Le 20 janvier 1666 était morte Anne d’Autriche.

Dix-neuf jours plus tard, à Poitiers, Diane de Grandseigne dont la piété naturelle s’était accrue et la vertu renforcée avec l’âge, s’éteignait elle aussi. Le Roi et Athénaïs avaient donc perdu leur mère à quelques jours d’intervalle. Louis XIV pleura beaucoup, on l’a vu, mais l’on sait aussi que la disparition de la reine mère mettait fin à ce que l’on appellerait aujourd’hui son complexe d’OEdipe – car il en était plus ou moins atteint, comme tout un chacun –, le libérait, marquait le début de ses liaisons sentimentales officielles. Quant à M. de Mortemart, devenu veuf, duc et pair, et quoique âgé de soixante-six ans, il fréquenta dès lors la petite maison de Chaillot avec « une ardeur de vieux conquérant, plus asservi à Vénus qu’à Mars, qui provoquait l’admiration des bonnes gens ». Il aimait à y faire rouler, boucler entre ses doigts la chevelure brune de la présidente Tambonneau, sa cadette de seize ans, demeurée très désirable, encore que, précise Maurice Rat, « les saisons eussent donné à son teint d’ambre rosé une matité un peu trop uniforme ». Le bronzé intégral n’était pas encore au goût du jour, loin s’en faut ! Une peau blanche et laiteuse qui ne souffrait pas le moindre hâle, tel était le chic. Les visages brunis étaient réservés aux paysannes. Autres temps, autre mode.

Et Athénaïs ? Trompait-elle déjà son mari gascon dans des bras qui n’étaient pas encore ceux du Roi ? Voire... Le marquis de Montespan courait souvent par vaux et par monts, d’une campagne à l’autre, et la laissait donc seule, en tentation à des adorateurs qui ne faisaient pas défaut.

On a dit que Lauzun... mais on verra bientôt combien Athénaïs le détestait. On a prétendu que Monsieur... mais la chose est en elle-même invraisemblable. On a dit que La Fare... mais il avoua lui-même s’être promptement retiré en voyant que la belle le tournait en ridicule. Le jeune comte de Saint-Pol, quant à lui, ce frère cadet du duc de Longueville, lui fit une cour plus assidue, car il était bien béjaune et naïf, du haut de ses dix-sept ans ; mais nul ne peut dire s’il parvint à ses fins. On cite aussi le comte de Frontenac et à Versailles, on se plaira d’ailleurs, lorsque Athénaïs « sera au Roi », à chansonner ce petit couplet :

Je suis ravi que le Roi, notre Sire
aime la Montespan.
Moi, Frontenac, je me crève de rire
Sachant ce qui lui pend.
Et je dirai, sans être des plus lestes,
Tu n’as que mon reste, Roi,
Tu n’as que mon reste...

Ce qui est loin d’être prouvé !

Telle était la situation au début de l’an 1667. Et si Louis XIV n’avait pas été sans remarquer Athénaïs, il ne paraissait pas encore enthousiasmé.

— Elle fait ce qu’elle peut mais moi je ne veux pas ! aurait-il même déclaré à Monsieur, son frère.

Jusqu’à ce que l’on donne le ballet des Muses : la cour a quitté Fontainebleau pour Saint-Germain, fini le deuil de la reine mère, vivent les plaisirs et les divertissements publics. Le ballet des Muses : Jupiter, on s’en doute, n’est autre que le Roi-Soleil. Le rôle de Terpsichore revient à La Vallière, celui d’Euterpe à Henriette, quant à Polymnie, la pastourelle, elle se confond avec Athénaïs. Le tout sur un livret – aussi fade que bouffon – d’Isaac de Benserade.

Historiquement, cette représentation du 2 janvier est intéressante, car, pour en croire le librettiste, le Roi, ce soir-là, eut pour la Montespan – mais elle ne semblait guère y prêter attention, suprême adresse féminine – des égards et des regards qu’il n’avait jamais eus jusqu’alors. Mais faut-il croire le poète ? N’était-il pas, lui-même, secrètement amoureux de la marquise ? Au lendemain de cette mascarade, il écrira :

Elle est prompte à la fuite
Et garde une conduite
Dont chacun est surpris...

Vers sibyllins. Alors ? Quelle est l’allusion ? S’agirait-il d’une fin de non-recevoir de Polymnie à Jupiter ? ou de Benserade, le quinquagénaire de Lyons-la-Forêt qui aurait été clairement éconduit ? La deuxième supposition semble la plus vraisemblable.

