CHAPITRE III

La lueur de bougies lui permit de détailler tous les attraits de Nadia. Elle portait une robe claire aux manches bouffantes et au corsage dont les plis fins mettaient en valeur sa gorge ferme et rebondie. Avec son port de princesse et sa longue chevelure noire, elle évoquait la belle magicienne Vassilissa chantée par les anciennes légendes et les bylines1.

Nadia posa le bougeoir sur l’appui et se pencha au-dehors. L’instant d’après, elle reconnut la silhouette plantée sous sa fenêtre et se composa une mine ironique.

— Tiens, c’est notre foudre de guerre ! s’écria-t-elle de sa voix chantante qu’elle baissa aussitôt. Qu’est-ce que tu fabriques ici ?

— Je t’avais promis de te rendre visite, répondit Philippos. Voilà qui est fait !

— À vrai dire, je ne suis pas fâchée de te voir, avoua Nadia. Non que tu m’aies manqué, se hâta-t-elle d’ajouter. Je dormais sur mes deux oreilles quand quelqu’un s’est mis à beugler dans la cour. C’était un de ces ivrognes – je veux dire, un des hôtes de marque de mon père, que le Diable les emporte tous ! Depuis, impossible de trouver le sommeil.

Tout en parlant, Nadia s’appuya sur le rebord de sa fenêtre. Philippos, palpitant, se dressa sur la pointe des pieds, les yeux rivés sur le corsage de la belle qui moulait deux globes d’une rondeur parfaite. L’instant d’après, il eut honte de son audace et rougit jusqu’à la racine des cheveux. Par chance, Nadia n’avait remarqué ni son manège ni son teint cramoisi.

— Je tournais et virais dans ma chambre quand j’ai entendu ton signal, poursuivit-elle. Ah, je me sens tout agitée ! C’est sûrement à cause de la pleine lune.

— La pleine lune, c’est demain, précisa Philippos.

Ils levèrent la tête d’un même mouvement pour scruter le disque d’argent presque rond.

— N’importe comment, je ne pourrai plus me rendormir, déclara la jeune fille. J’ai envie de courir, de gambader, de m’amuser comme une folle !

— Et tu n’es pas la seule ! renchérit Philippos. Tout le monde afflue vers la place de la Cathédrale. Il y a des saltimbanques sur leurs tréteaux, mais aussi des jeux, des épreuves de force…

— Moi, ce que je préfère pendant les fêtes, c’est les illuminations ! l’interrompit Nadia avec fougue. Les feux de joie, les processions aux flambeaux, les torches qui éclairent la cathédrale avec ses coupoles dorées et ses croix qui transpercent les ténèbres… Le mieux, c’est de quitter la ville à la tombée du soir, de s’éloigner de l’enceinte et de monter sur le sommet d’une colline. La vue qu’on a de là-haut est vraiment féerique !

— Tout ça en pleine nuit, sans blague ! railla Philippos. Ne me dis pas que tu l’as déjà fait.

— Et comment ! Le plus difficile, c’est d’échapper à la surveillance de mon père et de Fania, ma vieille nounou. Ensuite, je sors de la ville par la porte sud et je prends la grand-route. À dix minutes de marche, il y a un sentier qui conduit vers une colline.

— C’est la fameuse colline noire ! enchaîna Philippos. J’ai grimpé jusqu’au sommet une bonne vingtaine de fois, c’est un jeu d’enfant… À condition qu’il fasse jour. Affronter les dangers qui te guettent dans les ténèbres, c’est une autre paire de manches !

De fait, l’ancien tertre funéraire surnommé « la colline noire » passait pour un endroit mal famé. Vieux de plus de deux siècles, il recouvrait la sépulture du Prince noir, un célèbre guerrier viking. Redoutable pirate et commerçant à ses heures, il fut l’un des premiers Varègues à venir s’installer sur les terres slaves. Renonçant à sa vie tumultueuse, il s’était établi sur la haute berge de la Desna, y amena ses hommes et se proclama maître de cette contrée riante et fertile. Il bâtit une forteresse et offrit sa protection aux habitants des hameaux environnants, devenant ainsi le fondateur et le premier suzerain de Tchernigov2.

