CHAPITRE II

Sans soupçonner un instant qu’il venait d’être le point de mire de deux yeux malveillants, Philippos gagna la résidence princière, franchit le portail et s’immobilisa devant le palais. Sur sa droite s’étendaient le verger et l’immense parc aménagé selon les plans élaborés par Vladimir lui-même. Plus au fond, les allées et les massifs de fleurs laissaient place à un bosquet touffu et ombreux. Derrière cette partie sauvage du jardin se dressait le petit pavillon qu’habitaient Artem et son fils adoptif.

Philippos était impatient de montrer son nouvel équipement au droujinnik, mais il ignorait où celui-ci pouvait se trouver. En ce moment, aucune affaire ténébreuse n’occupait l’esprit toujours en éveil du boyard et il s’ennuyait ferme. Pour s’arracher à l’oisiveté, ce vice haïssable entre tous, soulignait Artem, il avait pris l’habitude de rendre des visites inattendues au Tribunal, aux Archives, chez le receveur de plaintes, afin de surveiller le travail des employés placés sous ses ordres. Harceler les fonctionnaires paresseux ne soulageait guère la frustration d’Artem, mais cela prenait du temps, et Philippos n’avait aucune chance de voir le boyard avant l’heure du dîner. Il fit le tour du palais et passa devant les écuries pour se diriger vers les casernes. Il espérait épancher son cœur auprès des Varlets Mitko et Vassili, les deux fidèles collaborateurs d’Artem. Il s’approcha du bâtiment où logeaient les troupes d’élite, mais un garde l’informa que tous les Varlets se trouvaient sur un champ d’exercices.

Déçu, le garçon fit demi-tour et tomba nez à nez avec son maître d’armes, Olaf, un vieux Varègue au crâne chauve et à la longue moustache effilochée. Cette apparence peu glorieuse cachait un guerrier redoutable. L’âge semblait n’avoir aucune prise sur son corps décharné tout en muscles et en nerfs. Olaf s’occupait d’initier les apprentis Varlets aux différentes formes de combat, y compris le pugilat et la lutte grecque. En apercevant Philippos, son œil aiguisé reconnut aussitôt un élève désœuvré. Il examina d’un air indulgent la cotte de mailles du garçon avant de l’entraîner pour lui faire travailler la technique du combat à l’épée.

Philippos venait d’apprendre une nouvelle botte quand le cliquetis des armes et les voix joyeuses provenant du portail annoncèrent le retour de la droujina des Varlets. Il prit congé d’Olaf et se précipita vers l’avant-cour. Les Varlets en tenue de combat s’attroupaient devant le palais. Certains avaient déjà ôté leur heaume pointu et le tenaient sous le bras, tandis qu’ils discutaient entre eux ou échangeaient des plaisanteries avec les jolies servantes du palais accourues en toute hâte.

Malgré la cohue, Philippos repéra sans peine le géant blond Mitko avec sa face ronde aux joues rebondies. Vassili n’était sûrement pas loin de son camarade. Se glissant entre les groupes de militaires, Philippos rejoignit ses deux amis. Mitko lui assena une joyeuse bourrade dans le dos, puis se mit à louer sa cotte de mailles d’une voix de stentor. Quant à Vassili, fidèle à lui-même, il lui adressa un de ses rares sourires à peine perceptibles. En fait, tout semblait opposer l’insouciant Mitko à la faconde intarissable et son ami Vassili, ce digne fils de la steppe au visage impénétrable. Né d’un prince kouman devenu l’allié des Russes, il avait hérité de son père son tempérament réservé, ainsi que ses yeux bridés, noirs et énigmatiques telles deux fentes ouvertes sur la nuit.

Cependant, tandis que Mitko reprenait son souffle, Philippos donna une tape sur sa panse proéminente et lui lança :

— Au fait, qu’est-ce que tu fais à piétiner ici au lieu de courir au réfectoire ? Tu n’es pas malade, au moins ?

— Si, malade d’amour ! gémit Mitko, toujours prêt à faire le pitre. Je n’ai plus goût à rien, je vais à table comme on marche au supplice… Il faut que je choisisse entre ma fiancée officielle et la douce amie que j’adore en secret. Ah ! C’est bien le propre des femmes, de nous enfermer dans ce dilemme fatal !

— Je parie que ces mêmes pauvres filles que tu as subornées viennent ensuite pleurer sur ton sort, répliqua le garçon en riant. Mais tes amours n’ont jamais réussi à te couper l’appétit, pas vrai ?