OEillade de Louis XIV à Athénaïs, donc, mais oeillade qui n’empêchait pas, en ce nouveau printemps, Louise de La Vallière de connaître une nouvelle grossesse royale. La dernière. Car le 4 mai, en effet, note Alain Decaux dans sa très riche Histoire des Françaises, « la cour, frémissante, glose sur une nouvelle capitale : le Roi vient de faire en carrosse une promenade avec Athénaïs. Les aventures du Roi ont presque toutes commencé de cette manière, poursuit-il, et la cour le sait, la cour le dit, la cour admire ».

Et la cour de s’interroger aussi, quelques jours plus tard, lorsque le parlement, toutes chambres assemblées, reçut communication, à fin d’enregistrement, de lettres patentes telles qu’on n’en avait pas vues depuis un demi-siècle : des lettres qui signifiaient que Mlle de La Vallière était élevée au rang de duchesse, recevait les terres de Vaujours en Touraine et que sa fille Marie-Anne était légitimée. Que signifiait cette largesse royale ? Était-elle un gage d’amour ou un cadeau de rupture ? Cette promotion ne sous-entendait-elle pas que le Roi cherchait à s’acquitter une fois pour toutes de la dette qu’il avait contractée envers elle ? Louise s’inquiéta. Certes, la terre de Vaujours devait lui rapporter 100 000 livres l’an, certes elle aurait droit, dorénavant, au tabouret, privilège réservé aux duchesses, mais elle pressentait, quelque part, que cet acte parlementaire préparait le drame et surtout elle ne supportait pas les méchantes langues qui dissertaient autour du droit du tabouret, laissant entendre qu’après s’être couchée elle pourrait aussi s’asseoir devant Sa Majesté. Louise, le coeur labouré, le corps épuisé, était sensible, fragile. Elle n’était – selon Mme de Sévigné « qu’une petite violette qui se cachait sous l’herbe et qui était honteuse d’être maîtresse, d’être mère, d’être duchesse ». Et elle s’inquiéta davantage quand elle sut que le Roi retournait à confesse et quand elle apprit qu’il avait fait ses Pâques. Sa Majesté s’amendait-elle ? Non, simplement elle partait en guerre. La guerre des Flandres. Et à cette occasion Louise dut se soumettre.

— Je pars pour les armées, lui signifia Louis XIV, mais vous, vous demeurez à Versailles.

Pas question de longues routes en carrosse jusqu’aux terres flamandes. Le ventre rond de la favorite ne le supporterait pas. Le prétexte était bon. La Reine, en revanche, suivrait le Roi. Jugez de sa satisfaction ! Sans La Vallière ! Elle s’affaira donc, elle se prépara, et avec elle toutes ces dames qui avaient nom Richelieu, Armagnac, Créqui, Humières et... Montespan. Henriette, une nouvelle fois enceinte, ne serait pas du voyage, elle non plus. Elle se retirerait à Saint-Cloud avec celles de sa maison.

La guerre des Flandres ! Il faut aller en chercher l’origine. Le 7 novembre 1659 – quelques mois avant l’union de Louis XIV et de l’infante Marie-Thérèse –, dans les textes du traité des Pyrénées et plus précisément dans les clauses du mariage. En épousant Louis XIV, Marie-Thérèse était en effet tenue à renoncer à toutes les parties de la succession de Philippe IV, son père, y compris aux Pays-Bas espagnols ! Mais en revanche le roi ibérique s’engageait à verser, en trois termes, une dot de 500 000 écus d’or. C’est ici que résidait la suprême adresse de Mazarin, car, si cette dot n’était pas payée, la renonciation serait caduque. Le fait était bien stipulé. Or, le cardinal malin n’ignorait pas qu’au-delà des Pyrénées l’appauvrissement était devenu endémique et qu’on ne serait jamais en mesure de s’acquitter de cette somme considérable ; qu’en conséquence Louis XIV et son épouse pourraient conserver tous leurs droits sur la succession espagnole.

Donc, dès le mois de mars 1667, sa mère – soeur de Philippe IV d’Espagne – étant décédée et Philippe IV lui-même n’étant plus de ce monde, le Roi-Soleil fourbit ses armes. Il semble ne pas craindre la colère de l’héritier espagnol – Charles II, fils du défunt – qui, il est vrai, n’est alors âgé que de sept ans !

