On est entré dans la période de gloire : la prestigieuse décennie d’Athénaïs.

— N’oubliez pas, disait-elle à son amant, que je descends des ducs d’Aquitaine et que par conséquent ma famille est plus ancienne que celle des Bourbons !

C’est à peine si elle ne traitait pas de parvenu le petit-fils du Béarnais. Mais il aimait cela. Il aimait ce côté hautain, éblouissant d’esprit, il aimait aussi la triomphante beauté de la dame qu’il laissait admirer à tous les ambassadeurs. Toutes choses qui faisaient défaut à la pauvre Marie-Thérèse. Il était sous le charme. À tel point que, tout le temps que dura l’empire d’Athénaïs à la race orgueilleuse, il ne pensa plus et n’agit plus qu’après s’être posé la question :

— Qu’en dira-t-elle ? Cela lui plaira-t-il ?

Et il est vrai que l’économe devint prodigue, que le brave devint aventureux et le calculateur, fougueux. Aurait-il écrit, sans elle, les plus grandes pages de son règne ? Qui peut le dire ? En tout cas, c’est durant la décennie d’Athénaïs que se déclarent les grandes guerres, que commencent les somptuaires dépenses du siècle et que s’instaure ce que l’on a appelé « la politique de magnificence ». Une politique à l’image des toilettes qu’aimait à porter Athénaïs : éblouissantes, selon Mme de Sévigné qui raconte l’avoir vue un jour dans une robe « d’or sur or, rebrodé d’or, et pardessus un or frisé, rebrodé d’un or mêlé avec un certain or qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée ». Et, posés sur ses cheveux coiffés de mille boucles, « des rubans noirs couverts des perles de la maréchale de l’Hôpital et embellis de pendeloques de diamant... »

Alors pour elle le Roi fera des folies. Certes, ce n’est pas pour elle qu’il fit construire Versailles, mais c’est pour elle qu’il y donna de si belles fêtes. C’est elle aussi qui fit donner quelque fantaisie dans son ordonnance classique, c’est à sa prière, par exemple, et suivant son propre plan qu’on y établit un « marais enchanteur », lequel consistait en une vaste pièce d’eau plantée de joncs métalliques qui lançaient l’eau en abondance et au centre de laquelle un splendide arbre doré semblait prendre racine ; avec des branches, une foule de branches qui jaillissaient à profusion. L’emplacement de cette fantaisie aquatique est aujourd’hui occupé par les bains d’Apollon.

C’est pour elle qu’à Versailles le Roi-Soleil bâtira le Trianon de porcelaine{17} et le château de Clagny : deux constructions aujourd’hui disparues et... que l’on ne visite plus que sur gravures. Clagny fut détruit à la fin du règne de Louis XV pour qu’un quartier de Versailles, de dix-huit rues, y soit édifié. Clagny : dans un premier temps, Louis XIV y avait fait dresser une grande maison. Mais cette grande maison avait un défaut majeur : elle n’était pas du goût de Mme de Montespan.

— Qu’est cela ? Cela ne peut être bon que pour une fille d’opéra, s’était-elle moquée.

Et la maison fut détruite, Mansart fut appelé et le plan d’un palais fut tracé. Un plan qu’Athénaïs remania plus d’une fois jusqu’au jour où, enfin satisfaite, elle le fit connaître au Roi... lequel le fit savoir à Colbert.

« J’ai ordonné à votre fils de vous envoyer le plan de Clagny et de vous dire qu’après l’avoir vu avec Mme de Montespan, nous l’approuvons tous deux et qu’il faut, sans perdre un moment, commencer à y travailler. Mme de Montespan a grande envie que le jardin soit en état d’être planté cet automne (1674). Faites tout ce qui sera nécessaire pour qu’elle ait satisfaction et me mandez les mesures que vous aurez prises pour cela. »

Les fleurs de Clagny ! Laissons un instant la plume à Mme de Sévigné. Elle nous les décrit avec tant de grâce. En fait, c’est à sa fille qu’elle brosse cette description, mais, profitons-en et songeons à ce que nous serions si Marie de Rabutin-Chantal n’avait pas eu de fille !

