1669 : Colbert est nommé secrétaire d’État à la Maison du roi. Les impôts augmentent. Mort de Denys de La Coudraye, sieur d’Hedouville, ami de Colbert, plus connu sous le nom de Sallo, créateur du premier périodique français : Le Journal des savants. Michel Korybut devient roi de Pologne, au grand dam du Grand Condé qui avait longtemps brigué ce trône. Racine donne Britannicus.

1669 : le Roi-Soleil est dans sa trente et unième année. De même la reine Marie-Thérèse. Athénaïs a vingt-neuf ans. Vingt-cinq pour Louise de La Vallière et trente-trois pour Mme Scarron bientôt Maintenon.

Au début de cette année, selon Ludovic Lalanne, qui prend ses sources dans Y Essai sur l’établissement monarchique de Louis XIV, la cour étant à Saint-Germain, s’occupait alors beaucoup de sorciers et de divination. Le Roi ne fut pas, par la suite, exempt de cette faiblesse. Mais à l’époque il s’intéressait peu à ces jongleries, moins par réflexion que par légèreté de son âge. Quoi qu’il en soit, il fut instruit que des courtisans qui habitaient l’étage supérieur du château devaient y faire venir une fameuse devineresse de Paris ; il eut la curiosité de l’entendre ; et la société consentit à l’admettre, bien déguisé, dans son petit sabbat ; quand son tour de consulter fut venu, la magicienne le dévisagea attentivement et lui dit « qu’il était marié, mais galant et à bonnes fortunes ; qu’il deviendrait veuf et qu’il se prendrait de passion pour une veuve surannée, de basse condition, le rebut de tout le monde ; qu’il l’épouserait et aurait un tel aveuglement pour elle qu’elle le gouvernerait et le mènerait, toute sa vie, par le bout du nez ».

Il paraît qu’à cet instant le Roi suffoqua de rire.

Mars 1669 : à la fin de ce mois, la veuve Scarron était choisie pour veiller à l’éducation du premier enfant d’Athénaïs et de Louis Soleil ! Une fillette délicieuse, dit-on, qui avait été conçue en juillet précédent, un soir des grandes fêtes de Versailles données pour célébrer le retour de la paix. Sans vergogne, on la prénomma Louise. Un prénom royal certes, mais un accouchement discret dans une petite maison offerte par le Roi à sa maîtresse, rue de l’Échelle, à côté du Louvre et des Tuileries. Un accouchement secret, car il ne s’agissait plus seulement d’éviter à la Reine un démérite public, il fallait encore se garantir contre les frasques d’un homme comme M. de Montespan. Le scandale, avec lui, pouvait être désastreux. En outre il aurait eu le droit, selon la loi romaine, de revendiquer cet enfant.

Mais il n’en fit rien. Trop occupé qu’il était à courir la gourgandine à Ille-sur-Têt et à célébrer les obsèques de sa femme infidèle !

À peine arrivé à Bonnefont en Bigorre, « pays de rocaille et de soleil où les têtes s’échauffent rapidement, où l’on retrousse sa moustache, où l’on brandit les colichemardes », il imagina en effet de convoquer le ban et l’arrière-ban de ses parents et amis, de leur annoncer la disparition de la marquise et de les prier d’assister à son enterrement en la chapelle du château. Surprenante comédie macabre, lors de laquelle il porta avec ostentation le deuil de... son honneur. Étrange simulacre, à placer dans la droite ligne de son irruption à Saint-Germain, durant lequel, capé de noir, froid comme le marbre, tenant par la main son jeune fils, Louis-Antoine, étonné, et la petite Marie-Christine, sa fille traumatisée, il suivit un carrosse drapé de crêpe, orné de cornes de cerf. Dans ce carrosse, un cercueil qui ne contenait rien d’autre que le souvenir d’Athénaïs. Parvenu enfin au parvis de la chapelle, il aurait eu ce mot :

— Que l’on ouvre les grandes portes à grands battants, car mes cornes sont si hautes qu’elles ne permettent pas de passer par la petite !

Quelle scène ! quel romantisme déjà, chez ce Montespan récalcitrant !

Mais il y a aussi du soldat : il s’ennuie, dans la « rustique solitude de Bonnefont ». La condition de gentilhomme campagnard lui convient si peu que, profitant de la réorganisation de l’armée – oeuvre de Le Tellier, père de Louvois – il sollicite et obtient de reprendre le commandement de sa compagnie de cavalerie en Roussillon. Un geste magnanime du Roi-Soleil pour ce mari ombrageux, mais soldat robuste.

Il y avait en lui du soudard : à Ille-sur-Têt, il s’amouracha d’une roturière catalane et lui proposa – il avait déjà agi de la sorte à Perpignan ! de la travestir pour qu’elle passât inaperçue au sein de sa troupe. Mais cette donzelle-là était moins facile, plus craintive que la précédente ; elle prit peur et se réfugia chez les religieuses.

Tempête sous le crâne du marquis ! Puisqu’il en est ainsi, il postera ses cavaliers autour du couvent, terrorisera les nonnes et fera mine de donner l’assaut ! Crainte de la justice divine ? Toujours est-il qu’il n’investira pas cet asile. L’affaire, cependant, vint aux oreilles de l’inévitable Macqueron, l’intendant en Roussillon, lequel s’empressa d’adresser un rapport à Louvois. Deux années plus tôt, pour l’affaire du bailli rossé (qui était pourtant plus grave que celle du couvent menacé), le ministre avait fermé les yeux. Aujourd’hui, les rôles avaient changé. Louvois n’avait plus rien à gagner à protéger l’irréductible. Plus de ménagements ! Assez de dragonnades amoureuses ! Et il obtint un ordre signé du Roi-Soleil (ravi) qui cassait la compagnie du Gascon.