Et en mai, au terme d’incroyables et délicates tractations diplomatiques avec l’Angleterre, la Hollande et l’Espagne elles-mêmes, Louis XIV estime qu’il faut passer à l’action militaire. Pas avant, cependant, d’avoir envoyé à Madrid le fameux Traité des droits de la Reine très chrétienne sur divers états de la Monarchie d’Espagne, un épais plaidoyer concocté – en espagnol ! par le machiavélique marquis de Berny, Hugues de Lionne, maître d’oeuvre de toute cette affaire étrangère, réquisitoire au terme duquel le roi de France réclame à son frère et cousin Charles II pratiquement tous les Pays-Bas espagnols ainsi que la moitié du Luxembourg et un bon tiers de la Franche-Comté !

Deux jours après avoir adressé au parlement les lettres de légitimation de sa fille, Mlle de Blois, après avoir donné à Turenne le commandement de l’armée d’invasion, le Roi quittait donc Saint-Germain pour les Flandres. Le Dauphin – six ans – était du voyage ! Une foudroyante campagne ! Bergues, Furnes se rendent au roi de France. Tournai, Courtrai, Douai, Oudenarde ne résisteront guère...

Pendant ce temps, à Versailles, Louise de La Vallière n’en peut plus. Il semble que tout s’éclaire à ses yeux ! Elle aurait été dupée par la Montespan ? Mais elle veut savoir. Alors elle prend une décision soudaine et désespérée : elle désobéit au Roi-Soleil et, sans être appelée, le 19 juin, elle monte dans son carrosse, direction Avesnes ! Où le Roi, qui a décidé d’interrompre les opérations pendant quelques jours, a fait mander à la Reine et à ses dames de venir.

Le lendemain, à La Fère – une petite cité qui avait, quelques décennies plus tôt, courageusement tenu tête au Béarnais – la Reine, qui jouait aux cartes avec Athénaïs, fut informée que l’équipage de la duchesse de La Vallière était en vue. À cette nouvelle, selon Mlle de Montpensier, Marie-Thérèse fut subitement atteinte d’une véritable crise d’hystérie, pleura, hurla et vomit tout son dîner ! Quant à Mme de Montespan, selon le même informateur, elle en profita pour verser de l’huile sur le feu, n’hésitant pas à accabler celle qu’elle voulait remplacer :

J’admire sa hardiesse de s’oser présenter devant la Reine, de venir avec cette diligence sans savoir si elle le trouvera bon ; assurément le Roi ne lui a pas demandé de venir !

Elle aurait même ajouté, selon la Grande Mademoiselle :

Dieu me garde bien d’être la maîtresse du Roi ! Si j’étais assez malheureuse pour cela, je n’aurais jamais l’effronterie de me présenter devant ma souveraine !

Mais la nuit suivante... Dieu ne la préserva pas ! Elle tomba dans les bras de Louis XIV.

L’affaire est pittoresque. Athénaïs partageait sa chambre avec Mme d’Heudicourt{15} Les deux jeunes femmes devisaient dans l’obscurité lorsque surgit un Suisse, un flambeau à la main. Elles se dressent sur leur lit, l’homme s’avance. Mais non, ce n’est pas un Suisse... c’est le Roi déguisé ! Mme d’Heudicourt, qui n’est point sotte et qui se doute bien que le pseudo-Suisse n’est pas venu pour elle, prend sa camisole et s’en va gentiment quérir une autre chambre.

Les jours suivants, à Avesnes, Louis et Athénaïs – qui ont sans doute apprécié leur première intimité – se rencontrent dans la chambre de Mme de Montausier. Mais parcourons plutôt les précieuses notes de Mlle de Montpensier : « Mme de Montespan avait accoutumé de demeurer dans sa chambre, qui était l’appartement de Mme de Montausier, proche de celle du Roi. On remarqua que l’on avait ôté une sentinelle, mise jusque-là dans un degré qui avait communication du logement du Roi à celui de Mme de Montausier et elle fut mise en bas pour empêcher que personne n’entrât par l’escalier. Le Roi demeurait dans sa chambre quasi toute la journée, qu’il fermait lui-même et nul ne voyait plus Mme de Montespan, elle ne venait point jouer aux cartes et ne suivait plus la Reine lorsqu’elle allait se promener. »

Un soir, au souper, raconte encore la curieuse Montpensier, « la Reine se plaignant de quoi on se couchait tard, se tourna de mon côté et me dit :

Le Roi ne s’est couché qu’à quatre heures. Il était grand jour. Je ne sais à quoi il peut s’amuser ?

Je lisais les dépêches et j’y faisais réponses, répliqua Louis XIV, en souriant, tournant la tête de mon côté pour que la Reine ne le vît pas.

« J’avais bien envie d’en faire autant, poursuit le témoin, mais je ne levais pas les yeux de dessus mon assiette. »

Mais ne pourriez-vous prendre une autre heure, soupira la délaissée.