— Les gens la croient hantée parce que c’est un tertre païen, mais rien ne le prouve ! objecta Nadia. Ce n’est pas comme le loup-garou, par exemple, ou les morts vivants : il y a tellement de témoignages qu’on ne peut douter qu’ils existent. Mais la malédiction de la colline noire, ce n’est qu’une fable stupide.

Philippos émit un rire sceptique.

— Je refuse de croire qu’une jouvencelle puisse se risquer seule dans ces parages sinistres !

Nadia eut un sourire espiègle.

— Et qui te dit que j’y suis allée seule ?

Philippos éprouva un pincement au cœur et s’efforça de dissimuler son trouble.

— Ce soir, aucun de tes admirateurs ne voudra s’y aventurer, avec ou sans toi, observa-t-il d’un ton acide. On s’amuse bien trop en ville ! Moi aussi, je vais y aller. Je ne vais pas passer la nuit ici !

Nadia contempla en silence le jardin et la lueur argentée qui flottait sur les cimes des arbres.

— Et moi, je reste claquemurée dans ce maudit térem, murmura-t-elle. C’est bien ma chance !

Le garçon perdit son masque d’indifférence. Il dégaina son poignard et le fit tournoyer, sa lame effilée étincelant à la lumière de la lune.

— Regarde-moi ! Elle est là, ta chance ! Moi, Philippos fils d’Artem, je veillerai sur dame Nadia. Que les sorciers, les monstres, les ivrognes et autres grossiers personnages prennent garde !

— Et si on nous reconnaît ? Tu ne te soucies plus de ma réputation ? s’enquit Nadia en faisant la moue.

— Si tu as bravé les esprits malfaisants de la colline, comment peux-tu craindre les commérages ? rétorqua Philippos en rengainant son arme. Je voulais t’enlever… mais tant pis pour toi !

Nadia se redressa fièrement.

— Ce n’est pas toi qui m’enlèves, mais moi qui m’évade, rétorqua-t-elle. Va m’attendre dans la rue, j’arrive !

Nullement vexé, Philippos fila vers le portail et se glissa à l’extérieur. Quelques minutes plus tard, Nadia le rejoignit. Elle s’arrêta devant lui et pirouetta sur ses talons pour qu’il puisse admirer sa tenue. Vêtue d’une sobre sarafane bleue, légèrement rehaussée de broderies, elle avait caché sa chevelure sous une coiffe à l’ancienne : le front ceint d’un mince anneau d’argent, un long voile lui recouvrant la nuque et le dos. Dédaignée par les dames de la Cour, cette jolie coiffure n’était plus portée que par les femmes de condition modeste.

— Tu es toujours aussi belle et pourtant méconnaissable ! s’exclama Philippos, ébloui.

— Pour l’amour du ciel, tais-toi ! chuchota Nadia. Attends qu’on s’éloigne un peu !

Philippos acquiesça avec empressement. Il prit la main de la jeune fille et la belle ne la lui retira pas. Au premier tournant, ils débouchèrent sur la rue principale. Çà et là, une torche fixée au mur éclairait les enseignes suspendues à l’entrée des boutiques et les façades des isbas. Ils croisèrent quelques couples d’amoureux et un groupe de fêtards dont les braillements brisaient le silence. Voyant que personne ne leur accordait la moindre attention, ils se détendirent tous les deux.

— Tu es aussi astucieuse que Vassilissa la Magicienne ! remarqua Philippos avec admiration. Comment as-tu réussi à improviser ce déguisement ?

