrent dans l’officine.

— Boyard, puis-je interroger dame Vesna avant de te faire mon rapport ? demanda Philippos.

Artem approuva. Pendant que le garçon et la jeune femme inspectaient la pièce tout en se parlant à voix basse, Mitko déclara :

— Nous avons exploré le jardin, boyard ; pour s’y introduire, il suffit de pousser le portillon. L’assassin a pénétré dans la maison par la fenêtre de l’officine et l’a quittée par la même voie. C’est tout ce qu’on peut dire d’après le peu de traces qu’on a relevées sur l’herbe ; la terre est trop dure et sèche car il n’a pas plu depuis plusieurs jours.

Le droujinnik leur posa encore quelques questions, puis leur ordonna de transporter le corps de Klim à la chapelle princière. Les Varlets le posèrent sur la civière et le recouvrirent d’un drap jusqu’au cou. Alors Vesna vint s’agenouiller auprès du défunt et scruta son visage un long moment, avant de déposer un baiser sur son front. En se relevant, elle chancela et Artem se précipita pour la soutenir. La jeune femme se mordit la lèvre, luttant contre sa faiblesse. Elle s’écarta du droujinnik et le fixa d’un regard qui brillait d’un éclat fiévreux.

— Je veux que tu me permettes de t’assister dans tes recherches, boyard, dit-elle d’une voix ferme. Je n’aurai pas un instant de repos tant que ce monstre restera en liberté.

— Nous en reparlerons, éluda le droujinnik. Tu nous aides déjà en répondant à nos questions.

Sur un signe d’Artem, les Varlets emportèrent la civière. Puis Philippos prit la parole :

— Après examen des lieux et interrogatoire de l’épouse de la victime, je peux affirmer que l’assassin était à la recherche des registres de Klim, déclara-t-il, imitant involontairement la manière de parler d’Artem. Au lieu d’utiliser des rouleaux d’écorce isolés, l’apothicaire notait ses opérations commerciales sur parchemin, dans un livre relié. Il le rangeait sur cette étagère dissimulée derrière le rideau. Maintenant, il se trouve sur la table, là où le meurtrier l’a abandonné après avoir arraché les pages compromettantes. J’ai pu constater qu’il y en avait trois. C’est tout ce que l’on sait pour l’instant… N’est-ce pas, dame Vesna ?

— Ton fils m’a interrogée sur les pages manquantes, boyard, dit la veuve. Navrée de ne pouvoir t’aider ! Je suis incapable de dire ce qu’elles contenaient.

— Comme rien d’autre n’a été volé, c’est bien le mobile du crime, poursuivit Philippos. Inutile de préciser que Klim connaissait son assassin. Il s’agit sans doute de ce mystérieux client et complice de l’apothicaire contre lequel nous l’avons mis en garde… Maintenant, j’ai une dernière question pour dame Vesna : pourquoi ton mari se trouvait-il dans cette partie de la maison, au beau milieu de la nuit, complètement habillé ? Peut-être attendait-il quelqu’un sans t’en avoir informée ?

— Mon époux n’avait pas de secrets pour moi, répliqua Vesna avec dignité. Il ne devait recevoir personne la nuit dernière. En revanche, il lui arrivait souvent de travailler tard et de s’endormir comme ça, installé dans son fauteuil. Le lendemain, je le trouvais dans la grande pièce ou dans l’officine, et je le renvoyais alors dans sa chambre.

La jeune femme marqua une pause avant de s’adresser à Artem.

— J’aimerais te poser une question, moi aussi. Tu as examiné mon malheureux mari. Comment est-il mort ? J’ai vu qu’on lui avait porté plusieurs coups de poignard. Pourquoi tant de fureur ? Que s’est-il passé exactement ici ?

Le droujinnik haussa les épaules.