Et subitement, le mari d’Athénaïs prend peur ! Il éperonne sa monture et... direction l’Espagne ! La scène se déroule en décembre 1669 – il emmène avec lui son fils Louis-Antoine, alors âgé de quatre ans ; Marie-Christine, son aînée d’un an, restera avec sa grand-mère. L’exil. De courte durée, il est vrai, puisqu’en avril suivant le sieur Macqueron recevra un courrier de Louvois lui annonçant la grâce de Montespan. Des lettres de rémission, signées Louis, à Saint-Germain, le 28 août 1670, et enregistrées par le parlement de Toulouse, le 13 octobre suivant, confirmeront cette clémence. Difficilement explicable. Faut-il y voir une intervention d’Athénaïs, inquiète de savoir son bambin, futur duc d’Antin, sur les routes d’Espagne avec un père impécunieux et vivant aventureusement ? Saint-Simon ne pouvait admettre cette thèse, car il affirma toujours que la mère fut une marâtre pour son fils jusqu’à l’époque où le repentir chrétien toucha son âme. Il faut croire, plutôt, que le Roi craignait que l’impulsif cocu ne s’en allât conter ses mésaventures à la dévote cour d’Espagne, et il lui aurait donc accordé un pardon hâtif, par précaution diplomatique !

Il est certain que Louis XIV, tout-puissant qu’il fût, se trouvait alors fort mal à l’aise vis-à-vis du marquis de Montespan, une de ses rares « victimes » qui ait osé lui tenir tête. On a même écrit qu’il lui aurait offert de pleines brassées de livres en dédommagement de sa honte. La Baumelle, par exemple, l’historien de Mme de Maintenon – et l’ennemi de Voltaire –, est catégorique : « Cent mille écus furent pour le marquis le prix de sa femme, de son silence, de sa lâcheté. » Au XIXe siècle, Sainte-Beuve lui aussi sera adepte de cette théorie. Il est vrai que Bussy-Rabutin avait tracé la voie dans ce même sens, en affirmant gravement que le marquis reçut « deux cent mille francs pour se consoler de la perte qu’il avait faite ». Mais, ainsi qu’on l’a vu quelques lignes plus haut, puisque le bon Bussy était exilé en Bourgogne depuis 1665, on ne peut le considérer que comme un simple écho. Qui plus est, il ne faut pas ignorer que cet auteur aimait les sujets à scandale et qu’ici, il trouvait la matière ! « Comme le Roi, écrit-il, était un amant délicat et qu’il ne pouvait souffrir qu’un mari partageât avec lui les faveurs de sa maîtresse, il résolut de l’éloigner... » moyennant finances et sous le prétexte de grands emplois. Saint-Simon, qui aimait pourtant les trous de serrure, ne dit rien de ce bakchich. Or le mémorialiste minutieux qu’il était l’aurait sans doute signalé s’il avait réellement existé. À ce sujet, la Palatine elle-même fait des gorges froides : «Je crois que si le Roi avait voulu donner beaucoup, le marquis de Montespan se serait apaisé... »

Enfin, il est bon de signaler qu’aucune pièce comptable n’existe de cet éventuel marchandage ou n’a été découverte jusqu’à ce jour. Nulle trace écrite, donc, d’une solide pension du Roi pour amener le rebelle à une certaine compréhension.

Mais cependant que l’extravagant vivotait sur les routes du royaume de Charles II le dégénérescent, rejeton vacillant d’une race en bout de course, un de ses défenseurs (le seul ?) se manifestait à la cour. Un éminent personnage que l’on écoutait, car il parlait haut et prêchait fort : il avait nom Henri de Gondrin, il était archevêque de Sens et primat des Gaules. Son âme inclinait un peu vers la doctrine de Jansénius, cela suffisait pour qu’il ne fût guère prisé du Roi, mais de surcroît, il était l’oncle du Montespan bafoué ! Mme de Motteville nous affirme qu’il avait « beaucoup de lumières et de hauteurs dans l’âme », qu’il était « plein de l’esprit du monde », « qu’il soutenait toujours dignement la grandeur et la puissance de l’Eglise » et que « sa réputation était nette du côté des femmes ».

Jusqu’à un certain point ! Car elle ne fait aucune mention de la cour assidue qu’il fît un temps à la veuve Scarron. Il la trouvait – citons-le « fort belle et avec une gorge très bien faite ». Il eut même le front de donner un souper en son honneur, soirée qui fut d’ailleurs glaciale, la future Maintenon y étant demeurée figée. « Nous étions au printemps, mais il y avait un pied de neige dans cette salle », observa Mme de Coulanges.

« Il aimait trop l’intrigue et la cour et peut-être que sa vanité, plutôt que sa vertu, le faisait agir vertueusement », ajoute encore la fine Françoise de Motteville.

Vif comme on sait l’être en Gascogne, sanguin comme un Gondrin, l’archevêque-primat va subitement se fâcher, se transporter chez Athénaïs, l’accabler de reproches et, paraît-il, la souffleter. Une scène violente, mais trop intime à son gré. Car il estime que le scandale doit éclater, l’abcès être percé. Si bien que, le lendemain, ne craignant pas de braver les foudres royales, il montera en chaire et osera tonner contre le double adultère du Roi et de la Montespan sa maîtresse !

