L’ARSENAL : un nom qui sent, évidemment, la poudre !

Un nom qui pendant quelques années a fleuré la poudre de succession ! Sous Louis XIV, l’Arsenal, à deux pas de la Bastille, c’est un magasin d’armes... et à l’occasion, une chambre de justice. En 1664, le procès Foucquety avait été instruit. Aujourd’hui Foucquet s’étiole à Pignerol et l’Arsenal est devenu synonyme de « Chambre des Poisons », de chambre ardente. C’est un peu le quartier général de Nicolas de La Reynie.

Plus tard, en 1757, le bailli de l’artillerie, le marquis de Paulmy d’Argenson, ambassadeur et ministre de la Guerre, y créera une richissime bibliothèque. En 1785, l’élégant comte d’Artois (futur Charles X) l’achètera et saura l’enrichir. Un inventaire de cette « librairie », publié en 1830, comptera plus de 100 000 volumes et pas moins de 10 000 manuscrits ! Et parmi ces manuscrits, tous les documents qui avaient été récupérés dans les fossés de la Bastille, au soir de la grande curée du 14juillet ! «J’allai, écrit Restif de La Bretonne dans ses Nuits de Paris, pour voir commencer le siège de la Bastille et déjà tout était fini. La place était prise, des forcenés jetaient les papiers, des papiers précieux pour l’Histoire, du haut des tours, dans les douves... »

Il est vrai que tous ces documents auraient pu pourrir au pied de la muraille de la vieille citadelle ou être récupérés par le patriote-démolisseur Palloy qui les aurait sans doute bouillis, brassés, transformés en jeux de cartes et vendus fort cher !

Mais le sort a ses ironies et l’Histoire ses hasards : un sage passait par là, il était éclairé. Il récolta les feuillets et leur fit réintégrer le lieu où ils avaient été pour la plupart rédigés : le château de l’Arsenal, là où ils reposent désormais, à la disposition des chercheurs et curieux ; là où un bibliothécaire du siècle dernier, nommé François Ravaisson{31}, eut l’excellente idée de les publier presque tous. C’est grâce à cet érudit donc, que pour la première fois l’essentiel des dossiers et notes de La Reynie fut enfin mis en lumière{32}.

Mais cette lumière est voilée.

On disserte sur ce thème : l’Histoire est-elle ou n’est-elle pas une science exacte ? Les candidats aux baccalauréats à venir n’ont pas fini d’en découdre avec cette question vicieuse. En ce qui nous concerne, la réponse est négative : la culpabilité ou l’innocence d’Athénaïs repose, évidemment, sur un certain nombre de faits précis mais pour l’essentiel, cette énigme de la Montespan ne peut trouver sa solution que dans la personnalité, dans la psychologie de trois individus : Colbert, Louvois et La Reynie lui-même, constamment écartelé entre les deux ministres.

Il faut surtout éviter de prendre pour argent comptant toutes les dépositions consignées par le lieutenant de police. Il faut d’abord les situer dans le contexte des rivalités du moment. La grande preuve c’est que La Reynie lui-même, on le constatera, hésitera toujours, doutera souvent, se grattera le postiche, finira par ne plus savoir où est le blanc, où est le noir. Et il est pourtant le grand inquisiteur de l’affaire des poisons !

Il est donc certain que toute cette procédure aurait pu être conduite d’une manière plus intelligente, plus objective.

Sur la gravure de Van Schupen, burinée d’après un tableau de Mignard, Gabriel Nicolas de La Reynie ne nous apparaît pas éminent. Fine moustache brune, nez bourbon (ce qui était de bon ton à l’époque) mais pas assez creux, l’oeil un peu globuleux, le menton gras, le front bas, dissimulé il est vrai par une épaisse perruque, le sourire satisfait, en bref une figure de grand honnête homme. Mais les affaires louches dépassent souvent l’imagination de l’honnête homme. Les extrêmes se rejoignent, un psychologue (faut-il le croire ?) nous a dit que dans tout policier il y a un escroc qui sommeille. La Reynie n’avait rien d’un escroc, lui. Il était donc un mauvais policier ? Il était trop honnête. Outrancièrement ambitieux, certes, mais trop honnête pour pouvoir appréhender un dossier qui avait les relents du vomi de l’enfer. Trop craintif aussi. Tenaillé qu’il était et ne voulant jamais faire ombrage au Roi-Soleil.