La délaissée qui, manifestement, n’était pas aussi niaise qu’on pourrait le croire.

J’en sais plus qu’on ne croit, je suis sage et prudente et ne suis la dupe de personne, quoi qu’on en puisse imaginer.

Le 27 juin, Mars finissant bien par l’emporter sur Vénus, le Roi reprendra la tête de ses armées. En route pour les chemins du Nord ! Auparavant il a prié la Reine, fâchée, La Vallière, effondrée, Athénaïs euphorique et toutes ces dames de la suite, de bien vouloir se retirer et l’attendre à Compiègne.

Compiègne, où nos deux rivales se confesseront... laissant sans doute bien perplexe le représentant du culte chargé de les entendre. Et, en pénitence (justice immanente ?), Athénaïs souffrira d’une vilaine rougeole. Peut-être s’agissait-il d’une rubéole, d’ailleurs, mais à l’époque (l’heureux temps !) les microbes n’existaient pas encore... et toutes les affections de peau rougissante recevaient le même diagnostic : rougeole. Rubéole ou rougeole, qu’importe puisque Athénaïs n’est pas encore grosse des oeuvres royales. Purgare, saignare, prescrit M. d’Aquin, médecin de la Reine et père de la liqueur, et tout ira pour le mieux ! Et Athénaïs est à peine rétablie lorsque Louis XIV arrive sans s’annoncer. Il ne peut vivre loin de Mme de Montespan, il ne le cache plus. Sa campagne des Flandres n’en souffre pas puisque – qu’il soit au front ou qu’il n’y soit pas – les places fortes ennemies tombent les unes après les autres, comme des châteaux de cartes, à la grande stupéfaction de toutes les cours d’Europe... et pour le plus grand plaisir de Van der Meulen.

Van der Meulen : une sorte de photographe officiel de la conquête des Flandres. Appelé en France par Colbert, sur conseil de Le Brun, cet artiste aguerri aux luminosités flamandes peindra plus de cinquante batailles. C’était, paraît-il, souvent la même, prise de face ou de profil ! Peintre de grand talent, mais courtisan accompli, il n’oubliait jamais de bien situer le monarque en premier plan. Flagorneur, il ajoutait :

— Sire, si j’ai du talent, c’est que vous me dispensez des frais de l’imagination. Vous faites le tableau, moi je le peins.

Van der Meulen, le peintre des uniformes chamarrés d’or et d’argent, des mousquetaires en casaque bleue, des plumes au vent, des boulets déferlant dans un cliquetis de couleurs.

Les scènes les plus intimes, les portraits un peu sucrés étaient l’affaire de Pierre Mignard. Il faut voir la Montespan sous la touche de ce maître ! La bouche, petite et vermeille, le sein orgueilleux, merveille, la main du format diamant...

Une délicieuse mignardise, en somme, mais que M. de Montespan, le Gascon trompé, ne semble pas avoir protégée d’une manière bien efficace !

Le pouvait-il, seulement, et que faisait-il pendant ce temps ?

Eh bien il a contracté un nouvel emprunt, il a levé une compagnie de chevau-légers et il est parti guerroyer – sous les ordres de Noailles – en Cerdagne et Roussillon, régions fraîchement acquises par la couronne lors du traité des Pyrénées et sur lesquelles – en représailles – le duc d’Ossuna avait fondu dès l’invasion de la Flandre espagnole. Montespan y est donc à la tête d’une bonne troupe, mais – et ceci n’étonnera personne – il a peine à subvenir à ses besoins. Pour preuve, ce pli adressé à Louvois par le sieur Macqueron, intendant de Sa Majesté en Roussillon :

« Nous avons vu, en passant, la compagnie de M. de Montespan laquelle est composée de 84 maîtres bien montés, outre son équipage qui est fort leste et dans lequel il y a plus de 30 chevaux ou mulets. Il dit qu’étant fils de famille il ne peut faire beaucoup d’avance pour l’entretien de cette troupe. Je crois qu’il y aurait de la justice à lui envoyer au plus tôt quelque somme d’argent à bon compte de la subsistance de sa compagnie. »

Chose rare, le plus strict, le plus cassant des ministres ne se fit pas prier pour accorder des subsides à Montespan. Nul doute que Louvois pensait plaire à son maître en gardant ainsi le mari trompé éloigné de Paris. De pleines poignées de liards, la perspective d’une garnison triée sur le volet, et même la promesse d’un bon régiment dans les meilleurs délais, le Gascon trouvait là une triple récompense.

Aucun doute, si Colbert avait sa La Vallière, Louvois avait sa Montespan !

