Pour l’Histoire, Mme de Montespan fut une très belle femme. Pour la mythologie, Europe, fille du roi de Phénicie, Agénor, était si belle que même Junon la jalousait. Athénaïs fut aimée du Roi-Soleil, Europe le fut de Jupiter qui aurait même pris la figure d’un taureau pour l’enlever ! Et il aurait franchi la mer en la tenant sur son dos... avant de la déposer en cette partie du monde à laquelle la fille d’Agénor donna son nom : Europe.

L’Europe qui est un peu dans la lignée d’Athénaïs. Les familles royales de France, de Belgique, de Bulgarie, d’Espagne, d’Italie, de Luxembourg, de Portugal, de Roumanie... ne descendent-elles pas de ses entrailles dont parlait méchamment Mme de Tencin ?

Athénaïs est donc une grand-mère de l’Europe. Oui, mais une grand-mère parmi tant d’autres aïeules ! N’a-t-on pas dit déjà de la reine Victoria, par exemple, qu’elle en était une, elle aussi ? Ne peut-on le dire encore d’Éléonore Desmier d’Olbreuse ? Décidément, le vieux continent ne manque pas de grands-parents ! « Victoria eut neuf enfants, une quantité impressionnante de petits-enfants et, par le jeu des alliances, tout ce qui régna en Europe descendit bientôt d’elle », écrit Arnaud Chaffanjon pour qui les familles royales n’avaient pas le moindre secret.

Le visage d’Éléonore Desmier d’Olbreuse nous séduit davantage que celui de la puissante Queen Victoria ! Parce qu’Éléonore est née en Poitou, comme Athénaïs, un an avant Athénaïs, qu’elle entre dans la vie en qualité de demoiselle d’honneur des La Trémoille, et que sa beauté subjugua Georges-Guillaume de Zell, duc de Brunswick-Lunebourg. Alors il l’épousa. Secrètement, pourtant. Naissance d’une fille, en 1666, Sophie-Dorothée. Il faudra attendre 1676 pour que ce mariage soit rendu public ! Colère de la Palatine en apprenant l’union « du prince et de la petite bergère du Poitou » :

— La d’Olbreuse est de basse extraction ! C’eût déjà été un honneur pour elle d’épouser Colin, premier valet de chambre de Monsieur !

En décembre 1682, la petite Sophie-Dorothée, âgée de seize ans, se marie. Elle est ravissante, la fille d’Éléonore : « Elle est d’une taille fort bien prise, elle a les cheveux d’un blond châtain, la forme du visage ovale, une petite fosse au menton, le teint beau et uni et la gorge très belle. Elle danse parfaitement, joue du clavecin et chante de mesme. Elle a infiniment d’esprit, beaucoup de vivacité, une imagination heureuse et riche par le profit qu’elle a fait de ses lectures. Elle est née avec un fort bon goût, qui s’est augmenté par les soins que l’on a pris de son éducation. Elle parle fort juste de tout et entre finement dans tout ce qu’on dit et répond de mesme{66} » Tout est bon chez elle, donc ! Ne lui manque qu’un bon mari. On le lui donne, il s’appelle Georges de Hanovre. En 1714 il deviendra George Ier, roi d’Angleterre. De cette union, un fils, George II, l’ancêtre direct de la reine Élisabeth II. Une fille aussi, qui porte le même prénom que sa mère, que l’on mariera à Frédéric-Guillaume Ier, roi de Prusse.

De nouvelles ramifications encore et quelques années plus tard, parmi les descendants d’Éléonore Desmier d’Olbreuse, on trouvera... Guillaume II, le Kaiser, le dernier empereur d’Allemagne ; Nicolas II, dernier tsar de toutes les Russies, Sa Majesté la reine Juliana, sans oublier... Hélène de Mecklembourg-Schwerin !