— J’ai plus d’un tour dans mon sac ! répliqua Nadia avec un sourire en coin. Je me sers de cette tenue quand je veux me promener en toute liberté. Par exemple, pour aller escalader la colline noire… Tu me crois maintenant, mon petit pigeon ?

Ne trouvant rien à répondre, Philippos serra plus fort la main de la coquette. Ils se faufilèrent dans la grand-rue où se croisaient des dizaines de promeneurs munis de flambeaux. D’autres badauds se pressaient autour de musiciens et de comédiens en costumes bariolés qui soufflaient dans leurs pipeaux et faisaient des cabrioles.

— Tu vois que je n’ai rien exagéré ! s’exclama Philippos. Attention, ne te laisse pas emporter par la foule !

Ils quittèrent la grand-rue pour éviter la cohue et empruntèrent une ruelle tortueuse bordée de débits de boissons. Philippos avait soif et se demanda s’il aurait le cran d’entrer dans un des estaminets en compagnie de Nadia. Il interrogea la jeune fille, qui leva vers lui un regard apeuré. Ce fut assez pour le décider.

— Ne crains rien, je suis là, murmura-t-il, entraînant sa compagne intimidée à l’intérieur de la salle.

Éclairée par des chandelles de suif, la pièce comportait plusieurs tables entourées de tonneaux renversés qui servaient de sièges. Philippos conduisit Nadia dans un coin où ils purent s’asseoir. Les clients – moujiks, artisans, colporteurs – n’en étaient pas à leur premier gobelet d’eau-de-vie. Ils s’interpellaient bruyamment avec de grands gestes, échangeant plaisanteries et bordées de jurons.

— Ce n’est pas très reluisant ici, mais tu ne cours aucun danger, déclara le garçon avec assurance.

Nadia acquiesça, tirant nerveusement sur le voile de sa coiffe. Malgré la chaleur étouffante, Philippos serra sa cape autour de lui afin de dissimuler son caftan de soie et son poignard. Une souillon s’approcha, s’essuyant les mains sur son tablier crasseux. Le garçon commanda deux coupes d’hydromel avant de se tourner vers Nadia. Celle-ci avait perdu son expression désemparée. Les yeux brillants de curiosité, elle examinait un client assis de l’autre côté de la salle. Philippos suivit son regard. Il s’agissait d’un jeune homme aux boucles noires et au collier de barbe taillé à la mode de Tsar-Gorod3. Le col ouvert de sa tunique laissait voir un cou puissant. Il avait un profil semblable à ceux gravés sur des médailles antiques.

— Serait-ce un de tes soupirants ? s’enquit Philippos tandis que la servante disposait devant eux deux grandes coupes de bois.

— Il ressemble à s’y méprendre à Kassian, un ami à moi. Il a les yeux d’un bleu incroyable… Il est fort séduisant, tu ne trouves pas ?

— Il est surtout soûl comme une grive, constata le garçon. J’ignore ce qu’il boit, mais, à en juger par son teint, il a commencé il y a longtemps !

Comme pour donner raison à Philippos, le beau ténébreux laissa retomber sa tête bouclée sur sa poitrine. À cet instant, une ribaude à la tignasse blonde surgit près de lui et s’installa sur ses genoux. Le jeune homme s’éveilla en sursaut et leva ses paupières rougies et gonflées par l’alcool.

— À boire ! beugla-t-il en brandissant son gobelet.

Tandis que la servante accourait vers lui pour emporter le pichet vide, il glissa la main sous la jupe de la fille. Soudain, comme s’il sentait le regard de Nadia, il se tourna vers elle et la détailla d’un air insolent.

— Si tes soupirants sont à l’image de ce bellâtre, murmura Philippos, je n’ai pas besoin d’être jaloux.

Cependant, d’autres hommes, intrigués par l’attitude du jeune ivrogne, dévisageaient Nadia. Un géant à la barbe noire et hirsute se mit debout et esquissa un pas dans leur direction, adressant à Nadia un geste impudique. Celle-ci poussa un cri effrayé et courut vers la porte.

