Son père était un peu paillard, sa mère un peu dévote.

Un soir qu’il rentrait plus tard qu’à son ordinaire, sa femme qui l’attendait lui dit :

D’où venez-vous ? Passerez-vous ainsi votre vie avec des diables ?

À quoi M. de Mortemart répondit, avec l’esprit qui caractérisait sa dynastie et que louèrent Saint-Simon et Voltaire :

Je ne sais d’où je viens, mais je sais que mes diables sont de meilleure humeur que votre bon ange !

Cette scène de ménage qui nous est rapportée par l’indiscrète Mme de Caylus laisserait donc accroire que le commerce avec le diable était déjà pratiqué chez les Mortemart bien avant que la plus célèbre représentante de la famille ne soit éclaboussée par les poisons et noircie par les messes démoniaques.

Il convient pourtant de se méfier des propos de Mme de Caylus, nièce à la mode de Bretagne de Mme de Maintenon et donc d’une objectivité relative. En réalité, le diable de M. de Mortemart était une diablesse : au teint d’ambre, à la chevelure longue et brune, aux yeux vert des mers du sud, elle était l’épouse d’un haut magistrat parisien, le président Tambonneau ; elle passait pour une des plus jolies femmes de son temps.

Ce qui n’empêchait pas Gabriel de Rochechouart, marquis de Lussac et Vivonne, seigneur marquis de Mortemart et prince de Tonnay-Charente, d’aimer tendrement Diane de Grandseigne{1} son épouse. Ce qui ne l’empêcha pas de lui donner une belle nichée d’enfants. À commencer par un gros fils, Louis, né en 1636, qui deviendra duc de Vivonne, maréchal de France et sera même un temps vice-roi de Sicile, à suivre par une fille, Gabrielle, future marquise de Thianges ; par une autre fille, Françoise, demoiselle de Tonnay-Charente, que l’on saura un jour sous le nom d’Athénaïs de Montespan ; et par deux filles encore : Marie-Christine, qui n’aura pas d’histoire, et Marie-Madeleine, la benjamine, née en 1644, qui, devenue grande, présidera aux destinées de l’abbaye de Fontevrault.

Mortemart, du nom d’un bourg situé à trois lieues de Bellac, Rochechouart, Lussac, Vivonne... autant de petites villes qui peuvent s’inscrire dans un triangle tracé entre Poitiers, Angoulême et Limoges, autant de noms qui fleurent bon le Poitou, la Saintonge et la Marche limousine, une douce région du royaume dans laquelle « on ne vit jamais de la noblesse si bien faite, des dames si civiles, des bourgeois si obligeants et d’où venaient les plus agréables airs et les plus jolis menuets... ».

Mortemart : un nom prestigieux. Une grande histoire. Que l’on en juge ! En 1094, sous le règne de Philippe Ier, on trouve déjà trace d’un seigneur « Abbon Ratier, du château de Mortemart ». Mais ce n’est qu’aux premières lueurs du XIIIe siècle que la seigneurie de Mortemart passera aux mains des vicomtes de Rochechouart, avec l’union d’Aimery VII, vicomte de Rochechouart, et d’Alix de Mortemart. 1205 : l’origine d’une des plus nobles familles du royaume, une souche qui produira une belle légion de seigneurs qui connaîtront la guerre des Flandres, les affrontements de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt, qui assisteront au passage du Rhin, sous Louis XIV, qui brilleront à la bataille de Dettingen...

Donc, « le vendredi cinquième jour d’octobre mil six cent quarante {2} » naissait et était baptisée Françoise de Rochechouart à Lussac en Poitou, aujourd’hui Lussac-les-Châteaux. Un toponyme qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. Car on pourrait croire, en effet, qu’il existait plusieurs châteaux en la ville. Or, en vieux françois, les grimoires font mention de Lussac-lez-Château. Lez étant une préposition désuète signifiant à côté. Il s’agit donc tout simplement de Lussac près du château.