Un personnage extrêmement intéressant, cette princesse Hélène qui épouse, en 1837, Ferdinand-Philippe d’Orléans, fils aîné de Louis-Philippe. C’est elle qui, devenue veuve à la suite du tragique accident de Neuilly{67} n’hésitera pas, alors que le vieil et gros roi bourgeois trottine sur le chemin de l’exil, à bondir à la tribune de l’Assemblée nationale entourée de ses deux fils ! À sa droite, le petit comte de Paris – dix ans –, l’héritier théorique de la couronne. À sa gauche, le jeune duc de Chartres. Noble et courageuse, elle lit d’une voix calme cette proclamation : « Mon fils et moi voulons recevoir le pouvoir de la volonté nationale. Nous attendons avec confiance, moi, veuve du duc d’Orléans, et mon fils orphelin, la résolution qui va être prise. Ce qui est certain, c’est que, quoi qu’il arrive, j’élèverai mon fils dans l’amour de ce pays et le respect de la liberté. »

Ce fils, prince d’Orléans, qui descend donc d’Éléonore de « basse extraction », est évidemment un ancêtre de Henri, le feu comte de Paris.

Il reste à savoir enfin que ce fils, prince d’Orléans, descend aussi d’Athénaïs de Montespan et... la boucle sera bouclée.

L’aîné des rejetons légitimés d’Athénaïs avait pourtant mal commencé : en ne laissant pas de traces... européennes. Mais ce n’est que justice, somme toute, puisque Louis-Auguste, duc du Maine, a été beaucoup plus l’enfant chéri de la Maintenon que le grand fils de la Montespan. On a même souvent dit, avec raison, qu’il avait fallu tout le dévouement et la patience éclairée de la veuve Scarron pour « maintenir sur terre cet atome ». Car Maine n’avait guère été gâté par la nature ! Des abcès pottiques dans la région sacro-lombaire, abcès chroniques qui lui faisaient souffrir « une véritable passion ». Une fistule anale, aussi, et une fâcheuse boiterie. Les avis sont partagés à propos de cette claudication. Bussy-Rabutin affirme que le duc du Maine serait « né droit » et que c’est à la suite de convulsions consécutives à sa première dentition qu’il serait devenu infirme. Mme de Caylus, nous l’avons vu, témoigne dans le même sens. Faux ! il était pied-bot de naissance, proteste le marquis de Lassay ! Non, s’il boitait c’est parce qu’il avait le talon détaché du pied, prétend le père Tixier. En réalité il était naturellement estropié des deux jambes, surenchérit le marquis de Sourches.

Une chose est sûre, Maine était contrefait. Comme le furent d’ailleurs presque tous les enfants du Roi et de Mme de Montespan.

La question se pose alors : qui transmettait les tares ? Athénaïs de Rochechouart de Mortemart ou Louis de Bourbon ? La réponse est flagrante : tous les enfants du Roi-Soleil ont connu des problèmes de santé dus à une hérédité chargée. ... ou allégée, c’est selon !

Louis, fils du Roi et de La Vallière, meurt à l’âge de trois ans : paralysie infantile, fistule tuberculeuse secondaire à abcès.

Le comte de Vermandois, son frère, était un enfant charmant, d’esprit vif, mais « de tournure fragile et de santé languissante ».

Le Grand Dauphin lui-même, fils aîné du Roi et de la reine Marie-Thérèse, n’était-il pas « tout noyé dans la graisse, l’apathie et les ténèbres » ?

Assurément le sang d’Athénaïs était moins chargé de consanguinité que celui du Roi-Soleil. Louis-Antoine de Pardaillan de Gondrin, duc d’Antin, fils légitime de M. et Mme de Montespan, a toujours joui d’une parfaite santé. Aucune infirmité. À sa mort – survenue dans sa soixante-douzième année –, ce parfait courtisan (le modèle du courtisan !) avait succédé à Mansart comme directeur général des bâtiments, parcs et jardins de France, et son vaste hôtel particulier avait déjà laissé son nom à la célèbre chaussée parisienne. Le duc d’Antin, flatteur, patelin, mielleux, dont le Régent dira :

Voilà comme doit être un vrai courtisan, sans humeur et sans honneur !

Louangeur et obséquieux donc, mais en bien meilleure santé que son demi-frère le duc du Maine !