« Que vous dirai-je, c’est le palais d’Armide. Le bâtiment s’élève à vue d’oeil ; les jardins sont faits. Vous connaissez la manière de Le Nôtre ; il a laissé un petit bois sombre qui fait fort bien ; il y a un bois d’orangers dans de grandes caisses ; on s’y promène, ce sont des allées où l’on est à l’ombre, et, pour cacher les caisses, il y a des deux côtés des palissades à hauteur d’appui, toutes fleuries de tubéreuses, de roses, de jasmins, d’oeillets. C’est assurément la plus belle, la plus surprenante et la plus enchantée nouveauté qui se puisse imaginer ; on aime fort ce bois... »

Clagny, c’était deux ailes en retour, une large cour en demi-lune, cinq perrons, une grande galerie tout ornée de tableaux, c’était un vaste vestibule, « un escalier d’honneur à l’élégance hardie », c’était une chapelle, une orangerie dallée de marbre ; Clagny, ce fut trois millions de livres. Athénaïs était puissante.

C’est pour elle encore que le Roi égaya le vieux château de Saint-Germain. Les jardins suspendus devant ses fenêtres, c’était pour qu’elle vît des fleurs et des oiseaux à son réveil. Et quels soins il apportait à ces embellissements ! Même au front, il trouvait le temps d’écrire à Colbert pour lui donner ses directives. « Vous ne m’avez rien mandé, dans toutes les lettres que vous m’avez écrites touchant le travail qu’on fait à Saint-Germain sur les terrasses de l’appartement de Mme de Montespan. Il faut achever celles qui sont commencées et accommoder les autres en volières... Pour cela il ne faudra que peindre la voûte du côté de la cour, avec une fontaine en bas, pour que les oiseaux y puissent boire. À l’autre, il faudra la peindre et ne mettre qu’une fontaine en bas, Mme de Montespan la destinant pour y mettre de la terre et en faire un petit jardin... »

On croit rêver ! Est-ce là la lettre d’un monarque qui fait trembler l’Europe ou celle d’un petit bourgeois scrupuleux ? C’est en tout cas celle d’un grand amoureux.

N’ira-t-il pas une autre fois – en 1678 – jusqu’à offrir à la belle un des meilleurs vaisseaux de l’arsenal de Brest, à le laisser battre un pavillon qui était celui « du Sire et de la Dame », jusqu’à lui donner toute liberté de l’armer et l’équiper à sa guise et de choisir un capitaine de son gré ?

Sans oublier tous les artistes, peintres, musiciens, écrivains, qu’affectionnait Athénaïs, qu’elle aimait voir autour d’elle et que le Roi protégea, encouragea, pensionna parce qu’il n’avait rien à refuser aux beaux yeux de la descendante des ducs d’Aquitaine. Ce n’est pas une coïncidence, par exemple, si Michel Lambert est nommé maître de musique de la Chambre du Roi, car Michel Lambert était né à Vivonne en Poitou ! Il avait commencé sa carrière comme chantre à Notre-Dame de Paris, nul doute qu’il trouva un appui éclairé auprès d’Athénaïs ; n’étaient-ils pas « pays » ? Un appui, et une pension de 1 200 livres sur la cassette du Roi. Lambert travaillait en collaboration avec des poètes tels que Benserade, Boisrobert ou Quinault et, outre des chansons, il nous a laissé des motets, des cantates et d’admirables Leçons pour les ténèbres. Sa fille, Madeleine, deviendra Mme Jean-Baptiste Lulli qu’Athénaïs porta aux plus hauts emplois.

Car elle était toute-puissante. Un jour, par exemple, Philippe Quinault – pensionné à 2 000 livres – vint à lui déplaire : c’était le 5 janvier 1677, à Saint-Germain. On y donnait ce soir-là sa tragédie-opéra : Isis. Or chacun, à tort ou à raison, crut retrouver sous les traits de la déesse égyptienne le visage de la favorite. Et comme on connaît le triste sort d’Isis, comme l’on sait que Jupiter la transforme en génisse... Mme de Montespan se vexa. Vade rétro, Quinault ! Que l’on fasse venir Racine ! Las ! l’homme de La Ferté-Milon n’était pas un faiseur d’opéras. Il appela donc l’ami Boileau à son secours, mais l’opéra n’était pas non plus dans les cordes du père des Satires. Le résultat fut médiocre : « Un fade prologue sur la poésie et la musique. » Qu’importait ! Athénaïs les aimait bien. Cette année-là (1677), ils furent l’un et l’autre nommés historiographes du Roi et admis aux soirées chez Mme de Montespan. Louis XIV y assistant, on leur demandait alors de lire quelques bonnes pages de leur histoire contemporaine.

