CHAPITRE XIV

Artem avait parcouru le chemin jusqu’à la résidence princière et s’apprêtait à franchir le portail quand une voix familière attira son attention. Il se retourna. Mitko, sa tignasse blonde en bataille, rattrapa le droujinnik en quelques enjambées. Derrière lui se pressait un homme d’une quarantaine d’étés, vêtu d’un caftan lie-de-vin et coiffé d’une chapka de castor. De taille moyenne, il avait un visage aux joues rebondies, orné d’un collier de barbe. Il affichait une expression affable qui devenait par moments un peu ambiguë, à cause d’un tic qui faisait cligner son œil droit. Pendant qu’il reprenait haleine, le Varlet le présenta :

— Voici le boyard Matveï, le beau-père de Boris et de la défunte Anna. Nous étions à ta recherche…

— C’est moi qui ai souhaité te rencontrer, boyard, coupa Matveï d’une voix qui se teinta d’ironie tandis qu’il poursuivait : J’aimerais savoir ce que ton collaborateur faisait dans notre jardin, perché sur un arbre, à examiner l’intérieur des pièces du premier étage. Inutile de préciser que Boris et moi-même ignorions sa présence. Pas de chance ! Une branche du vieux chêne a cédé sous son poids et il a atterri sous ma fenêtre.

Artem se tourna vers le colosse, qui devint rouge comme une pivoine et se mit à tirailler les boucles de sa barbe.

— Puis-je te dire deux mots en particulier ? supplia-t-il dans un murmure.

Le droujinnik adressa un sourire d’excuse à Matveï. Celui-ci haussa les épaules et s’éloigna avec une mine aigre-douce.

— Je peux tout t’expliquer, boyard, chuchota Mitko avec ardeur. Cet individu est hautement suspect – ainsi que son beau-fils, d’ailleurs ! Je me suis dit que si je les surveillais discrètement, je pourrais peut-être dénicher quelque chose d’utile pour l’enquête. C’était un bon plan, mais la branche n’était pas assez solide…

Il se tut, embarrassé.

— Tu as beau former des plans, il y a loin de la coupe aux lèvres, gronda Artem. Voilà pourquoi je préfère que tu agisses toujours de concert avec Vassili. Compris ?

— Oui, boyard. Mais le hasard a agi en ma faveur, j’ai découvert des choses capitales !

Mitko jeta un coup d’œil méfiant vers Matveï. Celui-ci se tenait à l’écart avec un air détaché. Sans cesser de l’observer, le géant blond se pencha vers l’oreille d’Artem.

— L’un de ces deux drôles, Matveï ou Boris, a une énorme collection de parfums, une vingtaine de récipients au bas mot ! Ils étaient disposés sur un meuble muni d’un miroir dans la grande pièce du premier étage. Pas plus tard que ce matin, ces flacons étaient là, je les ai vus de mes propres yeux ! Mais quand j’ai repris tout à l’heure mon poste d’observation, ils avaient disparu. Quelqu’un les a cachés entre-temps : ni vu ni connu ! Heureusement, je peux témoigner contre ces deux lascars.

— Ce n’est pas très légal, ce que tu faisais, soupira Artem. Et ce serait ta parole contre la leur. Écoute-moi, espion de malheur : tu vas rejoindre Vassili à la résidence et vous allez me retrouver Philippos. Ne le lâchez plus d’une semelle, pas question qu’il parte encore en vadrouille ! Allez souper au réfectoire, puis attendez-moi sous la tonnelle.

Mitko adressa un salut militaire au droujinnik et détala sans demander son reste. Artem s’approcha de Matveï, le prit par le coude et l’entraîna vers la grand-rue.

— Viens, boyard, je vais t’expliquer ce regrettable incident. Il ne faut pas en vouloir à ce brave Varlet ! Il a péché par excès de zèle en essayant d’obtenir des renseignements complémentaires sur Anna. Nous cherchons à élucider ce meurtre par tous les moyens.

— Tu as donc repris l’enquête ? s’enquit vivement Matveï. Content de l’apprendre ! Lorsque j’ai quitté Tchernigov, il y a trois lunes, elle était au point mort.