Le Régent n’aimait pas Maine, le légitimé, dont les fils, le prince de Dombes et le comte d’Eu, avaient obtenu de Louis le Grand un édit les autorisant, eux-mêmes et leur postérité, à briguer la succession et la couronne, dans le cas où la race masculine légitime des princes du sang viendrait à s’éteindre.

Mais dès la mort du Roi, le Régent biffa cet article !

Colère immédiate de la nerveuse duchesse du Maine (qui était une Condé, petite, vive, susceptible et hardie !).

— Puisque le Régent se moque de nous, frondons ! bondit-elle.

Dans son premier dépit, elle excita quelques troubles en Bretagne et mit bientôt dans ses intérêts le prince Antonio del Giudice de Cellamare, ambassadeur d’Espagne. Et ce fut la conspiration de Cellamare, à laquelle l’Espagne prit part, qui avait pour but d’ôter la régence à Philippe d’Orléans et de confier le gouvernement de la France à Philippe V, Bourbon espagnol.

Conspiration découverte !

La fantasque duchesse du Maine, arrêtée en 1718, fut conduite au château de Dijon. Le pauvre Maine boiteux fut interné, lui, au fort de Doullens. Deux ans de captivité. Il n’avait pas compris grand-chose à ce qui s’était passé, cet élève de la Maintenon. Elle n’avait pas réussi à en faire un fin politique. Assurément, il préférait traduire Lucrèce plutôt que de devenir chef d’État ! Il atteignit l’âge de soixante cinq ans et mourut en 1736. Dans d’horribles souffrances. Un cancer lui avait rongé le visage.

Le duc du Maine laissait derrière lui deux fils : le prince de Dombes et le comte d’Eu ; une fille, aussi, Mlle du Maine. Ni l’une ni les autres n’eurent d’héritiers. De ce côté, la branche Athénaïs ne fut donc pas européenne.

Bien qu’ayant eu neuf enfants de son mariage avec le duc de Bourbon – Louis III de Condé – Louise-Françoise, Mlle de Nantes, ne transmettra pas, elle non plus, la griffe d’Athénaïs sur l’Europe.

Elle souffrait d’une coxalgie, mais « elle était fort belle et passait pour galante ». Neuf enfants ! À savoir : le voluptueux duc de Bourbon, « un homme hideux à voir, borgne, haut perché sur des pattes d’échassier » qui sera premier ministre de Louis XV, un homme supérieurement doué pour la spéculation financière puisqu’il fut l’un des rares bénéficiaires de l’expérience Law !

Le féroce, débauché et cruel comte de Charolais.

Le dissolu comte de Clermont, abbé de Saint-Germain-des-Prés, soldat maladroit, académicien vaniteux.

L’abbesse de Beaumont, ainsi que Mlles de Charolais, de Clermont et de Sens, qui ne se marièrent pas. Elles étaient féministes avant l’heure.

L’Europe, elle se profile avec Mlle de Blois, une princesse indolente, lourde, adipeuse et évidemment... claudicante ! Sa démarche vacillante fit même dire à Mme de Ratzhausen qu’elle « marchait sur l’oreille » !

Une princesse intelligente aussi, cette quatrième fille de Mme de Montespan, et il fallait l’être lorsque l’on était l’épouse du Régent ! Il est sûr qu’elle eut sur son mari une heureuse influence. Elle avait hérité l’esprit des Mortemart. Elle en avait l’orgueil aussi. Ne voulait-elle pas être « fille de France jusque sur sa chaise percée » ? Malgré sa hauteur, elle fut populaire. Elle toléra les maîtresses de son mari et vécut avec lui sur le pied d’une grande confiance. Et il aimait, lui, le Régent, à s’entretenir souvent avec elle. Huit fois il la rendit mère et la petite histoire assure que ce devoir conjugal ne lui causa pas trop de tristesse, bien que son épouse ne fût point une Vénus.

Un défaut chez Mlle de Blois : elle buvait excessivement et mangeait comme quatre. En conséquence, des vapeurs fréquentes qui n’étaient pas sans rappeler celles de son père.