Un jour, Boileau court chez la favorite. Il est inquiet pour le grand Corneille. La faveur publique l’abandonne et il vient d’être privé de sa pension. Chose indigne.

— Pour la gloire même du Roi, faites plutôt retrancher ma propre pension que celle d’un homme qui la mérite si bien, ajoute-t-il.

Le lendemain Mme de Montespan dit un mot et la pension de Corneille fut rétablie. Athénaïs était puissante.

Ne parviendra-t-elle pas aussi à faire rentrer en grâce auprès du Roi l’ancien trouvère du château de Vaux-le-Vicomte, l’ancien poète de Nicolas Foucquet le claquemuré de Pignerol : Jean de La Fontaine ? C’est à Athénaïs, d’ailleurs, qu’en 1679 il dédiera le second recueil de ses fables. Pour l’occasion, il la baptisera Olympe :

... Paroles et regard, tout est charme dans vous.
Ma muse, en un sujet si doux,
Voudrait s’étendre davantage ;
Mais il faut réserver à d’autres cet emploi
Et d’un plus grand maître que moi
Votre louange est le partage.
Olympe, c’est assez qu’à mon dernier ouvrage
Votre nom serve un jour de rempart et d’abri ;
Protégez désormais le livre favori
Par qui j’ose espérer une seconde vie.
Sous vos seuls auspices, ces vers
Seront jugés, malgré l’envie,
Dignes des yeux de l’univers...

Ce qui n’empêchera pas notre fabuliste, quelques mois plus tard, quand Mme de Fontanges s’installera momentanément dans le lit du Roi, de faire preuve d’un opportunisme à tout crin. Il lui composera en effet une épître tout aussi louangeuse.

Charmant objet, digne présent des cieux,
Et ce n’est point langage du Parnasse,
Votre beauté vient de la main des Dieux...

Et si quelques vers plus loin il parle de son joli visage... il se garde bien de faire allusion à sa tête sans cervelle !

Reste le plus grand : Molière. Combien de ses pièces en effet sont des commandes du Roi, et combien de commandes ont été suggérées par Mme de Montespan !

C’était une tradition chez les Mortemart d’aimer et de défendre Jean-Baptiste Poquelin. Le père d’Athénaïs était un fervent moliériste, son frère, le gros Vivonne, soupa parfois avec l’auteur-comédien. Mme de Thianges l’appréciait aussi beaucoup ; la favorite ne pouvait donc faillir à cette tradition familiale.

En 1663 l’auteur de L’École des Femmes figurait déjà sur l’état des pensions des gens de lettres, mais pour la modeste somme de 1 000 livres : modique, en effet, au regard de ce que touchaient Benserade ou l’abbé Cottin ou encore Jean Chapelain et d’autres plumitifs aujourd’hui rayés de la carte.

Il faut attendre l’été de l’an 1665 – une saison où Athénaïs commençait de faire plus que de la figuration ! pour que la troupe de Molière, six mois après que fut joué Le Festin de Pierre, quittât son protecteur, Monsieur, pour passer au service du Roi.

« Vendredi 14 août la troupe alla à Saint-Germain-en-Laye. Le Roy dit au sieur Molière qu’il voulait que la troupe dorénavant lui appartînt et la demanda à Monsieur. Sa Majesté donna en même temps 6 000 livres de pension à la troupe qui prit congé de Monsieur... et prit ce titre : Troupe du Roy, au Palais Royal{18} »

Athénaïs aimait la musique et la danse, les comédies-ballets produites à grand renfort de « machines ». C’est elle qui incita son amant à passer commande d’une Comtesse d’Escarbagnas à jouer pour les fêtes de Saint-Germain, en décembre 1671, avec force ballets de cour. Elle n’est pas étrangère non plus à l’idée de La Princesse d’Elide, à celle de Psyché ou à celle du Bourgeois Gentilhomme à l’occasion de la visite à Paris de l’envoyé du Grand Turc.

