CHAPITRE XI

Philippos sortit de la résidence et s’engagea dans la grand-rue. Ses pensées revenaient sans cesse à sa bien-aimée. Il voulait arriver chez Nadia peu après le déjeuner dans l’espoir de la surprendre seule, sans la surveillance de sa nounou. Et pour se faire pardonner cette visite contraire à la bienséance, il lui remettrait un joli présent en gage de son affection !

Il avançait d’un pas léger, écoutant d’une oreille distraite la clameur joyeuse de la foule. Sur la place du Marché, il se mit à flâner entre boutiques et éventaires, puis s’engagea dans la galerie des denrées rares et chères pour admirer les marchands étrangers. Attirés par la réputation de Tchernigov, cette « perle du Sud », des commerçants arrivaient du Ponant, mais aussi de l’Orient et même de la lointaine Arabie. On rencontrait également Khazars, Bulgares de la Volga et Agariens1 à la barbe teinte en rouge. Philippos finit par rejoindre le secteur des drapiers et merciers. Il voulait choisir quelque chose de joli et d’utile à la fois. Il examinait d’un œil critique coiffes de lin, dentelles, rubans de soie, passementeries, rouleaux de fil d’or et d’argent, fibules, anneaux ouvragés… lorsqu’il aperçut une mercière qui cherchait à attirer l’attention de deux élégantes coiffées de hauts kakochniks. La marchande remuait ses doigts boudinés aux extrémités munies d’un curieux petit étui cylindrique à surface piquetée. Elle appelait ces protège-doigts en os ou en argent « dés à coudre », affirmant qu’il s’agissait de la dernière mode venue de Byzance. Les deux passantes furent séduites par cette nouveauté, et Philippos acheta lui aussi un dé en argent.

Il quitta le marché couvert et s’arrêta un instant, ébloui par le soleil qui inondait la place. C’est alors qu’il repéra une silhouette à la chapka de boyard, la cape rejetée en arrière. C’était Igor. Il se tenait près d’une carriole arrêtée au bord de la chaussée et discutait avec une religieuse installée sur le banc du conducteur. Elle était maigre et raide comme un piquet avec sa grande coiffe et sa robe noire empesée. Assise à côté d’elle, une bonne sœur beaucoup plus jeune, petite et potelée, tenait les rênes, surveillant le cheval qui attendait d’un air résigné.

Philippos se demanda ce que pouvaient bien se dire le fringant boyard et l’austère moniale. Sa haute coiffe ainsi que la médaille d’or suspendue à son cou indiquaient son rang de mère supérieure. Elle devait avoir entre trente et quarante étés, encore que son visage lisse, sans pli ni ride, parût sans âge. Ses traits émaciés contrastaient étrangement avec ses yeux de braise et ses lèvres sensuelles. Elle fronçait les sourcils et parlait d’un ton irrité. Ses reproches ne semblaient pas impressionner le jeune homme qui l’écoutait avec une expression amusée. Philippos avança discrètement vers eux dans l’espoir de saisir quelques bribes de conversation. Avant qu’il n’ait pu s’approcher, la mère abbesse leva la main pour esquisser trois signes de croix en guise de bénédiction. Igor s’inclina et se fondit dans la foule.

Le garçon ne savait s’il devait suivre le boyard ou aborder la moniale, quand, soudain, un vieux chariot à ridelles chargé de foin surgit au milieu de la chaussée, roulant à tombeau ouvert. Il était conduit par un moujik à la barbe grise, vêtu d’une tunique rapiécée. Apercevant la carriole des religieuses, il tira brusquement sur les rênes, mais il la heurta quand même au passage. La voiture pencha de côté et les deux femmes poussèrent des cris d’effroi.

Philippos traversa la chaussée et se précipita vers la carriole. L’une des sangles retenant les marchandises s’était défaite, laissant glisser à terre un rouleau de gros drap, quelques cassolettes métalliques et une caisse en planchettes de bois. Celle-ci s’était ouverte sous le choc, et des dizaines de bougies de cire vierge s’étaient éparpillées sur le sol. Le vieux moujik responsable de l’incident fit claquer son fouet au lieu de s’arrêter. Sa rosse efflanquée s’élança à vive allure et le chariot de foin s’éloigna dans un tourbillon de poussière.

