1672 : à la fin de cette année, le 5 octobre, Athénaïs fête son trente et unième anniversaire. Un mois plus tard, jour pour jour, Louis XIV entre dans sa trente-cinquième année. Déjà vieille de quelque six ans, la passion des amants semble encore dans sa période ascendante. La preuve, c’est que le 6 janvier (1672) Mme de Sévigné écrit à sa fille : « La cour répète qu’il n’y aura pas de guerre parce que le Roi ne saurait vivre loin de Mme de Montespan. »

Mais la cour se trompait : non pas sur les élans de Vénus, mais sur les intentions de Mars. Car le 6 avril, la guerre de Hollande est décidée{22}. Guerre contre la Hollande républicaine et protestante, un pays où s’imprimaient des livres jansénistes et des libelles malsains, guerre contre « un repaire de libraires dangereux ». « C’était un plan arrêté, le Roi détruirait la religion prétendue réformée partout où ses armes la rencontreraient. » Guerre contre un petit peuple dont la flotte et les succès commerciaux rivalisaient supérieurement avec une grande monarchie, guerre contre le Hollandais que le Roi-Soleil voulait châtier « pour les mauvaises satisfactions qu’il lui donnait ». Une lutte qui ne connaîtra ni la sûreté ni la rapidité de la précédente – celle de Dévolution –, car il faudra en effet attendre le 10 août 1678 pour la voir s’achever à Nimègue.

Donc, le 28 avril, Louis quitte Saint-Germain : direction Charleroi. Mais ces dames ne seront pas du voyage.

Le Roi laisse derrière lui Louise de La Vallière dont les larmes se tarissent, qui se résigne, qui songe maintenant à se retirer au couvent. Il laisse derrière lui la Reine, qui pleure, elle, d’avoir perdu, le 1er mars précédent, sa fille Marie-Thérèse de France, la petite Madame, morte à peine âgée de cinq ans. À propos de cette disparition, M. de Saint-Maurice nous confie que le Roi fut fort affligé, « qu’on ne l’avait jamais vu si troublé », qu’il resta des heures durant penché sur le berceau de sa fille qui devait succomber à un abcès au cerveau. Autour de l’enfant, sans que personne semble offusqué, veillaient également la Reine, La Vallière et Athénaïs. Athénaïs qui venait, elle aussi, quelques jours plus tôt, de perdre le premier rejeton qu’elle avait eu du Roi, cette fillette née en 1669 qui ne vécut pas assez longtemps pour avoir droit à un nom dont l’Histoire pût se souvenir.

Deux décès donc, mais deux grossesses aussi, et deux accouchements prévus pour le mois de juin. Car à cette époque, en effet, la reine Marie-Thérèse porte en elle son sixième enfant : il naîtra le 4juin, sera fait duc d’Anjou... et mourra aussitôt. Quant à Athénaïs, elle sent déjà s’agiter en son flanc son troisième bambin royal qui verra le jour le 20 du même mois de juin, sera fait comte du Vexin... et mourra. Pas aussi hâtivement que son demi-frère, il est vrai, puisque Louis-César survivra onze ans.

Mais pour attendre cet heureux événement et pendant qu’il guerroye, Louis XIV a prié Athénaïs de vouloir bien se retirer tout auprès de Lagny, dans une demeure à l’époque nommée le Génestoy ou le Génitoy. Une gentilhommière qui était alors la propriété d’un Sanguin, premier maître d’hôtel du Roi, qui existe toujours aujourd’hui et qui est connue sous le nom de « Génitoire ». La corruption du terme Génitoy en Génitoire ne serait-elle pas due au fait qu’Athénaïs y fit ses couches ? On ne peut rien affirmer... si ce n’est que le mot corruption, quoi qu’il en soit, est fort à propos !