Jugez du courroux de Louis XIV ! Il n’y avait qu’une sentence possible : ordonner au vengeur de regagner son diocèse. Ce qu’il fit, d’ailleurs, mais le temps seulement d’y faire publier les anciens canons flétrissant cette violation de la loi religieuse. Après quoi il réapparut à Fontainebleau, où était la cour, et brandit quelques menaces d’excommunication. Aussi le Roi se voila-t-il la face et fit-il la sourde oreille.

Bientôt Bossuet, entre deux oraisons funèbres, reprendra ce flambeau des anathèmes allumé par Mgr Pardaillan de Gondrin. Auparavant il aura convaincu La Vallière de s’éloigner de la cour, de se retirer au cloître, de prier, de tenter de sauver son âme...

Mais ne brûlons pas les étapes : pour l’heure, la France a trois reines : « Celle qui est, celle qui a été, celle qui n’ose pas être... » Trois reines qui se supportent difficilement l’une l’autre si l’on veut croire Mme de Sévigné et cette lettre de sa plume, une lettre codée. « La Rosée et le Torrent se sont liés d’une confidence réciproque et voient tous les jours le Feu et la Neige. Vous savez que tout cela ne pourra être longtemps ensemble sans de grands désordres. » Naturellement, le Feu, c’est le Roi ; la Rosée, Louise ; Athénaïs, le Torrent... ne reste que la Neige à attribuer à Marie-Thérèse !

Avantage très net pour Athénaïs cependant, et qui en abuse ! Elle tourne souvent Louise en ridicule, raconte Mme de Caylus, « affecte de se faire servir par elle, donne des louanges à son adresse et assure qu’elle ne peut être contente de son ajustement si elle n’y met la dernière main... ». « Mme de La Vallière s’y portait de son côté avec tout le zèle d’une femme de chambre dont la fortune dépendrait des agréments qu’elle prêterait à sa maîtresse. » Mais ce n’est pas tout, surenchérit la Palatine (qui n’était pas encore arrivée à la cour !), «la Montespan, qui avait plus d’esprit, se moquait d’elle publiquement, la traitait fort mal, et obligeait le Roi à en agir de même. Il fallait traverser la chambre de La Vallière pour se rendre chez la Montespan. Le Roi avait un joli épagneul appelé Malice ; à l’instigation de la Montespan, il prenait ce petit chien et le jetait à la duchesse de La Vallière en disant : — Tenez Madame, voilà votre compagnie, c’est assez ! »

Athénaïs ne craignait pas non plus de railler la reine Marie-Thérèse. Quand on lui raconta, par exemple, que lors d’une de ses promenades Marie-Thérèse avait vu tout à coup, au passage d’un gué, son carrosse se remplir d’eau, elle lança :

— Ah ! Si nous avions été là, nous aurions crié : la Reine boit !

Il paraît que le Roi, à cette repartie, ne put s’empêcher de rire. Mais il paraît aussi que, se ressaisissant, il aurait sermonné l’irrespectueuse :

— C’est votre Reine, Madame !

Mais il paraît enfin que Mme de Montespan aurait eu le dernier mot en ajoutant, en se cambrant fièrement :

— C’est la vôtre, Monsieur !

Et elle aurait pu ajouter, en posant ses mains sur une taille déjà bien arrondie, comme les aimait Louis XIV qui souffrait du complexe de la dynastie :

— Et c’est là votre enfant !

Un enfant qui naîtra le 31 mars 1670.

Ce jour-là, Louis-Auguste de Bourbon (futur duc du Maine) verra le jour. Un accouchement particulièrement pittoresque, s’il faut croire les Primi Visconti, les Bussy-Rabutin et autres indiscrets de la cour. Naturellement, tous les cancans qui circulèrent autour de cet événement, tous les potins consignés seront recueillis plus tard, beaucoup plus tard (en 1830 !) par le fantaisiste apocryphe Touchard-Lafosse dans ses Chroniques de l’OEil-de-Boeuf. S’inspirant de La France galante, des Histoires amoureuses de la cour et autres historiettes, comme un scénariste-dialoguiste, Touchard-Lafosse racontera cette naissance insolite.

Mais installons-nous, exceptionnellement, dans l’antichambre de l’OEil-de-Boeuf, et observons. N’oublions pas, cependant, d’avoir un regard fort critique :

« Mme de Montespan accoucha avant-hier dans la nuit du premier fruit de sa royale galanterie et déjà cet événement environné d’un mystère qu’on avait jugé impénétrable m’a été raconté par dix personnes. Clément, fameux accoucheur, fut amené par une dame de confiance de la marquise, qui l’avait été quérir avec un carrosse de place. Ce chirurgien arriva dans la chambre de la favorite, ayant un bandeau sur les yeux ; mais on le lui ôta, après avoir pris la précaution d’éteindre les bougies.

— Ah ! Ah ! dit Clément, qui est jovial, il paraît que je dois aller prendre l’enfant au lieu où il est, à tâtons comme on l’y a mis !

— Rassurez-vous, lui dit une voix d’homme qui sortit de dessous le rideau du lit.