Et quel château ! Une des plus importantes demeures des Mortemart. Une ancienne forteresse médiévale, aménagée sans doute au fil des siècles, mais dont il ne reste rien aujourd’hui que les antiques piles carrées d’un gigantesque pont-levis qui, à l’est, enjambait un long étang. Cette forteresse fut probablement fort appréciée durant la guerre de Cent Ans qui fit parfois rage à Lussac. C’est à deux pas de là, par exemple, que périt John Chandos, ce connétable du Prince de Galles qui était parvenu à capturer son homologue Du Guesclin à Auray. Lequel Du Guesclin, en 1372, s’empara dudit château de Lussac...

On a dit parfois – et on l’a écrit – que Françoise de Rochechouart serait née dans une maison dite « le Grand Logis » qui héberge aujourd’hui un riche musée. Or, il est peu probable que les glorieux Rochechouart-Mortemart aient durablement séjourné dans cette maison, charmante au demeurant, avec sa cour intérieure et sa galerie Renaissance, mais sans aucune commune mesure avec leur blason. Il est plus vraisemblable, et M. Eygun, ancien conservateur des Antiquités historiques de la région Poitou-Charentes, l’affirme, que c’est dans la maison forte que naquit la future Montespan. Rien ne s’y opposait d’ailleurs, puisque ce château ne fut pas anéanti par les guerres de religion, comme on l’a quelquefois prétendu, mais par la grande tourmente. Donc, en octobre 1640, le château est toujours debout{3}.

Octobre 1640 : Louis XIII n’avait plus que trois années à vivre, Richelieu, deux. Vincent de Paul se dépensait corps et âme pour le salut de ses « enfants trouvés » ; le futur Louis XIV venait de fêter (le 5 septembre) son second anniversaire ; Louise de La Baume Le Blanc (alias La Vallière) ne verrait le jour que quatre ans plus tard, quant à Françoise d’Aubigné, la Maintenon en puissance, elle était âgée de cinq ans.

Au registre des baptêmes de Lussac n’apparaît que le seul prénom de Françoise. C’est elle-même, en effet, tout influencée sans doute par la préciosité qui sévissait alors, les Astrée et Céladon, Julie et sa guirlande ou l’incomparable Arthénice, qui se nomma Athénaïste. Et, l’érosion aidant, ce surnom précieux allait bientôt se transformer en Athénaïs. Prénom que nous lui conserverons dorénavant.

Gabriel{4} le père, qui avait vu le jour avec le XVIIe siècle, était donc un solide quadragénaire au jour de la naissance d’Athénaïs. Diane, la mère, elle-même, on l’a vu, de très noble extraction, blonde, enjouée et pieuse, faisait la joie de « la chambre » d’Anne d’Autriche. Elle chantait délicatement, pinçait fort souplement la guitare, était capable de réciter les plus délicieux bouts-rimés, priait bien quand il le fallait, en bref, on la comptait au nombre des plus jolies femmes qui formaient l’aréopage de la Reine.

De son côté, Gabriel de Rochechouart, homme cultivé, spirituel et insolent, occupait au Louvre le poste de premier gentilhomme de la chambre du Roi. Un Roi auquel il semblait tout dévoué. Dévoué aussi au cardinal-duc{5} dont il avait embrassé la cause lors de l’affaire qui entraîna la décapitation de Cinq-Mars. Il était bien en cour donc, car il était adroit. Il savait vivre aussi, « il était un homme de plaisir qui ne doutait de rien, excepté de Dieu, peut-être » ; il aimait la chasse, la musique et l’amour.

L’amour de la présidente Tambonneau, en particulier, avec laquelle il fut du dernier bien pendant quelque vingt-deux années de sa carrière amoureuse. L’affaire avait commencé, alors qu’Athénaïs n’était encore qu’une enfant, en 1653 : à l’occasion, curieusement, des obsèques du comte de Trichâteau.

Ce Trichâteau, qui figurait au nombre des intimes de M. de Rochechouart de Mortemart, avait eu, en effet, la fâcheuse idée de rendre prématurément son âme à Dieu.