Dans l’action menée contre Puygcerda « où les Espagnols furent rejetés jusques aux palissades », M. de Montespan fît preuve de sa bravoure habituelle. Le duc de Noailles en informa Louvois, qui le fit savoir au Roi, qui ne manqua pas de faire transmettre ses félicitations, mais qui était surtout enchanté de cette guérilla en Roussillon, qui éloignait fort à propos le mari et lui laissait le champ libre pour sa campagne... galante.

À l’automne de 1667, alors que Louise de La Vallière connaît ses dernières relevailles, que la cour abandonne le Louvre pour s’installer aux Tuileries, que chaque soir Sa Majesté s’attarde chez Athénaïs, alors que Turenne qui a atteint les abords de Bruxelles déclare que cette campagne est close, M. de Montespan prend ses quartiers d’hiver à Perpignan.

Bien que cette ville soit, selon Dali, « le point fantastiquement concentrique de toutes les confluences mirifiques et sublimement géniales »... M. de Montespan se morfond. Est-il déjà informé de ses déboires conjugaux ? On ne le sait. Ce que l’on n’ignore pas, c’est que, ne supportant plus la solitude, il s’acoquina à une brunette du pays, aux yeux brillants et au sang chaud et qu’il la travestit en soldat pour l’introduire dans sa compagnie de chevau-légers afin de l’avoir toujours sous la main ! Naturellement cette extravagance ne tarda pas à s’ébruiter. La famille de la jeune garce porta plainte auprès du bailli et... la coureuse fut séquestrée. C’était compter sans la colère du Gascon. Il était prompt à prendre la mouche. Furieux, en pleine nuit, il organise une expédition punitive : il lance ses cavaliers à l’assaut de la demeure de l’agent du Roi, le tire brutalement de son lit, le traîne dans la rue manu militari et là, devant les Perpignanais réveillés, mais réjouis, lui inflige une sévère rossée de « coups de bâtons, de plats d’épées et de crosses de pistolets ».

Allons ! ce n’est pas à un petit fonctionnaire de s’opposer aux amours d’un Gondrin !

Bien sûr, le représentant de l’autorité royale céda, il accepta, contraint et frappé, de relâcher l’amazone, mais, l’affaire étant d’importance, il porta plainte pour insultes, coups et blessures.

Fort curieusement cependant, tout le monde, Montespan, ses complices et la coquine, sortit de là blanc comme neige. Là encore, une main puissante intervint. C’était encore celle de Louvois.

Dans le même temps, au fond de sa Gascogne, le marquis d’Antin, père de notre Montespan, recevait un courrier de Paris dans lequel on lui apprenait, sans ambages, que sa belle-fille était au Roi. La piquante Mme du Noyer nous raconte qu’ayant lu cette lettre, il aurait bondi et se serait écrié :

— Dieu soit loué ! Voici la fortune qui commence à entrer dans notre maison !

Réaction pittoresque, n’est-il pas vrai ? Mais le fils, lui, n’allait peut-être pas prendre la chose avec la même décontraction.

À « la Noël » de 1667, pourtant, alors qu’il avait obtenu un congé pour venir à Paris tenter de clarifier ses embarras financiers, tout sembla encore aller pour le mieux dans le ménage Montespan. On les rencontre ensemble, en effet, chez Me Crespin, notaire au Châtelet, où ils contractent un nouvel emprunt de 14 000 livres, et on les retrouve à la cour, le 16 janvier, assistant à la représentation d’Amphitryon donnée par Molière et sa troupe. Ensemble ils entendent donc ces vers :

Un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore
Et, sans doute, il ne peut être que glorieux
De se voir le rival du souverain des Dieux...

C’est plus qu’une coïncidence. Molière a sans doute trouvé là l’occasion de ridiculiser le marquis pour amuser le Roi. La cour, d’ailleurs, ne s’y trompa pas. Le Gascon « qui partageait avec Jupiter » fit, quant à lui, la sourde oreille. Mieux, après avoir embrassé sa femme et lui avoir donné « procuration générale avec pouvoir de puissance à l’effet de gouverner tous leurs biens communs », il regagne paisiblement le Roussillon. Étrange comportement, car on est sûr qu’il n’ignore plus.

Cette fois, il est impossible qu’il ne sache pas. Sa famille, ses amis doivent l’avoir prévenu.