Athénaïs aime que l’on se moque : elle aime Molière. Les astrologues de la cour lui semblent ridicules ? Elle demande à Jean-Baptiste Poquelin de les caricaturer : Molière compose Les Amants magnifiques. Tartuffe daube les faux dévots de la vieille cour : l’Église se fâche, Athénaïs sourit, Molière l’emporte. Don Juan se moque du diable et de Dieu, Molière est menacé, Athénaïs s’amuse, Molière l’emporte. Après William Harvey, les Scavantissimi doctores s’étaient mis à croire, pour beaucoup d’entre eux, en la circulation du sang provoquée par les mouvements du coeur. Il subsistait cependant quelques irréductibles tel le sieur Guy Patin, doyen de la Faculté de médecine de Paris, qui continuait d’affirmer que « le seul mouvement du sang était dû à l’attraction exercée sur lui par les organes et à l’impulsion des veines, que les artères, même si elles contenaient un peu de sang spiritueux rouge, étaient essentiellement destinées à favoriser la circulation de l’air ». Pour justifier la présence du sang dans ces conduits, notre « anticirculateur » têtu faisait appel à des forces occultes du genre, citons-le : « calorique inné d’origine céleste se trouvant dans le ventricule droit et transformant, dans le ventricule gauche, l’esprit naturel de nature vaporeuse en esprit vital de nature aérienne ».

Diafoirus à l’état pur ! Athénaïs détestait « cet imbécile de Patin », elle aima le médecin du Malade imaginaire... le dernier Molière.

Cette passion pour le théâtre lui venait peut-être du fait qu’elle était elle-même une excellente comédienne. On sait déjà qu’elle composait des imitations remarquables, qu’elle singeait à la perfection les importuns ou les ennemis, on sait aussi qu’elle aimait rire et faire rire : et c’était une étrange entreprise que de faire rire les courtisans dans une cour où trop souvent régnait l’ennui sous les brocarts et les dorures. Elle était donc pétillante. Elle n’hésitait jamais à jouer un méchant tour quand l’occasion se présentait. Ainsi, au jour du mariage de Mlle d’Alençon (fille de Gaston d’Orléans) et de M. de Guise, quand le maître de cérémonie s’aperçut in extremis qu’il manquait deux coussins pour que les fiancés puissent s’agenouiller, elle proposa de lui en fournir... et elle fit donner les coussins de ses chiens !

Quand la dame était à sa fenêtre, les courtisans faisaient un détour, ils craignaient toujours quelques-unes de ces flèches qu’elle savait si bien décocher.

Athénaïs était puissante et crainte, mais adulée aussi. Le courtisan Langlais – fils d’un homme qui percevait la maltôte (une sorte d’impôt supplémentaire... déjà !) et d’une femme de chambre d’Anne d’Autriche – qui se consumait d’amour pour elle lui avait en effet offert cette robe « d’or sur or rebrodé d’or » que nous a déjà décrite Mme de Sévigné ; le Roi, quant à lui, la couvrait de bijoux et de pierreries.

Il est au camp de Dole, par exemple, le 9 juin 1674, quand il écrit à l’intime Colbert la lettre suivante qui mérite d’être publiée.

« Mme de Montespan ne veut pas absolument que je lui donne des pierreries ; mais afin qu’elle n’en manque pas, je désire que vous fassiez travailler à une petite cassette bien propre, pour mettre dedans ce que je vous dirai ci-après, afin que j’aie de quoi lui prêter à point nommé ce qu’elle désirera. Cela paraît extraordinaire, mais elle ne veut point entendre raison sur les présents. [On notera ici l’habileté d’Athénaïs qui feint de refuser ce que, de toute évidence, elle désire le plus !] Il y aura dans cette cassette un collier de perles que je veux qui soit beau, deux paires de pendants d’oreilles, l’une de diamants, que je veux qui soient beaux, et une de toutes pierres ; une boîte et des attaches de diamants, une boîte et des attaches de toutes pierres, dont les pierres se pourront lever à toutes deux ; il faut avoir des pierres de toutes couleurs pour en pouvoir changer. Il faut aussi une paire de pendants d’oreilles de perles. Il faut aussi quatre douzaines de boutons dont on changera les pierres du milieu ; le tour étant de petits diamants, tout ira bien dessus. Il faut pour cela préparer des pierres que je veux qui soient belles... il faudra faire quelque dépense à cela ; mais elle me sera fort agréable, et je désire qu’on la fasse sans se presser. Mandez-moi les mesures que vous prendrez pour cela et dans quel temps vous pourrez avoir tout... Que ce qui doit être propre soit fait avec soin et que ce qui doit être beau le soit. »

