CHAPITRE XIX

Le lendemain matin, Artem et Philippos se levèrent dès l’aube. Après s’être restaurés à la va-vite aux cuisines, ils quittèrent la résidence. Ils se mêlèrent à la foule des passants qui se rendaient au marché puis, laissant la grand-rue derrière eux, ils se dirigèrent vers la porte est de la ville et le port. Philippos se taisait, perdu dans ses pensées. La douleur brûlante au fond de son cœur avait fait place à une lancination qui s’estompait un peu lorsqu’il réfléchissait à l’enquête. Quant à Artem, il espérait que le garçon avait surmonté son désespoir mais n’osait point le questionner. Il remarqua que Philippos avait ceint son épée et il craignit que celui-ci ne se livrât à des gestes extrêmes, criant à l’assassin ou défiant quelqu’un, alors que seuls le sang-froid et la patience pouvaient permettre de tendre un piège à un criminel aussi rusé et pervers.

En arrivant devant la palissade à claire-voie, Artem aperçut avec surprise le boyard Igor, vêtu d’un luxueux caftan en soie mordorée et coiffé d’une chapka bordée de zibeline. Appuyé sur la clôture, il était engagé dans une conversation animée avec Vesna qui se trouvait dans le jardin. Ses cheveux roux coiffés en torsade, elle penchait sa jolie tête en écoutant Igor, qui racontait une histoire censée être drôle car il s’esclaffait à intervalles réguliers.

Artem plissa les lèvres, dégoûté : il avait horreur des gens qui riaient de leurs propres plaisanteries ! Il monta les marches du perron puis se retourna pour détailler Igor avec sa mine réjouie et bouffie de suffisance. Diable ! Que Vesna pouvait-elle bien lui trouver ? Comme l’apothicaire ouvrait la porte, il se coula à l’intérieur afin d’éviter ce spectacle insupportable. Philippos entra sur ses talons, et Klim les conduisit dans la pièce principale. Tandis qu’ils s’installaient autour d’une table basse, le bossu frappa dans ses mains pour donner des ordres aux serviteurs.

— J’ignorais que ton épouse prenait un tel intérêt aux mondanités, ne put s’empêcher de remarquer Artem. Mais ce sont peut-être les propos du boyard Igor qui l’intéressent tout particulièrement.

— Oui, elle prise sa compagnie, confirma Klim avec un sourire en coin. La plupart des courtisans parlent pour ne rien dire, alors qu’Igor n’est pas qu’un beau parleur, c’est aussi un véritable lettré.

— J’en doute fort, bougonna le droujinnik. Méfie-toi, apothicaire, car tu encourages un penchant bien dangereux chez une femme !

— Ma foi, je ne peux pas interdire à Vesnouchka de trouver quelqu’un aimable… Et je peux encore moins l’empêcher de plaire ! observa Klim en sirotant son vin.

À cet instant, Vesna entra dans la pièce, suivie d’une servante qui portait un plateau chargé de boissons, de fruits frais et de friandises. Tandis que celle-ci disposait plats et carafes, la jeune femme salua Philippos puis s’inclina jusqu’à terre devant Artem.

— En quoi peut-on t’être utile, boyard ? s’enquit-elle en souriant.

— Nous sommes en quête de renseignements, répondit-il sans lui rendre son sourire, et, se tournant vers l’apothicaire : Je te demande formellement, vénérable Klim, de me montrer tes registres pour que je puisse consulter la liste de tes clients. Si tu refuses, tu risques d’être inculpé d’entrave à la justice.

Le bossu reposa sa coupe et écarta ses longs bras avec une expression de sincérité désarmante.

— Je n’en peux mais ! Mes livres de comptes ne comportent que dates et montants des recettes. Si tu veux des noms, il faudra que tu te contentes de ceux que je peux te citer de vive voix. Tu n’as qu’à les noter ; je vais t’apporter tout ce qu’il faut pour écrire.

Klim s’éclipsa puis, de retour dans la pièce, déplia devant Artem un pupitre portatif sur lequel il disposa un carré d’écorce vierge, une plume de roseau et un encrier. Enfin il reprit sa place en face du droujinnik et se tourna vers son épouse.

— Vesnouchka, nous n’avons pas besoin de toi pour l’instant. Va dans mon officine et commence à préparer les ingrédients dont Mania a la liste.