— Espèce de malotru ! Je vais t’apprendre à te conduire avec les dames ! lança Philippos.

Montrant son poing au moujik barbu, il se précipita derrière Nadia. Une fois dehors, il rattrapa la jeune fille. Heureux de se retrouver à l’air libre, ils partirent tous deux d’un éclat de rire.

— Ah ! Il était beau, ton amoureux ! persifla Philippos.

— Ce rustre n’a rien à voir avec Kassian, l’ami en question ! Lui aussi a une belle apparence : cheveux noirs, yeux turquoise… De plus, il est très riche.

— Ce qui n’est pas pour te déplaire.

— Cela plaît surtout à mon père, rétorqua Nadia. Kassian n’est pas de condition noble, mais il mène une vie de grand seigneur. C’est un Grec de naissance. Il a une tante très fortunée qui vit à Tsar-Gorod. Elle lui envoie des présents magnifiques !

— Moi aussi, je suis né de parents grecs, observa Philippos. C’est ma mère qui m’a élevé. J’avais douze étés quand elle est morte, à cause d’une malédiction qui pesait sur un antique trésor… Bref, le boyard Artem a fini par démêler cette affaire mystérieuse et sanglante4, conclut-il. C’est alors qu’il m’a adopté.

Nadia lui jeta un coup d’œil de sympathie. En silence, ils arrivèrent sur la plus grande place de la ville. Ils se trouvaient près de la cathédrale du Saint-Sauveur, bâtie à l’endroit le plus élevé de la berge de la Desna. Ils s’arrêtèrent pour embrasser du regard la marée humaine où vacillaient des dizaines de petites lumières. Philippos enlaça Nadia par les épaules. Ils se dirigèrent vers les tréteaux où des comédiens ambulants se tordaient en postures grotesques devant un public hilare.

Soudain, Philippos s’arrêta net. Un homme pressé venait de le frôler sur son passage, avançant à grands pas dans le bruissement soyeux de ses vêtements.

— Tu as senti son parfum ? interrogea le garçon.

Nadia acquiesça, humant la fragrance délicieuse que l’inconnu avait laissée dans son sillage. Ils scrutèrent la forme sombre qui s’éloignait. La tête masquée par un capuchon, l’homme portait une longue cape noire qui drapait sa silhouette avec élégance.

— C’est curieux ! dit Nadia à mi-voix. En vérité, il ressemble à… quelqu’un que je connais. Un homme charmant, aux goûts raffinés…

— Diable ! On ne peut faire un pas sans tomber sur un de tes soupirants. Celui-ci n’empeste pas l’eau-de-vie, c’est déjà ça !

Philippos se tut. Le parfum de l’inconnu éveillait en lui des sensations étranges. Il se sentait comme envoûté, à tel point qu’il faillit lui emboîter le pas. Il le chercha du regard, mais l’homme s’était déjà fondu dans la foule.

— Viens, on va voir les saltimbanques ! dit-il à Nadia.

Ils se frayèrent un chemin jusqu’aux tréteaux et restèrent quelque temps à regarder les comédiens qui jouaient une farce. Puis ils se laissèrent porter par la foule de promeneurs, bavardant et grignotant les friandises achetées à un vendeur ambulant. Ils suivirent un montreur d’ours, avant d’aller voir un pugilat disputé par des gaillards aux poings aussi énormes et lourds qu’une masse d’armes. Nadia voulut rejoindre les jeunes filles qui papillonnaient autour d’un marchand de pacotille, et Philippos put lui offrir deux peignes assortis en os et argent.