— Klim a sûrement entendu du bruit ou aperçu de la lumière. Il est donc venu ici. En découvrant l’intrus, il a été stupéfait mais non effrayé ; il ne s’attendait absolument pas à être assailli par lui. Mais il faudrait en savoir plus sur leurs relations ! Cet homme a dû accumuler beaucoup de haine envers Klim. Il dépendait de lui de plusieurs façons : il craignait pour sa sécurité, et surtout, il ne voulait pas que l’apothicaire révèle les détails les plus intimes de sa vie privée. Klim connaissait ses goûts pervers et lui fournissait les moyens de les satisfaire en lui procurant l’élixir, mais aussi les flacons, une autre de ses lubies. Qui sait combien de « services » de ce genre ton mari lui avait rendus depuis le temps ?

Artem s’interrompit, conscient que ses paroles ne pouvaient qu’augmenter la douleur de la jeune veuve, mais il était trop furieux, d’abord contre Klim qui avait payé son obstination de sa vie, et surtout contre lui-même, car il n’avait pas réussi à sauver l’apothicaire malgré lui. Il leva les yeux vers Vesna et croisa son regard. Soudain, elle fondit en larmes ; elle s’était contenue trop longtemps. Elle pleurait sans bruit, en tremblant de tout son corps, comme pleurent les femmes dans les chagrins les plus poignants. De petits sanglots se formaient dans sa gorge et elle suffoquait, sans arriver à libérer vraiment son cœur. Artem se précipita vers elle, lui prit les mains et les serra entre les siennes. Ils se mirent à parler tous deux à la fois, mais leurs paroles étaient inintelligibles, les larmes coupaient la voix de la jeune femme et l’émotion nouait la gorge au droujinnik. Enfin, Vesna se libéra doucement et articula :

— Mon bien-aimé époux… Je lui devais tout ! C’était le seul homme qui me comprenait, qui m’aimait en dépit de mon terrible passé. J’aurais dû me rendre compte à quel point le jeu qu’il menait était dangeureux ! J’aurais sûrement pu l’en empêcher… N’importe quelle épouse aimante l’aurait fait ! J’ai failli à mon devoir…

— Cesse de te torturer en vain, dame Vesna ! répliqua Artem avec compassion. Personne n’aurait pu le sauver. C’est moi qui te le dis, moi qui suis responsable devant le prince de la sécurité de tous ses sujets !

Il continua de parler avec toute la force de persuasion dont il était capable. Petit à petit, Vesna parvint à se calmer. Les traits creusés par le chagrin mais le ton ferme, elle demanda :

— Que puis-je faire pour t’aider à démasquer le meurtrier ? Peut-être pourrais-je l’attirer dans un piège ? Pour peu qu’il me trouve à son goût…

— Tu ne penses pas à ce que tu dis ! C’est de la folie ! s’écria le droujinnik en saisissant de nouveau les petites mains aux paumes calleuses.

La jeune veuve baissa la tête d’un air buté et resta silencieuse un instant.

— Je sais à quoi on peut le reconnaître. Il doit avoir une vilaine cicatrice au niveau de la poitrine. Le jour du meurtre d’Anna, quelqu’un est venu voir mon mari pour se faire soigner. Je ne me rappelle plus le détail qui m’a mis la puce à l’oreille, mais je suis persuadée que c’était l’assassin ! Savais-tu qu’Anna portait au cou une petite dague dont la lame était enduite de poison ? Et ce n’était pas le genre de fille à se laisser égorger comme un agneau ! Elle a sûrement réussi à blesser ce monstre.

— J’ai dû renoncer à cette piste, répliqua Artem. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Dans tous les cas, ajouta-t-il en pressant les doigts de Vesna entre les siens, je t’interdis de te mêler de cette affaire, c’est trop dangereux !

— Dangereux ou pas…

Elle s’interrompit, levant les yeux vers lui. Comme le droujinnik plongeait son regard dans le sien, il fut envahi par une bouffée de tendresse et l’attira à lui. Soudain, il se souvint de la présence de Philippos et recula d’un pas. Comme si elle avait lu dans ses pensées, Vesna se hâta de retirer ses mains.