Gabriel était donc venu s’incliner devant sa dépouille mortelle. Le genre de cérémonie où, si l’on est émotif et inquiet, on prend conscience, on s’effraie de sa petitesse ; il est possible, au contraire, de s’y ennuyer à mourir... Et Gabriel aurait trouvé le temps long s’il n’avait remarqué, au nombre des affligés, une femme jeune, sincèrement émue, d’une de ces émotions que l’on ne peut ressentir que si l’on a été attaché au défunt par des liens feutrés. Il ne se trompait pas : la présidente Tambonneau, au deuil mesuré, mais sincère, avait bien contribué au bonheur terrestre de feu Trichâteau. Pourquoi ne pas la consoler, songea alors Gabriel ? Mme Tambonneau n’était-elle pas apparentée aux Noailles, eux-mêmes cousins des Mortemart ? Avec ce lignage voisin il tenait son entrée en matière.

Nul ne sait ce qu’il put confier à la veuve, mais toujours est-il qu’il parvint à sécher ses larmes. Les Mortemart passaient pour être galants, Gabriel ne faillait pas à cette réputation. Si bien que ce qui devait arriver arriva : trois semaines ne s’étaient pas écoulées depuis la mise au tombeau de Trichâteau que Mme Tambonneau, ses yeux verts brillant à nouveau, oubliait le défunt au creux des bras du marquis. Certes, Mortemart était déjà un peu grison, il comptait vingt ans de plus que Trichâteau, mais n’était-ce pas vingt années d’expérience ? Une expérience qui avait fait de lui un beau parleur, un marquis plaisant, varié, une expérience qui l’avait rendu habile « à combiner les jeux du demi-jour ».

Et pendant ce temps, Athénaïs, qui avait été enlevée aux grasses nourrices du château de Lussac – la Troubat, la Gailledrat ou la Nono –, grandissait à Saintes chez les Dames du couvent de Sainte-Marie. À quel âge avait-elle quitté la maison familiale de Lussac pour aller compléter son éducation à l’ombre des cornettes de Saintes{6} ? Nous manquons d’éléments pour pouvoir le dire avec certitude. Gageons cependant que la coupure d’avec Lussac dut se produire aux environs de l’an 1650, c’est-à-dire alors qu’Athénaïs était dans sa dixième année. C’était la tradition. Une grande majorité des parents avait adopté ce système éducatif, après avoir constaté sans doute qu’il était moins coûteux de payer la pension d’une abbaye que les services d’un précepteur. Une fois mise au couvent, une jeune fille ne revoyait que très rarement père et mère. Sa vertu étant en théorie protégée, il lui suffisait d’attendre l’âge de prendre époux. Lorsqu’il arrivait que nul prétendant ne se présentât à la porte du monastère, ou si elle avait pris goût au cloître, elle devait ou pouvait prendre le voile. C’est ce qui arrivera, d’ailleurs, aux deux plus jeunes soeurs d’Athénaïs. Si l’on en sortait, en sortait-on très cultivé ? Non. On était élevé plutôt qu’instruit. L’éducation conventuelle était plus mondaine que profonde. Il est vrai qu’à cette époque l’orthographe ne connaissait encore que des règles assez floues – bien que Malherbe et Vaugelas fussent venus ! –, qu’elle était encore approximative, ce qu’elle a tendance à redevenir aujourd’hui, mais il n’y a plus que les puristes rétrogrades pour s’en offusquer ! On apprenait donc une orthographe aussi pleine de fantaisie que de candeur, on apprenait... l’orthographe du coeur. Un exemple ? Parcourons seulement ce billet (collection Bovet et Rochambeau) sans date, sans destinataire connu, mais qu’Athénaïs rédigea elle-même et qu’elle signa de sa main : l’écriture en est désordonnée, grande et fine, inégale et assez peu lisible. « Nous prenons la liberté de vous présenter ces petites étrennes qui acompagnent les souhaits que nous faisons pour vôtre prospérité et santé ; que Dieu augmente vôtre courage, qu’il conserve vôtre bonne humeur, qu’il maintienne la fraicheur de votre teint, qu’il rende vos eaux purgatives, les sueurs abondantes, les fraises rafraichissantes et les pois plus aisés à digérer... »

Aujourd’hui, elle échouerait donc au certificat d’études ! Mais ne l’accablons pas pourtant car, après avoir parcouru la correspondance de quelques grands de ce siècle, on s’aperçoit qu’Athénaïs soutient fort honorablement la comparaison !