— Parbleu ! Je ne crains rien ! Ne suis-je pas habitué à ces petites expéditions mystérieuses dans un temps où mes jeunes clients entrent dans le monde comme ils peuvent !

— Monsieur, répondit la voix du rideau, vous êtes ici pour faire votre métier et non pas des dissertations morales.

— J’entends bien... c’est hors de propos... mais je n’avais pas soupé quand on est venu me prendre, j’ai faim ; faites-moi, je vous prie, donner à manger en attendant que l’enfant se décide à venir.

« Le Roi (car c’était lui qui se trouvait là) sortit alors de sa cachette et alla prendre un pot de confiture et du pain, qu’il apporta à l’accoucheur.

— N’épargnez ni l’un ni l’autre, dit Sa Majesté, il y en a encore au logis.

— Je le crois, répondit Clément ; mais la cave serait-elle moins bien garnie ? Vous ne me donnez pas de vin et j’étouffe.

— Un peu de patience, je ne puis pas être à tout à la fois.

« Sa Majesté aurait pu ajouter qu’elle n’avait pas l’habitude du service.

— À la bonne heure ! reprit le chirurgien en recevant un verre que, dans l’obscurité, Louis XIV avait rempli jusqu’au bord.

— Est-ce tout ? demanda le Roi.

— Pas encore... Un second verre pour boire avec vous à la santé de la commère.

— Mais, Monsieur...

— Allons donc, l’affaire en ira mieux...

« Le Roi versa de nouveau, approcha un verre, qu’il prit sur la cheminée, de celui de Clément, et mouilla ses lèvres de quelques gouttes de vin. En ce moment un cri aigu, arraché à la marquise par le premier essor vers le monde de l’hôte impatiemment attendu, mit fin au repas de l’accoucheur et au service du Roi.

« Pendant que Clément se mettait à l’oeuvre, Mme de Montespan prit les mains de Sa Majesté, qui tant que le travail dura demandait de minute en minute si cela ne se terminerait pas bientôt. Enfin, après une heure environ de douleurs assez fortes, un gros garçon parut, à la plus vive satisfaction de notre maître, et à la plus grande renommée de M. de Montespan. Le chirurgien ayant alors demandé une bougie pour mettre ordre à certaines choses, Louis XIV s’enveloppa de nouveau dans le rideau et y demeura jusqu’au départ de Clément. Celui-ci, muni d’une bourse de cent louis, reprit gaiement son bandeau pour quitter l’hôtel ; il fut reconduit chez lui par la personne qui l’avait amené.

— N’oubliez pas en pareille circonstance, lui dit-il en la quittant, que je suis votre très humble serviteur. »

Cet invraisemblable épisode nous amène à quelques réflexions. Touchard-Lafosse s’est inspiré du récit tout simple d’une scène lue dans La France galante de Bussy, scène qu’il a copieusement « arrangée ». Il parle d’un premier fruit – un gros garçon – de la royale galanterie de Mme de Montespan : il se trompe par deux fois. S’il s’agit du premier fruit, c’est une fille, née en mars 1669. S’il s’agit d’un gros garçon, c’est le deuxième accouchement d’Athénaïs, celui de mars 1670. D’autre part son récit fait mention d’un hôtel : il s’agit dans ce cas de la première naissance (les couches eurent lieu dans une maison écartée, écrit le duc de Noailles), car le deuxième bambin verra le jour au château de Saint-Germain.

À force de cligner... l’OEil-de-Boeuf finit par ne plus voir très clair ! En réalité, Touchard-Lafosse a tout bonnement mélangé les deux maternités. À lire Mme de Caylus, le verre de vin servi par le Roi à l’accoucheur aux yeux bandés doit être attribué au premier accouchement. Il est vrai, cependant, que lors du second, le Roi ne quitta pas un instant sa maîtresse et « souffrit de ses douleurs jusqu’à se laisser déchirer ses manchettes de dentelles » ; émotion qu’il n’avait jamais connue avec Marie-Thérèse. Elle avait jusqu’alors vécu cinq accouchements, il ne l’avait jamais assistée, pas même pour la naissance du Dauphin.

À peine le temps d’emmailloter le rejeton, on l’entortille seulement dans un lange, on le confie à Lauzun, qui le camoufle sous son ample manteau, traverse aussi discrètement que possible la chambre de la Reine qui ne s’aperçoit de rien, gagne la grille du petit parc de Saint-Germain, où Mme Scarron l’attend dans son carrosse. Direction l’hôtel de Vaugirard, une maison achetée par le Roi, richement pourvue d’équipages et de domestiques, dans laquelle la future Maintenon élèvera avec amour le futur duc du Maine.

Athénaïs en était donc déjà à sa quatrième maternité : deux petits Montespan et deux petits Bourbons. Elle semblait parfaitement supporter cet état et ne fut pas longue à se relever. Il le fallait, d’ailleurs, puisque un mois à peine après la naissance de son fils adultérin, la cour prenait le chemin des Flandres et il n’était pas question qu’elle restât seule à Saint-Germain. Madame – Henriette – était du voyage, elle aussi, malgré une santé déplorable. Elle souffrait en effet d’horribles maux d’estomac et ne s’était jamais bien remise de la naissance de sa fille Anne-Marie, dernier enfant d’un couple si mal appareillé. Elle était du voyage, car elle devait embarquer à Dunkerque et gagner Douvres pour aller s’acquitter auprès de Charles II, son frère, d’une importante mission diplomatique : la signature d’un traité secret par lequel le Roi anglais déclarait son intention de se faire catholique alors que le Roi français lui assurait une aide financière et militaire. En contrepartie, Charles II s’engageait à déclarer la guerre aux Provinces-Unies et à soutenir les droits éventuels de Louis XIV sur le trône d’Espagne.