Mais lorsqu’ils regardèrent autour d’eux, il n’y avait plus personne. Le garçon s’était éclipsé sans qu’ils s’en soient rendu compte, avec cette discrétion et cette pudeur dont Artem et son fils adoptif usaient toujours entre eux.

 

Philippos marchait d’un pas nonchalant, pareil aux autres flâneurs qui déambulaient dans la grand-rue par cet après-midi de chaleur. Il était content d’avoir filé à la dérobée, laissant Artem et Vesna seuls. Il l’avait fait par crainte de les gêner, mais aussi parce que les observer ainsi ensemble provoquait chez lui un sentiment de jalousie qu’il trouvait ridicule, mais qu’il était incapable de réprimer. Il ressentait une sourde animosité envers la jeune femme et se rendait bien compte qu’il manquait d’objectivité à son égard. Il avait surtout peur qu’Artem ne s’aperçoive de son attitude, ce qui risquait d’influer sur les rapports entre le boyard et Vesna. Si Artem renonçait à vivre pleinement ses amours par sa faute, il ne se le pardonnerait jamais ! Cette seule pensée le remplissait d’angoisse et de honte. Il devait donc éviter de les voir ensemble, éviter aussi de se poser des questions inutiles et douloureuses. Comme se demander, par exemple, s’il aurait pu intervenir à temps pour sauver Nadia… Il sentit à nouveau le chagrin lui déchirer le cœur. Nadia, morte ! Il avait l’impression que la meilleure part de son être avait disparu avec elle. L’univers tout entier n’était que chaos, et la vie, une errance désolante et sans but. Pourtant, il se devait de réfléchir et de réagir. Se consacrer à l’enquête n’était pas seulement l’unique moyen d’aider Artem, c’était aussi le meilleur remède contre le désespoir.

Et plus il réfléchissait, plus il était persuadé qu’il possédait confusément un indice important. Comment retrouver ce souvenir qui refusait de remonter à la surface de sa conscience ? Il se plongea dans ses pensées, essayant de se remémorer les épisodes essentiels de l’affaire. Petit à petit, les choses se précisaient dans son esprit. Il était maintenant presque certain que l’indice en question concernait Théodora.

Il fut un temps où la très digne mère supérieure du monastère de la Vraie Croix n’avait rien d’un parangon de vertu. N’avait-elle pas évoqué les noirs péchés de sa jeunesse ? C’était tout de même bizarre, de la part d’une abbesse, de décrire son propre passé en des termes aussi sévères ! Mais il y avait plus étrange. Comment expliquer que, après tant d’années passées au monastère, Théodora se rappelait parfaitement le nom grec du flacon ? Et puis, il y avait eu ce regard, ces pupilles dilatées par l’horreur et rivées sur l’aryballe. Était-ce réellement le souvenir de son passé lointain qui avait provoqué cette frayeur ? N’étaient-ce pas plutôt des crimes bien plus récents et bien plus horribles qui hantaient ses pensées ? L’abbesse se rendait souvent à Tchernigov, elle avait sûrement eu l’occasion d’entendre parler des meurtres aux aromates et du Sang d’Aphrodite. Elle devait même connaître l’histoire des amours de la déesse et de l’éphèbe aromatique, Adonis, puisque ce mythe avait séduit toute la bonne société de Tchernigov… Par contre, elle n’avait aucune possibilité de savoir que le parfum était vendu dans des fioles fabriquées sur le modèle de l’aryballe, ni que l’assassin les utilisait lors de son rituel, car Artem avait décidé de tenir ces informations secrètes. Et pourtant, la réaction de l’abbesse prouvait qu’elle n’ignorait pas ce détail… Mais alors, qui l’en avait informée ? Philippos ne voyait qu’un seul moyen d’obtenir une réponse à cette question : interroger Théodora en personne !