Philippe, son mari, mangeait lui aussi sans mesure... jusqu’au soir du 2 décembre 1723... Ce soir-là, alors qu’il « baille sa vie » devant la cheminée de son cabinet, il marmonne :

— Croyez-vous, Mme de Falaris, qu’il y ait un enfer et un Dieu ?

(Mme de Falaris était une fort jolie aventurière qui savait bien distraire Philippe.)

— Eh oui, mon prince, je le crois.

— En ce cas, vous êtes une malheureuse de continuer la vie que vous menez !

— Que voulez-vous, Monseigneur, j’espère que Dieu me sera miséricordieux.

À ce moment-là Philippe gargouille, suffoque, pose la main sur un livre, jette un cri et s’affaisse sur l’épaule de Mme de Falaris. Il est mort.

Il allait avoir grand besoin, lui aussi, de la miséricorde divine !

Derrière lui il laissait des filles – qui buvaient presque toutes autant que leur mère ! et un fils : un fils qui nous intéresse, Louis le Pieux, duc d’Orléans (1703-1752), père de Louis-Philippe le Gros, duc d’Orléans (1725-1785) et grand-père donc de cet autre duc d’Orléans qui deviendra Philippe Égalité.

Une des filles du Régent et de Mlle de Blois attire plus particulièrement notre attention : celle que l’on prénomma Charlotte-Aglaé (1700-1761), qui n’était pas alcoolique et à qui l’on donna pour mari un petit prince d’une grande maison italienne, François d’Esté. Conséquences de ce mariage, Charlotte-Aglaé deviendra duchesse de Modène et donnera le jour à une fille, Marie-Thérèse d’Este-Modène que l’on ne va pas tarder à retrouver dans le jeu de nos alliances européennes.

Reste Louis-Alexandre, comte de Toulouse, le dernier fils d’Athénaïs. Curieusement intact, celui-là. Aucune lésion, pas de bégaiement, point de boiterie, nulle coxalgie ! Il est le fils chéri de Louis XIV qui le fera amiral et Grand-Veneur de France. Il fut le type même de ce qu’au XVIIE siècle on appelait « l’honneste homme » : « Doux, aimable, accueillant, aimant les artistes et les gens de lettres. » « L’honneur, la vertu, la droiture, l’équité même », selon Saint-Simon.

La première partie de l’existence du comte de Toulouse est pourtant assez mouvementée. Comme celle de son père, elle n’est pas vierge d’exploits amoureux. Toulouse va même jusqu’à se marier, en Espagne, avec la fille d’un simple gentilhomme catalan ! Mais, bientôt veuf, il estime alors avoir suffisamment « froissé le velours », et il rentre en France ; pour s’y assagir, pour s’y remarier. Pour y épouser une jolie veuve, une nièce de Mme de Maintenon, la jeune Sophie de Noailles.

Et ici, une fois de plus, l’Histoire dépasse le roman ! Car si Sophie de Noailles était veuve en premières noces, elle l’était de Louis de Pardaillan, marquis de Gondrin (mort à vingt-trois ans), lequel n’était autre que le fils du duc d’Antin ! Il était donc le petit-fils légitime d’Athénaïs ! On est donc obligé de constater que Sophie de Noailles a épousé successivement... le neveu et l’oncle !

Ce sera un ménage exemplaire que celui des Toulouse : « Pendant quatorze ans de mariage les époux ont toujours couché dans le même lit et je ne crois pas qu’on pût trouver dans ces quatorze années huit jours qu’aucun événement ne les ait séparés », admire le duc de Luynes.

Un fils naîtra de cette union idyllique, à Rambouillet le 16 novembre 1725, un fils unique que l’on prénommera Louis-Jean-Marie, qui sera titré duc de Penthièvre – du nom de ce duché de Bretagne donné par le Roi-Soleil à Toulouse – et qui deviendra le prince le plus riche d’Europe. Car il héritera non seulement les biens de son père, mais aussi ceux de son cousin germain, le comte d’Eu, mort sans postérité. Penthièvre se trouvera donc au confluent des fortunes des princes légitimés, fortunes considérables car Louis XIV n’avait pas lésiné ! Il avait couvert d’immenses biens ses fils adultérins afin qu’ils pussent dignement soutenir leur rang délicat.