Lui demandait-on d’avoir un regard sur les « assemblées faites en vue de cabaler contre le gouvernement les attroupements à main armée, les émotions populaires, les vols et enlèvements, la destruction volontaire des objets publics ou la maquerellerie », il l’avait. Lui demandait-on de passer au peigne fin la cour des miracles, il la passait au peigne à poux ! Lui demandait-on d’installer l’éclairage public dans quelques rues mal famées de la capitale, il faisait toute la lumière ! Lui signalait-on que les ducs d’Elbeuf et de Montfort avaient entendu la messe du jour de Pâques avec « une grande irrévérence », il leur infligeait pénitence.

Il n’était pas sot, La Reynie, mais il était obéissant : « Veillez, lui avait ordonné le contrôleur général des Finances, Louis de Pontchartrain, à ce que les tailleurs utilisent les boutons de soie pour les habits au lieu des boutons d’étoffe qu’ils employaient jusques alors ! » (Il fallait en effet favoriser le commerce de la soie que Colbert avait industrialisée.) Là, Nicolas tousse et grogne. Il trouve que cette tâche n’entre pas dans ses attributions. Il est policier, pas mercier ! Et il le fait savoir au contrôleur général. Qui lui répondra sans délai : une lettre signée Louis de Pontchartrain qui mérite d’être publiée in extenso. «J’ai lu au Roi votre lettre entière au sujet des boutons d’étoffe. Elle a fait un effet tout contraire à ce qu’il semblait que vous vous étiez proposé car Sa Majesté m’a dit et répété très sérieusement, malgré toutes vos raisons, qu’Elle veut être obéie en ce point comme en toutes autres choses et que, sans distinction, vous devez confisquer tous les habits neufs et vieux où il s’est trouvé des boutons d’étoffe, et condamner à l’amende les tailleurs qui en ont été trouvés saisis. Condamnez donc avec rigueur tous ceux qui ont été ou qui pourraient être trouvés en contravention. »

Et La Reynie obtempéra. Le lieutenant général de police, le grand animateur de l’affaire des poisons, était docile, il obéissait même quand il s’agissait de boutons de culottes ! Il était donc « taillable et corvéable à merci » !

Sa contemporaine, Mme de Sévigné, le trouvait même « abominable » ! Primi Visconti estimait pour lui que « pour se trouver plus près du Roy il mettait sens dessus dessous les plus honnêtes familles de Paris ». Reste Jean Lemoine, ce chercheur du début de notre siècle, qui ira jusqu’à affirmer que Gabriel Nicolas de La Reynie était « un consciencieux imbécile » !

Un jugement par trop violent ! Saint-Simon, qui gravait pourtant souvent ses portraits à l’acide, et bien que La Reynie fût policier – fonction qu’il détestait ! –, semble beaucoup plus objectif : « La Reynie, conseiller d’Etat, si connu pour avoir tiré le premier la charge de lieutenant de police de son bas état naturel pour en faire une sorte de ministère

 fort important, par la confiance directe du Roy, les relations continuelles avec la cour et le nombre de choses dont il se mêle, et où il peut servir ou nuire infiniment aux gens les plus considérables et en mille manières, obtint enfin, à quatre-vingts ans, la permission de quitter un si pénible emploi, qu’il avait le premier ennobli par l’équité, la modestie et le désintéressement avec lequel il l’avait rempli, sans se relâcher de la plus grande exactitude, ni faire de mal que le moins et le plus rarement qu’il lui était possible... »

Nous avons observé, évidemment, que le mémorialiste n’a pas omis de mettre l’accent sur le fait que cet ancêtre de nos ministres de l’Intérieur « pouvait servir ou nuire infiniment aux gens considérables et en mille manières ! ».

Quoi qu’il en soit, il était le grand patron de l’Arsenal et plus précisément de la chambre ardente ; une chambre ainsi baptisée en souvenir des temps médiévaux où les jeteurs de mauvais sort étaient jugés à la lueur des torches, dans des caves voûtées, tendues de drap noir. Cette chambre, c’est Louis XIV lui-même qui l’avait souhaitée. Echaudé par l’affaire de la Brinvilliers, trop de publicité, trop de scandale, un parlement de Paris partial, malhabile et laborieux, le 7 avril 1679, il tapait sur la table et signait les lettres patentes qui inauguraient cette juridiction spécialisée.