En rejoignant la résidence, il se rendit directement aux écuries du prince et fit seller son cheval favori, un bel étalon noir que Vladimir, qui encourageait sa passion pour les chevaux, lui prêtait volontiers. Il traversa la ville au galop, la grand-rue n’étant pas encombrée à cette heure de l’après-midi, et s’arrêta à la porte nord, où la sentinelle le renseigna sur le chemin à prendre. Mais lorsqu’il arriva au monastère de la Vraie Croix, une déception l’attendait. La sœur tourière lui apprit que la mère abbesse était partie le matin même pour un couvent situé à la frontière avec la principauté de Tourov, afin de négocier l’achat d’un manuscrit pour leur bibliothèque. Il rebroussa chemin, furieux contre lui-même de n’avoir pas eu l’idée de rencontrer Théodora plus tôt.

Alors qu’il galopait vers la ville, une autre idée germa dans son esprit : à défaut de l’abbesse, pourquoi ne pas s’entretenir avec son frère ? Au fond, Igor ne lui était pas antipathique. Il devinait chez lui une nature ouverte et franche, quoique passablement vaniteuse, mais sans aigreur ni fiel. Si Igor consentait à lui parler à cœur ouvert, cela l’aiderait à comprendre le comportement de Théodora…

Une heure plus tard, après avoir rendu sa monture aux écuries et interrogé un scribe sur l’emplacement du domaine d’Igor, Philippos se trouvait devant la belle demeure surmontée d’un térem. Un domestique barbu l’introduisit dans la grand-salle et s’effaça en silence. Philippos se mit à examiner une collection de statuettes grecques, tout en réfléchissant aux questions qu’il allait poser à Igor.

Mais c’est la blonde Svetlana qui vint l’accueillir, suivie d’une servante qui portait un plateau chargé de rafraîchissements. Vêtue d’une robe d’intérieur crème brodée de perles de rivière, elle parut à Philippos d’une beauté rayonnante et sereine. Comme elle le reconnaissait, une expression de joie sincère se peignit sur ses traits.

— Boyard Philippos, quelle bonne surprise ! Mon mari vient de s’absenter. Puis-je faire quelque chose pour toi ou ton vénéré père ?

— Je ne sais… balbutia Philippos.

« Quelle déveine ! » songea-t-il avec dépit. Svetlana ne recevait sûrement pas les confidences de l’abbesse car, selon Artem, les deux femmes se haïssaient. Mais puisqu’il était là, il pouvait toujours essayer de lui soutirer quelques informations. Il s’installa devant la table, remplit sa coupe de kvas et porta une santé à la maîtresse de maison.

— Il s’agit de la sœur de ton époux, la mère supérieure du monastère de la Vraie Croix, expliqua-t-il en sirotant sa boisson. L’autre jour, je l’ai rencontrée en ville…

Il raconta toute la scène, puis décrivit de son mieux l’aryballe qui était tombée de sa poche.

— J’aimerais comprendre pourquoi la mère Théodora a réagi comme si elle avait vu le Diable en personne, conclut-il avant d’ajouter : Et pour toi, ce flacon évoque-t-il quelque chose ? L’as-tu déjà aperçu quelque part ?

— Non, jamais, répondit Svetlana.

Mais son ton manquait de conviction et elle détournait sans cesse le regard. Philippos finit par se dire qu’elle avait menti. Il décida alors d’abattre son jeu.

— Dame Svetlana, je vais t’expliquer pourquoi mes questions ont autant d’importance pour notre enquête, déclara-t-il d’un ton grave. Cela n’a rien à voir avec la mère abbesse. Il s’agit du meurtrier aux aromates. À cause de la rumeur, personne n’ignore aujourd’hui qu’il se sert du Sang d’Aphrodite, mais il n’en va pas de même pour le récipient qu’il utilise. Ces flacons copiés sur le même modèle constituent notre indice principal.

Philippos scruta le visage de la jeune femme sans parvenir à déchiffrer son expression. Svetlana demeura quelques instants silencieuse, la main posée sur son ventre. Puis elle leva les yeux vers lui et, soudain, un sourire de bonheur illumina ses traits.