Le voyage en Flandre : c’est par une des rares lettres d’Athénaïs à son frère le duc de Vivonne que nous en saurons quelques prouesses. Lisons plutôt :

« Que j’aurais eu tort de suivre votre avis et de rester à Paris où l’on doit s’ennuyer depuis le matin jusqu’au soir, la grande majorité des gens aimables ayant suivi la cour en Flandre ! Vous croyez peut-être que nous éprouvons ici les terreurs attachées à l’état de guerre, que nous politiquons, que nous sommes entourés de morts et de blessés ; non, mon frère, non, rien de tout cela ne trouble la joie qui ne nous a pas quittés depuis notre départ. D’abord, nous avons fait la route très commodément. Il n’y avait dans le carrosse du Roi{16} que la Reine, Madame et moi. Les acclamations les plus flatteuses précédaient et suivaient Leurs Majestés. Madame, qui possède toutes les grâces du corps et de l’esprit, avait sa part des acclamations. Je pourrais aussi vous confier tout bas que je crois qu’il y avait quelques petites choses pour moi ; car, depuis, étant sortie seule, j’ai été accueillie, je dirais presque avec enthousiasme. Le Roi a poussé la bonté jusqu’à me donner des gardes ; j’en ai toujours quatre aux portières de mon carrosse. Dans chaque ville nous avons un bal masqué et paré. M. le Dauphin est arrivé avec toute sa cour... les belles Flamandes sont venues visiter cette cour, qui fait des conquêtes en chantant et en dansant. Rien n’était comparable au dernier banquet donné à Dunkerque ; Madame était rayonnante de joie ; la Reine avait aussi un air de fête. Je crois que toutes les plus belles femmes s’étaient réunies pour orner cette fête. Jamais je n’ai vu le Roi aussi beau. Jamais l’on eût osé penser que d’aussi grands intérêts l’occupaient : galant avec toutes les femmes, respectueux au-delà de ce qu’on peut dire avec la Reine ; enfin, tout le monde a sujet d’être fort content de son voyage... La flotte du roi d’Angleterre était superbe. Madame s’est embarquée avec beaucoup de courage. Cependant, nous avons cru, toute la cour et moi, que son dernier entretien avec le Roi avait été attendrissant, car ses beaux yeux étaient chargés de pleurs. La Reine l’a tenue longtemps embrassée et ne l’a quittée que lorsque le Roi lui a dit : « Ce n’est pas une séparation éternelle, nous la reverrons bientôt. » Alors Madame a repris sa sérénité et s’est embarquée d’un air tranquille, qui nous a imposé silence sur les dangers de la mer qui nous l’enlève. La cour est restée sur le port aussi longtemps qu’on a pu se faire des signes. Tout à coup le Roi a pris la Reine par le bras, d’un côté, et moi de l’autre... »

Pas un mot de La Vallière, dans cette dépêche. Or, Louise, elle aussi, était en Flandre, mais son image s’atténuait progressivement, comme une aquarelle pâlie, alors que celle d’Athénaïs, brillante, telle une huile, pouvait sans crainte affronter les rayons de l’astre.

Une anecdote à souligner, sur le journal de bord de cette équipée flamande : la scène se tient, deux ou trois jours avant le départ de Madame, à Landrecies, une petite ville du Nord dans laquelle, vingt-sept ans plus tard, Joseph-François Dupleix – l’homme de la compagnie des Indes – verra le jour. Un incident burlesque : la crue subite d’une rivière – probablement la Sambre – qui contraint la cour à se réfugier pour la nuit dans une pauvre maison paysanne. Une méchante chambre, un seul lit.

— Quoi ! s’écrie la Reine. Coucher ici, tous ensemble ! Mais cela va être affreux !

On jette à la hâte des paillasses, des sacs, des couvertures sur le sol humide.

— Le lit sera pour vous, fit sèchement le Roi. Vous y dormirez seule ! Vous n’aurez qu’à laisser les rideaux ouverts ainsi vous nous verrez tous !

Tous, c’était Monsieur, Madame, Mlle de Montpensier, la duchesse de Créqui, la marquise de Béthune, Louise de La Vallière et... Athénaïs.

... Et l’on vit bientôt le Roi s’assoupir dans cet étrange dortoir de fortune, allongé dans la paille entre Mlle de Montpensier et Henriette d’Angleterre. À la guerre comme à la guerre.

Naturellement, cette nuit-là, le Roi ne lutina pas Henriette ! Autrefois, pourtant, on s’en souvient, elle avait été un peu de ses amours. Mais cette nuit de Landrecies fut sans doute la dernière qu’il passa tout près de sa belle-soeur. Car les événements vont se précipiter. Le 1er juin, elle était à Douvres pour la signature du traité ; le 12 elle est de retour sur la côte française, elle a obtenu gain de cause, elle est acclamée. Le 26, la cour est revenue à Versailles... et dans la nuit du 29 au 30 juin, Madame se meurt et, après avoir reçu de Bossuet les dernières consolations de la religion, Madame est morte.

Elle avait vingt-six ans.