— Ma foi, un bon petit plat soigné, ça ne se refuse pas, remarqua Mitko, l’œil allumé de convoitise. Un gourmet tel que moi a le palais fin et difficile à satisfaire !

— Un glouton au ventre difficile à remplir, corrigea Vassili. Allez, un peu de patience, tu pourras bientôt t’en donner à cœur joie !

Il se tourna vers Philippos et expliqua :

— Comme la chaleur est tombée, le prince désire commencer les célébrations ce soir même, en festoyant en compagnie de ses vaillants droujinniks, les Anciens et les Varlets. Il a aussi convié les habitués du palais : courtisans, hauts dignitaires et autres pique-assiettes. Notre expert en chère fine n’a qu’à en prendre son parti jusqu’à ce qu’on ouvre les portes de la salle de réception.

— Ah ! J’ignorais que Sa Seigneurie donnait un banquet, murmura Philippos. Évidemment, les apprentis ne sont point invités ! Je resterai à errer comme une âme en peine, pendant que vous ferez la fête avec Artem et les autres guerriers…

Pour cacher son dépit, il détourna le regard.

— L’important, c’est de ne pas souper seul, tenta de le consoler Mitko. Le boyard Artem y a pensé ! On doit maintenant le rejoindre sous la tonnelle du jardin. Il a ordonné qu’on apporte une collation pour toi, ainsi que des boissons pour nous, de quoi s’humecter le gosier.

Sur ces mots, les deux Varlets entraînèrent Philippos le long de l’allée qui contournait le palais et menait vers le parc. En passant devant le bâtiment des cuisines, ils furent pris dans la bousculade générale. Serviteurs, gâte-sauces, aides-cuisiniers allaient et venaient, un plateau juché sur la tête ou suspendu au cou, jetant des cris d’avertissement et injuriant copieusement les badauds qui obstruaient le passage. Ces derniers – domestiques et petits fonctionnaires employés au sein de la résidence – avaient abandonné leur travail pour venir voir l’abondante nourriture qui allait garnir la table du prince. Mitko huma l’air et s’éloigna vers l’entrée pour lorgner sur les zakouski déjà prêts. Philippos et Vassili émergèrent de la foule en jouant des coudes, et le colosse blond les rejoignit l’instant d’après. L’excitation faisait resplendir son teint vermeil et sa figure joufflue, fendue par un sourire béat.

— Ces mets feraient honneur au très saint basileus en personne, gardien et maître de l’univers ! s’exclama-t-il. Même les anges, ministres de la volonté de Notre-Seigneur, ne refuseraient pas de les goûter du bout de leurs lèvres translucides… J’ai aperçu comment on a assaisonné le hareng, ce roi des poissons, la référence de l’art culinaire ! Le maître-queux s’est encore surpassé. Ah, j’espère que le Tout-Puissant nourrit son armée céleste aussi bien que Vladimir régale ses droujinniks !

Ils se remirent en marche, tandis que Mitko poursuivait son monologue en le ponctuant de gestes éloquents.

— Que ne puis-je y goûter, moi aussi ! soupira Philippos.

Le colosse blond l’étreignit avec fougue. Alors que le garçon ployait sous le poids de cette main puissante et velue, Mitko déclara sur un ton de confidence :

— Toute médaille a son revers, petit frère ! Il est vrai que, côté mangeaille, ça peut aller, mais côté convives, ce banquet sera un véritable supplice ! La Cour et le haut clergé sont invités par priorité…

— Et alors ? le coupa Philippos. Vous autres militaires êtes supérieurs en nombre, non ?

— Oui, mais ils croient l’être en tout le reste ! Surtout la popaille. Russes ou grecs, ces vénérables pères s’entendent comme larrons en foire. Ils surveillent leur troupeau dans l’unique but de mieux le tondre, et ils prennent non seulement la laine, mais aussi le cuir !

Mitko s’interrompit et desserra son étreinte d’ours. Un coup d’œil sur Philippos et Vassili l’assura que son public était suspendu à ses lèvres. Alors il fit rire aux larmes ses amis en mimant un pope ventripotent, le sourire mielleux et le regard sournois, en train de converser avec un courtisan à la bouche pincée, les reins à demi courbés, comme s’il ne cessait de saluer ou de féliciter quelqu’un.