«... Que je veux qui soit beau ! » insiste Louis Soleil, car rien à ses yeux ne l’était trop pour l’étincelante Athénaïs, qui avait tous les droits et à qui il pardonnait beaucoup. Un exemple ? Les dettes de jeu de la marquise : elles étaient considérables. Et qui d’autre que le Roi supportait ces pertes ? La plupart du temps, il les épongeait sans renâcler ; des dettes fort lourdes pour la caisse du trésor royal, car Athénaïs était une joueuse effrénée... qui gagnait quelquefois, mais perdait trop souvent !

« Le jeu de Mme de Montespan, écrivait, le 13 janvier 1679, le comte de Rébenac, est monté à un tel excès que les pertes de 100 000 écus sont communes. Le jour de Noël, elle perdait 700 000 écus ! » « On a ouvert, ajoute Mme de Scudéry, chez Mme de Montespan une loterie dont le gros lot sera de 100 000 livres et il y en aura cent autres de chacun 100 livres. Les billets sont d’un louis. »

Mais à quoi jouait-elle quand elle n’organisait pas ces loteries dont les bénéfices n’étaient pas destinés aux oeuvres charitables ? Eh bien, elle s’adonnait à la bassette, au reversi, au lansquenet ou au hoca.

Pour le hoca, jeu de hasard italien dont on a dit parfois qu’il avait été introduit en France par Mazarin lui-même, il suffisait d’une table divisée en trente cases, de trente billets numérotés mélangés dans un sac, et l’on piochait. Si le billet extrait correspondait, par bonheur, à la case choisie, on emportait vingt-huit fois sa mise ! Une sorte de petit biribi{19} en somme. Le hoca, selon le lieutenant de police Nicolas La Reynie, était le plus dangereux de tous les jeux. « La preuve, écrit-il, c’est que les Italiens qui sont capables de juger les raffinements des jeux de hasard ont reconnu en celui-ci tant de moyens différents de tricher qu’ils ont été contraints de le bannir de leur pays. Deux papes, même, après avoir connu les friponneries qui s’y étaient faites dans Rome, l’ont défendu sous des peines rigoureuses. Dans Paris, il cause de tels désordres qu’il faudrait en obtenir l’interdiction. »

Un voeu pieux de La Reynie puisque la cour l’avait adopté et qu’en une seule nuit – selon Trichâteau – Mme de Montespan avait pu regagner les cinq millions qu’elle avait perdus. Une autre fois, en revanche, c’était le 4 mai 1682, « elle perdit au hoca plus de 50 000 écus »... soit deux fois moins que Monsieur qui fut contraint de mettre toutes ses pierreries en gage.

Pour jouer au lansquenet, à la bassette ou au reversi, il n’était besoin que de cartes, de chance... et de force pistoles. La pistole valait dix livres. Le reversi, d’origine espagnole, avait la préférence du Roi. Il se jouait entre quatre, c’était une sorte de poker avant l’heure, la plus solide figure était l’espagnolette, formée de trois as et du quinola, c’est-à-dire le valet de cour, la plus forte carte du jeu.

Le lansquenet n’était autre qu’un énorme reversi puisqu’il se disputait avec six jeux de 52 cartes !

La bassette, quant à elle, fit de sérieux ravages dans la cassette royale. Il est vrai qu’on pouvait perdre ou gagner 50 ou 60 fois en un quart d’heure. Selon Bussy, qui est toujours bien informé de toutes les choses de la cour, une nuit de février 1679, Athénaïs perdit 400 000 pistoles contre la banque, somme qu’elle regagna sur le matin. Mais comme elle voulut persévérer et que perseverare diabolicum est... le Roi dut éponger une nouvelle dette ! Cependant, ajoute notre informateur, cette nuit scandaleuse porta un coup fatal à la bassette. Trop c’était trop. Coup de colère de Louis XIV.

— Madame, se courrouça le Roi, les femmes qui aiment le jeu, n’aiment que le jeu !

Il se trompait : Athénaïs aimait le jeu, l’ambition et l’amour.