S’imaginait-il donc que les amours d’Athénaïs et de son Roi ne seraient que passade ? Supposait-il que Louise de La Vallière, délivrée d’un nouvel enfant, retrouverait son ascendant ? Si oui, il se leurrait. Louis XIV, parvenu au cap des trente ans, semblait moins priser les passions romanesques et les voyages en Arcadie. Il se lassait de la bergère des ballets de Benserade. La patricienne semblait mieux correspondre à son tempérament, à ses ambitions de monarque capable de faire trembler l’Europe. Car elle tremble à nouveau : dès février de la nouvelle année (1668) notamment, lorsque le Grand Condé, le frondeur repenti qui avait mis autrefois son bras au service de l’Espagne, s’empare sans coup férir de Besançon, de Salins et de Luxembourg ! La guerre a repris. Alors, le roi de France, délaissant un instant ses chères amours, brûlera le pavé, franchira 80 lieues en cinq jours et rejoindra l’armée du prince retrouvé... et tout ira très vite. En deux semaines la Franche-Comté sera quasi conquise.

Retour à Saint-Germain : Athénaïs s’y impatiente. Athénaïs est amoureuse. Athénaïs est jalouse de La Vallière qui n’a pas encore été officiellement évincée. Deux favorites en même temps ! En calèche, Louis aime à se montrer avec l’une à sa droite et l’autre à sa gauche. À Saint-Germain, pour se rendre chez Mme de Montespan il doit emprunter les appartements de La Vallière. Aussi ne sait-on pas vraiment à laquelle il rend hommage. Et c’est de cela qu’Athénaïs enrage. Elle ne supporte plus cette ambiguïté !

Quant à la Reine, elle est enceinte pour la cinquième fois. Bientôt le premier duc d’Anjou verra le jour.

Car à sa manière Louis XIV est fidèle. Il n’oublie pas Marie-Thérèse. C’est chez elle, en effet, qu’il passe une partie de ses nuits : pour y dormir ! La princesse Palatine sourit : « Il couchait toutes les nuits dans le lit de la Reine, mais ne s’y comportait pas toujours comme le tempérament espagnol de cette princesse le désirait. »

Au printemps, la paix est signée à Aix-la-Chapelle. Par ce traité il est dit que la France conservera une douzaine de villes flamandes – dont Lille –, mais restituera la Franche-Comté. (Auparavant on y démantèlera les places fortes, on ne sait jamais !) Louis XIV n’est qu’à demi satisfait de ces clauses, mais il est probable qu’il envisage déjà de les retoucher un jour ou l’autre. A demi satisfait, mais nullement fâché ; il tient à célébrer sa victoire : à Versailles. Il y prévoit une fête éblouissante.

Versailles, en 1668, ce n’est encore qu’une demeure sans ostentation, c’est, selon Mlle de Scudéry, « la petite maison de campagne du plus grand roi de la terre ». Trois corps de logis, une colonnade, des toits à la française. Plus de confort que de luxe, sans doute, mais plus de charme que de confort. Côté jardin, c’est la perfection. Saint-Germain a ses terrasses, Fontainebleau offre sa forêt, Versailles a ses jardins. Une belle fête donc, dont se souvinrent les trois mille personnes qui se pressèrent aux grilles du parc. Une fête lors de laquelle Louise de La Vallière parut être encore maîtresse de coeur du Roi, alors que nul n’ignorait plus qui régnait sur ses sens.

Et au fin fond de son Roussillon, M. de Montespan, qui lui-même n’ignorait plus, s’inquiéta soudainement. Début juin, impromptu, il avait demandé au Roi un congé pour revenir à Paris. Le 14 du même mois, sans méfiance, puisque conseillé par Louvois, Louis XIV avait répondu ce qui suit : « Ayant considéré que votre présence n’est plus nécessaire à mon service aux lieux où vous êtes, je vous fais cette lettre pour vous dire que je trouve bon que vous veniez par deçà et alliez partout où vos affaires vous appelleront. »

Ses affaires l’appellent à Versailles ! Montespan ne se le fait pas dire deux fois. Il galope, il bondit, il surgit à la cour en fête. Le rouge au front. À cet instant, Athénaïs, prévoyant le pire, joue – car elle était joueuse ! cartes sur table. Habileté ou sincérité ? Toujours est-il, s’il faut croire Saint-Simon – qui n’était pas né ! qu’elle avertit son mari « du soupçon de l’amour du Roi pour elle. Elle ne lui laissa pas ignorer qu’elle ne pouvait plus en douter. Elle le pressa, le conjura avec la plus forte insistance de l’emmener dans ses terres de Guyenne et de l’y laisser jusqu’à ce que le Roi l’eût oubliée ou se fût engagé ailleurs ».