La première « cliente » de cette chambre avait été arrêtée un mois plus tôt, le dimanche 12 mars, sur le parvis de Notre-Dame de Bonne Nouvelle. Elle venait d’entendre la messe, elle s’appelait Catherine Deshayes, elle était la femme d’Antoine Monvoisin : la Voisin. La Reynie l’interroge, elle parle, elle donne des noms, les plus grands de France : le futur maréchal de Luxembourg par exemple, qu’elle accuse faussement d’avoir voulu supprimer son épouse ! Celui de la duchesse de Vivonne aussi, belle-soeur d’Athénaïs, épouse du maréchal Louis-Victor de Rochechouart, un mari trop encombrant selon ses révélations !

Informé par La Reynie, Louvois se frotte les mains. Premièrement, il n’aime plus les Rochechouart qui sont devenus les protégés de Colbert. Secundo, il déteste l’orgueilleux duc de Luxembourg qui porte ombrage à sa propre gloire. Cette fois l’occasion est belle. D’autant plus que l’amant et complice de la Voisin, Adam Coeuret, dit Lesage a été encore plus accablant dans ses aveux : il a affirmé que sa maîtresse avait effectué deux voyages à Saint-Germain où elle avait rencontré Mlles Catau et des OEillets, deux suivantes de Mme de Montespan !

Donc, aussitôt, Louvois écrit au Roi : « J’entretins avant-hier M. de La Reynie, qui m’apprit que les crimes des personnes détenues à Vincennes paraissaient tous les jours de plus en plus extraordinaires. Il me remit d’abord l’original de l’interrogatoire du nommé Lesage, que je n’ai point envoyé à Votre Majesté parce qu’il est trop long et mal écrit... M. de La Reynie est persuadé que, si je parle à Lesage, il achèvera de se déterminer à dire tout ce qu’il sait... »

Cette lettre date du 8 octobre ; quelques jours plus tard il se rendait à Vincennes dans la cellule du vieux donjon qu’occupait Adam-Coeuret-Lesage. On reste pantois devant la méthode employée par le secrétaire d’Etat à la Guerre ! On ne sait que peu de chose de cette entrevue, mais le peu qui a filtré a de quoi vous laisser songeur !

Louvois promet la vie sauve au maître empoisonneur à condition qu’il serve d’indicateur ! C’est une incitation à la délation, ni plus ni moins. Et Lesage, voulant sauver sa peau, n’hésitera pas à noircir le tableau. Un tableau sur lequel Athénaïs ne figure pas encore. Du moins pas sous le pinceau de la Voisin qui va pourtant subir, pendant une dizaine de mois, les interrogatoires répétés de La Reynie et consorts, sans oublier, sur la fin, les questions ordinaire et extraordinaire. Et puis ce sera le jugement : une sentence de mort. Le soir du 19 janvier 1680 on vint lui annoncer la décision de la chambre ardente. Ce soir-là, elle se soûla. Le vin aidant, et n’ayant plus rien à sauver, elle perdit ses ex-amis ou complices : elle accabla Lesage, la Chapelain, l’abbé Mariette etc. A cet instant La Reynie se rappelle sans doute qu’un proverbe latin affirme in vino veritas... et il la fait à nouveau questionner.

— Quel commerce avez-vous eu avec la Catau ?

— Je n’ai fait que lui regarder les lignes de la main, au Palais-Royal. Et je lui ai dit qu’elle serait aimée de personnes de qualité. Elle m’a priée de faire quelque chose pour la faire entrer au service de Mme de Montespan. J’ai accepté de m’occuper d’elle et lui ai demandé, à cet effet, une chemise qu’elle m’a fait porter par sa tante. J’ai commencé une neuvaine à l’église du Saint-Esprit mais ne l’ai point achevée. Depuis ce temps, je ne l’ai pas revue et n’ai jamais su si elle était entrée chez Mme de Montespan.

— Avez-vous eu quelque commerce avec Mlle des OEillets ?

— Non, je ne la connais pas du tout.

L’horrible Voisin restait donc tout à fait muette dès qu’il s’agissait de l’entourage d’Athénaïs. Un mutisme d’où elle ne sortira jamais, pas même le 21 février au soir, la veille de son exécution. Ce jour-là, elle était plus ivre que jamais. Tout son répertoire de chansons paillardes y passa, paraît-il. « On lui fit honte, raconte Mme de Sévigné, et on lui dit qu’elle ferait mieux de penser à Dieu et de chanter un Ave Maria ou un Salve ! Elle tourna l’un et l’autre en ridicule, mangea, but et rebut et s’endormit. »

Et le lendemain, elle marchait au supplice.