Enfin, la fatigue eut raison de leur excitation. Ils empruntèrent la ruelle qui menait vers l’un des quartiers résidentiels les plus aisés de la capitale. Le silence qui y régnait faisait paraître irréelles les rumeurs lointaines de la fête. Des deux côtés de la rue, au-dessus des palissades, on voyait la cime des grands arbres, les tourelles et les térems des maisons qui se découpaient sur le fond de ciel miroitant. Ils marchaient en conversant à mi-voix quand, soudain, Nadia s’arrêta près d’un portail richement décoré et désigna une fenêtre éclairée au premier étage de la demeure.

— C’est incroyable ! La moitié de la ville fait la fête, l’autre moitié dort, mais le boyard Boris passe tout son temps plongé dans ses chers manuscrits ! Il étudie les écrits des Grecs anciens simplement par plaisir – tu te rends compte ? On dit que Vladimir a l’intention de le nommer Garde des Livres, mais ce n’est pas encore sûr.

— Ce qui est certain, c’est que ce maudit érudit est un autre de tes galants ! répliqua Philippos en riant. Tout à l’heure, j’ai dû admirer les beaux yeux d’un ivrogne et me laisser séduire par un courtisan parfumé. Maintenant, c’est le tour de je ne sais quel singe savant !

— Tu ne parlerais point ainsi si tu connaissais Boris ! Son savoir est si grand qu’il pourrait éclipser tous ses rivaux, et pourtant, il est modeste et réservé, sauvage même.

— Ne me dis pas qu’il vit en ermite !

— Un peu, si. Il ne prise pas les fêtes, mais il vient parfois me voir à la maison. Il y a quelque chose en lui qui m’intrigue terriblement. Boris est plein de retenue et de mystère.

— Il n’y a pas pire eau… Tu connais la suite ! persifla Philippos.

Nadia protesta avec énergie.

— Bêtises ! Autrefois, Boris était d’une humeur affable et enjouée, il sortait souvent en compagnie de sa sœur qu’il adorait. Mais depuis qu’il vit seul, il a beaucoup changé.

— Que s’est-il passé ? Sa sœur s’est mariée et maintenant il se sent délaissé ? avança Philippos en ricanant.

— Tu n’es donc pas au courant ? La sœur de Boris, Anna, a été assassinée il y a quelques lunes.

Philippos se troubla.

— Excuse-moi, je l’ignorais. Comment est-ce arrivé ?

— On l’a tuée en plein jour, alors qu’elle se reposait dans son jardin. Je crois que c’est Boris qui l’a trouvée égorgée, baignant dans son sang.

— A-t-on attrapé son meurtrier ?

Nadia secoua tristement la tête.

— Il paraît que c’est un fou qui a fait ça. Un vagabond ou un serf en fuite. J’ai entendu dire qu’il a dépouillé Anna de ses bijoux. Tu comprends, Boris évite d’aborder ce sujet.

— La ville est un endroit dangereux, elle attire toutes sortes de malfaiteurs et de pervers. Viens, je vais te raccompagner ! proposa Philippos.

Ils se remirent en marche, chacun plongé dans ses pensées. En rejoignant la demeure de Nadia, ils constatèrent que le portail n’était toujours pas fermé ; des éclats de voix avinées leur parvenaient de la salle de réception.

— Pars tout de suite, commanda Nadia d’un ton sans réplique. Si tu entres, tu risques de tomber nez à nez avec un domestique.

Philippos n’insista pas. Il se rapprocha de la jeune fille, déposa un baiser léger sur la mèche ondulée qui sortait de sa coiffe et s’éloigna rapidement en direction du palais.

Il regagna la résidence comme il en était sorti, par la porte arrière de la grille de clôture. En contournant le parc, il leva les yeux pour consulter les étoiles. Diable ! Son escapade avait duré plus longtemps qu’il avait escompté ! Demain, il lui faudrait inventer une explication plausible à l’intention d’Artem… Un sourire espiègle aux lèvres, le garçon pénétra dans leur petit pavillon, ôta ses bottes et gravit l’escalier sur la pointe des pieds. Dans sa chambre, il se déshabilla et grimpa sur le grand coffre qui lui servait de lit. Deux minutes plus tard, il dormait à poings fermés.