Si le couvent ne lui donna pas la plume d’une Sévigné, il n’altéra en rien sa beauté. Car à dix-huit ans, quand elle quitta Saintes – sous le nom de Mlle de Tonnay-Charente{7} –, elle était... angélique. Tous ses contemporains s’accordent sur ce terme. Observons, par exemple, ce portrait que nous brosse Primi Visconti, une sorte de mage-astrologue-psychologue-graphologue qui était alors en odeur de sainteté au Louvre : « Blonde, de grands yeux bleus, un nez aquilin, mais bien fait, la bouche petite et vermeille, de très belles dents, un visage parfait, un corps de taille moyenne, mais de proportions accomplies. Son teint d’une merveilleuse blancheur la rendait rayonnante entre toutes. » Et, ajoutait-il, « son plus grand charme était une grâce, un esprit et certaine manière de tourner la plaisanterie ». Ce n’est pas après avoir deviné Athénaïs au fond de sa boule de cristal que Primi Visconti s’exalte ainsi, c’est tout simplement pour l’avoir rencontrée à la cour. Car elle est arrivée. Elle est dans la place ! Elle a été choisie, à la prière de sa mère, par la reine Anne d’Autriche, pour être attachée en qualité de demoiselle d’honneur{8} à Madame, la petite Henriette d’Angleterre, fraîchement mariée à Philippe, alias Monsieur, frère du Roi.

C’était l’époque des mariages. Le 31 mars 1661, en la chapelle du Palais-Royal, Monsieur avait donc épousé Henriette, Anne d’Angleterre, orpheline du roi Charles Ier renversé par Cromwell et décapité. Henriette, petite-fille d’Henri IV : un bout de femme de dix-sept ans à peine, un peu voûtée et trop fluette, mais dont « les yeux chauds et brillants étaient pleins de ce feu contagieux que les hommes ne savaient fixement observer sans en ressentir l’effet ». Monsieur, hélas !, y fut totalement insensible. Il est vrai, observe Mme de La Fayette, que « le miracle d’enflammer le coeur du frère du Roi n’était réservé à aucune femme du monde ». Le duc d’Orléans était aussi... prince des invertis !

Louis XIV, lui-même, n’échappa point au charme d’Henriette, sa belle-soeur et cousine germaine et ils vécurent tous deux quelque temps « d’une manière qui ne laissait à douter à personne qu’il n’y eut entre eux plus que de l’amitié ».

Il avait pourtant commencé par la dédaigner : elle était maigre et brune, il aimait les blondes un peu grasses. On connaît ce mot féroce qu’il eut alors à l’adresse de son frère :

— Êtes-vous donc si pressé d’épouser les os des Saints Innocents ?

L’époque des mariages : le Roi venait, lui aussi, le 9 juin 1660, à Saint-Jean-de-Luz, de s’unir à l’infante Marie-Thérèse, « petite femme blonde, joufflue, au nez charnu, à la bouche molle, dont les yeux bleus tout ronds s’ouvraient avec ébahissement sur le monde ». Une petite femme qui témoigna toute sa vie de la plus solide vertu... et d’une grande sottise, une petite femme au service de laquelle passera bientôt Athénaïs de Tonnay-Charente devenue Mme de Montespan.

Athénaïs, que l’on retrouve au Louvre, un soir du froid hiver de l’an 1662, alors que l’on dansait le dernier ballet opéra dont le livret était composé par Isaac de Benserade : Les Amours d’Hercule. Hercule, bien entendu, c’est le Roi. Benserade n’est-il pas son poète officiel ? Il a d’ailleurs aussi taillé aux mesures de son maître les rôles de Mars et du Soleil. Quant à Monsieur, il a choisi d’interpréter celui d’Hymen ! Un rôle de composition pour le moins saugrenu ! Ce soir-là, la cavalière du Soleil a nom Athénaïs : « la blonde Athénaïs, s’émeut le duc de Noailles, aux yeux bleus ravissants, avec des sourcils plus foncés unissant la vivacité à la langueur, au teint d’une blancheur éblouissante... une de ces figures qui éclairent les lieux où elles paraissent ».