Un autre paysan, témoin de la scène, courut vers le cheval attelé à la carriole et entreprit de le calmer. La jeune sœur lui passa les rênes et quitta son siège, tandis que Philippos ramassait les objets qui gisaient dans la poussière. La nonne se joignit à lui et le gratifia d’un sourire qui creusa de charmantes fossettes dans ses joues rondes. La supérieure descendit d’un air majestueux pour les observer et donner des ordres pendant qu’ils réparaient les dégâts. Quand ce fut fait, Philippos vint la saluer. Il déclina son identité, sans oublier de préciser que son père était le conseiller privé du prince. La jeune nonne prit alors la parole pour terminer les présentations.

— Voici la mère supérieure Théodora, et moi, je m’appelle sœur Veronika, déclara-t-elle en souriant de plus belle. Je suis la cellérière et j’accompagne souvent mère Théodora pour acheter des provisions en ville, ainsi que lors de la collecte des redevances sur nos terres. Tu as sûrement entendu parler de notre monastère, aimable boyard : celui de la Vraie Croix, situé non loin de la porte nord de Tchernigov.

— Certes, mentit Philippos, et je connais de réputation la très savante mère Théodora, dont l’érudition n’a d’égale que sa vertu… Tiens, le noble Igor que j’ai aperçu tout à l’heure avec toi, ma mère, ne tarit pas d’éloges sur ta personne et le saint lieu que tu gouvernes !

L’abbesse haussa les sourcils et eut un sourire contraint.

— Tu m’en vois agréablement surprise. Je connais bien le boyard Igor : c’est mon frère ! Cela dit, j’aurais préféré qu’il consacrât plus de temps à la prière qu’aux conversations mondaines.

Philippos écarquilla les yeux. Cette religieuse altière – qui devait gouverner son abbaye d’une main de fer – et le volage Igor ? On ne pouvait imaginer deux tempéraments plus contradictoires !

Cependant, l’abbesse remercia cérémonieusement Philippos. Celui-ci cherchait quelque prétexte pour prolonger l’entretien quand il remarqua une bougie restée sur le sol, à moitié cachée par la roue de la carriole.

— Un instant, ma mère ! s’écria-t-il.

Il s’agenouilla, passa la main derrière la roue et ses doigts se refermèrent sur la chandelle. Comme il se relevait d’un bond, il sentit quelque chose glisser de sa poche et tomber à terre. C’était l’aryballe du meurtrier aux aromates ! Le flacon roula pour s’immobiliser à quelques pouces de Théodora. Philippos leva les yeux vers elle… et se figea de stupeur. Le visage encadré par la coiffe noire était livide. L’abbesse fixait la fiole avec une expression de terreur, comme si elle avait été pétrifiée par le regard du basilic.

— Quelque chose ne va pas, ma mère ? s’enquit le garçon.

Elle l’observa pendant qu’il ramassait l’objet.

— Comment ? articula-t-elle. Oh, ce n’est rien ! Ce flacon me rappelle, disons, les folles années de ma jeunesse.

L’instant d’après, elle s’était ressaisie et poursuivit d’un ton léger :

— Oui, je me souviens de ce petit vase à parfum décoré à la grecque. Cela a d’ailleurs un nom, comment déjà… Une aryballe ! J’en avais plusieurs à l’époque. Potions balsamiques, lotions, élixirs… Comme tout cela me paraît loin !

Elle demeura un moment silencieuse, le regard dans le vague. Puis son visage s’assombrit.

— Cet objet évoque pour moi les plus noirs péchés, confia-t-elle d’un ton morose. C’est un instrument de tentation, un moyen de perdition d’autant plus efficace qu’il agit sur nos sens. Une invention de Satan !

— Allons, ma mère, cette fiole est vide à présent, répliqua Philippos. Chacun pourra en faire ce qu’il voudra !

— Alors, fais-en bon usage, mon enfant, mais n’oublie pas ce que je t’ai dit !

L’abbesse tendit la main et fit un signe de croix pour bénir Philippos. Elle reprit sa place. Sœur Veronika s’installa à ses côtés et fit claquer les rênes. La carriole s’ébranla avec des tintements de grelots et s’éloigna. Philippos secoua la tête pour dissiper l’étrange impression que lui avait laissée cet incident. Il tâta ses poches pour s’assurer que l’aryballe et son cadeau pour Nadia s’y trouvaient toujours, puis il prit la direction du domaine de Grom.