— Elle avance à grands pas. Tu seras informé des résultats en temps utile. Au fait, où étais-tu hier matin ? J’ai rendu une visite informelle à Boris et nous avons bavardé un long moment, mais il n’a pas mentionné ta présence.

— C’est mon beau-fils tout craché ! lança Matveï d’un ton amer. Il fait comme si je n’existais pas. C’est à peine s’il daigne me saluer et il ne m’a pas dit un mot de ta visite. Je suppose que son animosité envers moi ne t’a pas échappé, boyard.

— En effet, il ne semble pas te porter dans son cœur, reconnut le droujinnik avec un léger sourire. Cela arrive souvent entre proches parents par alliance. J’espère que tu réagis en homme avisé et que tu n’y attaches pas trop d’importance. C’est bien à toi de lui donner l’exemple, pas vrai ?

Matveï ôta sa chapka en castor, se gratta la nuque et se tourna vers le droujinnik. Son œil agité de contractions trahissait son désarroi.

— Je fais de mon mieux, boyard, soupira-t-il. Pour comprendre nos relations, il faut que je t’explique les circonstances dans lesquelles nous avons été placés tous les deux.

Artem approuva de la tête. Il proposa de raccompagner son interlocuteur, et ils se dirigèrent lentement en direction de la propriété de Boris.

— Les difficultés ont commencé il y a des années, quand Boris a appris que sa mère allait se remarier avec moi. Il s’imaginait qu’il était en train de la perdre. Naturellement, il n’en était rien ! Mon épouse, que son âme repose en paix, raffolait de son fils. Les choses auraient pu s’arranger avec le temps… Mais un an après notre mariage, ma femme a péri dans un tragique accident. Boris s’est mis en tête que j’étais en partie responsable de sa mort. Il pensait – et il pense toujours – que si je n’étais pas entré dans leur vie, tout se serait déroulé différemment.

— Qu’est-ce qui est arrivé au juste ? voulut savoir Artem.

Matveï s’épongea le front et soupira derechef.

— Un accident de cheval. J’avais offert à ma femme une jument des steppes, rapide comme le vent. Il faut préciser que la bête avait été dressée selon toutes les règles de l’art et que mon épouse était une excellente cavalière. Cet après-midi-là, Anna et moi étions absents : j’avais amené la petite à la foire de Kiev. Nous habitions à l’époque non loin de notre glorieuse capitale.

— À propos, qui a hérité des terres que possédait ton épouse ? s’enquit Artem.

— Ses enfants, bien sûr ! Leur mère leur a laissé la belle propriété de Tchernigov que tu connais déjà, ainsi que toutes celles situées dans les environs de Kiev, hormis le domaine où nous nous sommes installés après notre mariage. Elle me l’a offert de son vivant et a confirmé cette donation par testament. C’est là que je réside actuellement.

— Revenons à la mort de ta femme. Tu as dit que tu avais conduit Anna à la foire. Qu’en était-il de Boris ?

— Il était bien là, mais j’ignore où il se trouvait au moment de l’accident. Mon épouse venait de faire un tour à cheval et ramenait l’animal à sa stalle. Le palefrenier était occupé à l’intérieur des écuries. Soudain, il a entendu un hennissement suivi d’un bruit de sabots. D’après lui, quelque chose avait fait peur à la jument, elle a dû se cabrer et lancer une ruade. Ma femme n’a pu la maîtriser et a reçu un coup de sabot à la tempe. Elle a eu le crâne brisé.

— Ce palefrenier, qu’a-t-il vu exactement ?

— Il a vu la jument s’enfuir crinière au vent et partir au galop dans la plaine. Il n’a pas réalisé tout de suite que ma femme avait été blessée. Il a d’abord voulu rattraper la jument, puis il a renoncé à la poursuite et est revenu vers les écuries. C’est alors qu’il a aperçu Boris assis par terre, le corps de sa mère sur ses genoux.

— Boris a-t-il raconté sa version des faits ? demanda vivement Artem.

Matveï esquissa un geste d’impuissance.