Elle illumina donc le ballet d’Hercule amoureux... mais Hercule, ce soir-là, n’avait d’yeux que pour Louise de La Vallière. Et il ne la « vit pas »... du moins ne le montra-t-il pas !

Le duc de Noirmoutier, en revanche, lui, un La Trémoille, la remarqua et le lui fit savoir. Avec empressement. Il lui déclara sa flamme, sur-le-champ, et lui demanda sa main. À croire Mme de La Fayette, Athénaïs, trouvant le galant à son goût, lui aurait alors donné plus que des espoirs.

Désespoir ! Le destin allait s’opposer à ce projet. Un soir de bal. Un bal donné, le 20 janvier 1662, au Palais-Royal qu’on achevait alors de meubler pour Monsieur et Henriette. Un bal mouvementé s’il en fut : le prince de Chalais – Adrien-Biaise de Talleyrand, beau-frère de Noirmoutier – se prit de querelle avec un gentilhomme répondant au nom de La Frette. Un soufflet, deux soufflets... un duel. Prévu pour le lendemain à l’aube ; à disputer dans le clos d’une chartreuse du faubourg Saint-Germain. Un duel, malgré les édits royaux qui interdisaient – depuis 1651 –, sous peine de mort, cette façon sanglante de laver l’honneur.

Au côté de Chalais, Noirmoutier, le promis d’Athénaïs, le marquis d’Antin et le marquis de Flamarens. Dans le camp de La Frette, figuraient Argencourt, le chevalier de Saint-Aignan et le frère cadet de l’offensé. Le combat allait être rude. Pas question de le cesser au premier sang ! Résultat, Antin fut transpercé net par Saint-Aignan ! Restait aux sept duellistes survivants, indemnes ou estafiladés – Noirmoutier lui-même fut sévèrement touché ! –, à prendre la poudre d’escampette s’ils ne voulaient pas subir la sentence du parlement : une sentence de mort, on l’a vu, et qui fut d’ailleurs prononcée – par contumace – le 24 avril de cette même année 1662 : la condamnation à la décapitation.

Noirmoutier, qui tenait évidemment plus à sa peau qu’au coeur d’Athénaïs, parvint à franchir les Pyrénées, à descendre jusque dans le bas de la péninsule où il mit sa lame au service du Portugal et où, cinq ans plus tard, il livra, contre les Espagnols, son tout dernier combat. Quiconque se sert de l’épée périra par l’épée ! Or – l’histoire a ses hasards, le sort ses ironies – Antin, le duelliste planté sur place, avait un frère cadet, marquis de condition, et qui répondait au joli nom de Montespan (corruption de Mont-Espagne) . Ce pimpant gentilhomme gascon était alors âgé de vingt-deux ans : l’âge d’Athénaïs. Et nos deux jeunes gens se virent, se parlèrent sans doute du défunt, du fiancé exilé, se congratulèrent, se plurent... et se consolèrent. Ils se plurent tant que M. de Montespan, descendant des anciennes et puissantes maisons de Foix et de Comminges, fut bien vite agréé comme soupirant officiel.

Athénaïs est amoureuse, donc. Et puisqu’il est dit que l’amour favorise la beauté, on peut imaginer combien elle rayonnait. Au vrai, ce n’était pas une beauté, mais LA Beauté, comme l’a fort bien remarqué Arsène Houssaye qui s’est penché, avant nous, sur tous les portraits d’Athénaïs : « Un profil fier et noble, un front de marbre, de blonds cheveux jaillissant en gerbes rebelles aux morsures du peigne, des yeux mordants, tour à tour par l’esprit et la passion, un nez franco-grec aux narines mobiles comme des ailes d’oiseau, une bouche rieuse, toujours ouverte pour railler, montrant à demi des dents destinées à vivre cent ans, comme les perles ; un cou divinement attaché à des épaules d’un dessin ferme et d’un ton vivant. Quand il la peint Mignard dévoile son sein, parce qu’elle a le sein fort beau et fort orgueilleux, comme tout le reste... »