« Nous la vîmes passer à l’hôtel de Sully. A Notre-Dame elle ne voulut jamais prononcer l’amende honorable et, à la grève, elle se défendit autant qu’elle put de sortir du tombereau. On la tira de force, on la mit sur le bûcher, assise et liée avec du fer ; on la couvrit de paille ; elle jura beaucoup ; elle repoussa la paille cinq ou six fois ; mais enfin le feu s’augmenta et on l’a perdue de vue... et ses cendres sont en l’air présentement. Voilà la mort de Mme Voisin, célèbre par ses crimes et par son impiété{33} »

Ce que ne nous a pas raconté Mme de Sévigné, qui était placée trop loin du bûcher pour entendre et voir distinctement, c’est que la condamnée, malgré la noirceur de son âme, eut un instant de repentir :

Je suis chargée de tant de crimes, avoua-t-elle au confesseur, que je ne souhaiterais pas que Dieu fît un miracle pour me tirer des flammes, parce que je ne puis trop souffrir pour ce que j’ai commis.

Certains témoins affirment aussi qu’elle ajouta avant que les flammes ne la lèchent :

Un grand nombre de personnes de toutes sortes de conditions et de qualités se sont adressées à moi pour demander la mort et les moyens de faire mourir. C’est la débauche qui est le premier mobile de tout ce désordre...

Mais décidément, elle ne cita jamais le nom de la favorite.

Il faudra même attendre le mois d’août de l’an 1680 pour qu’Athénaïs soit réellement compromise. Par la propre fille de la sorcière brûlée, par Marguerite Monvoisin.

Ma mère a été grillée, je n’ai plus rien à ménager maintenant. Je veux reconnaître la vérité, annonce-t-elle à La Reynie attentif et bientôt blême en écoutant cette jeune femme de vingt et un ans lui révéler ce qui suit :

Chaque fois qu’il arrivait quelque chose de nouveau à la Dame et qu’elle craignait diminution aux bonnes grâces du Roi, elle donnait avis à ma mère afin qu’elle apportât quelque remède. Ma mère faisait alors dire des messes sur des poudres destinées au Roi. C’étaient des poudres pour l’amour. Il y en avait des noires, des blanches et des grises. Ma mère les mélangeait. Certaines étaient passées sous le calice par un prêtre. Oui, il m’est arrivé de porter moimême les poudres à la Dame. La première fois, si je me souviens bien, c’était il y a deux ans et demi. La Dame était venue chez ma mère et après avoir parlé ensemble ma mère me fit venir devant la Dame et lui dit : « Madame, reconnaîtrez-vous bien cette fille ? » La Dame dit : « Oui, pourvu que j’aie quelque signal. » Il fut convenu ce jour-là, un jeudi, je crois, que la Dame viendrait le lundi aux Petits

— Pères et que j’aurais un masque, que j’ôterais et que je ferais semblant de cracher lorsque je verrais la Dame, ce qui fut fait ; et, en passant, sans m’arrêter, je lui mis dans la main un petit paquet de poudre qui était cacheté et que ma mère m’avait donné. Une autre fois, c’est entre Ville-d’Avray et Clagny, dans la plaine, au bas du pavé, que j’avais rendezvous avec la Dame pour lui remettre dans les mains un peu de poudre passée sous le calice...

Mais toutes ces déclarations ne sont rien au regard de celles que la Monvoisin fera encore, trois jours plus tard, devant un lieutenant de police de plus en plus angoissé.

J’ai vu la Dame allongée toute nue sur le matelas, ayant la tête pendante, une serviette sur le ventre et sur la serviette, une croix, à l’endroit de l’estomac, le calice sur le ventre et le prêtre...

— Le nom de ce prêtre ?

— L’abbé Guibourg. A la messe de la Dame, c’est lui qui a présenté un enfant paraissant né avant terme. C’est lui qui l’a mis dessus le bassin, qui l’a égorgé, qui a versé le sang dans le calice et qui l’a consacré avec l’hostie !

L’abbé Guibourg ! En introduisant ce prêtre dans la chambre ardente, Nicolas de La Reynie va s’enfoncer un peu plus dans l’abominable. Mais penchons-nous dès maintenant sur les notes qu’il a laissées autour des interrogatoires de cette soutane de cauchemar.