— On n’a jamais réussi à en tirer le moindre mot ! Anna et moi l’avons trouvé dans la même attitude que le palefrenier une heure avant nous. Il avait l’air d’un fou ! Il berçait sa mère morte, lançant des regards furieux aux domestiques qui essayaient de s’approcher. Le cadavre était affreux à voir à cause de son crâne défoncé, et Boris était tout barbouillé de sang. Quand on a voulu le séparer de sa mère, il est devenu enragé. De même, on a dû le ligoter le jour de l’enterrement.

— Le corps a-t-il été examiné par un médecin ? voulut savoir le droujinnik.

— Pourquoi ? Les causes du décès étaient évidentes !

— Pas tant que ça, objecta Artem. Il m’est arrivé d’enquêter sur ce genre d’affaires. Il est possible de faire croire que la victime a été tuée par un coup de sabot de l’animal affolé, alors qu’en réalité…

Il laissa sa phrase en suspens, et Matveï s’immobilisa pour le dévisager. Artem vit braqués sur lui deux yeux ronds et fixes au regard aigu, les yeux d’un hibou. Puis sa paupière droite retomba et se remit à cligner, son étrange regard s’éteignit.

— Tu fais allusion à un meurtre maquillé en accident, boyard. C’est invraisemblable ! Mon épouse était une personne discrète et parfaitement inoffensive. Elle n’avait pas de secret pour moi, et il n’y avait aucun mystère dans sa vie ! Pour quelle raison aurait-on voulu la supprimer ?

— À première vue, je n’en vois aucune, concéda Artem. D’autant que de l’eau a coulé sous les ponts… Aujourd’hui, il est pratiquement impossible d’avancer une hypothèse qui tienne debout. Mais si cet accident avait eu lieu dans ma juridiction, je n’aurais jamais classé l’affaire sans en avoir examiné les circonstances.

— Je préfère discuter d’un drame bien plus récent, qui n’est point un accident mais un meurtre abject : celui de ma belle-fille ! riposta Matveï.

— Il sera résolu, tu as ma parole, promit le droujinnik. Selon toi, a-t-il été commis par un rôdeur, ainsi que l’affirme Boris ? Il a d’ailleurs fini par reconnaître que sa sœur avait un amant, mais il refuse de croire que celui-ci ait pu commettre un acte aussi barbare.

— Sur ce point, je suis d’accord avec lui, approuva Matveï. Mais ne me demande pas de qui il s’agit, je n’en ai pas la moindre idée. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de le découvrir !

Il se troubla et, baissant la tête, fit quelques pas en silence.

— J’aimais Anna comme si c’était ma propre fille, reprit-il d’une voix sourde. C’était une enfant capricieuse et insouciante, capable de toutes sortes d’imprudences. Aussi, j’avais constamment l’œil sur elle. Je la surveillais à son insu, bien entendu. En vain ! Je n’ai rien appris sur ses fréquentations – je veux dire, rien qui sorte de l’ordinaire.

— Tu lui laissais trop de liberté, observa sèchement Artem. Anna ne vivait même pas dans un térem !

— Je la gâtais trop, acquiesça Matveï d’un air coupable. Mais enfin, nous étions deux à la protéger ! Boris se faisait autant de souci, il savait qu’Anna lui cachait une partie de sa vie.

— Il devait souffrir de ne pas être dans le secret, supposa Artem. Il se sentait trahi, pas vrai ?

Matveï réfléchit un instant avant de répondre.

— Je ne dirais pas cela. Certes, ce garçon a une âme tourmentée et il veillait jalousement sur l’honneur de sa sœur. Mais en même temps, il lui faisait confiance. Ces deux-là s’aimaient d’un amour si pur, si absolu…

— Que veux-tu dire exactement ? s’étonna le droujinnik.

— Honni soit qui mal y pense ! Ma petite fille idolâtrait Boris. Ils étaient liés par un sentiment bien plus fort que celui qui existe d’ordinaire entre un frère et une sœur. Puis Anna a découvert le véritable amour, le souffle de la passion. Du jour au lendemain, elle s’était épanouie comme une rose, elle paraissait métamorphosée. Naturellement, lorsque nous l’interrogions, elle niait tout. J’avoue que moi-même, je continuais à avoir des doutes…

— Explique-toi !