« O nuit désastreuse ! O nuit effroyable ! » lancera l’évêque de Condom devant toute la cour émue, réunie à Saint-Denis, pour les obsèques royales. On a dit qu’un verre de chicorée l’avait emportée. Bien des courtisans étaient persuadés, en effet, qu’elle avait été empoisonnée et que Monsieur, son mari, n’était peut-être pas étranger à cette mort subite. Fabulation ! Certes, Henriette l’avait parfois tourné en ridicule et souvent trompé, mais cela n’avait rien d’exceptionnel dans cette cour où tout le monde trompait tout le monde, où régnait la calomnie.

Le rapport d’autopsie (à l’époque on disait : le fatal procès-verbal d’ouverture) saura convaincre les spécialistes que Madame avait été emportée par une péritonite aiguë.

Mais ce qu’il faut lire surtout, pour être édifié, ce sont les élucubrations des Diafoirus qui prétendaient connaître les véritables causes du décès. L’un écrira : « Madame est morte parce qu’elle a souffert du mal de mer, qui agite la bile et qui fait que quelques personnes tombent paralytiques. » L’autre de préciser « qu’elle avait pris du chocolat en passant la mer, ce qui l’avait fort échauffée ». Le troisième prétendait que « sa bile s’était avariée sous l’effet de la joie et de l’allégresse qu’elle avait éprouvées en revoyant son frère »... un quatrième aurait pu ajouter : « Madame est morte... et voilà pourquoi elle n’est plus en vie ! »

La cour commençait donc à dégager comme une odeur de poudre de succession ! Les Borgia avaient-ils fait des émules à Saint-Germain ? Les élixirs romains avaient-ils envahi Paris ? Il paraît, en effet, que l’aristocratie italienne usait et abusait alors des poisons. À la fin des agapes, il n’était pas rare de voir un seigneur s’affaisser lourdement après avoir consommé un dessert vénéneux : vengeance d’un mari ou d’une amante, précaution d’un rival. Il paraît qu’au moment des conclaves les papabile tombaient comme des mouches après avoir trempé leurs lèvres dans un spumante concocté par tel ou tel alchimiste réputé. Et il paraît que les nièces de feu Mazarin, les soeurs Mancini, en particulier Olympe et Marie, n’étaient pas étrangères à l’arrivée sur la place de Paris de ces mixtures méphitiques.

Olympe, comtesse de Soissons, sera d’ailleurs officiellement compromise dans la grande affaire des poisons que nous distillerons le moment venu. Quant à Marie, premier bel amour de Louis XIV (« Vous êtes Roi, vous pleurez et je pars ! »), devenue l’épouse d’un connétable de Naples, un Colonna jaloux et violent, elle se mit à fréquenter souvent les astrologues louches.

Mais laissons là, pour l’instant, les relents de soufre qui empestent la cour et brûlons plutôt l’encens en l’église des Filles-Dieu de Paris en compagnie de Mgr Harlay de Champvallon, d’une légion de prélats et de la Reine elle-même. Nous sommes le 8 février 1671, nous assistons à la bénédiction de la trente-troisième abbesse de Fontevrault : elle a nom Marie-Madeleine de Rochechouart, elle est la soeur cadette d’Athénaïs. Un joli visage, mais une belle figure surtout, que cette Marie-Madeleine, et qui méritera que l’on se penche sur elle un moment. D’ailleurs il n’est pas de mémoires ou de lettres du temps qui ne chantent sa louange. Saint-Simon, par exemple, écrira en 1715, lorsqu’elle aura rendu son âme à son Seigneur et maître : « Mme de Fontevrault était celle des trois soeurs qui avait le plus d’esprit ; c’était peut-être aussi la plus belle ; elle y joignait un savoir rare et fort étendu. Elle possédait les langues savantes, savait bien la théologie et les Pères, était versée dans l’Écriture, excellait en tout genre d’écrire et parlait à enlever quand elle traitait quelque matière. Elle avait un don tout particulier pour le gouvernement et pour se faire adorer de tout son Ordre, en le tenant toutefois dans la plus exacte régularité. La sienne était pareille dans son abbaye. Ses séjours à la cour, où elle ne sortait pas de chez ses soeurs, ne donnèrent d’atteinte à sa réputation que pour l’étrange singularité de venir partager une faveur de cette nature et si la bienséance eût pu y être aussi il se pouvait dire que dans cette cour même, elle ne s’en serait jamais écartée... »

En trente-quatre années de gouvernement de Fontevrault, Marie-Madeleine ne viendra que quatre fois à Paris. On l’y rencontrera les moments venus. En revanche, elle recevait beaucoup dans son abbaye royale érigée au XIe siècle, à deux pas du confluent de la Loire et de la Vienne. On fit grand cas, notamment, de la visite prolongée de l’académicien piquant et parfois agressif qu’était Jacques Testu. Ce prédicateur de la cour, que Ninon de Lenclos avait surnommé « Testu, Tais-toi », en pinçait fort, dit-on, pour les trois filles du duc de Mortemart. De l’aînée, Mme de Thianges, il disait : « Elle parle comme une personne qui rêve. » D’Athénaïs : « Elle parle comme une personne qui lit. » Et de Mme de Fontevrault : « Elle parle comme une personne qui parle. »

Et comme l’abbé prisait la conversation... il préféra l’abbesse.