Quelques minutes après, il frappait au portail orné d’une corne d’abondance. Un vieux domestique le conduisit vers la table dressée à l’entrée du jardin, sous les acacias. Il arrivait trop tôt : le boyard et sa fille finissaient de déjeuner en compagnie de la blonde Marfa. Les serviteurs venaient d’emporter les reliefs du repas et revenaient maintenant avec des boissons fraîches et des plateaux chargés de petits gâteaux au pavot et au miel. Philippos alla s’incliner devant Grom, qui le salua d’un air bienveillant sans lui demander la raison de sa venue. Peu après, le marchand partit vaquer à ses occupations, laissant sa fille seule avec ses invités. Philippos put alors remettre à Nadia le dé à coudre en argent. La belle le remercia d’un sourire radieux. Les deux jouvencelles examinèrent longuement l’étrange objet provenant de Tsar-Gorod et qui, à n’en pas douter, ferait bientôt fureur parmi les jeunes femmes de Tchernigov. Puis Nadia empocha son cadeau et reprit sa conversation avec Marfa.

Les deux amies parlaient à mots couverts. Elles pouffaient de rire sans raison apparente, échangeaient des coups d’œil et d’autres signes de connivence que Philippos était incapable de déchiffrer. À l’évidence, elles avaient un secret et nulle intention de le partager avec lui ! Il finit par se rendre compte qu’elles discutaient de l’amoureux de Marfa. Il s’efforça de deviner l’identité de l’homme : en vain ! Un nom lui trottait néanmoins dans la tête… Mais n’était-ce pas plutôt sa jalousie qui parlait en lui ? Il décida d’en avoir le cœur net. Profitant d’un bref silence, il déclara d’un air entendu :

— Ton secret est en sécurité avec moi, belle Marfa ; mais crois-tu que les autres puissent l’ignorer longtemps ?

Les deux jeunes filles échangèrent un regard perplexe. Puis Marfa eut un petit sourire.

— Mon tendre ami est d’une discrétion à toute épreuve. Je suis assez contente de son comportement…

— Et lui donc ! persifla Philippos. Toujours content de lui-même et de ses exploits, au point qu’on cite ses amours avant qu’il s’en vante ! On ne peut être discret de façon plus voyante !

— Je doute que tu le connaisses, dit la jolie blonde avec une moue incrédule. Décris-le-moi, et je te dirai si tu as deviné juste.

— Rien de plus facile ! Une belle tête marmoréenne sans une once de cervelle : c’est le portrait du sieur Kassian.

Marfa éclata de rire en dissimulant sa bouche avec sa main potelée.

— Tu t’es fourré le doigt dans l’œil ! À propos, mon bien-aimé n’a rien d’une statue inanimée, il est tout feu tout flamme !

— Et d’ailleurs, qu’as-tu contre Kassian ? intervint Nadia. Ce n’est pas sa faute s’il plaît et qu’il aime plaire !

— Si tu es amoureuse de lui, je te plains, car il s’aime d’un amour qui ne souffre aucun rival ! assena Philippos.

— Et toi, tu supportes peut-être d’avoir des rivaux ? rétorqua Nadia. Tu es jaloux comme un pou ! Ah, vous êtes tous pareils !

Philippos se taisait, humilié. À force d’essayer de percer les secrets des autres, il avait laissé entrevoir le sien ! Il feignit de s’absorber dans la dégustation de cerises à l’eau-de-vie. Cependant, les jouvencelles avaient repris leur conciliabule à voix basse. Philippos boudait, tout en les observant à la dérobée. Marfa s’animait en parlant, ses yeux brillaient d’excitation. Que pouvait-elle bien raconter ? Une escapade amoureuse ? Il la détailla d’un œil critique. Ses formes un peu trop épanouies pour son âge, sa blondeur et la blancheur de sa peau lui rappelèrent le mot de Mitko à propos d’une sienne amie : « Cette beauté réjouit le cœur et les sens comme un gâteau de Pâques ! » Mais cette succulence rose et grasse laissait Philippos indifférent. Il lui tardait de rester seul à seul avec Nadia.