— Confidence pour confidence, murmura-t-elle. Moi aussi, j’ai un secret, boyard : je suis grosse. Dans quelques lunes, je serai mère, alors… Comment dire ? Je me sens complètement détachée de toutes ces choses violentes et horribles. Je ne pense qu’à la vie de famille et à la joie d’élever mon enfant. Le reste n’a aucune importance à mes yeux !

Svetlana se leva de son fauteuil et se mit à marcher de long en large dans la pièce.

— C’est précisément à cause de ce parfum que je n’ai pas voulu… Du reste, il s’agit d’un épisode insignifiant, et rien ne m’oblige à le mentionner. J’espère que mon époux n’aura pas d’ennuis…

Elle lança à Philippos un regard suppliant, comme pour s’assurer de son soutien. D’un signe de tête, Philippos l’encouragea à poursuivre.

— La vérité, avoua-t-elle, c’est que, pendant nos fiançailles, Igor a rapporté de Byzance un flacon de cette essence, le Sang d’Aphrodite. Après notre nuit de noces, nous avons continué de nous en servir de temps à autre… Cela faisait tellement plaisir à Igor ! Cette odeur le rendait fou.

Gênée, la jeune femme détourna son regard.

— Tu comprends, on ne faisait rien de mal, on était unis par les liens sacrés du mariage ! Bien sûr, si notre pope venait à l’apprendre, il exigerait qu’on fasse pénitence. Mais il n’a pas besoin de le savoir, n’est-ce pas ? D’ailleurs, cela remonte à plus de quatre étés, et il ne me reste plus une goutte de ce parfum.

Svetlana s’interrompit et se laissa tomber sur son fauteuil d’un air las. Après un moment de silence, elle reprit :

— Depuis cette époque heureuse, tant d’eau a coulé sous les ponts ! Mon mari est un bibliophile passionné, les livres comptent plus que tout à ses yeux. Ton père pense qu’il a toujours un penchant pour le Sang d’Aphrodite, mais c’est faux. Je suis bien placée pour le savoir, non ?

La jeune femme se tut. Soudain, elle se raidit et changea de couleur.

— Attends un moment, murmura-t-elle. Maintenant que j’y pense… Ah ! cette hypocrite de Théodora ! Qu’est-ce qu’elle t’a dit exactement ? Que ce flacon lui rappelait ses péchés de jeunesse ? C’est un mensonge éhonté !

— Comment ça ?

— Voilà : quand Igor m’a offert ce parfum, ce genre de récipient était en vogue à Tsar-Gorod, mais pas à Tchernigov, ni même à Kiev ! Cette mode n’était pas encore arrivée chez nous. Comment Iola – c’est le nom que ma belle-sœur portait dans le monde – aurait-elle fait pour mettre la main sur ce flacon à l’époque ? D’autant que… Mais oui, elle s’était déjà convertie ! C’était donc tout bonnement impossible.

— Elle s’en est peut-être servie plus tard, suggéra le garçon.

— J’en doute ! Demande à Igor : sa sœur avait fait profession de foi avant nos fiançailles. Ce n’est tout de même pas dans son couvent qu’elle aurait déniché cet aphrodisiaque !

Philippos fit mine d’acquiescer. En réalité, il n’était pas complètement convaincu. Après avoir remercié Svetlana, il prit congé, regagna la rue et se dirigea vers la résidence, plongé dans ses pensées. De la part de l’abbesse, ce mensonge paraissait absurde. N’était-ce pas plutôt une invention de Svetlana ? Oui, elle était fort capable de médire de sa belle-sœur qu’elle détestait cordialement ! C’était plus vraisemblable, songea-t-il, que d’imaginer la mère supérieure l’ayant sciemment induit en erreur. Svetlana ne pouvait comprendre cette âme secrète et tourmentée. L’abbesse était une énigme vivante ; par moments, elle lui paraissait presque effrayante… Il secoua la tête pour chasser cette pensée indigne d’un vrai limier. Il fallait qu’il perde cette détestable habitude de donner libre cours à son imagination ; Artem le lui reprochait assez souvent.