Il avait coutume de faire retraite en Poitou chez son amie Mme de Richelieu, veuve en premières noces du duc d’Albret. Or, un jour, une épidémie de petite vérole fut signalée au village. Prudent, Testu se replia sur Fontevrault, situé à une demi-journée des terres de Richelieu. Et il s’y plut, et il y resta trois mois ! Et l’on fit bientôt des gorges chaudes : la petite vérole, non ! la galanterie, sûrement ! Mme de Sévigné, par exemple, était persuadée qu’il y avait entre l’abbé et l’abbesse plus qu’un bavardage régulier séculier. Dans son Histoire du lord de Fleury, Ranchon, le vicaire général d’Angoulême, ajoutera même que « vers 1670 l’abbé Testu aurait eu les faveurs de Mme de Fontevrault ». Mais Marie-Madeleine se défendra, repoussera ces « clabauderies et ravauderies », expliquant que l’abbé avait une parente de son nom en religion à Fontevrault et que c’est auprès d’elle qu’il trouvait un asile naturel. Elle refusait donc de porter le chapeau, la cornette lui suffisait ! Mais comment savoir puisqu’elle était si charmante ! Puisque le Roi lui-même la goûtait fort et qu’il avait peine, selon Saint-Simon, à se passer d’elle quand elle était à la cour. Pour la rapprocher de Paris, il lui offrira même l’abbaye de Montmartre ! Elle la refusera, elle préférait la douceur angevine.

Car Louis XIV aimait les Mortemart. L’aînée des filles, la marquise de Thianges, « un chef-d’oeuvre de la nature », selon Mme de Caylus qui s’empresse d’ajouter : « non tant pour la beauté extérieure que pour la délicatesse des organes qui composaient sa machine », était-elle aussi très bien en cour ; si bien même que fréquemment le souverain, qui appréciait son esprit, la priait de monter en sa calèche... Elle s’asseyait à sa gauche. À droite siégeait Athénaïs. Ce qui n’empêchait pas les deux soeurs de se chamailler souvent. Mme de Maintenon l’affirme. Elles s’emportaient pour un rien, mais il s’agissait de colères qui s’apaisaient vite, des petites querelles qui entretiennent l’amitié. Plus tard, pourtant, lorsque Athénaïs sera sur son déclin, Gabrielle de Thianges imaginera placer sa fille aînée – Mme de Nevers – dans le lit de Louis Soleil et en faire une maîtresse officielle !

Athénaïs avait un esprit de famille très développé. Son père n’obtiendra-t-il pas le titre de gouverneur de Paris ? Son frère, le gros Vivonne, celui de général des galères ? Pour refaire sa fortune, puisque Saint-Simon nous apprend que les Mortemart se ruinaient de père en fils, Vivonne avait même imaginé – en 1671 – de rétablir en France le vieil ordre de Saint-Lazare créé à l’époque des croisades. Un projet grandiose ! Mais pour le réaliser il lui fallait l’accord du Roi et le soutien de Colbert.

Il exposa l’affaire :

« L’ordre de Saint-Lazare a été associé à celui de Saint-Maurice. Le duc de Savoie en est le grand-maître. Les chevaliers français n’ont jamais admis cette transformation et se sont joints à l’ordre du Mont-Carmel. Il serait bon de revenir à l’ancien ordre hospitalier. On l’établirait, par exemple, à Porquerolles où l’on fonderait une ville, creuserait un port, aurait une escadre, où l’on bâtirait des hôpitaux et les fortifications des îles d’Hyères seraient les plus fermes remparts. Et moi, Louis-Victor de Rochechouart, comte de Mortemart, duc de Vivonne, je pourrais en être le grand-maître. J’en tirerais des droits ordinaires et seigneuriaux annuels et tout plein d’autres profits... et les îles d’Hyères deviendraient les îles Mortemart... »

Mais aujourd’hui les îles d’Hyères sont toujours les îles d’Hyères... un projet sans lendemain !

Le Roi et ses ministres firent la sourde oreille. La dépense était trop forte. Et il ne semble pas que Mme de Montespan ait beaucoup insisté auprès de son amant royal pour que puisse aboutir le projet de son frère. Les mémorialistes, d’ailleurs, nous confient qu’à cette époque il existait comme un froid dans les relations Athénaïs-Vivonne. La raison en est simple : Vivonne aimait bien son beau-frère Montespan ; ils avaient fait ensemble la campagne de Lorraine, essuyé côte à côte le feu de l’ennemi : cela soude une amitié. Vivonne n’avait donc pas encore admis qu’Athénaïs ait renvoyé Montespan dans ses foyers du Sud-Ouest, manu militari ou presque !

Ne nous soucions pas trop, toutefois, des difficultés financières de Vivonne, car cet ingénieux duc saura bien trouver d’autres moyens d’éponger les déficits de sa famille. En 1680, par exemple – le 30 octobre – lorsqu’il mariera son fils aîné, Antoine-Louis de Rochechouart, à Marie-Anne de Seignelay, qui n’était autre qu’une fille de Colbert... et qui représentait une dot d’un million de livres sur la cassette royale !

Mais n’anticipons pas : nous ne sommes qu’en 1671 et nous allons assister à une violente saute d’humeur d’Athénaïs, une colère, un méchant caprice. Susceptible, vexée par Lauzun, elle va pousser le Roi-Soleil à le mettre à l’ombre ! À l’ombre de la citadelle piémontaise de Pignerol. Il y restera une dizaine d’années ! Pour crime de lèse-majesté : la Majesté étant Mme de Montespan.