Enfin, Marfa embrassa Nadia sur les deux joues et s’en alla. Philippos s’empressa de s’asseoir à côté de sa belle et lui prit la main – cette main qui ne se refusait jamais mais qui se retirait toujours. Cette fois, Nadia ne le repoussa pas. Il l’enlaça timidement, ses lèvres cherchèrent celles de la jeune fille, et toute sa rancune fondit sous la chaleur de ce baiser. Nageant dans la félicité, il humait le parfum de Nadia. Les fragrances de la verveine et du romarin s’y mêlaient à une touche plus sombre et voluptueuse. Le vertige s’empara de lui. Étourdi, haletant, il aspirait cette odeur irrésistible qu’il avait l’impression de connaître depuis toujours…

Soudain, il s’écarta de la jeune fille et bondit sur ses pieds. Il se passa la main sur le front comme pour éloigner un cauchemar. Cette note exotique qui se mêlait au parfum de Nadia… Comment ne l’avait-il pas identifiée tout de suite ? Elle était au cœur de l’essence aromatique qu’il avait sentie flotter dans la chapelle mortuaire. L’élixir de l’assassin !

Il se rassit sur le banc, enfouit sa tête entre ses mains et s’efforça de se ressaisir. La jeune fille l’observait d’un air perplexe. Enfin, il se tourna vers elle et serra ses deux mains d’un geste convulsif.

— Pour l’amour du Christ, qui t’a donné le parfum que tu portes ? Quelqu’un te l’a offert en gage d’amour, avoue-le !

Nadia poussa un soupir d’agacement.

— Tu te crois permis de m’interroger parce qu’on a échangé un baiser ? Tu es ridicule, avec tes accès de jalousie !

— Il s’agit bien de ça ! s’écria Philippos. Mon aimée, tu ne te rends pas compte du danger que tu cours. Si je te disais que le meurtrier d’Olga t’a sans doute choisie pour être sa prochaine victime ?

Nadia eut un mouvement de recul, ses yeux s’agrandirent.

— Tu racontes n’importe quoi pour me faire peur, lança-t-elle avec un sourire forcé. Comment peux-tu imaginer une chose aussi affreuse ?

Patiemment, le garçon lui expliqua les raisons de son inquiétude. Nadia pâlit et sembla réfléchir.

— Ça ne peut être lui ! déclara-t-elle enfin. Le boyard Artem recherche un dément, tu l’as dit toi-même. Or l’homme qui m’a offert ce parfum est parfaitement sain d’esprit. Il a même trop de bon sens, à mon goût, pour un homme épris !

— Ma Nadia, c’est un pervers qui cache bien son jeu. Il a un compte à régler avec les femmes. Ce qu’il aime vraiment, c’est les torturer et les tuer !

— S’il hait les femmes à ce point, j’imagine qu’il n’est pas près d’en épouser une, n’est-ce pas ?

— Comment ? fit le garçon, abasourdi. Ton amoureux veut donc se fiancer avec toi ?

— Tu en fais une tête ! Ça t’a coupé le sifflet, hein ?

La jeune fille éclata de rire et battit joyeusement des mains.

— Et le boyard Grom, qu’en pense-t-il ? demanda Philippos. A-t-il décidé quelque chose ?

— Mon père prendra ses dispositions selon ce que j’aurai décidé, moi, riposta Nadia. Et pour l’heure, mon cœur balance. Alors, garde-toi de me brusquer !

Voyant l’air abattu de Philippos, la coquette ajouta d’un ton adouci :

— Allons, cesse de me poser des questions stupides. Faisons la paix, veux-tu ?

— D’accord… à une seule condition. Montre-moi le flacon qui contient ce parfum ! Ne te fâche pas, je ne cherche pas à te contrarier. Il s’agit de ta sécurité !

Nadia leva les yeux au ciel et poussa un soupir.

— Attends-moi ici !

Quelques instants après, elle revint avec une petite fiole en terre cuite peinte, ornée de l’image de l’antique sirène, une femme à corps d’oiseau. Philippos l’examina puis le déboucha pour en humer le contenu. C’était une préparation à base de romarin et de verveine complétée d’une note plus sensuelle, qui ressemblait vaguement à l’élixir qu’il avait cru reconnaître en embrassant la jeune fille. Il y avait comme un air de famille entre les deux parfums mais ce n’était pas le même.

— Satisfait ? lança Nadia en s’emparant du flacon. Je vais le rapporter à la maison. Tu es capable de le casser, rien que pour ma sécurité ! Tiens, tu es tout rouge… Tu ne devrais pas t’exciter comme ça par cette chaleur !