Vesna se leva docilement. Pourtant, lorsque le droujinnik croisa le regard bleu sombre de ses yeux, il y lut une certaine tristesse, comme si la jeune femme ne s’éloignait de lui qu’à contrecœur. Artem se sentait tout aussi déçu. Bien qu’il se fût interdit de rechercher la compagnie de Vesna, il appréciait de plus en plus la douceur de sa présence discrète. Quand elle fut sortie, il lança à l’adresse de Klim :

— Au travail ! Je veux les noms de ceux qui t’ont acheté ne serait-ce qu’un seul flacon de ce funeste élixir.

— Impossible, boyard – malgré toute ma bonne volonté ! gémit Klim. Je n’en ai jamais vendu régulièrement. Quant aux ventes occasionnelles, il y en a eu beaucoup trop pour que je puisse m’en souvenir. Mais je peux énumérer tous mes clients sans exception. Je vais commencer par les quartiers résidentiels.

Levant les yeux au plafond, l’apothicaire fit mine de réfléchir, puis se mit à débiter d’une voix monocorde :

— Le vénérable Efim, chef de la guilde des drapiers ; le boyard Grom, commerçant anobli ; le respecté Léon, négociant en soieries ; le jeune boyard Boris ; le vénérable Pimène, chroniqueur…

Au bout d’un quart d’heure, Artem reposa la plume avec un soupir d’exaspération. Cette liste ne lui serait d’aucune utilité ! Klim passait des riches commerçants aux dames d’atour de la princesse, des hauts fonctionnaires aux épouses des notables, sans qu’on pût déceler la moindre logique à ce répertoire. Il attendit cependant que Klim eût terminé puis déclara :

— Mon travail serait grandement facilité si tu acceptais de me communiquer le nom de ton ancien complice, l’homme qui t’a aidé à te procurer la recette de l’élixir.

Le bossu resta silencieux, contemplant sa coupe avec une expression faussement navrée.

— Je peux te prédire que, tôt ou tard, ce bon Samaritain te fera chanter… à moins que ce ne soit déjà chose faite !

Klim frappa du poing sur la table, manquant de renverser sa coupe.

— Je n’ai pas beaucoup d’amis, boyard, mais ceux que je qualifie de ce mot sont incapables de me trahir ! Par ailleurs, je vais te prouver que je désire réellement t’aider… Oh, ne prends pas cet air sceptique ! Écoute plutôt : depuis plus d’un an, les flacons que j’utilise pour vendre mes parfums sont fabriqués ici, à Tchernigov, dans le quartier des potiers. J’y ai découvert un jeune artisan fort talentueux, une vraie perle ! Tous ces alabastres, aryballes et lécythes que je t’ai montrés, il les réalise d’après mes croquis, et il s’en tire mieux que les potiers de Tsar-Gorod. Grâce à lui, je ne dépends plus des bateaux marchands. Et je ne parle pas des économies que je réalise !

— J’en suis bien aise pour toi, grinça Artem. Mais qu’est-ce que j’en fais, de ton aveu tardif ? Dois-je te remercier de n’avoir point menti, pour une fois ?

Il se leva et se mit à arpenter la pièce en tiraillant sa moustache. Soudain, il s’immobilisa devant le fauteuil de Klim.

— Cet artisan, la perle des potiers… Reçoit-il d’autres commandes semblables à la tienne ? Je veux dire, est-ce qu’il lui arrive de fabriquer ce genre de modèles pour un autre que toi ?

Le bossu eut un sourire madré.

— J’étais sûr que tu me poserais cette question ! Du coup, je suis allé interroger mon gars à ce sujet. La réponse est non, et je te garantis qu’il m’a dit la vérité : je le paie assez grassement pour qu’il me soit dévoué corps et âme !… Mais ce n’est pas tout, souligna Klim en levant l’index. J’ai aussi mené ma petite enquête auprès des parfumeurs les plus connus de notre ville. Aucun d’entre eux ne vend l’élixir qui t’intéresse !

— Autrement dit, la liste des suspects se réduit à ta clientèle… Tu es sûr d’avoir trouvé ça tout seul ? Ou est-ce moi qui ai fini par t’en convaincre ? railla Artem.