« La première messe fut célébrée dans la chapelle du château de Villebousin, près de Montlhéry... la femme sur le corps de laquelle Guibourg officia conserva toujours ses coiffes baissées. Elles lui couvraient le visage et la moitié du sein... l’enfant sacrifié ce jour-là avait été acheté pour un écu. Au moment de le piquer à la gorge avec un canif, l’officiant a lu cette conjuration : « Astaroth, Asmodée, princes de l’amitié, je vous conjure d’accepter le sacrifice que je vous présente de cet enfant pour les choses que je vous demande, qui sont que l’amitié du Roi, de Mgr le Dauphin, me soit continuée et être honorée des princes et princesses de la cour, que rien ne me soit dénié de tout ce que je demanderai au Roi, tant pour mes parents que pour mes serviteurs. »

« Il dit la deuxième messe dans une masure sur les remparts de Saint-Denis, sur la même femme, avec les mêmes cérémonies. Il dit la troisième à Paris chez la Voisin, sur la même femme. Avec un nouveau sacrifice d’enfant. Il déclare encore qu’il y a cinq ans il a dit une autre messe chez la Voisin, sur la même personne, une femme qu’il ne connaît point et qu’on lui a toujours dit être Mme de Montespan. »

La Reynie avait devant lui un homme au visage vultueux et couperosé, un homme qui louchait horriblement, ce qui lui faisait un regard obscène ; un vieil homme qui avouait calmement toutes ces horreurs, sans aucun frémissement.

La Reynie est assommé. Ainsi donc, la resplendissante reine de Versailles était noire ! Les philtres d’amour, les onguents miton-mitaines, les poudres de Perlimpinpin, passe encore ! Mais avec la nudité d’Athénaïs livrée aux canailles lubriques et tachée du sang d’enfants innocents, l’affaire prend un tour effrayant.

Et Guibourg n’a pas fini ! Il se souvient encore d’une « messe à rebours » lors de laquelle la Dame avait lu « un pacte ». Mieux, il se souvient même du texte exact de ce pacte : «Je demande l’amitié du Roy et celle de Mgr le Dauphin et qu’elle me soit continuée ; que la Reine soit stérile, que le Roy quitte son lit et sa table pour moi, que j’obtienne de lui tout ce que je lui demanderai pour moi et mes parents, que mes serviteurs et domestiques lui soient agréables ; chérie et respectée des grands seigneurs, que je puisse être appelée aux conseils du Roy et savoir ce qui s’y passe ; et que, cette amitié redoublant plus que par le passé, le Roy quitte et ne regarde La Vallière, et que, la Reine étant répudiée, je puisse épouser le Roy. »

Il est à noter, déjà, avant que d’analyser ses déclarations, que l’apostat dispose d’une mémoire étrangement sélective. Il est incapable, en effet, de donner la moindre précision de date en ce qui concerne les messes noires, mais en revanche, il ne fait aucun effort pour réciter sur le bout des doigts les dix lignes d’un texte entendu une seule fois... cinq ou six ans plus tôt ! Il est à noter aussi qu’il ne cite jamais le nom de la favorite et qu’on lui a simplement laissé entendre que le ventre sur lequel il célébrait était celui de la marquise de Montespan.

Un autre accusé comparaît maintenant devant La Reynie. C’est une femme, elle se nomme Françoise Filhastre et c’est sur le conseil de Lesage qu’on s’est emparé d’elle :

— La Filhastre en sait beaucoup ! Elle connaît bien Mme de Vivonne ! avait-il confié à Louvois.

Mais la Filhastre se taira. Harcelée par les policiers, épuisée, elle ne saura que soupirer :

Mettez, si vous voulez, que j’ai empoisonné la moitié de Paris. Pendez-moi si vous le voulez, cela vaudra mieux que de me faire languir comme vous le faites. Je n’ai jamais vu ni entendu parler de poisons ni rien de tout ce que l’on me demande.

Evidemment, elle mentait. Il était notoire qu’elle avait infusé les mixtures les plus sombres. On savait même qu’elle utilisait de la graisse de pendus que lui fournissait le dénommé André Guillaume, bourreau de la capitale de son état. Il était notoire aussi qu’elle s’était fréquemment offerte au prince des ténèbres lors des messes orgiaques que célébrait l’abbé Coton son amant et complice.