Avant de s’en aller, elle frappa dans ses mains et ordonna au domestique accouru de leur servir de l’hydromel frais. De fait, Philippos avait chaud et un peu honte, maintenant qu’il était sûr que ses sens lui avaient joué un tour. Il s’épongea le front avec sa manche et ôta son caftan qu’il jeta sur le banc. Dès que le domestique apporta une carafe d’hydromel tout juste monté de la cave, il saisit sa coupe et la vida en quelques longues gorgées avant de la remplir aussitôt.

Quand Nadia le rejoignit, elle lui prit la coupe des mains et but sans le quitter du regard. Puis elle l’entraîna dans le jardin, vers une tonnelle couverte de lierre et dissimulée à l’ombre de grands chênes. Ici, dans l’obscurité de leur refuge, Philippos s’enhardit jusqu’à étreindre Nadia. Goûtant l’odeur de sa peau, il lui murmurait des mots doux à l’oreille et couvrait de baisers son cou et sa gorge. Il ignorait combien de temps il était resté avec sa tendre amie, ivre d’amour et de joie. Il se souvenait qu’à un moment il avait perçu au loin la voix de la vieille nounou qui cherchait Nadia. Celle-ci s’était éclipsée pendant quelques minutes. Philippos était sur son nuage, quand elle réapparut pour prolonger leurs caresses… Enfin elle le repoussa doucement, lui disant qu’il était temps de se séparer. Ils quittèrent la tonnelle. Philippos prit Nadia par la taille et ils se dirigèrent lentement vers la sortie du jardin.

Ils venaient de franchir la haie lorsqu’ils aperçurent une petite silhouette furtive qui s’éloignait de la table en courant. Philippos s’élança à sa poursuite et rattrapa le fuyard au moment où il s’apprêtait à escalader la clôture. Il le ramena vers Nadia en le retenant par les épaules. C’était un gamin d’une dizaine d’étés, dépenaillé et efflanqué comme un chat de gouttière. Il était pieds nus et portait une tunique et un pantalon usés jusqu’à la corde, serrés à la taille par un morceau de ficelle. Le tissu élimé laissait deviner son maigre butin : quelques gâteaux que l’enfant avait cachés contre sa poitrine.

— C’est tout ce que tu as volé ? De la nourriture ? s’enquit Philippos.

Le petit vagabond leva vers lui son visage aux traits émaciés, auréolé d’une chevelure brune. Il avait une expression timide et hardie à la fois.

— Je n’ai rien fait de mal, déclara-t-il. J’ai juste ramassé les restes dont personne ne voulait. Ce n’est pas du vol, ça !

— Je ne t’accuse de rien, le rassura Philippos. Tu n’as rien pris d’autre ?

— Que des choses à manger, murmura le gamin en avalant sa salive.

— C’est que tu n’as pas eu le temps de bien chercher, hein ? ironisa Nadia. Et d’abord, comment as-tu fait pour pénétrer jusqu’ici ?

L’enfant se mura dans un silence buté.

— Tu n’as rien à craindre, tu pourras emporter ces gâteaux, lui dit Philippos. Tu as sûrement faim… Allons, viens avec moi !

Il entraîna le gamin vers la table, le força à s’asseoir et posa devant lui une belle part de tarte aux myrtilles. Le petit intrus ne se fit pas prier et se mit à la dévorer avidement. Quand il eut fini de manger, Philippos lui demanda son nom.

— Titos. Je suis grec de naissance.

— Je le suis aussi, dit Philippos en souriant. Tout comme toi.

— Tu es un boyard, toi ! répliqua l’enfant en lui jetant un regard méfiant.

« Pour lui, je dois avoir l’air aussi stupide que ces gros pleins de soupe affublés de manteaux de cérémonie », songea Philippos.

Il tira de sa poche son grand mouchoir de soie blanche, l’étala sur la nappe et se mit à y entasser les petits pains au sucre et au miel qui se trouvaient encore sur la table. Puis il souleva le mouchoir par les quatre coins, fit un nœud et posa le paquet sur les genoux du gamin. Celui-ci le dévisagea à nouveau avec méfiance.

— Tu peux partir maintenant si tu veux, dit Philippos.

— Ne t’en déplaise, protesta Nadia, je voudrais d’abord savoir comment ce galopin est arrivé chez moi !

L’enfant considéra gravement la jeune fille avant de répondre :

— La clôture, au fond du jardin. Il y a une planche sciée.

Sans raison apparente, Nadia rougit. Elle se passa la main sur le front et s’exclama :

— Mon Dieu ! Cela me revient… J’ai ordonné qu’on remplace cette satanée planche il y a au moins une lune ! Bientôt, tous les mendiants de Tchernigov viendront traîner sur ma propriété !