 

Le quartier aisé que Philippos et Nadia avaient traversé sur le chemin du retour leur avait paru désert et silencieux. Ils n’avaient pas remarqué une forme sombre tapie entre les piliers d’un portail en bois sculpté, à une trentaine de coudées de l’endroit où ils s’étaient arrêtés pour bavarder.

L’homme était arrivé quelques instants avant eux. Persuadé qu’il ne rencontrerait pas âme qui vive, il avançait sans se presser, réfléchissant au plan audacieux qu’il s’apprêtait à mettre à exécution. C’est alors que les deux tourtereaux avaient fait leur apparition, l’obligeant à se réfugier près de cette élégante entrée. Il avait rongé son frein pendant que Nadia – il l’avait tout de suite identifiée à sa voix – et son nouvel amoureux gazouillaient sans se décider à partir. Il n’osait même pas défaire le col de sa cape. Un geste imprudent risquait de trahir sa présence, et alors… Non ! Quitte à suer à grosses gouttes, mieux valait patienter.

Lorsque le couple se fut suffisamment éloigné, l’homme émergea enfin de sa cachette. Il s’épongea les tempes et le cou avec son mouchoir avant de reprendre son chemin. Quelques instants plus tard, il s’arrêta devant l’entrée de la propriété du boyard Edrik et de sa fille Olga. On pouvait la reconnaître grâce à l’image d’un bateau varègue qui ornait le portail éclairé par une torche. L’inconnu s’empressa d’éteindre celle-ci, escalada la haute palissade en madriers de chêne et atterrit dans le jardin. Il se releva et contempla un instant le disque argenté de la lune. Il lui lança un clin d’œil complice : cette nuit, il n’avait pas besoin d’être guidé par elle car les lieux lui étaient familiers. Il emprunta un sentier qui débouchait dans l’allée bordée de grands arbres et la longea d’un pas déterminé.

C’était le moment idéal pour exécuter son dessein ! Il connaissait les habitudes d’Olga sur le bout du doigt. Par une nuit douce et claire comme celle-ci, la belle préférait aller flâner dans le jardin au lieu de dormir dans la touffeur du térem. Naturellement, son père ignorait ces promenades pendant lesquelles sa fille se rendait à son refuge préféré, une élégante tonnelle dissimulée au fond du parc. Celle-ci se dressait au milieu d’une clairière entourée d’une épaisse végétation. Ceinte d’une balustrade en bois ouvragé, la charmille baignait dans la lumière de la lune. C’est ici qu’Olga passait des heures à rêvasser, étendue sur un banc garni de coussins.

Le visiteur nocturne ricana. À quoi pouvait bien rêver une oie blanche comme Olga ? Sa jolie petite tête était toujours farcie de chimères. C’est à cause d’une de ses absurdes lubies que, depuis quelque temps, Olga lui battait froid. Mais il avait décidé de ne plus supporter ses foucades. Oh, il saurait mater cette arrogante ! À présent, il était dans un état d’extrême excitation. Il avait la sensation de grandir, d’être soulevé par une étrange ivresse. Il sentait le désir monter en lui, en même temps qu’une bouffée de violence irrépressible l’envahissait et troublait ses pensées.

— Eh oui, ma poupée jolie, murmura-t-il d’une voix rauque. Je sais ce que je veux, et tu finiras bien par te plier à ma volonté !…

… Pourtant, lorsque l’intrus eut recouvré ses esprits un peu plus tard, il n’était même pas capable de se tenir debout. Combien de temps était-il resté avec Olga ? Qu’avait-il fait au juste ? Il n’en avait aucun souvenir, sa mémoire ressemblait à un parchemin soigneusement gratté. Sa seule certitude, c’était qu’à un moment donné il avait été submergé par ce malaise inexplicable. Il s’était alors précipité hors de la tonnelle, vers les taillis qui bordaient la clairière, pour se laisser tomber à genoux et vomir tripes et boyaux…