Klim avala à la file quelques rasades de vin avant de répliquer :

— Tu peux rire si tu veux, mais ces renseignements pourraient t’être utiles. Et voici le plus important : j’ai découvert quelque chose qui t’aidera à comprendre ce qui motive le criminel. As-tu entendu parler des fêtes rituelles appelées « Adonies » qu’on célébrait en Grèce païenne ?

— Je suppose qu’elles sont en rapport avec le mythe d’Adonis ? hasarda Artem en reprenant sa place dans le fauteuil en face de Klim.

— Ce mythe est à la base du rôle complexe que les aromates jouaient dans la vie de la cité grecque. Les parfums participaient des cultes antiques, mais ils servaient aussi aux joies sensuelles de l’amour. Et c’est ce deuxième aspect qui nous intéresse ici. Les Adonies étaient fêtées par les femmes pendant les jours de la canicule, quand la chaleur exaltait les odeurs et attisait le désir charnel. Elles confectionnaient des jardinières pour y mettre à germer des graines de céréales, de fleurs et de plantes aromatiques. Installés sur les terrasses ensoleillées, ces jardins miniatures étaient arrosés et exposés à l’ardeur du soleil neuf jours durant.

— Pourquoi neuf ? s’étonna Artem.

— C’était une sorte de parodie d’agriculture. En neuf jours, les jardinières avaient le temps de s’épanouir et de se faner. Les Grecques s’amusaient avec leurs amants jusqu’à ce que les plantes soient sèches, puis elles allaient les jeter dans un cours d’eau en pleurant la mort d’Adonis… À ton avis, boyard, quel genre de femmes s’adonnaient à ces festivités ?

— Comment le saurais-je ? bougonna le droujinnik. Je suppose qu’elles n’étaient pas parmi les plus chastes de la cité !

— Il s’agissait le plus souvent d’hétaïres, confirma Klim tandis qu’il se versait une généreuse rasade de vin. Les dignes matrones, elles, avaient coutume de célébrer la fête des récoltes consacrée à Déméter, et elles observaient la chasteté la plus rigoureuse pendant ces cérémonies. Les parfums les plus précieux – le nectar, l’ambroisie, le nard – étaient utilisés lors des rituels consacrés aux dieux. Cela correspondait à l’image du corps divin qui ignore la mort et la putréfaction. Mais avec les Adonies, c’est tout le contraire : tu comprends l’énormité de cette transgression ?

Artem haussa les épaules et fit un geste de dénégation.

— Pendant les Adonies, les femmes détournaient les aromates de leur destination divine pour les employer aux plaisirs charnels. Or les philosophes et moralistes païens ne cessaient de mettre en garde contre la nature ambiguë des fragrances. Les jeunes mariés, par exemple, pouvaient se parfumer le jour de leur hyménée, mais ils devaient s’en abstenir par la suite pour ne point substituer les jeux érotiques au vrai but du mariage, la procréation. Les aromates sont dangereux à cause de leur séduction même, et l’amour peut toujours se transformer en débauche.

— Selon toi, notre homme connaît ces antiques rituels orgiaques ? le coupa Artem.

— Assurément. Les sages païens l’auraient condamné parce que les corps des amants embaument comme ceux des dieux.

— Et nous autres chrétiens, nous l’accuserions de luxure, enchaîna le droujinnik. Quoi qu’il en soit, cet homme est conscient de transgresser l’interdit ! Mais c’est chaque fois sa compagne qu’il rend responsable de cette faute. Et il finit par lui infliger le châtiment le plus horrible qui soit : une mort atroce et honteuse, indissociable de la profanation de son corps.

— Tu as mis le doigt sur l’essentiel, boyard ! approuva Klim. Pour revenir aux femmes qui célébraient les Adonies, elles étaient mal vues dans la cité car, telles les bacchantes, elles y introduisaient la débauche et la sauvagerie de l’époque archaïque. Avec le temps, seules les hétaïres, imitées par les prostituées de bas étage, respectaient cette fête. À cause de ces rituels, nombreux étaient ceux qui voyaient toutes les femmes comme de vulgaires catins… Voilà une opinion que notre assassin ne désavouerait point !