Gageons cependant qu’au jour de la Saint-Sylvestre, qui mettait un terme à l’an de grâce 1662, son sein était pudiquement voilé alors qu’elle eut l’honneur de quêter devant la cour, sous les voûtes de Saint-Germain-l’Auxerrois. Mais chacun fut sous le charme. Jean Loret ne nous contredira pas, ce poète préféré de Mme de Longueville, cet auteur, médiocre, de La Muse historique, car il ne se sentit plus d’admiration et composa dès le lendemain, pour notre quêteuse, quelques vers d’une rare platitude :

L’admirable Mortemart,
Très aimable, mignonne, car
C’est une des plus ravissantes,
Des plus sages, des plus charmantes
De toutes celles de la cour
Où l’on voit mille objets d’amour ;
Cette aimable, dis-je, mignonne,
Si rare et si belle personne,
Fit la quête ce saint jour-là...

Oh ! Que sa brillante jeunesse,
De libertés fut larronnesse !
Et que ses propos gracieux,
Et la douceur de ses beaux yeux,
Embellis de clartés divines,
Firent d’innocentes rapines,
Puisqu’il est vrai qu’au même instant,
Cet objet, toujours éclatant,
Qui de mille amours est la source,
Attaquait le coeur et la bourse !

Étonnant, non ? Mais l’intarissable Loret ne s’arrêtera pas en si mauvais chemin. On le retrouvera, en effet, à la date du 20 janvier 1663, composant quatre versiculets de mirliton destinés cette fois à célébrer le charme de Gabrielle, soeur aînée d’Athénaïs, devenue, depuis huit ans déjà, l’épouse du marquis de Thianges. On notera le mauvais calembour du rimailleur : Thianges, sous l’effet de son imagination malingre, se transformant en Ange !

Mortemart, cet Ange visible,
Qui toucherait le moins sensible,
Qu’on ne peut voir sans soupirer
Ni mêmement sans l’adorer.

Au chapitre de l’histoire littéraire, ou plus justement de la poésie historique, il nous restera à parcourir ces deux vers de Benserade, qui concernent eux aussi Gabrielle et ne sont pas, eux non plus, impérissables.

Thianges nous plaît, et la neige est moins blanche
Que n’est son teint, sa gorge et son beau front.

Mais quand il observe Athénaïs, alors là, le poète de Lyons-la-Forêt ne se maîtrise plus :

Dieu ! À quel comble est-elle parvenue ?
Jamais beauté n’eut de progrès si prompts.
Comme elle y va ! Si elle continue
Je ne sais pas ce que nous deviendrons.

L’an 1655 avait vu les deux aînés de Gabriel et de Diane convoler en justes noces : le gros Vivonne s’était allié à la fille du président de Mesmes, Gabrielle s’était unie au marquis de Thianges. L’année 1663 serait donc celle du mariage d’Athénaïs avec Louis Henry de Pardaillan de Gondrin, fils du gouverneur du Roi en Bigorre, marquis de Montespan et Antin.

Et, puisque les deux petites dernières, Marie-Christine et Marie-Madeleine, se destinaient au voile et que l’épouse qu’il aimait beaucoup – mais trompait plus encore – se confondait de plus en plus souvent en dévotion, M. de Rochechouart-Mortemart, loin des soucis familiaux, allait pouvoir se consacrer sans réserve à la délicieuse Tambonneau avec laquelle il célébrait la dixième année de liaison. Si Mme de Mortemart s’attardait à Lussac-lez-Château, les « cinq à sept » trois ou quatre fois par semaine se déroulaient en l’hôtel du marquis. Si elle était à Paris – où ses fonctions au Louvre l’attiraient – nos amants se retrouvaient à Chaillot dans une petite maison tapissée de vigne vierge. Et, pour en croire Maurice Rat qui s’est plu à se pencher sur ces amours, « M. de Mortemart servait à sa maîtresse de copieuses collations où un vin doré d’Alicante versé en des verres roses s’accompagnait de massepains et de friandises, voire, l’été, de belles grappes de raisin muscat, de pêches duveteuses et de figues violettes où Mme Tambonneau retrouvait sa Provence... ».

Et qu’importait si de méchants couplets circulaient à la cour, qui disaient en substance :

Mortemart et la présidente
Jouent à colin-tampon,
Tambonneau.
Ah ! Vraiment, qu’elle est élégante
Et qu’il est bon, bon, bon,
Tambonneau !