Et, le 30 septembre (1680), ledit Coton et elle-même étaient condamnés à être brûlés vifs après avoir subi la grande question. La question extraordinaire ! La sorcière, qui était déjà à l’article dé la mort, ne supporta pas ce dernier supplice, sa langue se délia. Mais on aurait parlé à moins : jugez plutôt. La condamnée est installée sur « la chaise de question ». Ses mains et ses pieds sont étroitement attachés et les brodequins soigneusement ajustés. Les brodequins, c’étaient quatre planches épaisses entre lesquelles on serrait la jambe du « patient » avec des cordes et des coins de fer, de manière à lui briser les os, précise Chéruel dans son Dictionnaire des institutions de la France. Quelle institution ! Et Chéruel n’estime pas nécessaire d’ajouter que les coins sont enfoncés... à grands coups de maillet !

Nicolas de La Reynie nous a laissé le rapport de la question subie par la femme Filhastre, découvrons-le : « Au premier coin martelé, elle avoua :

— Oui, j’ai fait commerce des poudres pour l’amour. Gallet me les fournissait. C’était les mêmes que celles que Mme de Montespan prenait pour le Roi... »

Au troisième coin, à la limite de l’évanouissement, elle murmura :

— Mme de Montespan a fait donner des poisons à Mlle de Fontanges et des poudres pour l’amour afin de rester dans les bonnes grâces du Roi. C’est avec la Chapelain que Mme de Montespan voulait empoisonner Mlle de Fontanges !

Mais sous le coup de la douleur ses propos deviennent plus décousus :

— Guibourg a travaillé pour le pacte... on a aussi tenté d’empoisonner M. Colbert... Gallet est un méchant homme...

On la délie alors (il n’y a que quatre coins !) on l’étend, gémissante, sur un matelas. La Reynie demeure de marbre. Il insiste. Il veut une nouvelle confirmation.

Oui, souffle la Filhastre, oui, c’est la Chapelain qui m’a dit que Mme de Montespan l’avait visitée et lui avait demandé de quoi faire mourir Mlle de Fontanges sans qu’il y parût et aussi de quoi pour se bien remettre dans les bonnes grâces du Roi...

Et la sorcière s’évanouit dans les bras de Nicolas Gobillon son confesseur. Le lendemain on la brûlera – plus très vive – en place de Grève.

Mais avant que le bourreau (celui-là même qui lui fournissait la graisse de pendus) ne la fasse rôtir, La Reynie, entêté, souhaita revoir la condamnée. Une dernière fois. Intuition de fin limier ou crise de conscience ? Toujours est-il que cette ultime visite achèvera de lui empoisonner la vie.

Sachez, Monsieur, que tout ce que j’ai déclaré est faux, se rétracta la prisonnière aux jambes meurtries. Je ne l’ai fait que pour me libérer de la peine et de la douleur des tourments et dans la crainte que l’on me réappliquât à la question. Je vous dis tout cela parce que je ne veux pas mourir la conscience chargée d’un mensonge.

Coup de théâtre ! Oui, le lieutenant général ne comprend vraiment plus rien !

— J’avoue que mon esprit se confond dans la discussion de toutes les raisons que j’ai essayé d’examiner, comme sujet et comme juge, et, quelque effort que je fasse pour n’avoir devant les yeux autre chose que mon devoir, je ne puis entendre néanmoins quel parti peut être le plus assuré et le plus juste à proposer. Je reconnais que je ne puis, par aucune de mes vues particulières, percer l’épaisseur des ténèbres dont je me trouve environné. Je demande du temps pour y penser davantage mais peut-être arrivera-t-il qu’après y avoir bien pensé je verrai encore moins que je ne vois à cette heure ! Tout ce qui est arrivé jusqu’ici me fait espérer, et je l’espère avec beaucoup de confiance, que Dieu achèvera de découvrir cet abîme de crimes et enfin qu’il inspirera au Roy tout ce qu’il doit faire dans une occasion si importante. »

Et le Roi fut inspiré : il ordonna à M. de Boucharat – président de la chambre des poisons – de paralyser tous les procès en cours ! Jamais, constate le minutieux chercheur qu’est Jean-Christian Petitfils, jamais dans les annales de l’histoire judiciaire semblable événement ne s’était produit !

Nicolas de La Reynie, dépassé par l’énormité du scandale, s’en est donc remis aveuglément à Louis XIV. Et, Pilate, il se justifie en écrivant : « Le Roy a reçu des lumières supérieures à celles des autres hommes. »

En réalité le lieutenant frémit. Il a mis la main sur un véritable nid de guêpes. Il a anéanti les ouvrières... mais il craint de s’attaquer à la Reine !