28 avril. Le pied de guerre. Louis XIV quitte Saint-Germain. Il semble de méchante humeur. Selon M. de Saint-Maurice, « il ne fit d’adieux qu’à la Reine et à M. le Dauphin. À peine si ceux qui le suivaient de plus près eurent le temps de lui tirer leur révérence. Tout le monde en demeura stupide. Jamais personne n’avait rien vu de pareil à la cour et les plus pénétrants ne pouvaient deviner la cause de cette hâte insolite ».

Ce en quoi Saint-Maurice nous dévoile son manque de perspicacité, car le Roi n’avait évidemment qu’une hâte et que nul n’ignorait, c’était, marchant vers Nanteuil de faire escale au Génestoy pour se jeter dans les bras de sa capiteuse maîtresse.

Le Roi s’en va en guerre donc. Et avec lui huit millions d’argent comptant vont quitter Paris, soit 6 800 000 livres pour ses troupes et le reste pour sa maison. Ce qui, note un chroniqueur, « a mis la ville dans une si grande disette d’argent qu’on en trouve nulle part ! » L’argent ! Ce nerf de la guerre qui deviendra bientôt hypersensible et que Colbert sera contraint de soigner sans anesthésie. À la fin de cette année, par exemple, le déficit dépassera les huit millions. Il faudra donc user d’expédients. Interdire, par exemple, tous passements d’or et d’argent sur les habits des officiers de troupe, avant d’augmenter les impôts et d’en créer de nouveaux, tel le papier timbré – formules obligatoires – pour tous les actes judiciaires et civils.

Dans ses Mémoires, Charles Perrault nous conte que « jusqu’à la guerre de Hollande, Colbert entrait dans son

 cabinet de travail d’un air content, en se frottant les mains de joie et de confiance, mais qu’à partir du commencement des hostilités il changea d’allures et de caractère ; qu’il n’abordait plus le travail qu’avec chagrin et même en soupirant, et que, de facile et aisé qu’il était, il devint difficile et difficultueux ; qu’il aurait même eu la tentation de renoncer au pouvoir ; que le Roi lui demandant un fonds de soixante millions par an à l’extraordinaire des guerres, il s’en montra effrayé... » Le Roi ayant ajouté que, s’il ne se chargeait pas d’y suffire, un autre homme était tout prêt à l’entreprendre, il demeura assez longtemps chez lui, remuant ses papiers, combinant des comptes, sans trouver de solution. Il fallut un ordre du Roi pour le ramener à la cour, et les instances de sa famille pour le décider à passer par-dessus ses répugnances...

S’il est bien affûté comme celui de Perrault, un petit regard sur un grand homme peut en dire très long.

Donc Colbert est embarrassé. La guerre de Hollande est un gouffre. Même s’il est victorieux ici ou là, dans telle ou telle bataille, Louis XIV ne la gagnera pas. Il s’enlisera : au sens propre tant qu’au sens figuré. La faute aux inondations qui déferlent sur le Bas-Pays. Les Hollandais ont en effet ouvert les écluses. En juillet (1672) Amsterdam n’est plus qu’une île. Le Roi-Soleil est arrêté par l’eau !

Il est un homme de mouvement, la guerre reste sur ses positions, dans ces conditions il préfère se retirer, laisser agir ses généraux et rentrer à Saint-Germain-en-Laye (le 1er août) pour y faire la connaissance de ses deux nouveaux rejetons, Anjou et Vexin, et y retrouver sa maîtresse : qui ne manquera pas de se rappeler à son souvenir : « Il me faudrait, réclama-t-elle pour son appartement de Saint-Germain, de nouvelles parures, de nouvelles galanteries ; il me faudrait aussi des oiseaux et des fleurs, beaucoup de fleurs... »

Pour son château de Clagny, elle se déclara satisfaite « du jet d’eau qu’on venait d’établir au milieu des jardins devant le balcon de sa chambre », mais elle insista pour que l’eau soit canalisée jusqu’en ses cuisines et elle réclama de l’argent de poche... beaucoup d’argent de poche !

Auprès d’Athénaïs, Louis XIV était comme ensorcelé.