— Je suis d’accord, reconnut Artem en buvant une rasade d’eau-de-vie au miel. Il s’est inspiré des Adonies pour inventer un rituel amoureux qui s’ordonne autour du fameux élixir. La vie de sa petite bacchante ne vaut rien à ses yeux. Je pense qu’il fait une séparation très nette entre les femmes coupables d’avoir cédé à ses avances et celles dignes de son estime. Il est capable de mener cette vie d’orgies et de meurtres, et en même temps, d’envisager le mariage avec quelque parangon de vertu !

— À moins qu’il ne soit déjà marié, ajouta Klim avec un clin d’œil entendu. Et voilà comment je vois notre homme : cultivé, féru d’histoire et d’antiquité grecque, aimant le luxe, porté sur les plaisirs des sens… Pas nécessairement beau, mais séduisant et séducteur qui sait y faire avec les femmes…

Soudain, l’apothicaire s’interrompit : il venait de s’apercevoir que Philippos l’observait avec une expression d’incrédulité mêlée de frayeur.

— Pourquoi me regardes-tu ainsi, mon enfant ? s’enquit Klim, avant de se tourner vers Artem : Boyard, ton fils me dévisage comme s’il me savait coupable de quelque mauvaise action !

— Allons donc ! lança le droujinnik en remplissant sa coupe qu’il venait de vider. À propos, je doute que notre suborneur soit doué d’un charme irrésistible. Tout son pouvoir de séduction réside dans l’usage immodéré du Sang d’Aphrodite ! Certaines de ses victimes étaient sûrement capables de briser l’enchantement… mais aucune ne l’a fait, conclut-il d’un ton sombre.

Il commençait à avoir très chaud et se dit qu’il devrait faire attention à l’excellente eau-de-vie au miel de l’apothicaire.

— Non, aucune n’a voulu ou n’a pu arrêter ce jeu dangereux avec l’élixir, soupira le bossu. Cela s’explique en partie par le fait que les femmes raffolent de toutes sortes d’artifices. Elles ne peuvent se passer de parfums, de lotions, de fards…

— De fards ? répéta Artem avec effroi. Voilà le moyen le plus sûr de s’enlaidir au lieu de s’embellir !

— C’est l’évidence même, ricana Klim. Mais ce n’est pas ce que pense la gent féminine ! Un mien ami prétend que les femmes ont une attirance naturelle pour tout ce qui relève des apparences. Selon lui, ce penchant va de pair avec la répugnance instinctive des femmes envers toute vérité qui leur déplaît !

À cet instant, la porte s’ouvrit et Vesna entra dans la pièce. Ses yeux bleus paraissaient noirs, ils jetaient des éclairs, et son visage avait rougi sous l’effet de la colère.

— C’est une vile calomnie, et tu ne penses pas un mot de ce que tu dis ! s’écria-t-elle en foudroyant Klim du regard. Je connais l’auteur de ce mot grotesque ; tu es peut-être tenu de le ménager en tant que client, mais rien ne t’oblige à rapporter ses propos dégradants !

— Ton époux ne pensait pas à toutes les femmes, dit Artem avec une mine penaude. Nous ne parlions, euh… que de femmes indignes.

Vesna, qui s’était ressaisie, lança au droujinnik un coup d’œil malicieux.

— Et qu’est-ce qu’une femme digne, pour toi ? lui demanda-t-elle en souriant.

— C’est d’abord une femme digne de ce nom, répondit Artem s’efforçant de rassembler ses idées.

— Exact. Elle cherche à cultiver son esprit, tout en prenant soin de son apparence. C’est aussi naturel qu’un militaire qui cherche à mettre en valeur sa carrure et son aspect redoutable.

— Mais pour qu’elle soit digne de respect, spécifia Artem, il faut qu’elle sache rehausser sa beauté avec des moyens discrets. C’est ça : elle use de tout avec modération… Y compris de son droit à la parole !

— Cela vous regarde tous autant que vous êtes, intervint Philippos. Alors, trêve de bavardage !

Il commençait à en avoir assez d’entendre Artem s’enliser dans ce badinage qui seyait si peu à un guerrier. En guise de réponse, le droujinnik, Klim et sa femme éclatèrent de rire. Puis le bossu prit un air mélancolique et déclara :

— Tout ça est bien beau, mais l’homme peut-il se fier à ce monde trompeur ? Car les yeux et tous nos sens abusent notre raison par de fausses apparences ! Ils ne sont que messagers d’erreurs et courriers de mensonges. Ils nous leurrent plus qu’ils ne nous instruisent !