Il est vrai qu’il était bon, le président Tambonneau trompé. Il était bon pourvu qu’on ne fût pas ingrat. Il fermait les yeux à condition qu’on lui tendît la main. Et il n’ignorait pas que la main de Mortemart pouvait lui être d’un précieux secours. N’allons pas cependant jusqu’à lui donner quelque vilain nom de poisson car, s’il agissait ainsi, s’il comptait sur l’influent Mortemart pour lui faire obtenir de l’avancement ou des gratifications, c’était pour que son épouse en profitât. Car elle était effrénée dans ses dépenses. Sans doute, songeait le président aux comptes, sans doute le marquis lui ferait-il la grâce d’intercéder auprès de Colbert... puisqu’il lui cédait gracieusement sa femme !

Mais la partie, pour Mortemart, n’était pas jouée à l’avance. Le froid Colbert n’aimait pas être importuné par ce genre de sollicitation. Il était, en règle générale, étranger à toutes ces intrigues. En bref, on ne pouvait compter sur lui pour être « pistonné ». Et il commença par le faire comprendre au marquis : en termes élégants, certes, mais clairs.

— M. Tambonneau est encore bien jeune pour recevoir dès maintenant un haut prix de ses services, mais je ne saurais lui reprocher sa jeunesse car elle est apparemment cause que j’ai la bonne fortune de vous voir.

Une fin de non-recevoir, en quelque sorte.

À cet instant le marquis dut blêmir. Mais, psychologue et rusé, le ministre se reprit et poursuivit :

— Je n’ignore pas que M. Tambonneau a épousé une personne qu’on m’assure être charmante et je sais aussi qu’il a été, dans des circonstances difficiles, l’un des bons serviteurs de Son Éminence (allusion à la Fronde où il avait été du côté de Mazarin). Le mieux, M. le marquis, n’est-il pas que j’écrive de votre part à M. le cardinal pour lui dire que Tambonneau nous est fort dévoué... et qu’il sied de reconnaître ses singuliers services par l’octroi de bonnes paroles couchées sur le papier et que nous puissions, l’un et l’autre, montrer au président ? Ainsi, vous aurez fait quelque chose, et moi aussi. Quelque chose qui n’engage à rien, mais dont vous pourrez vous prévaloir auprès de Mme Tambonneau et auprès de son mari.

Ce qui fut dit fut fait. L’honneur était sauf.

Et tant pis si Mazarin mourut sans avoir pris le temps de lever le petit doigt pour Tambonneau, Mortemart avait fait au mieux, et surtout, il se sentait la conscience beaucoup plus tranquille lorsqu’il retrouvait sa présidente, à l’ombre des vignes vierges de la maison de Chaillot.

Dimanche 28 janvier 1663 : Athénaïs n’est plus demoiselle de Tonnay-Charente. Elle est devenue, ce jour-là, marquise de Montespan.

1663 : c’est l’année où le Canada devient possession directe de la couronne, l’année où Molière donne L’Impromptu de Versailles, où Le Nôtre, penché sur sa planche à dessin, brosse les jardins du même Versailles ; c’est l’année où Louise de La Vallière accouche secrètement de Charles-Louis, son premier enfant du Roi.

Un mariage d’inclination que cette union d’Athénaïs et du jeune Pardaillan de Gondrin, duc d’Antin. Non pas un mariage d’argent, encore moins un mariage de rang. La preuve en est que si le Roi n’y fit pas opposition, il marqua nettement sa contrariété en s’abstenant, ainsi que Marie-Thérèse, Henriette et Monsieur, de signer au bas du contrat alors que la tradition, s’agissant de l’hymen de la fille d’un duc de cour, réclamait ses paraphes.