Un jour d’octobre, par exemple, alors que le petit duc d’Anjou est au plus mal et vit son cinquième mois dans la plus grande des langueurs, le Roi qui se distrait chez Mme de Montespan aperçoit la Reine dans le parc. Il ouvre la fenêtre et lui lance :

— Nous partirons demain pour le voir !

C’est tout juste s’il n’a pas ajouté : aujourd’hui, je suis trop occupé !

Cette anecdote qui nous révèle un comportement assez odieux nous est rapportée par le curieux Saint-Maurice.

... Et le 4 novembre mourait Louis-François d’Anjou.

« Le peuple murmurait beaucoup de la vie que son Roi menait avec les dames de la faveur et disait hautement que c’était un châtiment de Dieu. »

Mais comment savoir si la main de Dieu s’est abattue ou non sur la progéniture du Roi-Soleil ? Ce que l’on sait, c’est que ce fut l’hécatombe. À la fin de l’an 1672, en effet, des six enfants de Louis et de Marie-Thérèse, il n’en existait plus qu’un seul, l’aîné, le Dauphin Louis. Il est bien évident que ces disparitions en série et la hantise de n’avoir plus d’héritier légitime pèseront lourd dans la balance, le jour – imminent – où le monarque prendra la décision de reconnaître officiellement ses bâtards.

Pour en finir avec tous les décès de cette période, citons encore la mort de Molière survenue au début de l’an 1673 : le 19 février. Louis XIV n’avait pas assisté à la première du Malade imaginaire. Molière, dit-on, en avait ressenti un très vif chagrin. Aurait-il hâté sa fin ?

1673 : pas de décrue en Pays-Bas, mais la guerre continue. Fin avril, accompagné de Marie-Thérèse, de Louise de La Vallière, torturée de remords, et dont l’âme est déjà au couvent, accompagné d’Athénaïs qui est enceinte de huit mois, le Roi, à la tête de ses régiments, quitte Saint-Germain-en-Laye.

... Et il tomba malade à Soissons ! On fit bien des gorges chaudes autour de « son grand débordement de bile ». Certains, même, lâchèrent le terrible mot : empoisonnement. Ce qui n’était pas l’avis du médecin d'Aquin, car, si l’on en croit le Journal de santé du Roi, notre disciple d’Hippocrate estimait simplement que « dès sa naissance Sa Majesté était d’un tempérament extrêmement chaud et bilieux ; que dans son enfance il en avait donné les premières marques par la quantité de gales et d’érésipèles dont il avait été couvert et la chaleur excessive de son foie qui ne se pouvait rassasier par le lait d’un nombre infini de nourrices qu’il avait taries ».

D’autre part, si d’Aquin accusait un poison de nuire à la santé du souverain, de lui épaissir les humeurs, ce poison avait nom « rossolis » et il était concocté selon la recette suivante : un peu de vin d’Espagne mélangé à quelques infusions de semences d’anis, d’aneth, de fenouil, de chervis, de coriandre et de carotte. Le tout étant agrémenté de sucre candi cuit et recuit en sirop. Le « cocktail » idéal, en somme, pour engorger le plus robuste des foies !

Une bonne purge, une bonne saignée suffiront... et le Roi sera sur pied et les places fortes ennemies tomberont.

Quant à Athénaïs, si elle souffre, c’est de son état de parturiente : son sixième accouchement : la naissance de Louise-Françoise, que plus tard on connaîtra sous le nom de Mlle de Nantes, naissance survenue à Tournai, le 1er juin (1673), pendant que son père bataille devant Maëstricht où les Hollandais ont le mauvais goût de résister, où le célèbre d’Artagnan perdra la vie pour plaire à son maître.