Artem l’interrompit d’un geste de la main : au lieu de laisser pérorer l’apothicaire, il avait envie de plaisanter avec Vesna ! Il se leva de son fauteuil pour s’approcher d’elle et scruta le ravissant visage aux hautes pommettes piquées de rousseur et aux iris d’un bleu profond.

— Pour l’heure, je suis heureux de me fier à mes yeux, murmura-t-il, luttant contre le désir de rajuster la mèche folle qui s’était détachée de la coiffure de la jeune femme. Ta grande beauté, dame Vesna, réjouit le cœur ; elle n’a nul besoin de fards ni de pommades.

— Je suis mieux placée que toi, boyard, pour savoir si j’ai besoin de mes petits secrets, riposta celle-ci en souriant.

— Alors, prends garde ! déclara le droujinnik avec une feinte sévérité. Les hommes protestent contre les artifices dont les femmes usent pour se rendre laides. Surtout celles qui sont naturellement aimables… Et rien ne rend si aimable que de se savoir aimée !

Artem et Vesna restèrent quelques instants les yeux dans les yeux, comme hypnotisés et incapables de briser le charme qui les retenait prisonniers, sans se soucier de l’éventuel regard de Klim.

Enfin, Vesna détourna la tête, et le droujinnik s’approcha de l’apothicaire pour prendre congé. Philippos se leva et le rejoignit en silence. Klim esquissa une tentative assez pitoyable pour se mettre debout. D’un geste, Artem l’autorisa à rester assis – faveur que le bossu se garda bien de décliner, car le sol commençait à tanguer dangereusement sous lui. Le droujinnik salua le couple, refusant que Vesna les raccompagnât. Suivi de Philippos, il se dirigea vers la porte puis s’immobilisa sur le seuil, avant de se retourner une dernière fois vers Klim.

— Je te remercie pour les informations que tu m’as communiquées. Sache que je ne doute pas de ta sincérité… C’est ta naïveté qui me navre, eu égard à la duplicité de ton complice et soi-disant ami. Tu devrais te confier à moi pendant qu’il est encore temps !

Un rire irrépressible secoua tout le corps difforme du bossu.

— Serait-ce une mise en garde ? fit-il, ironique. Je pensais pourtant que tu connaissais mieux la vie et les gens ! Certes, il est possible qu’un homme se laisse abuser par un autre homme. Cela peut arriver… mais ce n’est pas couru d’avance. Par contre, ce qui est sûr, c’est que l’homme est toujours la dupe de la femme ! Elle se joue de lui, c’est la loi de la nature, crois-moi… Ha, ha ! Comme toi, je me fie à ce que je vois… Et je n’ai pas les yeux dans ma poche ! Alors, qui de nous deux a besoin d’être mis en garde, toi ou moi ?

Klim rit de plus belle. Comme il voulait boire une nouvelle rasade, il avala de travers et s’étrangla, toussant désespérément. Pendant que Vesna lui donnait des tapes dans le dos et lui versait de l’eau, Artem et Philippos se faufilèrent discrètement jusqu’à la sortie. Une fois dehors, ils empruntèrent le même chemin en sens inverse, se dirigeant vers la résidence princière. Artem marcha quelque temps en silence, s’efforçant de chasser de son esprit toute pensée liée à la belle Vesna.

— Au fait, qu’est-ce qui t’est passé par la tête tout à l’heure ? demanda-t-il en se tournant vers Philippos. Quand Klim a dit que tu le regardais avec une drôle d’expression… Tu ne le soupçonnes tout de même pas d’être mêlé aux meurtres ?

— Ma foi… non, fit le garçon, je ne pensais pas à ça…

Son ton manquait de conviction. Surpris, Artem s’apprêtait à l’interroger quand Philippos enchaîna tout à trac :

— Vesna te plaît beaucoup, n’est-ce pas ?

— Quel rapport ? rétorqua le droujinnik, réprimant une soudaine bouffée d’irritation.