Réprimant un accès de nausée, l’homme se redressa avec peine. Il avait les jambes molles et la tête vide. Ses mains étaient rouges de sang et tremblaient violemment. Ô Christ miséricordieux ! Il arrêterait de boire, il en faisait le serment – si seulement il pouvait se rappeler quoi que ce soit ! Il fit un effort surhumain pour se ressaisir, et sa torpeur commença de se dissiper. Lorsqu’il avait pénétré sous la tonnelle, se souvint-il, Olga s’y trouvait déjà, ainsi qu’il l’avait prévu. Et ensuite ? Mystère. Voilà où il en était !

Appuyé contre un tronc d’arbre, il resta quelques instants les yeux rivés sur la tonnelle. Il sentit sa respiration se calmer, ses muscles se détendre. Alors il eut un accès de colère contre lui-même. Par le Diable, était-il donc une femmelette, une de ces créatures chétives à l’estomac fragile ? Comment avait-il pu succomber à cette faiblesse ? Par chance, personne n’avait été témoin de sa honte ! Il se passa la main sur le visage pour chasser les images accablantes qui assaillaient son esprit. Puis il jeta un coup d’œil alentour. Tout paraissait calme et paisible au clair de lune.

Soudain, il crut apercevoir une tache blême au milieu des arbustes. Un visage le fixait à travers le feuillage, la bouche tordue dans un rictus hideux. L’intrus promena un regard affolé autour de lui : d’autres monstres ricanants tendaient vers lui leurs bras noueux et semblaient crier :

— Au meurtre ! À l’assassin !

L’homme retomba à genoux en faisant de grands signes de croix. Il se frotta frénétiquement les yeux avant de scruter à nouveau les ténèbres. Les visages grimaçants avaient disparu. Il n’avait aucune raison de céder à la panique ! Un médecin ne lui avait-il pas dit que, s’il continuait à boire plus que de raison, il verrait des serpents et des monstres en plein jour ? Il avait donc sûrement abusé de ce vin de Chypre qu’il affectionnait tant.

Cette réflexion lui redonna du cœur au ventre. Il contempla avec dégoût ses mains ensanglantées, s’accroupit et s’efforça de les essuyer sur l’herbe humide de rosée. Les taches de sang résistaient, mais il finit par en venir à bout. Maintenant, il fallait qu’il retourne sous la tonnelle.

Les rayons de la lune passaient entre le toit et la balustrade, éclairant la scène d’une lueur blafarde. Il se força à observer le cadavre. Olga s’était effondrée en avant et gisait face contre terre. Elle baignait littéralement dans son sang. Sa chevelure blonde lui dissimulait le cou, mais l’homme savait qu’elle avait la gorge tranchée. Il avait de nouveau mal au cœur, sans doute à cause de ce parfum qui flottait dans l’air. Étrange ! Il lui arrivait de trouver cette senteur agréable, mais en ce moment elle lui montait à la tête et lui brouillait les sens. Il parvint à maîtriser son malaise et promena son regard sur le corps d’Olga.

— Quel gâchis ! marmonna-t-il, dépité. Cette poupée était une vraie beauté. Comment les choses en sont-elles arrivées là ?

Il étouffa un juron et se rappela à l’ordre. Au lieu de se triturer l’esprit en pure perte, il ferait mieux d’agir. Il devait entreprendre quelque chose qui servirait ses propres intérêts.