Après ce spectacle improvisé, les trois amis quittèrent l’allée centrale et s’avancèrent le long d’un sentier sablé qui serpentait parmi des bosquets d’arbustes. Le crépuscule et la fraîcheur apportée par l’orage enveloppaient le parc. Mitko et Vassili continuaient d’échanger des plaisanteries, mais Philippos laissait libre cours à ses pensées qui ne cessaient de revenir à Nadia. Un plan audacieux germa dans son esprit. Si seulement Mitko acceptait de l’aider… Seul le Varlet, avec ses innombrables amis et amantes, était capable d’obtenir rapidement les informations dont Philippos avait besoin. Il pourrait alors réussir une escapade digne des équipées galantes de Mitko lui-même ! Le géant blond n’avait pas son pareil pour raconter les extraordinaires péripéties dont sa vie était pleine. Ces histoires enveloppées de mystère, empreintes de volupté et auréolées d’audace et de gloire, hantaient l’imagination de Philippos. Elles restaient inscrites dans sa mémoire comme autant de légendes… Et ce soir, il était bien décidé à vivre sa première aventure !

Cependant, les Varlets avaient repéré la lumière qui éclairait la tonnelle située au fond du jardin. Ils la rejoignirent en quelques instants. Artem était installé devant une table carrée recouverte d’une nappe de lin rouge. Il portait un caftan en soie gris perle et une chapka bordée de zibeline. Les torches fixées aux piliers supportant le toit éclairaient des cruchons en grès remplis de kvas et d’hydromel frais qu’on venait d’apporter avec des coupes en bois peint.

Apercevant ses amis, Artem eut un sourire qui adoucit son visage austère aux traits fins, encadré de cheveux blonds grisonnants et orné d’une moustache tombante à la varègue. Il se leva pour saluer les Varlets et serrer Philippos dans ses bras. Il s’écarta pour examiner la nouvelle cotte de mailles de son fils adoptif. Celui-ci bomba le torse avec fierté.

— Bon, bon : voilà ton caprice satisfait, commenta Artem avec un sourire en coin. Je parie que d’ici peu, tu changeras d’avis et que tu finiras par porter la cotte réglementaire. Encombrante ou pas, elle sera tout de même moins voyante !

— Elle brille de mille feux, et alors ? rétorqua le garçon. Elle a été rectifiée à mes mesures et je m’y sens à l’aise, c’est tout ce qui compte !

— Sauf que tu ressembles à un preux de légende… ou plutôt à un héros de couplets satiriques ! Franchement, tu ferais mieux de la ranger avec tes caftans du dimanche !

D’un geste, le boyard invita ses convives à prendre place. Il ôta sa chapka pour la poser négligemment au pied de son siège. Philippos et les Varlets, qui tenaient leur heaume sous le bras, suivirent son exemple. Deux servantes surgirent du jardin plongé dans l’obscurité. Chacune portait un grand plateau en équilibre sur sa tête. L’une d’elles servit la collation destinée à Philippos : soupe aux choux et galantine de pintade à la gelée garnie de cornichons. L’autre disposa sur la table des plats en terre cuite chargés de petits pâtés et de pains d’épice. Sur un signe d’Artem, elles remplirent les coupes, puis se retirèrent aussi discrètement qu’elles étaient apparues.

— Pour moi, petit frère, tu évoques l’Oiseau de Feu, déclara Mitko avec un clin d’œil. Espérons que c’est le seul défaut de ta cuirasse !

— L’épreuve du courage est dans le danger, et celle des armes, dans le combat ! remarqua Philippos. D’ailleurs, ajouta-t-il à l’adresse d’Artem, pas question d’exhiber ma cotte devant tout le monde ! J’ai l’intention de la dissimuler sous mes vêtements de tous les jours. Comme ça, je serai protégé de n’importe quel coup en traître… Et tu ne pourras plus m’empêcher de participer aux missions dangereuses que tu confies aux Varlets !

— Si porter cette cotte peut t’inciter à la prudence, à la bonne heure ! concéda le droujinnik. Et maintenant, assez bavardé, mange !

Quand Philippos eut assouvi sa faim, Artem se leva le premier, ramassa son couvre-chef et prit congé, déclarant qu’il allait repasser chez lui pour se rafraîchir un peu avant le banquet.

Les deux Varlets, qui avaient le privilège d’occuper une petite chambre au lieu de partager le vaste dortoir commun, devaient eux aussi retourner chez eux pour troquer leur uniforme pour une tenue de fête. Vassili partit sur-le-champ. Comme Mitko s’apprêtait à le suivre, Philippos lui fit signe de rester.