— Aucun, répondit le garçon en soupirant. Simplement, je m’aperçois depuis quelque temps que les femmes, euh… peuvent fausser notre jugement. C’est-à-dire… Ce qu’on éprouve pour elles empêche de réfléchir avec lucidité. Et alors, une erreur peut se glisser dans notre raisonnement… et patatras ! Les dégâts sont vite arrivés.

Artem s’arrêta, attira par les épaules le garçon qui tentait de résister et le serra contre lui. Comme Philippos se libérait, le droujinnik plongea ses yeux dans les siens et dit avec une tendresse bourrue :

— Mais nous sommes deux, pas vrai ? À deux, nous pouvons rectifier les erreurs.

— Je te prends au mot, répliqua Philippos qui conservait son air grave. Quand j’aurai, moi, mon mot à dire, tu ne m’écarteras pas de l’enquête ! Il faut que je puisse participer… Tu comprends ? Il faut que je venge Nadia !

— Sauf si tu devais courir des risques et t’exposer de quelque façon que ce soit. Pas question d’intervenir l’épée au poing ! Tu peux participer à condition de te tenir tranquille quand les Varlets et moi, nous procéderons à l’arrestation du coupable.

— Tu es donc sûr de son identité ? souffla le garçon en ouvrant grands les yeux.

— Presque. Il faut que je revoie mes notes depuis le début de cette affaire.

Les sourcils froncés, Artem se replongea dans ses pensées et n’entendit pas Philippos répliquer à mi-voix :

— Moi aussi, je commence à avoir une petite idée sur la question… Je jure sur l’âme immortelle de Nadia – mais aussi sur la croix de mon épée – que le meurtrier aux aromates ne m’échappera pas !

 

La visite d’Artem avait mis Klim de belle humeur : il avait aidé Artem avec ses déductions sur la personnalité de l’assassin, et en même temps il avait remis le fier boyard à sa place au moyen d’une réplique spirituelle et pertinente ! Certes, il savait qu’Artem était incapable de commettre une action indélicate et il ne craignait point que Vesna puisse lui être infidèle. Mais il tenait à leur laisser entendre que, tout vieux et difforme qu’il était, il ne permettrait à personne de faire la cour à son épouse légitime !

Après le départ de ses hôtes, il déjeuna d’un excellent appétit et fit une petite sieste, puis alla s’enfermer dans son officine afin de se livrer à des expériences. Il n’en émergea que bien après le coucher du soleil. Vesna avait soupé sans lui et était montée dans sa chambre. Une servante ensommeillée accourut en entendant Klim aller et venir, mais le bossu la renvoya se coucher. Il se contenta de grignoter un quignon de pain avec un morceau de fromage, arrosant copieusement ce frugal repas d’eau-de-vie aux airelles. Il finit par s’endormir dans son fauteuil, à la lueur de l’unique bougie qui continuait à éclairer la table. Celle-ci s’éteignit en grésillant au bout d’un quart d’heure. À présent, seuls les ronflements du bossu se faisaient entendre dans le silence et l’obscurité qui enveloppaient la maison.

Pendant que l’apothicaire et sa maisonnée dormaient paisiblement, la Mort rôdait sous leurs fenêtres. Les cloches de la cathédrale venaient de sonner trois heures de la nuit quand une silhouette aux formes dissimulées sous une cape, mains gantées et visage masqué par un capuchon, s’introduisit par la fenêtre ouverte dans l’officine de l’apothicaire. Le visiteur tira de sa poche une baguette de bois résineux et l’alluma à l’aide d’un briquet de silex. Il se mit à inspecter la pièce à la lumière de sa torche, respirant avec curiosité l’indéfinissable mélange d’arômes sauvages qui embaumait l’air.

Il se dirigea d’abord vers une grande table où quelques rouleaux d’écorce de bouleau traînaient parmi les bottes d’herbes et les ustensiles d’apothicairerie. Il les déroula l’un après l’autre pour les examiner. À part quelques lettres et factures récentes, il n’y découvrit que des formules sibyllines accompagnées de commentaires non moins sibyllins.