Penthièvre, un prince riche, mais un prince triste. Toute sa vie, il aura tendance à cultiver des idées noires. Et ce n’est pas le mariage qui va changer quelque chose à son caractère enclin à la neurasthénie. Le marier ? Et pourquoi pas avec la princesse Louise-Henriette de Bourbon-Conti ? Et cette union eût été bénie des dieux s’il n’y avait eu une mesquine affaire d’étiquette, une brindille dans la roue du protocole. Louis XV avait en effet accordé que les princes et princesses nés du mariage Penthièvre-Bourbon-Conti obtiendraient de sérieuses prérogatives. Par exemple : lorsqu’ils ou elles passeraient dans la salle des gardes, la moitié des gardes prendrait les armes ! Et au souper du Roi, les aides du Gobelet leur présenteraient la serviette. C’était considérable, déjà. Mais non, cela parut insuffisant aux yeux du prince de Conti, père de la future mariée. Il voulait en effet que ses petits-enfants eussent les mêmes prérogatives que les princes du sang ! À savoir : toute la salle des gardes devait présenter les armes au passage des rejetons et, au chef du Gobelet en personne de leur remettre la serviette !

Trop exigeant, Conti. Et sa fille n’épousa pas le pauvre petit duc de Penthièvre. On préféra lui donner Louis-Philippe le Gros, duc d’Orléans. Elle l’épousa. Elle le trompa outre mesure. On raconte que ses activités galantes, ses ardeurs sensuelles étaient peu communes. À sa décharge, il faut dire qu’elle était tuberculeuse (elle mourra à trente-deux ans) et il paraît que ceci peut expliquer cela.

Alors, le bon duc Louis-Jean-Marie de Penthièvre va tout simplement épouser sa cousine Marie-Thérèse d’Este

— Modène, fille de Charlotte-Aglaé, petite-fille de Mlle de Blois. Six rejetons, de cette union. Et pourtant, tout avait fort mal commencé. Mme Guénard, baronne de Méré, nous affirme en effet que le jeune Penthièvre ignora tout des choses du mariage pendant la première année passée avec son épouse. Mais écoutons plutôt l’indiscrète baronne :

« La nourrice du jeune prince, qui avait conservé beaucoup de familiarité dans la maison, entre un jour à la toilette de Mme la comtesse de Toulouse et, avec les manières libres qu’elle avait gardées, s’exclame :

Il m’est venu une plaisante idée et je veux en faire part à Votre Altesse !

Et quelle est-elle, nourrice ?

Votre Altesse ne le croira pas !

Dites toujours, nourrice.

Eh bien, je parie tout ce que je possède que je connais la raison qui est cause que Mme la duchesse de Penthièvre ne fait pas d’enfant !

 Vous êtes bien habile ! Je voudrais la savoir et surtout comment je pourrais obtenir cette faveur.

Mais voilà justement, Madame, ce que je puis vous promettre si je ne me suis pas trompée dans mes conjectures et, si Madame la comtesse veut bien me le permettre, je lui rendrai compte dans peu de temps de mon succès.

Soit, je ne demande pas mieux, réplique Mme de Toulouse.

La nourrice se rendit aussitôt chez Mme de Penthièvre et, avec cette liberté que lui laissait le prince qui l’aimait beaucoup, elle fit quelques questions à la duchesse, laquelle rougit sans avoir l’air cependant de bien comprendre l’objet de cette visite impromptue. Celle-ci alors, sûre de son fait, va chez son fils – c’était ainsi qu’elle nommait le jeune duc.

Qu’est-ce à dire, Monseigneur ? J’apprends de belles choses de vous ! Vous ne voulez donc pas que Mme la comtesse votre mère et moi-même ayons jamais de petit-fils ?