— J’ai besoin d’un coup de main, commença le garçon, s’efforçant de cacher son embarras. Il n’y a que toi qui puisses m’aider !

Rougissant et trébuchant sur les mots, Philippos résuma sa rencontre avec Nadia, « l’ange aux yeux noirs ».

— Si j’attends demain, elle aura oublié jusqu’à mon existence, conclut-il. Il faut que je la voie ce soir. J’ai juste besoin de savoir le nom de son père et le quartier qu’il habite. Allez, fais ça pour moi ! Tu m’as dit toi-même que tu peux te procurer des informations sur tout ce qui se passe en ville sans bouger de la résidence princière !

Mitko plongea les doigts dans ses boucles blondes d’un air pensif.

— J’ai mes sources, pour sûr… Une, en particulier. Il faut voir si elle n’a pas tari, car je l’ai un peu négligée ces derniers temps. Laisse-moi un quart d’heure. Rendez-vous devant le palais !

Sur ces mots, il se fondit dans la masse sombre des arbres.

Le cœur gonflé d’espoir, Philippos prit un étroit sentier qui le mena vers un portillon aménagé dans la haie touffue. Juste en face de cette sortie latérale se trouvait le modeste pavillon à un étage où Vladimir avait logé Artem et Philippos dès leur arrivée à Tchernigov. De construction solide, l’édifice semblait un peu austère car, contrairement aux traditions russes, il était totalement dépourvu de décorations. Un style sobre qui convenait aux goûts d’Artem.

Philippos poussa la porte et écouta : tout était silencieux, Artem était déjà parti pour le palais. Au rez-de-chaussée, un coin masqué par un rideau abritait une barrique d’eau et une étagère chargée de brocs, de cuvettes et de serviettes propres. Le garçon se rafraîchit rapidement puis monta dans sa chambre pour se changer.

Ayant passé une tunique propre, il revêtit sa cotte de mailles qu’il dissimula sous un beau caftan de soie rouge, le col et les manches ornés de broderies. Pour compléter sa tenue, il coiffa sa chapka bordée de martre et jeta sur ses épaules une cape vert foncé. Il hésita à prendre son épée : elle risquait de l’encombrer plutôt que de lui rendre service lors de son aventure nocturne. Il se contenta donc d’accrocher à sa ceinture son poignard au manche incrusté d’argent.

Une fois dehors, Philippos longea la haie qui entourait le parc. Il faisait à présent nuit noire, mais, dès qu’il eut tourné le coin du palais, il fut ébloui par des dizaines de torches fixées à la façade qui illuminaient la cour d’honneur emplie d’une foule bruyante. Philippos examina d’un œil ironique les dignes hôtes du prince avec leurs robes d’apparat chamarrées d’or et d’argent qui piétinaient près de l’élégant perron. Les soldats lançaient des ordres d’une voix rauque et usaient de leurs piques pour obliger les invités à se mettre en file avant de gravir les marches. Ils avançaient à petits pas, se bousculaient et se marchaient sur les pieds en s’abreuvant d’invectives.

Soudain il aperçut Mitko qui lui faisait de grands signes de l’autre côté de la cour. Le garçon se faufila entre les boyards en manteaux de cérémonie et rejoignit le Varlet. Celui-ci arborait son plus beau caftan framboise et or par-dessus un pantalon bouffant azur. Les couleurs vives avaient toujours été en vogue sur les terres russes. En vrai guerrier, Mitko méprisait la mode, mais il avait un penchant irrésistible pour les teintes flamboyantes. Il entraîna Philippos vers un coin obscur où des buissons d’aubépines abritaient un petit banc de bois. Dès qu’ils furent assis, il lui débita les renseignements qu’il avait recueillis.

— Le père de la belle est un marchand richissime, un important négociant en tissus et passementerie. On raconte qu’il est parti de rien et s’est hissé à la force du poignet. Il s’appelle Grom, et il n’a pas volé son prénom1 ! Il est dur en affaires, colérique et autoritaire en diable. Il n’a qu’une seule faiblesse : sa fille unique Nadia.

Mitko s’interrompit et pointa le doigt sur Philippos.

— Attention : la gamine est finaude, il n’y a pas que son père qu’elle mène par le bout du nez ! Cette petite aguicheuse a une foule de soupirants et elle prend un malin plaisir à exciter leur jalousie. Et toi, mon petit pigeon, tu donneras tête baissée dans le même piège !