— Eh bien, Anna ne quittait presque plus le domaine, mais j’avais beau l’épier et fouiller la maison, je n’ai jamais aperçu l’ombre de cet homme ! Comment faisait-il pour la retrouver ? Mystère ! J’ignore tout du lieu de leurs rendez-vous – sauf évidemment le dernier.

— Où étais-tu au moment où Boris a découvert le corps de sa sœur ?

— Comment ça, Boris ? C’est moi qui ai découvert la pauvre enfant ! Ce jour-là, Anna ne s’était pas montrée pendant le déjeuner. Cela lui arrivait souvent de sauter un repas. Elle préférait rester dans le jardin, à cueillir des baies ou à rêvasser sous une tonnelle. Nous sommes donc partis à sa recherche, mais j’étais seul quand je me suis aventuré jusqu’à cette clairière de malheur. C’est là que je l’ai vue. Elle avait la gorge ouverte, un flot de sang inondait sa poitrine. Ma petite fille…

La voix de Matveï se brisa. Il continua d’avancer tête baissée, en trébuchant. Artem voulut le prendre par le bras mais il s’écarta vivement.

— Ne te méprends pas, boyard ! Ce cauchemar me poursuivra pour le restant de mes jours, mais je ne risque pas de m’effondrer comme Boris.

— Que veux-tu dire ?

— C’est bien ce qui est arrivé, pardi ! J’ai appelé au secours et Boris est accouru. Ce vaillant jeune homme n’a même pas pu s’approcher d’Anna. Dès qu’il l’a aperçue, il a tourné de l’œil et s’est effondré comme une masse. Lui et moi, nous ne sommes pas de la même pâte, voilà tout ! J’ai combattu les Koumans et j’ai eu ma ration d’atrocités en tout genre… Mais, par Dieu, j’ai rarement contemplé un spectacle aussi horrible. Anna ne portait qu’un jupon de soie déchiré, le sang s’échappait de sa gorge et ruisselait sur ses seins nus, et – suprême atrocité – son bas-ventre était tailladé à coups de poignard.

Matveï se tut. Ils marchèrent quelque temps en silence, puis Artem reprit la parole :

— Tu as dû entendre parler du meurtre d’Olga. Son corps a été mutilé tout aussi sauvagement. Avant cela, plusieurs autres jeunes filles ont péri de la même façon. Et ce n’est pas fini : aujourd’hui encore, il y a eu un nouveau meurtre, en tout point semblable aux précédents.

Matveï s’arrêta, pétrifié de stupeur.

— Qui peut faire ça à des jouvencelles innocentes ? bégaya-t-il. Un amant jaloux est sans doute capable de tuer dans un accès de fureur, mais pas comme ça !

— Le fait est qu’un fou sanguinaire sévit dans notre ville, martela le droujinnik. Anna n’a été qu’une de ses victimes.

Comme Matveï demeurait immobile, Artem se rendit compte qu’ils venaient d’arriver devant le domaine de Boris. Matveï se passa la main sur les yeux pour éloigner les visions qui le hantaient.

— Daigne entrer, boyard ! Nous pourrons continuer à discuter devant une carafe d’hydromel, proposa-t-il.

Le droujinnik acquiesça. Matveï poussa le portail et ils cheminèrent dans l’allée qui menait à l’ancienne demeure qu’Artem connaissait déjà. Le domestique accouru les informa que le jeune maître n’était pas là. Matveï le renvoya d’un geste et gravit les marches du perron. Avant de pénétrer dans la maison, il désigna un grand chêne au feuillage encore dense qui se dressait à une dizaine de coudées de la façade. L’une des branches, cassée, traînait par terre.

— C’est ici que ton collaborateur si discret montait la garde tout à l’heure, déclara-t-il d’un ton ironique.

— Tu as bien fait de me rappeler cet incident, répliqua Artem, imperturbable. L’expérience de ce brave Varlet a été fort utile. C’est sûrement en escaladant ce chêne que l’amant d’Anna communiquait avec elle. Mitko a identifié sa chambre grâce à la coiffeuse chargée de flacons de parfums. Ton invitation tombe à point nommé, car il faut que j’examine ces fioles pour les besoins de l’enquête.

Matveï écarta les mains d’un air navré.