Est-ce ma faute ? questionna Penthièvre, avec une ingénuité à laquelle on ne pourrait croire, si cette anecdote que je garantis (dixit Mme Guénard) comme parfaitement vraie ne l’attestait. J’aime la duchesse de tout mon coeur, et il ne se passe pas un jour que je ne demande à Dieu de bénir une union qui m’est si chère.

Les prières sont très bonnes, mais elles ne suffisent pas !

Mais que faut-il de plus, nourrice ? questionna le jeune prince.

... Et la nourrice ne se fit pas prier pour apprendre à son illustre élève ce que l’amour lui faisait depuis si longtemps chercher inutilement ; et, neuf mois plus tard, Mme la duchesse de Penthièvre devint mère d’un prince... »

Et la leçon fut bien retenue : au total donc, six rejetons. Deux seuls vivront. Le premier jusqu’à vingt et un ans, il était prince de Lamballe, il mourut des suites d’une bonne galanterie, il laissait une veuve, Marie-Thérèse de Savoie-Carignan, qui, un jour de septembre 1792, sera horriblement massacrée par la populace avinée... la princesse de Lamballe... mourir pour la Reine.

Deuxième survivant, une fille : la timide et pleurnicharde Marie-Adélaïde de Bourbon-Penthièvre qui épousera son cousin Louis-Philippe Joseph d’Orléans (futur Philippe Égalité, 1747-1793)... un arrière-petit-fils du Régent et de Mlle de Blois.

Et de l’étreinte de ces deux héritiers directs d’Athénaïs de Montespan allait naître, en 1773, un fils, un gros bambin – car il était déjà gros dès son âge le plus tendre ! qui marquera l’histoire de la France et de l’Europe : Louis-Philippe, duc de Valois, puis de Chartres, puis d’Orléans et enfin premier et dernier roi des Français.

À l’instar du duc du Maine, Louis-Philippe aussi eut sa Maintenon, en la personne de Félicité de Genlis. Mme de Genlis lui a tout appris en effet. Enfin, presque.

— Il était prince, dit-elle, et j’en ai fait un homme habile. Il était ennuyeux et j’en ai fait un homme causant. Il était poltron, j’en ai fait un homme brave. Mais il était ladre et je n’ai pu en faire un homme généreux.

Après avoir pris sa carte au club des Jacobins, après avoir assisté aux batailles de Valmy et de Jemmapes, Louis-Philippe parviendra à épouser une nièce de Marie-Antoinette, la princesse Marie-Amélie de Bourbon-Naples, sa cousine de multiples manières. Et de ce mariage consanguin, issu, depuis des siècles, d’unions consanguines, naîtront dix enfants. Une jolie nichée ! Et, exception faite de Ferdinand, l’aîné, le duc d’Orléans mort, on l’a vu, à Neuilly, accidentellement et du petit duc de Penthièvre, disparu dans sa huitième année et dans d’horribles souffrances{68} les rejetons du roi constitutionnel atteignirent souvent un âge avancé, dans de bonnes conditions, et laissèrent derrière eux bon nombre d’héritiers... d’Athénaïs de Montespan !

De l’aîné, Ferdinand (1810-1842), descendent feu Manuel II, roi de Portugal, Juan Carlos, roi d’Espagne, et le comte de Paris.

De la princesse Marie d’Orléans (1813-1839), duchesse de Wurtemberg, sont issus tous les ducs de Wurtemberg.

La princesse Clémentine (1817-1907) est à l’origine, elle, en épousant le prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha, de la dynastie bulgare : Ferdinand Ier, Boris III, Siméon II... trois rois qui régnèrent à Sofia.

Du duc de Nemours, « Moumours » comme l’appelait Louis-Philippe lorsqu’il était encore un tout petit prince, descend la Maison d’Orléans-Bragance qui prétend au trône impérial du Brésil. Mais revenons aux frontières européennes d’Athénaïs, c’est aussi de « Moumours » que descendent la comtesse de Paris et la duchesse de Bragance, mère de l’héritier de la couronne de Portugal.