Lauzun : c’était un petit homme, « le plus insolent petit homme qu’on eût vu depuis un siècle » (La Fare dixit). À moitié chauve, le nez sec et pointu, « une figure de chat écorché », les yeux rouges, souvent sale et graisseux, spirituel, mais illettré, fort brave, à l’occasion héroïque et, malgré ce portrait peu flatteur – mais vrai –, il était la coqueluche de toutes les femmes de la cour ! Et plus particulièrement de la Grande Mademoiselle. À quarante-trois ans l’ancienne frondeuse était en effet tombée amoureuse folle du bellâtre. Un beau parti que cette fille de Gaston d’Orléans ! La plus riche héritière du royaume ! Autrefois on avait envisagé de lui faire épouser son cousin Louis XIV, une affaire sans suite. Elle avait aussi refusé un prince de Galles, un infant du Portugal, un duc de Lorraine... aujourd’hui il était question de lui donner pour mari Monsieur, le veuf consolé d’Henriette.

Refus de Mademoiselle la Grande : elle n’en voulait qu’un, elle n’en aimait qu’un : Lauzun, le cadet de Gascogne, Lauzun le laid, qui avait sans doute un petit quelque chose qui plaisait aux femmes.

Mais il fallait l’autorisation du Roi.

Pour en croire la Grande Mademoiselle elle-même Louis XIV ne lui répondit ni oui... ni non :

— Vous êtes en âge de voir ce qui vous est bon. Je serais fort fâché de vous contraindre en rien. Je ne voudrais, ni contribuer à la fortune de M. de Lauzun, y allant de votre intérêt, ni lui nuire. Mais je ne vous le conseille point, mais je vous prie d’y songer. Bien des gens n’aiment pas M. de Lauzun. Prenez là-dessus vos mesures.

Cependant c’est sans compter sur Athénaïs qui envisage déjà que le comté d’Eu – propriété de la Grande Mademoiselle vieille fille – pourrait revenir un jour à la couronne... et notamment au premier fils qu’elle a eu du Roi. Or ce mariage avec Lauzun risque de tout compromettre, malgré l’âge avancé – pour l’époque – de la vieille fille en question.

Reste à convaincre le Roi, et pour ce faire elle possède les arguments que l’on sait... Elle en usera, elle aura gain de cause. Point de mariage. Elle semblait vraiment détester Lauzun. On a même chuchoté parfois qu’une telle antipathie ne pouvait avoir été engendrée que dans la plus grande des intimités. Alors ? Athénaïs aurait-elle été quelque jour la maîtresse du nerveux Gascon ? Cette histoire n’a jamais été tirée au clair, cependant il paraît plausible qu’il y ait eu quelque chose entre « l’insolent petit homme » et « la royale Montespan », possible que le cadet contrefait, mais galant la tenait par la peur d’une fâcheuse divulgation.

Donc, maintenant, Athénaïs le hait et crie vengeance. Un après-midi d’amour avec le Roi et la partie sera gagnée. Le lendemain Louis XIV fait appeler Mademoiselle :

On m’a dit que je vous sacrifiais pour faire la fortune de M. de Lauzun. Cela me nuirait dans les pays étrangers.

Sire, il vaudrait mieux me tuer !

Le Roi fut inflexible, Athénaïs fut satisfaite, et Mademoiselle ne mourut point.

Lauzun, quant à lui, écumait. Il bondit chez la favorite, lui fit une telle scène, lui donna de tels noms – menteuse ! friponne ! coquine ! putain à chien ! qu’elle en resta pâmée.

S’imaginait-il, pourtant, que Mme de Montespan était de ces femmes qui se laissent impunément bafouer ? Le Roi, bien sûr, sut bientôt l’épisode. Le Roi, bien sûr, réagit : que l’on arrête l’impudent ! qu’il aille retrouver Foucquet à Pignerol ! Il y moisira jusqu’en 1681, date à laquelle la Grande Mademoiselle, ridée, desséchée, mais toujours amoureuse, parviendra à obtenir sa libération... et à l’épouser. Une union qui sera bien houleuse – car Lauzun était fort trousseur – et qui s’achèvera quelque douze années plus tard avec la mort de la vieille Mademoiselle.

Devenu veuf, quoiqu’âgé de soixante-trois ans, le vieux lion n’hésitera pas à se remarier avec la toute charmante Mlle de Lorges de Durfort... sa cadette de presque un demi-siècle ! « Il était extrêmement brave », raconte Saint-Simon, lui-même beau-frère de la jeune épousée, mais en la circonstance, ce n’était plus de la bravoure, c’était de l’inconscience !

Ce qui se dégage de cette histoire, c’est l’influence, la puissance d’Athénaïs. Elle souhaite, le Roi obtempère. Elle ne veut plus voir Lauzun, Lauzun disparaît. Elle trouve bon qu’on le libère... et Lauzun est libéré !

Libre, oui, mais à quel prix ! Il paraît que pour obtenir la grâce de son vieil amant, Mademoiselle aurait consenti à léguer la principauté des Dombes (entre Rhône et Saône) et le comté d’Eu au jeune duc du Maine, premier fils de Louis Soleil et d’Athénaïs. Voilà pour la thèse qui a souvent été retenue. On verra pourtant, dans quelques années (grâce à une lettre inédite), qu’il faut considérablement la nuancer.

Il n’empêche qu’Athénaïs était toute-puissante...