C’est alors qu’il songea au fabuleux collier d’Olga. Il ne l’avait vu qu’une seule fois, à l’occasion d’une fête où il avait été convié avec d’autres jeunes gens. Le souffle coupé, il avait alors admiré ce chef-d’œuvre d’orfèvrerie byzantine : aussi large qu’un pectoral, le collier en forme de demi-lune couvrait la gorge de la jeune fille, s’étalant de la naissance de son cou jusqu’au bord de son décolleté. Sertis dans une monture en or filigrané, une vingtaine de diamants de la plus belle eau voisinaient avec autant de saphirs, et la flamme pure des uns mettait en valeur l’éclat sombre des autres. Il avait été tellement impressionné par ce joyau que son image était restée empreinte en lui.

Or ce soir justement, Olga avait mis le collier avant de se rendre à sa tonnelle préférée. S’agissait-il d’un simple caprice ? Ou bien avait-elle obéi à une sorte de prémonition, se préparant ainsi à leur rencontre ? Qu’importe ! Ce qui comptait, c’était que ce trésor inestimable se trouvait à portée de main.

L’homme alla s’accroupir près du cadavre. Le parfum qui en émanait faillit le rendre malade une nouvelle fois. Il déglutit avec peine, puis fixa d’un air dégoûté la mare de sang qui s’était formée sous la gorge d’Olga. Il allait encore se salir les doigts ! De plus, il risquait de maculer son beau caftan de soie… Tant pis, pas question de laisser échapper cette occasion providentielle ! Il souleva d’une main les cheveux d’Olga tandis que de l’autre il cherchait à tâtons le fermoir du collier. Il parvint à l’ouvrir sans forcer le ressort. Mais c’est en vain qu’il s’efforça de dégager la parure, elle était littéralement écrasée sous le poids du corps d’Olga.

L’homme l’empoigna par les épaules afin de le soulever, mais il était lourd comme du plomb. Il lâcha une bordée de jurons. Une sueur âcre ruisselait sur son front, mais il n’osait l’éponger de peur d’être tout barbouillé de sang. Il finit par basculer le cadavre sur le dos et frissonna à la vue de l’entaille sanglante qui s’étendait d’une oreille à l’autre, pareille à une monstrueuse grimace de dérision. Le corsage déchiré d’Olga laissait jaillir deux seins opulents. L’homme les contempla avec une fascination morbide. Dire qu’il avait pu éprouver du désir pour cette chair mutilée et ensanglantée !

Saisissant son trophée, il sortit de la tonnelle, s’agenouilla et se mit à le frotter contre l’herbe. Il s’essuya aussi les doigts avant d’examiner le collier. Il l’étala devant lui en laissant la lueur de la lune jouer sur les pierreries et les fils d’or. Il le contempla un long moment, gagné par une sorte d’enivrement fiévreux. Enfin, il rangea son trésor dans la poche intérieure de son caftan. Il ne s’était déjà que trop attardé ici ! Mais avant de partir, il devait s’assurer qu’on ne découvrirait aucune trace susceptible de le trahir. Le mieux, c’était de passer la tonnelle au peigne fin. Il ne devait rien laisser au hasard !

Quelques minutes après, il s’enveloppa dans sa cape et s’éloigna sans se retourner. Ayant escaladé le portail, il vérifia le contenu de ses poches, puis s’empressa de quitter cette rue trop exposée. Un peu plus tard, il se faufilait à travers un dédale de passages obscurs et malodorants. Il n’avait aucun mal à s’y orienter, car il connaissait la plupart des tripots et des bordels clandestins situés dans ce quartier mal famé. Il trouverait sans peine un receleur ; mais vu la valeur du collier, il ferait mieux de passer par un intermédiaire. L’esprit occupé par la future transaction, il rentra tranquillement chez lui. Il n’eut pas une seule pensée pour la jeune morte qu’il avait laissée derrière lui.

1- Épopées populaires russes.

2- Tcherny en russe signifie noir. (N.d.A.)

3- Nom que les Russes donnaient à Constantinople. Gorod signifiant « ville » en russe, le terme pouvait s’entendre autant comme « ville-reine » que comme « ville du tsar ».

4- Voir Le Sceau de Vladimir, op. cit.