Mais la mouche l’avait piqué, il ne voulut rien entendre, il jeta de hauts cris, il se déchaîna, il gifla ! « L’époux privé de ses droits ne put contenir sa fureur et le plus vigoureux soufflet appliqué sur le plus beau visage de la cour en tripla le coloris... »

Mais ce n’était qu’un coup de sang. La colère du capitaine Fracasse allait être terrible. Et elle redoublera selon Bussy-Rabutin, quand son épouse refusera d’accomplir le devoir conjugal et lorsqu’il découvrira qu’elle est grosse d’un fruit dans lequel... il n’entre pour rien !

Mais laissons la Grande Mademoiselle nous conter les esclandres par le menu. Elle est un témoin auriculaire que l’on ne peut suspecter puisqu’en règle générale elle s’avoue plutôt favorable au marquis trompé.

« Un soir, M. de Montespan me montra une harangue qu’il avait écrite au Roi, dans laquelle il citait des passages de l’Ecriture sainte, tels que l’exemple de David et de Bethsabée, enfin, exhortant le prince à lui rendre son épouse et à craindre le jugement de Dieu.

Vous êtes fou, mon ami ! on ne croira jamais que vous avez fait vous-même ce prône qui est admirable. Il tombera sur l’archevêque de Sens qui est fort mal avec Mme de Montespan ! »

Le lendemain, Mademoiselle, qui s’était rendue à Saint-Germain, rencontra Athénaïs sur la terrasse :

J’ai vu hier à Paris votre mari, dit-elle ; il est plus fou que jamais. Je l’ai fort grondé et j’ai ajouté que s’il ne se taisait pas, il mériterait qu’on le fît enfermer.

Je suis honteuse de voir que mon perroquet et lui amusent la canaille, aurait répondu Athénaïs, avec un calme surprenant, en haussant ses divines épaules.

Entre-temps, quelques bonnes langues de la cour avaient pris plaisir à signifier au marquis que la duchesse de Montausier – la tendre héroïne de La Guirlande de Julie – n’était pas étrangère à l’intrigue galante du Roi et d’Athénaïs... qu’elle avait plus ou moins joué les entremetteuses !

L’effet d’une bombe ! Montespan blêmit, explose et bondit chez la Montausier. Il entre en trombe chez la duchesse et tombe au milieu d’une foule d’amies empressées venues la complimenter sur la nomination de son mari au poste de gouverneur du Dauphin. Fi de tous ces témoins, il lui fait une scène d’une violence extrême, la traite de maquerelle et sort en claquant la porte !

Averties, Athénaïs et la Grande Mademoiselle accourent bientôt chez la malheureuse et la trouvent au lit, malade de saisissement, toute tremblante de colère et d’indignation. « Elle ne pouvait quasi parler. Enfin elle conta ce qui s’était passé : M. de Montespan est entré chez moi comme un fou ! il m’a dit de Madame sa femme et à moi, toutes les insolences imaginables. J’ai loué Dieu qu’il n’y ait eu ici que des dames, car si j’avais eu chez moi quelque gentilhomme, je crois qu’on l’aurait jeté par la fenêtre. Le Roi l’ayant su, ajoute Mademoiselle, on alla le chercher pour l’arrêter, mais il se sauva. Cela fit un bruit épouvantable dans le monde, mais on l’apaisa tant que l’on put... »

Une scène, donc, que la cour n’était pas accoutumée de vivre, une scène confirmée en tout point par Saint-Simon (qui n’était toujours pas né !).

Mais l’irascible Montespan n’avait pas dit son dernier mot. Dans quelques décennies Le Normand d’Etioles et M. du Barry jetteront leurs moitiés dans les bras de Louis XV le Bien-Aimé, lui ne mangeait pas de ce pain ! Il allait concocter – s’il faut croire certains mémoires du temps – la plus machiavélique des vengeances. Autrefois, le mari trompé de la Belle Ferronnière avait usé – dit-on – de ce stratagème à l’encontre de François Ier : il s’agissait tout simplement de se faire « gâter », de contracter une « bonne galanterie », de la transmettre à son épouse afin que, par une conséquence toute naturelle, le Roi lui-même fût poivré ! À cet effet, il hanta les bouges et fréquenta assidûment l’hétaïre. Restait ensuite à serrer étroitement sa femme dans ses bras. Il fallait, pour ce faire, déjouer toutes les surveillances et forcer les portes de l’appartement. Il y parvint en menaçant le laquais de sa canne et surgit comme un diable devant sa femme et la Montausier horrifiées.

« Dès que la marquise l’aperçut, elle (Athénaïs) fit les hauts cris et s’alla réfugier dans les bras de son amie, où il courut après elle. Là, se passa une scène terrible.