Sans doute Louis – qui n’éprouvait encore aucune attirance particulière pour Athénaïs – ne voyait-il pas d’un bon oeil cette alliance d’une Rochechouart-Mortemart avec un Montespan. Car, si le chef de la première maison avait été porté à la dignité de duc et pair, et partant, de « cousin du Roy », côté Montespan on était assez peu « paré en cour ». On peut aussi penser que la mauvaise humeur royale tenait au fait qu’autrefois les Pardaillan de Gondrin avaient un peu frondé et surtout, si l’on observe le contrat de ce mariage, on note la signature de « Monsieur l’illustrissime et révérendissime Louis-Henri de Gondrin, archevêque de Sens et primat des Gaules ». Or, l’âme de ce prélat inclinait notoirement vers le jansénisme, ce qui n’était pas du tout du goût de Louis XIV !

Pour ce qui regarde les chiffres, dot, douaire et autres rentes, l’affaire est bien compliquée. Toutes les clauses tendent à prouver que les deux familles « tripotèrent » copieusement sans avoir consulté les jeunes conjoints. Il y est question de très grosses sommes : 150 000 livres de dot d’une part, 15 000 livres de rente d’autre part ; la promesse, aussi, qu’un enfant mâle né de l’union hériterait la moitié des biens d’Antin..., etc. Mais il y eut tant de roueries dans toutes ces tractations que les jeunes mariés se retrouvèrent sans un liard au départ ! Avec l’espoir cependant de voir venir une rente de 22 500 livres l’an. Il n’y avait d’ailleurs pas là de quoi vivre sur un très grand pied si l’on sait qu’à l’époque le loyer d’un modeste deux pièces – à Paris – oscillait autour de 100 livres et que la simple location d’une voiture (un fiacre à quatre chevaux) coûtait 12 livres la journée.

Les jeunes gens, comme l’observe judicieusement Gonzague Truc, étaient donc assez « mal soutenus » et « s’engageaient dans une vie périlleuse ».

D’autant plus périlleuse que la bourse de M. de Montespan était bien obérée. Le marquis gascon était perdu de dettes !

Des dettes qu’il ne pouvait payer... et partant, il ne parvint pas à s’enrichir ! Au contraire même, il redoubla d’ardeur en ses dépenses. Les unes légitimes, certes, celles qui devaient lui permettre d’établir son foyer, mais les autres étaient folles ! Il avait pris, naguère, l’habitude de jouer, de jouer gros... et de perdre. Cette habitude, il ne la perdit pas. Bientôt il sera contraint d’emprunter, à droite et à gauche, de quémander des avances, de déshabiller saint Pierre pour habiller saint Paul. Le 17 août 1663, soit sept mois à peine après son mariage, on le voit solliciter 4 000 livres de Marguerite Barreau, « une bourgeoise de Paris ». Deux jours plus tard il ouvre un compte de 650 livres auprès du non moins bourgeois Pierre Chauveau. Mais cela ne suffira pas. La bourse de Montespan était telle le tonneau des Danaïdes. Le 21 août il se rendra chez le sieur Charles Seignerolles – Athénaïs l’accompagnant – pour s’endetter de 7 750 livres « en vrai, pur et loyal prêt fait par ledit seigneur créancier auxdits seigneur et dame débiteurs ».

 La famille se porte-t-elle garante ? Non point, s’il faut croire les actes signés, puisque les cautions de ces derniers crédits étaient données par deux marchands du Pont-au-Change répondant au nom de Chevillet et deux artisans du pont Notre-Dame : les Pantacellin. Dernier crédit ? Que dire alors de la visite que Montespan – le 30 août – fit à Vivonne, son beau-frère, et à l’issue de laquelle il repartait muni de 500 livres remboursables. Tout s’effritait déjà. Il prétextera aussi d’énormes frais de campagne, en Lorraine ou sur la côte africaine (1663-1664), pour pouvoir emprunter, emprunter encore, toujours emprunter...

Il prendra, évidemment, la mauvaise habitude de ne pas s’acquitter auprès de son carrossier, de ses selliers, de son armurier ou de ses tailleurs et sera bientôt contraint d’hypothéquer les bijoux d’Athénaïs, une paire de pendants d’oreilles notamment qui étaient garnis de six gros diamants. La détresse. On le retrouvera, au début de l’an 1667, poursuivi par les fesse-mathieux et débiteur d’une somme de 50 000 livres. Et un jour, les meubles du modeste appartement que le couple occupait rue de Taranne{9} furent vendus : le spectre de la ruine.