— Je crains, boyard, que ce ne soit pas possible – du moins, en l’absence de Boris. Viens, tu vas t’en assurer par toi-même !

Il conduisit Artem, à travers la grand-salle, vers un escalier en colimaçon qu’ils montèrent. Au premier étage, Matveï longea le couloir avant d’introduire Artem dans une pièce aux murs tapissés de tentures aux couleurs chaudes. À côté d’un lit masqué par un rideau se trouvait une étagère chargée de coffrets à bijoux et de bibelots. Une coiffeuse surmontée d’un miroir et deux fauteuils complétaient le mobilier. Artem s’approcha de la coiffeuse et examina les traces de poussière encore visibles à sa surface.

— Où se trouvent les flacons qui étaient disposés ici ? s’enquit-il.

— À la cave. Ce matin, Boris y a rangé les récipients qui contenaient essences et produits de soins, ainsi que toutes les coupelles, lamelles et autres ustensiles qu’Anna appelait « ses outils d’apothicaire ».

— Elle était donc versée dans la science des herbes médicinales ?

— Anna partageait cette passion avec son frère. Boris s’intéressait à la puissance qui se cache dans des plantes méconnues. Quant à Anna, elle raffolait surtout des aromates. Les parfums, c’était son péché mignon ! Quand elle ne concoctait pas ses propres mixtures odorantes, elle courait les droguistes à la recherche de leurs nouvelles préparations. Elle dépensait une fortune pour ces fichus parfums ! Il y avait toujours un bataillon de flacons rangés sur sa coiffeuse.

— Pour quelle raison Boris a-t-il soudain décidé de les cacher ? dit le droujinnik. Aurait-il voulu empêcher que je les découvre lors de ma prochaine visite ?

— Par le Christ, je l’ignore, boyard ! s’exclama Matveï en appuyant la main sur son cœur.

— Alors, conduis-moi à la cave ! ordonna Artem. Je veux les voir sur-le-champ !

Matveï réprima un soupir d’agacement. Ils redescendirent l’escalier en colimaçon derrière lequel se trouvait une trappe fermée par un cadenas. Matveï s’absenta quelques instants et revint muni d’une clé et d’une chandelle allumée. Il tendit le bougeoir à Artem pendant qu’il ouvrait le cadenas et soulevait l’abattant. Le droujinnik se pencha vers le trou noir et béant. Il sentit des relents d’humidité et distingua le haut d’une échelle en bois.

— Je vais passer le premier, déclara Matveï en lui reprenant la bougie. Au-dessous, il y a une vaste salle avec des torches fixées aux murs. Le temps de les allumer, et tu pourras me rejoindre.

Il s’accroupit, posa précautionneusement un pied sur le degré supérieur de l’échelle et se mit à descendre. Aussitôt, un craquement sinistre se fit entendre. Matveï poussa un cri de terreur : il venait de s’enfoncer d’un seul coup d’une dizaine de pouces. Il avait lâché la bougie qui s’éteignit en tombant, et il cherchait désespérément à se raccrocher aux rebords de la trappe. En une fraction de seconde, Artem fut près de lui. Il réussit à l’attraper par le bras.

— Pas de panique ! commanda-t-il. Je te tiens ; essaie de prendre appui sur l’échelon intact. Je t’aiderai à remonter.

Non sans peine, il réussit à soutenir le corpulent boyard pendant que celui-ci se hissait au-dessus du gouffre. Essoufflé, Matveï s’affala sur le sol. Sa chapka avait disparu, et son crâne dégarni ruisselait de sueur. Il s’éloigna à quatre pattes du trou béant avant de se remettre debout. Pendant que le droujinnik refermait la trappe, Matveï s’épongea la tête et le cou avec son mouchoir. Enfin, il fit face à Artem. Celui-ci tressaillit en rencontrant à nouveau ses yeux ronds et fixes de hibou.

— Je te dois une fière chandelle, boyard ! articula Matveï d’une voix rauque et saccadée. La cave est haute de plafond, sans toi, je me serais rompu le cou. Quand je me suis senti basculer dans le vide… Ah, j’ai pensé que c’en était fait de moi !

— Pourtant, Boris s’est servi de cette échelle pas plus tard que ce matin, rappela le droujinnik.