Reste la princesse Louise (1812-1850) que Louis-Philippe, un jour, jettera dans les bras de Léopold de Saxe-Cobourg... et sur le trône de Belgique.

Léopold de Saxe-Cobourg (1790-1865) : à onze ans, le Tsar le nomme général ! Prince allemand humilié, il combattit Napoléon. L’empereur parti pour l’île d’Elbe, on le vit, en 1814, offrir son bras à l’impératrice Joséphine et se promener avec elle dans les jardins de Malmaison... avant de s’en aller outre-Manche pour se faire naturaliser anglais ! En 1816 il épouse la princière héritière, Charlotte d’Angleterre. Sera-t-il prince consort ? Non, puisque sa femme, la future « gracieuse Majesté », s’éteint quelques mois seulement après leur mariage. Il fut l’oncle de la reine Victoria. Les années passent. En 1830, on lui propose la couronne de Grèce. Il la refuse. Car il est sous le charme d’une actrice, Caroline Bauer, qu’il épouse ! Une union morganatique qu’il devra rompre pour convoler avec l’arrière-petite-fille de Mme de Montespan et inaugurer le trône de Belgique.

Prenez ma fille Louise, avait dit Louis-Philippe. Elle est douce, elle est bonne, elle aime la liberté constitutionnelle, elle connaît l’histoire de la Belgique.

À défaut de Nemours que les Anglais n’avaient pas toléré sur le trône belge, Louis-Philippe installait sa fille. Une fille qui possédait infiniment de charmes : « Elle a une belle peau, un beau bras, une jolie main et un charmant pied. »

Léopold a vingt-deux ans de plus qu’elle. Il est austère et triste, neurasthénique et inquiétant parfois. N’a-t-on pas déjà murmuré que sa première femme – l’Anglaise – serait morte de n’avoir point reçu de soins suffisants et que le fatalisme de Léopold n’était pas étranger à ce décès ?

Le mariage est célébré en 1832.

Un an plus tard, un fils vient au monde.

— On l’appellera Louis-Philippe, décident Louise et Léopold. Un jour, il régnera.

Eh bien, non, il ne régnera pas, ce petit Louis-Philippe. Il disparaîtra dans sa première année. Et cette fois, aucun doute n’est permis, Léopold le fataliste l’a réellement laissé mourir... il faisait partie de ces gens résignés, convaincus qu’il faut toujours laisser faire... Dieu et la nature.

Mais la nature fit en sorte que Louise eût trois héritiers : deux fils, Léopold II et Philippe, le comte de Flandre, le bisaïeul de feu Baudoin Ier et de l’actuel roi Albert II ; une fille, Charlotte, qui devint folle après la mort tragique de son mari Maximilien, l’éphémère empereur du Mexique, et qui fut probablement la mère du général Weygand.

Elle est l’ancêtre encore de la grande duchesse Joséphine-Charlotte de Luxembourg, elle est l’aïeule de la princesse Stéphanie de Belgique dont le mari, l’archiduc Rodolphe d’Autriche, fut le tragique héros de Mayerling.

C’est de Louise, enfin, que descend la reine Mariejosé, épouse de l’ex-roi d’Italie, Umberto.

Arrière-arrière-petit-fïls de Louise, Charles, l’actuel prince Napoléon, descend donc un peu, lui aussi, d’Athénaïs de Montespan.

À la date du vendredi 20 octobre 1809, c’est-à-dire un mois avant son mariage avec Louis-Philippe, duc d’Orléans, la princesse Marie-Amélie note dans son méticuleux journal :

— Le duc d’Orléans nous a montré un bracelet avec des pointes de fer que Mme de Montespan portait par pénitence.

Ainsi donc, en 1793, en prenant la poudre d’escampette, en se lançant sur la route de l’émigration, en franchissant la frontière suisse, Louis-Philippe avait quand même songé à emporter avec lui une relique ayant appartenu à « la grande sultane », un bracelet à pointes de fer avec lequel Athénaïs se mortifiait.