Elle se pencha vers le gamin.

— Toi, la prochaine fois qu’on t’attrape ici, tu vas passer un mauvais quart d’heure à t’expliquer avec mon père !

— Mais tu peux venir me trouver, moi, à la résidence princière, souligna Philippos. Il faut que tu demandes à voir le fils du boyard Artem.

— Par le Christ, tu es trop gentil avec ce garnement ! s’exclama Nadia. Il aurait pu dérober ton caftan ou te faire les poches si nous n’étions pas arrivés à temps.

Philippos s’abstint de répondre. Il posa la main sur l’épaule de l’enfant, lui fit signe de se lever et le conduisit vers le sentier menant au fond du jardin.

— Il vaut mieux que tu reprennes le même chemin, c’est plus discret, dit-il avec un clin d’œil. Allez, file ! Et n’oublie pas, tu peux venir me voir quand tu veux.

Avant qu’il eût terminé sa phrase, l’enfant avait détalé. Philippos se tourna vers Nadia, qui le toisa avec un air hostile.

— Tu peux inviter chez toi tous les loqueteux de la ville, si ça te chante. Mais je t’interdis de commander au sein de ma propriété !

— Je n’avais pas l’intention de t’offenser, protesta-t-il d’un ton conciliant. Ton père est un homme fortuné, alors, vraiment, quelques gâteaux…

— Si on devait nourrir tous les va-nu-pieds, sa fortune – et ma dot – fondraient plus vite que les cierges que je brûle pour me trouver un fiancé convenable !

Philippos réprima un sourire. Il s’apprêtait à répondre quand, soudain, un hurlement strident déchira l’air. Les deux jeunes gens se figèrent. Un autre cri retentit moins d’une seconde après le premier :

— Au secours ! Par ici !

C’était une voix d’enfant, elle semblait provenir du fond du jardin. Philippos fut le premier à se précipiter. Il emprunta l’allée qui serpentait parmi des bosquets d’arbustes avant de s’enfoncer entre les arbres. Le sentier mena Philippos à une clairière. En y débouchant, il faillit renverser Titos. L’enfant tremblait de tout son petit corps, son teint hâlé avait viré au gris. Il désigna du doigt le côté opposé de la clairière. Une forme humaine gisait sur le sol, à moitié dissimulée par les hautes herbes. Philippos sentit son sang se glacer. Il s’approcha : c’était Marfa.

La jeune fille était étalée sur le dos, les bras en croix, la gorge tranchée. L’entaille sanglante évoquait une monstrueuse grimace qui semblait narguer Philippos. Lui, le fin limier, de quoi s’occupait-il pendant que Marfa se faisait assassiner ? D’une main mal assurée, il ferma les yeux vitreux de la jeune morte. Alors seulement il eut le courage de poser son regard sur sa jupe imbibée de sang…

À cet instant, il entendit le cri étouffé de Nadia et bondit. Il ne fallait surtout pas qu’elle s’approche du corps ! Il courut vers la jeune fille qui se tenait à une quinzaine de coudées du cadavre, pétrifiée d’horreur, fixant la blessure béante dans le cou de son amie. Il l’étreignit et lui caressa les cheveux quelques instants. Puis il s’assura que le petit vagabond avait disparu et appela à l’aide. Les domestiques accourus lui apprirent que Grom était absent, et Philippos se mit à donner des ordres. Il posta quelques hommes autour de cette partie de la clairière et leur commanda d’empêcher quiconque de toucher au corps. Il envoya aussi deux jeunes serviteurs aux jambes rapides, l’un à la recherche d’Artem, l’autre à la résidence princière pour faire venir les deux Varlets et quelques gardes avec une civière.

Cherchant Nadia du regard, il la trouva assise à l’écart, en compagnie de sa vieille nounou, pleurant désespérément. Philippos tenta de la renvoyer à la maison, mais elle résista, refusant de quitter son amie morte. Il laissa Fania s’occuper d’elle et s’approcha du cadavre. Un parfum suave s’en exhalait, dominant l’odeur fade et écœurante du sang. Philippos le huma avec un dégoût mêlé de frayeur. Il ne le connaissait que trop bien. Il avait la sensation de respirer la mortelle douceur d’une fleur vénéneuse qui enivre et qui tue.

1- Descendants d’Agar : musulmans.