— Pour autant que je le sache, oui, et elle était en bon état… Serait-ce de la sorcellerie ? Pour ma part, je vois le mauvais œil partout ! ajouta-t-il malicieusement en désignant sa paupière tombante qui s’était remise à cligner. Tantôt c’est l’échelle qui se casse, tantôt c’est la branche d’un chêne…

— Quel que soit le démon qui s’en mêle, je me charge de l’exorciser, rétorqua Artem. Demain à la première heure mes deux collaborateurs seront ici, munis d’une échelle toute neuve. Ils inspecteront chaque pouce de cette cave et tireront au clair tous ces mystères.

— Si mystères il y a, il ne s’agit point de mes secrets mais de ceux de Boris, grogna Matveï.

Comme Artem avait encore des questions à lui poser, il le conduisit dans la grand-salle, où ils s’installèrent de part et d’autre d’une table basse en bois poli. Frappant dans ses mains, Matveï appela un domestique et ordonna qu’on apporte une carafe d’hydromel et un pichet d’eau-de-vie au miel. Dès qu’ils furent servis, Matveï vida sa coupe à grandes lampées, avant de la remplir aussitôt. Le droujinnik l’observait en silence en sirotant son hydromel. Au bout de quelques instants, il déclara :

— Revenons à ce jour fatidique où tu as découvert le corps d’Anna. As-tu gardé un souvenir du parfum qu’elle portait ?

Tout en parlant, il sortit son mouchoir maculé d’une tache écarlate. D’un geste, il invita Matveï à humer le tissu de soie. Celui-ci se pencha pour inspirer avec application, avant de secouer la tête.

— Désolé, boyard ! Cette odeur n’évoque rien pour moi, mais je n’ai pas l’odorat très subtil. Cela faisait d’ailleurs le désespoir d’Anna !

Artem tendit la main et agita son mouchoir avec force. Alors que le parfum familier venait lui chatouiller les narines, il revint à la charge :

— Il s’agit là d’un élixir à part, bien différent de la plupart des essences. Il est particulièrement capiteux, tu en es conscient, n’est-ce pas ?

Matveï haussa les épaules avant d’acquiescer, mi-figue mi-raisin.

— Peux-tu me dire au moins si Anna avait un parfum semblable, c’est-à-dire sensuel et enivrant ? insista Artem. Réfléchis, c’est très important.

— Pour ça, boyard, je n’ai pas besoin de réfléchir, répondit Matveï avec un sourire mélancolique. Ma petite fille se servait toujours de ce genre de parfums. Ils étaient tous excitants et sensuels en diable, capables de faire damner un saint ! Il en était de même le jour de sa mort. Oh, mais j’y pense… J’ai tout de même un flacon à te montrer, et pas n’importe lequel ! Il contenait le parfum qu’Anna avait mis pour son dernier rendez-vous. Bien sûr, l’odeur s’est éventée depuis longtemps, mais le flacon doit être là… Sauf si Boris l’a rangé ailleurs !

Il se leva d’un bond et sortit en faisant signe au droujinnik de patienter. Quand il revint dans la pièce, il tendit à Artem un petit paquet enveloppé dans un tissu brodé au fil d’or. Le droujinnik le déroula et examina le récipient. Aucune odeur ne s’en échappait, mais c’était la réplique exacte de l’aryballe qu’il avait vue chez Klim et qui contenait le Sang d’Aphrodite. À en juger par les zébrures qui la couvraient, elle avait été brisée puis soigneusement recollée.

— Comment avez-vous découvert ce flacon ? interrogea-t-il.

— Il traînait par terre avec les plats vides, à côté de la cape fourrée d’Anna… là où les deux amants s’étaient livrés à leurs ébats, expliqua Matveï. Quand les gardes ont emporté le cadavre, le représentant du Tribunal a déclaré qu’on pouvait disposer des objets dont les enquêteurs n’avaient pas besoin. J’ai commencé par ramasser et plier cette cape ; c’est moi qui l’avais offerte à ma petite fille…

Matveï déglutit avec peine avant de poursuivre :

— Entre-temps, Boris était revenu à lui. Il a apporté un plateau, et nous nous sommes mis à y empiler coupes et écuelles. J’ai ramassé cette fiole sans y prêter attention, mais elle a roulé et s’est brisée en tombant. Boris a rassemblé les morceaux, il voulait la réparer et la garder en souvenir de sa sœur. Il l’a recollée le jour même, l’a enveloppée dans l’écharpe préférée d’Anna et a rangé le paquet dans un coffre à vêtements.