— Je ne suis pas tombé de la dernière pluie ! protesta Philippos en rougissant. Où est-ce qu’elle habite ?

— Non loin de la place du Marché, mais pas du côté des beaux quartiers.

— Ça, je le savais déjà !

— Tu m’as demandé des renseignements, alors ouvre tes oreilles au lieu de m’interrompre !

D’une seule traite, Mitko fournit toutes les indications nécessaires. Il alla jusqu’à expliquer comment franchir la solide clôture de la propriété grâce à une planche sciée. Pour finir, il décrivit la disposition des pièces au rez-de-chaussée pour le cas où le garçon aurait à pénétrer à l’intérieur de la demeure. Un tel luxe de détails laissa Philippos pantois. Croisant son regard admiratif, le Varlet se rengorgea.

— Je tiens ces informations de ma meilleure source ! déclara-t-il fièrement. Il va de soi qu’il m’est impossible de dévoiler son identité.

— Est-ce qu’il te reste encore quelque chose à dévoiler, espèce de gros vantard ? répliqua le garçon en riant. Il s’agit de cette brave Dacha, la troisième suivante de la princesse. Elle a une oreille qui traîne partout où elle va, c’est elle qui te confie les derniers ragots et tout ce qui se trame dans la capitale. En échange, la pauvre fille ne demande qu’une seule chose : rompre le fromage2 avec toi.

— Ouais, quand les poules auront des dents ! grommela Mitko. Dacha est bavarde comme une pie. Or tout le monde sait qu’une bonne épouse doit d’abord et toujours se taire !

Après une tape amicale sur l’épaule du garçon, le Varlet partit en courant, pressé de rejoindre la salle des banquets.

La lune s’était levée, répandant sa pâle lumière sur la cour à présent déserte à l’exception de quelques soldats qui jouaient aux dés. Philippos voulut se diriger vers le portail, puis se ravisa : il ne tenait nullement à exciter la curiosité des gardes en sortant à une heure aussi tardive. Il rebroussa chemin, passa sans s’arrêter devant le pavillon d’Artem et gagna l’arrière de la résidence. La grille de clôture comportait un étroit portillon fermé au cadenas. D’un geste familier, le garçon fit sauter celui-ci à l’aide d’une épingle et se glissa au-dehors.

Une foule joyeuse emplissait les rues, et la place de la Cathédrale était noire de monde. Un flot continuel de flâneurs formait une sombre masse ondulante sur laquelle dansaient des dizaines de points lumineux : c’étaient les flammes des torches portées par les promeneurs. Philippos atteignit la grand-rue encombrée de carrioles et de troïkas. Suivant les indications de Mitko, il tourna à droite au deuxième carrefour pour s’engager dans une rue commerçante qui conduisait jusqu’à la porte est et au port. Enfin, il s’arrêta devant un imposant portail en bois de chêne orné d’images traditionnelles slaves : le dieu suprême Dajbog et la déesse Mokoche, symbole de la fertilité de la terre. Ébauchées sommairement, les figurines levaient les bras vers une énorme corne d’abondance qui décorait le panneau fixé au-dessus des deux vantaux.

Philippos se demanda si le père de Nadia n’était pas un de ces ignorants qui continuaient de vénérer les anciennes idoles au même titre que le Christ. C’est alors qu’il remarqua que le portail n’était pas fermé ! Poussant l’un des battants, le garçon se glissa à l’intérieur de la propriété.

Il comprit aussitôt pourquoi les domestiques avaient négligé de mettre les verrous. Le marchand Grom, frais anobli, n’avait pas eu l’honneur d’être convié au palais ; il faisait donc bonne chère chez lui, avec ses pairs et ses compères. Les hommes allaient ripailler et se soûler durant des heures, et les portes resteraient ouvertes jusque tard dans la nuit pour que le maître de maison pût accueillir de nouveaux invités.

Philippos observa les alentours, puis longea l’allée bordée de jeunes cyprès qui menait à la demeure de Grom. C’était une imposante bâtisse surmontée d’une mansarde dont la silhouette gracieuse se découpait sur le ciel étoilé. Cette partie de la maison appelée térem abritait les appartements assignés aux femmes. Le garçon poussa un soupir. Dire que Nadia se trouvait là, tout près de lui, entre ces murs couverts d’ornements, enfermée dans sa chambre comme dans une prison dorée !