« Ses paroles ne furent pas ménagées. Il n’y eut injures, pour sales et atroces qu’elles fussent, qu’il ne vomît en face de Mme de Montausier avec les plus sanglants reproches. Comme il voulut passer outre, en sa présence, à force du bras, pour l’exécution de ce qu’il avait projeté, elles eurent l’une et l’autre recours aux cris les plus perçants qui firent accourir le domestique, en présence de quoi, ne pouvant mieux, les mêmes injures furent répétées et lui emmené de force, non sans avoir fort joué du moulinet et achevé de jeter les deux dames dans la plus mortelle frayeur. »

L’outragé se résigna-t-il après cette tentative infructueuse ? Envisagea-t-il de gagner ses terres et d’y remuer ses rancoeurs ? Sans doute, mais pas avant d’avoir fait, selon Voltaire, une ultime irruption à Saint-Germain, deux jours seulement après la scène épique que nous venons de vivre, où il se rendit, tout de noir vêtu, pour prendre congé du Roi, en un carrosse drapé de crêpe sombre, que tiraient des chevaux du plus bel ébène.

Humour noir, surréalisme avant l’heure, vision stupéfiante...

— Mais de qui donc portez-vous le deuil ? demanda Louis XIV au funèbre personnage.

— De ma femme, Sire, de ma femme. Je ne la verrai plus !

Après quoi, toujours selon Voltaire, le marquis fit révérence – ou pirouette –, prit dignement la porte et revint à Paris disant partout que sa femme était morte !

Trop, c’était trop. Il n’eut pas loisir de rejoindre sa Gascogne. Le 20 septembre de cette année 1668, sur ordre du Roi, il prit le chemin du Fort-l’Evêque, rue Saint-Germain-l’Auxerrois, où il entra sous bonne garde... mais la tête haute.

Il convoqua séance tenante deux notaires du Châtelet et les pria d’enregistrer deux actes : le premier, pour qu’on lui fît une avance de 6 000 livres destinées à s’acquitter des frais d’incarcération et à payer son tailleur ; le second, pour annuler la procuration générale qu’il avait accordée à Athénaïs. Logique !...

Cette incarcération n’avait pour but que d’apaiser ses humeurs violentes et l’intimider. Elle fut brève, en effet. Que pouvait-on lui reprocher sinon d’être cocu et insolent ? Le 7 octobre suivant il était autorisé à quitter Fort-l’Evêque. Impunément ? non pas, car il fallait qu’il se conformât à cet ordre reçu et lu par le chevalier du guet :

« De par le Roy,

« Sa Majesté, étant mal satisfaite de la conduite du sieur marquis de Montespan, ordonne au chevalier du guet de la ville de Paris qu’incontinent, après qu’en vertu de l’ordre de Sa Majesté qui en a été expédié, ledit sieur marquis aura été mis en liberté des prisons de Fort-l’Evêque où il a été détenu, il lui fasse commandement, de la part de Sa Majesté, de sortir de Paris dans les vingt-quatre heures pour se rendre incessamment dans une des terres appartenant au sieur marquis d’Antin, son père, située en Guyenne, et y demeurer jusqu’à nouvel ordre, Sa Majesté lui défendant d’en sortir sans sa permission expresse, à peine de désobéissance. Et ordonne, Sa Majesté, à tous ses officiers et sujets de prêter main-forte... »

M. de Montespan n’avait plus qu’à s’exécuter. Ce qu’il fit sans demander son reste. Direction le lointain château de Bonnefont, tout auprès de Trie-sur-Baïse, où sa digne mère, Chrestienne de Zamet, l’accueillera à bras ouverts. Il emmenait avec lui son jeune fils de trois ans.

À la fin de cette année-là, Messire Gabriel-Nicolas de La Reynie est nommé lieutenant général de police. Un jour, bientôt, son destin croisera celui d’Athénaïs.

À la fin de cette année-là, la cour chansonne :

On dit que La Vallière
S’en va sur son déclin
Ce n’est que par manière
Que le Roi va son train.
Montespan prend sa place
Il faut que tout y passe
Ainsi de main en main...

À la fin de cette année-là, malgré les artifices de toilette, Athénaïs ne peut plus dissimuler l’arrondi royal de sa taille. Et Bussy de préciser que, bien gênée au regard de la cour, Mme de Montespan lança une nouvelle mode : elle tira sur sa chemise comme faisaient les hommes, en la faisant bouffer le plus possible à la ceinture, ce qui cachait le ventre. Elle avait ainsi créé la robe qu’elle qualifiait elle-même d’« innocente ». Plus tard, elle inventera « la battante ».