— Étrange, murmura le droujinnik. Boris a omis d’en parler quand je l’ai interrogé sur le jour du meurtre.

— Cela a dû lui sortir de l’esprit, observa Matveï. Dieu sait qu’il était alors fou de chagrin.

— Qu’est-ce qui te fait croire que ce flacon appartenait à Anna ? Il avait peut-être été apporté par son amant.

— Les parfums, c’était le péché mignon d’Anna, je te l’ai déjà dit. Elle adorait ces essences ! Ses vêtements, sa peau, ses cheveux en étaient imprégnés, elle embaumait à toute heure du jour et de la nuit… Mais ce n’est pas à moi d’échafauder des hypothèses. Les enquêteurs du Tribunal n’ont manifesté aucun intérêt pour les goûts et les occupations de ma fille.

— Ils ont commis une grave erreur, répliqua le droujinnik. Et je ferai tout pour la réparer ! J’emporte cette fiole car c’est un indice précieux dans cette enquête.

Comme ils se levaient tous deux, Matveï esquissa un sourire sceptique.

— On m’a déjà fait assez de promesses en l’air, boyard. J’espère qu’un jour tu viendras m’annoncer que l’assassin est sous les verrous et qu’il attend le châtiment qu’il mérite. Alors seulement je reprendrai espoir en la justice du prince !

Artem se contenta de saluer Matveï en silence. Il enveloppa le flacon dans l’écharpe d’Anna, le rangea dans sa poche et se dirigea vers la sortie du domaine. Son hôte le raccompagna jusqu’au portail et attendit que le droujinnik l’ait refermé derrière lui.

Une fois seul, Matveï rejoignit la grand-salle et reprit sa place auprès de la table basse. Il vida sa coupe d’un trait puis resta immobile, calé dans son fauteuil, tandis que l’ombre du soir envahissait la pièce. Ses paupières ne clignaient plus, aucun muscle ne tremblait sur son visage. Un sourire apparut sur ses lèvres et s’accentua pour devenir un rictus cynique. La justice du prince, cette blague ! Des magistrats comme Artem ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez ! Quant à la justice divine, elle était comme la foudre : elle frappait rarement et à l’aveugle. Alors… qui vivra verra ! En attendant, il avait d’autres chats à fouetter, et Artem n’avait aucun moyen de deviner à quoi l’honorable Matveï occupait ses loisirs.

Dans l’obscurité maintenant complète, il réfléchit encore quelques instants, laissant errer au loin son regard d’oiseau de proie. Puis il se releva et gagna sa chambre. Il alluma les bougies d’un grand chandelier, ouvrit le coffre qui flanquait son lit et en sortit une ample cape sombre. Avant de s’en envelopper, il boucla autour de sa taille un ceinturon de cuir auquel il accrocha un poignard et une épée dans son fourreau. Il détailla son reflet dans un miroir d’acier poli. Les plis de son vêtement cachaient complètement les deux armes. Et lorsqu’il abaissa son capuchon, celui-ci dissimula son visage. Satisfait par cet examen, il éteignit les chandelles et sortit d’un pas rapide, que ses bottes en cuir souple rendaient silencieux.

Il dévala les marches du perron et se retourna : la maison silencieuse était plongée dans le noir, Boris n’était pas encore rentré. Lui-même devait se dépêcher, il avait un rendez-vous important. Ah ! Si seulement Artem pouvait s’imaginer qui l’honorable boyard de Kiev s’apprêtait à rencontrer et pourquoi ! Matveï éprouva une bouffée de joie sauvage. Il ne craignait ni le droujinnik ni les sbires du Tribunal. Seules les personnes intéressées pouvaient savoir quelque chose sur lui, mais il n’y avait aucun risque qu’elles viennent se confier à Artem !