Comme il passait devant la porte ouverte d’une gargote, une appétissante odeur de nourriture lui chatouilla les narines. Il s’arrêta, reconnaissant l’enseigne d’une des tavernes favorites de Mitko, À la Carpe d’or. Il décida alors de dîner sur le pouce avant de poursuivre sa réflexion. Comme disait Mitko, « un bon repas, ça vous éclaircit les idées ! ». Et il pénétra dans l’auberge, humant avec délices le fumet des fritures et des légumes grillés…

 

Au même moment, Artem, assis devant sa table de travail encombrée de rouleaux d’écorce de bouleau, parcourait les dossiers relatifs aux meurtres aux aromates. L’enquête était parvenue au stade où, comme il aimait à le dire, la solution se trouvait entre les quatre murs de son cabinet de travail. Aussi s’y était-il enfermé avec la ferme résolution de n’en sortir qu’après avoir scellé de son cachet le mandat d’arrêt du criminel. Il lui semblait connaître l’identité de l’assassin. Quelle preuve ultime lui manquait pour qu’il puisse parvenir à une certitude absolue ? Et si c’était, tout simplement, le contact familier avec son talisman hérité de ses ancêtres varègues ? Il sortit la relique du tiroir secret et caressa le dessin gravé sur la pierre. La silhouette d’homme à la tête en forme de coupe était surmontée de deux lignes ondulantes, symbole des « Eaux Supérieures », la puissance céleste et la mer nourricière. Le talisman avait pour nom la « Force du Ciel ». Pour la capter, il fallait se mettre au diapason de la nature et vibrer au même rythme qu’elle. Peu à peu, le droujinnik réussit à faire le vide dans son esprit pour que les vagues célestes puissent déferler et résonner dans sa tête comme la mer gronde dans un coquillage. Maintenant, il allait se servir de l’énergie qu’il sentait monter en lui pour se glisser dans la peau du meurtrier afin de vérifier la justesse de ses soupçons.

Pour pénétrer cet homme au cerveau et aux humeurs corrompus, il fallait comprendre le rituel auquel il se livrait avec ses victimes. Celui-ci remontait à plus de quatre étés, époque où il entretenait deux petites courtisanes. Un jour, ce qui avait débuté comme un jeu amoureux se termina pour la première fois par un bain de sang… Artem se représenta une jeune femme prodiguant des caresses à son amant. Il pouvait imaginer comment les bijoux et, surtout, l’odeur sensuelle, la couleur et le goût particulier de l’élixir excitaient la concupiscence de l’homme. Mais il ne parvenait point à concevoir que l’union charnelle pût aboutir à l’ignoble massacre qui venait conclure le rituel. Le droujinnik frissonna. Comment regarder au fond de l’abîme sans se laisser envahir par les ténèbres ? Son métier l’exposait trop souvent à ce danger, et il avait l’impression qu’il finirait par céder à cette attirance du gouffre et que sa vie tomberait alors en miettes.

Il s’efforça de se ressaisir et reprit le cours de ses pensées. Après l’assassinat des filles de joie, l’homme allait répéter et perfectionner la cérémonie avec chacune de ses amantes successives. D’ordinaire, c’est ainsi que les gestes fatals du premier meurtre deviennent rituels. L’homme ne veut ou ne peut consommer l’œuvre de chair qu’après avoir obligé la femme convoitée à se parer, à se parfumer et à goûter l’essence capiteuse. Celle-ci accepte de participer à cette mise en scène sans soupçonner sa sinistre signification. Elle est ainsi initiée aux plaisirs des sens tels que cet esprit perverti les conçoit. Tôt ou tard, il ressent le besoin de compléter cette première phase du rituel par la seconde : la mise à mort et la profanation du corps de l’élue. Cette étape représente le juste châtiment, le sacrifice et peut-être la purification de la victime : celle-ci est égorgée et ses parties génitales sont découpées au couteau. Pendant quelque temps, le meurtrier parvient à résister à ses pulsions, puis sa folie reprend le dessus. C’est la même idée fixe qu’il poursuit sans répit : posséder la Femme qu’il hait et qu’il désire tout à la fois – mais dont il ne peut jouir sans la détruire, encore et toujours… C’est selon ce schéma que s’était déroulé chacun des meurtres aux aromates. Oui, tout concordait : les noms, les circonstances, les dates…