Laissant là les rouleaux d’écorce, il leva sa torche et regarda autour de lui. S’il avait pris le risque de venir ici au milieu de la nuit, c’était pour détruire tous les documents mentionnant son nom. Il devait à tout prix retrouver les registres de l’apothicaire, le livre où celui-ci notait le nom des clients et celui des produits vendus. Où avait-il bien pu le ranger ? Il s’approcha des rayonnages qui couraient le long des murs. Des dizaines de pots et de fioles voisinaient avec des tablettes de cire empilées à la diable. Il examina les inscriptions sur les tablettes : à l’instar des rouleaux d’écorce, elles portaient sur différents remèdes et préparations. L’intrus étouffa un juron, il commençait à s’impatienter. Il se dirigea vers le rideau bariolé qui masquait un coin de la pièce et le tira, dévoilant une étagère chargée d’élégants flacons à parfum. Soudain, il l’aperçut : un codex grossièrement relié sur planchettes de bois trônait sur le dernier rayon. Il souleva le manuscrit et alla le disposer sur la table, à côté d’un grand chandelier dont il alluma les bougies avant d’éteindre sa torche. Puis il s’installa tranquillement dans le fauteuil de l’apothicaire, ouvrit le livre et se mit à le parcourir page par page.

Les inscriptions laconiques à l’encre brune qui couvraient le parchemin raturé se rapportaient à toutes les opérations commerciales de l’apothicaire. À sa surprise, le visiteur ne trouva aucune mention de son nom ! Il n’en revenait pas. Ainsi, Klim ne lui avait pas menti en jurant de garder secret leur petit commerce ! Rien ne l’obligeait donc à détruire ce registre ni à supprimer le bossu, il pouvait lui laisser la vie sauve… Pourquoi pas ? songea-t-il avec un rictus dédaigneux. Il méprisait profondément l’infirme, individu aussi hideux que stupide qui se croyait pourtant assez malin pour jouer les jeux les plus risqués. Mais le tuer apparaissait comme une précaution inutile, un acte qui ne serait pas même justifié par la jouissance qu’il pourrait en retirer. Oui, il était inutile et dangereux d’en faire trop, mieux valait s’en abstenir.

L’intrus demeura songeur quelques instants puis balaya la pièce d’un regard aigu. N’avait-il pas remarqué tout à l’heure une aryballe identique à celles qu’il avait déjà eu l’occasion d’acheter à Klim ? Si, sur l’étagère dissimulée derrière le rideau bariolé ! Il alla chercher le flacon et retourna s’asseoir près de la table avant de le déboucher. Inspirant à pleins poumons, il se laissa envahir par l’odeur capiteuse qu’il connaissait si bien. Un léger vertige s’empara de lui. Ce parfum éveillait en lui des sensations aussi violentes que contradictoires… Il s’efforça de rassembler ses esprits. Les impressions olfactives ne devaient pas l’empêcher de réfléchir ! L’enjeu de la partie qu’il avait engagée dépassait, et de loin, ses goûts et préférences. Le Sang d’Aphrodite jouait un rôle essentiel dans l’aventure qu’il vivait depuis fort longtemps. Et voilà qu’elle semblait toucher à sa fin ! Artem était sur la piste de l’aryballe et disposait de quelques indices supplémentaires, même s’il ne s’était pas encore rendu compte de leur importance…

Le visiteur nocturne releva la tête avec un air de défi. Les dés n’étaient pas encore jetés, il contrôlait la situation ! Jusqu’à présent, il avait réussi à contourner toutes les difficultés. N’avait-il pas récupéré le collier byzantin avant d’éliminer promptement et proprement cet imbécile de Kassian ? Ah ! quelle plaie, celui-là ! Même maintenant, il ne pouvait penser à ce maudit importun sans éprouver aussitôt une bouffée de rage. Par quel malheureux hasard s’était-il retrouvé la nuit fatidique dans le jardin d’Olga ? Il connaissait les habitudes de la petite catin et espérait sans doute la séduire à la faveur du clair de lune. Quelle torture ç’avait été d’attendre caché près de la tonnelle pendant que ce misérable – hélas, il n’était resté inconscient qu’un bref instant – dépouillait Olga de son collier qui, pourtant, appartenait de droit au Justicier ! Sans mentionner le fait qu’il avait escamoté l’aryballe ! Cet idiot l’avait fourrée dans sa poche d’un geste machinal, et il n’avait rien trouvé de mieux que de la perdre deux jours plus tard, au milieu d’une foule d’invités. On aurait dit qu’il le faisait exprès pour compromettre ses plans !… Pas de doute, Kassian aurait fini par retrouver quelques souvenirs de cette nuit funeste. Aurait-il été capable de décrire la silhouette ou le visage qu’il avait aperçus du coin de l’œil ? Qui sait ! Mais il n’était pas question de courir ce risque. Par ailleurs, il était impossible de faire disparaître Kassian avant d’avoir récupéré le collier d’Olga. Grâce à ses petits espions, ou ses « mouches » – c’est ainsi qu’il appelait les gamins des rues qu’il employait à l’occasion comme informateurs –, il savait que Kassian était entré en négociations avec ce coquin de Matveï afin de revendre le joyau par son intermédiaire ; mais l’affaire semblait traîner en longueur. C’est alors que Kassian avait eu la riche idée d’enlever sa nouvelle conquête, Nadia. Rattrapé par les Varlets, ce dernier n’avait pas eu d’autre choix que de confier le pectoral à sa belle… La suite avait marché comme sur des roulettes ! Dès qu’il eut réglé son compte à Kassian dont il connaissait les déplacements grâce à ses « mouches », il avait pu mettre la main sur le collier caché chez Nadia. Tant pis pour la petite, elle aurait dû mieux choisir ses admirateurs !