Connaissant bien le caractère du personnage, nous pouvons être sûrs que ce n’est pas par dévotion qu’il gardait par-devers lui cet objet insolite. C’est parce que ce bracelet qui avait autrefois meurtri les chairs d’Athénaïs repentante pouvait lui être utile. Il pouvait l’exhiber comme une pièce d’identité ! Dans son portefeuille il conservait aussi quelques lettres d’Henri IV et il les montrait, le moment venu, pour prouver son appartenance à la famille royale !

Le bracelet d’Athénaïs, nul doute qu’il le brandit plus d’une fois en disant :

— Ce bracelet a appartenu à mon ancêtre, Mme de Montespan ! Oui, je suis bien un descendant du Roi-Soleil !

Peu ou pas de scrupules, chez le futur roi constitutionnel !

Ce qui n’était pas le cas de ces deux vieilles demoiselles de la région de Nantes dont Châteaubriant{69} raconte l’aventure dans la préface de l’un de ses ouvrages. L’histoire se passe au début de ce siècle : deux vieilles filles donc, de noble lignée, mais de famille fort appauvrie. Et l’écho de leur misère parvient un jour aux oreilles d’un antiquaire véreux. Aussitôt, il bondit chez les demoiselles inquiètes, inventorie, bouscule, gratte les vernis, pèse les étains et propose enfin une somme presque dérisoire pour un lot de pièces de qualité.

— Non, monsieur, répondent-elles avec une stoïque indignation.

Mais le marchand indélicat insiste, ouvre sans crier gare le tiroir d’une commode Louis XIV, s’empare d’une miniature et lance :

— Et cette chose-là, combien ? Vous n’allez tout de même pas me laisser repartir les mains vides ! Allez, un beau geste ! Je vous offre tant !

Et « tant », c’était une somme assez coquette !

Il est vrai que la miniature en question était une oeuvre remarquable : elle représentait une « belle et noble dame du XVIIe siècle, revêtue d’une brillante robe d’apparat ». À cette dernière proposition, les demoiselles se consultent du regard. Le commerçant sent bien qu’elles sont sur le point de céder.

« Il faut dire que le nom de la personne représentée sur cette peinture, bien qu’elle fût avec elles dans un degré certain de parenté, leur était totalement inconnu, comme il l’avait toujours été dans le passé à leurs parents et grands-parents eux-mêmes. On appelait seulement cette figure, entre soi et en baissant le ton, et sans savoir pour quelle faute commise, ou même peut-être pour quel crime – on l’appelait : la Honte de la Famille... oui, la Honte de la Famille ! Il n’y avait pas d’autre nom dans les mémoires qui servît à désigner autrement cette belle personne. C’était, comme ils disent à la campagne, sous cette manière de sobriquet qu’elle était dans cette maison connue, cachée et transmise d’héritage en héritage.

« Alors, cette fois, oui, cette fois, qui pouvait bien, à ces vieilles héritières de tant de passé prudent, faire une défense de conscience de tirer quelque honnête profit de la vente de ce portrait si peu estimé des leurs, auquel ne les rattachait nul lien, aucun souvenir, aucune affection ? Car ce n’était certainement pas sans une raison de scandale et de très véritable humiliation, que ce portrait avait reçu des générations semblable flétrissure.

« Une somme bien avantageuse leur était offerte, elles laissèrent s’éloigner sans regret « la Honte de la Famille » dans les mains de l’orfèvre transporté de joie, et qui le fut bien davantage, lorsque, à quelque temps de sa visite, il put, grâce à une inscription retrouvée sous l’encadrement, identifier la figure, et y reconnaître le portrait de Mme de Montespan elle-même. »

Châteaubriant ne nous dit rien de la généalogie de ces Nantaises aux cheveux blancs. Par quel biais descendaient-elles d’Athénaïs ? Une chose est sûre, en faisant – sans le savoir – de Mme de Montespan « la Honte de la Famille », elles exagéraient ! Et elles ne sont pas les seules ! On a trop souvent accablé... la Grande Sultane.