Toujours est-il que la bassette, dès lors, sera interdite dans tout le royaume. Nul doute que cette mauvaise aventure de la favorite dut réjouir le sévère La Reynie.

Athénaïs, on le constate, vivait donc fastueusement : grâce aux largesses royales qui n’étaient pas simplement destinées à combler les déficits des parties de hombre ou de troumadame. En 1677 par exemple, en l’espace de quinze jours seulement, Colbert mettra à sa disposition « ainsi que le Roy le lui avait ordonné avant son départ » la somme de 97 500 livres. Pour de menus plaisirs, sans doute.

Elle était puissante, le Roi ne savait rien lui refuser. Mais le plus extravagant de ses caprices fut certainement de souhaiter avoir un jour son propre bâtiment de guerre ! L’affaire nous a été révélée par l’infatigable chercheur qu’était Augustin Jal, historiographe de la Marine, mort à Vernon en 1873, et elle mérite d’être mieux connue.

Nous sommes à Audenarde{20} sur l’Escaut, en mars 1678. Louis XIV est venu surveiller les préparatifs du siège de Gand. Athénaïs est du voyage. Un jour, une conversation de cour s’engage sur les moyens que possède le royaume de France d’anéantir, par une guerre à outrance, sur mer, la Hollande et l’Espagne qui s’obstinent vraiment dans leurs hostilités. Athénaïs est attentive, puis se tourne vers son amant et intervient : elle aussi souhaiterait courir sus à ces insolents qui désolent le commerce français et, puisqu’elle ne peut elle-même monter sur un des hardis navires de Dunkerque ou de Calais, du moins aimerait-elle, avec l’agrément de Sa Majesté, faire un bon armement pour la course. Et elle ajoute qu’elle mettrait volontiers sa fortune sur un vaisseau si le Roi voulait lui en prêter un, fin voilier, rapide, bien armé, monté de bons matelots des cantons de La Rochelle et commandé par un gentilhomme jaloux de l’honneur d’un pavillon qui serait à la fois le sien et celui du monarque.

À cette époque la favorite était grosse du comte de Toulouse, dernier fils qu’elle donnerait au Roi.

Louis XIV sourit. L’idée lui plaît, et, qui plus est, on ne contrarie pas une femme enceinte. Il fait appeler sur-le-champ le marquis de Seignelay. On peut imaginer la scène :

— Notez, Monsieur le Secrétaire d’État à la Marine, et transmettez à votre père.

Et le fils de Colbert d’enregistrer cette lettre demeurée inédite jusqu’à Augustin Jal : « Mme de Montespan veut armer un vaisseau et le Roy m’a ordonné d’en prendre soin. Comme c’est un détail auquel il faut donner ordre j’ai cru pouvoir n’en charger personne qui s’en acquittât mieux que Bonrepaus à qui j’écris sur ce sujet pour ce qui regarde les vivres et pour les avances à faire pour cet armement auquel Mme de Montespan m’a prié de donner ordre. J’écris aussi au Sr de Seuil{21} pour faire passer au Havre cent des matelots des équipages levés à La Rochelle ; Mme de Montespan l’ayant ainsi souhaité en présence du Roy. J’écris à Desclouseaux – au Havre de Grâce – sur le même sujet pour préparer l’Adroit ou le Croissant. Camp d’Oudenaarde, ce 5 mars 1678. »

Détail piquant, en marge de cette lettre figurant aux archives de la Marine Colbert griffonnera cette apostille : « Bon, savoir si le Roy fera la dépense. »

Il la fit !

Il la fit, pour un vaisseau du port de Brest, le Comte, avec un capitaine répondant au joli nom de Louis de La Motte Grenouillé (un Poitevin !) et deux cents hommes venant des îles d’Alvert et du port de La Tremblade (situé à deux lieues de Rochechouart !).

Hélas, la paix allait couper court à cette lubie de femme enceinte. L’entreprise n’eut aucune suite. Le navire-corsaire d’Athénaïs ne combattit jamais et Louis de La Motte-Grenouillé – qui était gras et lourd – continua de couler des jours paisibles.

Quelques semaines plus tard, Mme de Montespan mettait au monde le comte de Toulouse, lequel deviendra un homme de mer distingué et un sémillant amiral de France. Faut-il voir là une relation de cause à effet ?

Athénaïs était vraiment toute-puissante.