Il caressa du bout des doigts l’aryballe, se demandant s’il allait l’emporter. Bien sûr, Klim s’en apercevrait ; et après ? L’apothicaire se garderait bien de signaler ce vol au receveur de plaintes, et il trouverait sûrement trop humiliant d’en parler à Artem… L’intrus reposa le flacon sur la table et se leva. Il était temps de partir ! Il s’apprêtait à remettre le codex à sa place quand, soudain, un léger bruit provenant du couloir le cloua sur place. Avait-il éveillé une servante ? Ah ! Ce serait trop bête…

À cet instant, la porte s’ouvrit à la volée, et c’est Klim en personne qui apparut sur le seuil. L’intrus tressaillit et ne put retenir un cri ; son capuchon glissa en arrière, découvrant ses traits. L’apothicaire le dévisagea un instant, stupéfait. Puis il posa ses yeux sur son livre de commerce et fut sur le point de dire quelque chose. Avant qu’il n’eût pu proférer le moindre mot, l’assassin l’avait rejoint et lui plongea son poignard dans la poitrine.

— Voilà pour toi ! lança-t-il d’une voix assourdie par la haine.

Il retira sa dague d’un geste brusque pour frapper une nouvelle fois, en proie à une fureur qu’il ne pouvait contenir. Klim s’effondra comme une masse, sans avoir esquissé le moindre geste pour se défendre. L’assassin se pencha pour essuyer son poignard sur le caftan de sa victime.

— Ce vieil imbécile ! jura-t-il en se redressant. Surgir comme ça, à l’improviste… Par le Diable, il a réussi à me faire peur ! Encore heureux qu’il n’ait pas eu le temps d’appeler au secours.

Il rengaina son arme, tout en continuant de se parler à lui-même, comme pour se rassurer.

— Et voilà, plus la peine de réfléchir si ce meurtre est utile ou pas. Le problème s’est réglé de lui-même ! Ce n’est pas plus mal : le vieux pitre en savait trop ! J’ai été obligé de lui confier certaines choses, j’avais besoin de lui… Mais lui faire confiance à la longue aurait été une erreur. Tôt ou tard, l’eau-de-vie lui aurait délié la langue, il aurait fini par me trahir… Désormais, la question ne se pose plus !

L’assassin contempla un instant le cadavre avant de fixer le livre de commerce. Dissimuler les traces de son passage ne servirait pas à grand-chose. En revanche, il pouvait donner du fil à retordre à Artem, en sorte que le droujinnik se casserait la tête sur la véritable raison de ce crime.

Il ouvrit le manuscrit de l’apothicaire, choisit trois pages au hasard et entreprit de les arracher l’une après l’autre. Après les avoir enroulées ensemble, il les fourra dans sa poche. Puis il reboucha l’aryballe contenant l’élixir et la rangea dans l’autre poche de sa cape, avant d’y glisser la baguette qui lui avait servi de torche. Il lança un dernier regard à la ronde, souffla les bougies et attendit un instant pour que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Silencieux comme une ombre, il se faufila à l’extérieur par la fenêtre et se fondit dans la nuit.