Artem poussa un soupir et rangea son talisman. Le doute infime qui obscurcissait son esprit s’était dissipé. Il saisit sa plume, inscrivit un nom sur le mandat d’arrêt préparé à l’avance et traça sa signature. Alors qu’il apposait son sceau personnel, il perçut un bruit de pas dans l’escalier. L’instant d’après, la porte s’ouvrit et Mitko apparut sur le seuil, Vassili se profilant derrière lui.

— Dieu merci, te voilà, boyard ! s’écria le colosse blond.

— On vient de fouiller la cave de Boris ! enchaîna Vassili qui, pour une fois, montrait des signes d’une vive excitation. C’est un drôle d’endroit !

— C’est surtout un drôle d’oiseau ! souligna Mitko. Il se prend pour un apothicaire, mais on a trouvé des choses tellement bizarres qu’on se demande à qui on a affaire ! Cet animal n’a pas bougé le petit doigt pour nous aider. On a dû forcer la trappe et nous servir de notre propre échelle. À première vue, la cave lui sert d’officine. On a trouvé quantité de bottes d’herbes, comme s’il venait de faucher un pré entier. Pour ma part, je doute fort qu’il sache faire la différence entre une plante médicinale et une mauvaise herbe…

— Je me fiche des compétences de Boris en ce domaine, l’interrompit Artem. Au fait ! Avez-vous appris quelque chose d’utile pour l’enquête ?

— Assurément ! brailla Mitko.

— Difficile à dire, nuança Vassili au même moment.

Les deux Varlets se regardèrent. Mitko, qui bouillonnait d’impatience, se lança :

— En fait, ça n’a rien à voir avec la passion de Boris pour les substances aromatiques. On a découvert des trucs bigrement louches, boyard ! Je sais que tu n’aimes pas qu’on évoque ces choses-là ; il n’empêche qu’on est tombés sur un instrument de sorcellerie ! Cet objet permet de se servir des forces malignes…

— Il suffit ! le coupa Artem d’un ton sévère. Épargne-moi la suite ! Je n’ai ni le temps ni l’envie d’écouter ces sornettes.

— Mais il y a aussi autre chose, boyard, insista Vassili. Tout porte à croire que Boris s’adonne…

— J’ai dit : assez ! tonna le droujinnik. D’ailleurs, l’enquête est close ! Il n’y a pas de temps à perdre. Vous avez une mission à accomplir sur-le-champ. Vous allez arrêter le meurtrier aux aromates !

— Qui est-ce ? s’écrièrent les Varlets d’une même voix.

Artem leva la main pour leur intimer le silence et poursuivit :

— Tant que vous n’êtes pas sûrs de le tenir, il faut agir avec discrétion. C’est un rusé coquin, il peut profiter de la moindre occasion pour filer. Voici le mandat. Vous allez vous rendre chez lui…

Artem continua de parler pendant que ses deux collaborateurs l’écoutaient d’un air concentré.

— Espérons que l’oiseau est dans le nid… Et sinon ? s’enquit Mitko.

— S’il est sorti, il faudra ratisser le quartier. Le commandant de la garde et ses soldats vont vous prêter main-forte. Exécution ! Et n’oubliez pas : tant que le prisonnier ne sera pas amené ici et jeté au cachot, pas un mot de ce que vous savez !

Les Varlets acquiescèrent, le visage grave. Puis, adressant un salut militaire à leur chef, ils quittèrent la pièce d’un pas pressé.