Il fit le tour de l’édifice, scrutant les fenêtres de la mansarde. Elles se ressemblaient toutes avec leur auvent à deux pentes et leurs volets clos qui ne laissaient filtrer aucun rai de lumière. Philippos se dit tristement qu’il arrivait trop tard : Nadia devait dormir depuis longtemps. Pourtant, il n’avait pas le cœur à repartir sur-le-champ. La lune était au plus haut, éclairant le domaine comme en plein jour. Poussé par la curiosité, il alla inspecter la cour carrée située derrière la maison d’habitation. Il découvrit une douzaine de bâtiments trapus aux portes cadenassées. Ces entrepôts témoignaient de l’importance de la fortune de Grom. Outre les réserves, le vaste espace ménagé à l’arrière de la maison comprenait l’étable, le poulailler, une petite forge et un four de boulanger.

Ayant fait le tour de la propriété, Philippos décida de jeter un coup d’œil à l’intérieur de la salle des banquets. Il se faufila le long de la façade vers la fenêtre la plus proche. Une dizaine de candélabres éclairaient les convives installés de part et d’autre d’une longue table chargée de mets. La plupart des ripailleurs, la face enluminée par l’eau-de-vie au miel, avaient ôté leurs chapkas et déboutonné leurs caftans. Bien que rassasiés, ils continuaient d’engloutir les nouveaux plats apportés des cuisines. Tandis que les domestiques remplissaient leurs coupes, les hôtes buvaient sans retenue. Philippos savait que plusieurs heures s’écouleraient avant le moment fatidique où les convives se mettraient à rouler sous la table. Ils passeraient le reste de la nuit à cuver dans un coin ou dans un autre. Le matin, suivant les ordres reçus, les domestiques ramasseraient les fêtards pour les porter jusqu’à leurs équipages. Pour la route, tout le monde faisait confiance aux chevaux, habitués qu’ils étaient à retrouver seuls le chemin de la maison de leur maître.

Philippos s’éloigna de la fenêtre. Soudain, il entendit un tintement de grelots annonçant l’arrivée d’une carriole. Il se cacha promptement dans l’ombre du perron. Un moujik muni d’un flambeau, barbe blanche et dos voûté, descendit les marches et se précipita vers le nouvel arrivant. Celui-ci avait franchi le portail et s’avançait à sa rencontre, les pans de son luxueux manteau de cérémonie battant ses bottes à large tige. Il prit la torche des mains du domestique qui s’inclinait jusqu’à terre et lui fit signe de se relever. Un large sourire apparut sur sa face rougeaude.

— Mon bon vieux Michée ! Approche que je t’embrasse ! brailla-t-il en chancelant.

Il lui donna l’accolade et l’entraîna vers le perron, s’appuyant de tout son poids sur les frêles épaules du vieillard. Comme il passait devant Philippos, celui-ci faillit éternuer à cause des effluves où les vapeurs de l’alcool se mêlaient à une odeur capiteuse et douceâtre. Le garçon fronça le nez, certain d’avoir reconnu un de ces élixirs exotiques que les marchands étrangers rapportaient du lointain Orient. Courtisans et citadins fortunés raffolaient de ces produits de luxe, dont certains étaient plus chers que les métaux précieux. Philippos songea à Artem qui détestait les parfums, affirmant qu’ils étaient dangereux et même nocifs pour l’équilibre des humeurs.

Le bruit de la porte qui se refermait le tira de ses pensées. Il alla contempler le térem une dernière fois avant de partir. Miracle ! La fenêtre d’angle était maintenant ouverte et éclairée ! Mais était-ce celle de Nadia ? Il savait qu’on assignait les chambres en fonction de la place et des responsabilités de chaque femme au sein de la maisonnée.

Plein d’espoir, il se rapprocha de la maison. La clarté lunaire ainsi que la lueur qui provenait de l’intérieur de la pièce lui permettaient de distinguer les motifs qui ornaient les volets et l’auvent à deux pentes. Les sujets populaires se mêlaient aux inventions d’un artiste inconnu : animaux fantastiques, oiseaux à tête de femme, guirlandes de fleurs semblables à des yeux humains auréolés de longs cils recourbés… Aucun doute : cette fenêtre, la plus richement décorée de toutes, ne pouvait être que celle de Nadia !

Philippos ramassa un caillou et le lança contre le volet. Il perçut un bruit mat. L’instant d’après, Nadia, un chandelier d’argent à la main, apparut dans l’encadrement de la fenêtre.

1- « Tonnerre » en russe.

2- Ancienne cérémonie des fiançailles.