Un prénom composé, pour le dernier poupon en date : Louise-Françoise. Louise, c’est celui de Mlle de La Vallière, Françoise, celui de Mme de Montespan. Mlle de Nantes sera donc baptisée sous les prénoms des deux dames de la faveur. Commentaire piquant de Saint-Maurice à propos de cet heureux événement : « Mme de Montespan est fort féconde et sa poudre prend bientôt feu... car il n’y a pas encore un an qu’elle est remise de sa dernière campagne ! » Autre note de cet excellent marquis qui a eu la riche idée de tenir son journal : elle est datée de Metz, le 26 juillet, et elle nous intéresse particulièrement : « Le Roi est toujours empressé de Mme de Montespan, il y est à toute heure, elle loge toujours dans la même maison. Elle a avec elle la dame Scarron, sa confidente et qui a le soin de ses enfants. La Reine est toujours assez oisive et a toujours la même patience. Quant à la duchesse de La Vallière, elle loge dans les maisons les plus proches de celles de Leurs Majestés, elle ne va pas chez Mme de Montespan, ni le Roi ne l’entretient pas. »

Il est vrai que la fin de l’an 1673 coïncidera avec l’irrémédiable déclin de Mlle de La Vallière... et avec le triomphe d’Athénaïs. La première est soumise, ne réagit plus, subit les événements. N’ira-t-elle pas jusqu’à accepter de tenir sur les fonts baptismaux le dernier enfant de sa rivale ? Elle a bien perdu l’espoir d’une reconquête du Roi-Soleil et, la conscience délabrée, elle va trouver refuge et consolation auprès de Bossuet qui lui conseillera de fuir le monde, d’entrer en religion, de s’emmurer au Carmel. Il était persuasif, elle acceptera bientôt.

La seconde est à son apogée. Autrefois le Roi avait légitimé les deux rejetons nés de La Vallière (Mlle de Blois et le comte de Vermandois), ne pourrait-il pas agir de même aujourd’hui avec les siens ? D’ailleurs, elle sait que son amant le souhaite : elle demanda, elle obtint. Tant et si bien que, le 20 décembre (1673) devant un parlement réduit au silence – pas la plus petite protestation ! de sa plume la plus despotique, Louis XIV signera les fameuses lettres patentes : « Nous voulons et entendons qu’ils soient nommés duc du Maine, comte de Vexin et Demoiselle de Nantes et, de notre puissance et autorité, les déclarons légitimes, voulons et ordonnons qu’ils puissent tenir en notre royaume toutes charges, états, dignités, bénéfices, et disposer du tout, ainsi que s’ils étaient nés en vrai et loyal mariage... »

On a dit que Mme Scarron, qui éduquait les bambins, vit avec satisfaction cet acte qui leur assurait la paternité royale. On a dit aussi qu’à cette occasion elle aurait eu ce mot – trop beau pour être vrai ! :

— Jusqu’ici ils étaient au Roi, à présent, ils sont à la France !

Autrefois, pour les enfants de Louise de La Vallière, la légitimation avait été ressentie comme un signe de déclin d’amour, aujourd’hui, pour Athénaïs, on y voyait comme un défi à la moralité publique. Mais avant toute chose, on ne le dira jamais assez, ces lettres assuraient à Louis XIV une descendance... survivante.

Évidemment, Athénaïs étant demeurée mariée ne pouvait être considérée, au regard de la loi, comme la mère des nouveaux princes. Son amant royal lui fit-il quelques promesses ? Vaines alors, car elle n’exista jamais en tant que mère légitime. Et ce malgré la demande de séparation d’avec son Gascon de mari, qu’elle avait déposée quelques années plus tôt. Une demande qui n’aboutira que le 7 juillet 1674. Ce jour-là, le Châtelet mettra un terme à de longues procédures en ordonnant par la voix de son procureur, Achille de Harlay, que les époux Montespan soient « séparés d’habitation et de biens, aux torts du mari convaincu de dissipation de biens, mauvais ménage et sévices commis envers sa femme ». Ce jour-là, le marquis de Montespan se retrouvera quasiment sur la paille, contraint de restituer aux Mortemart, avec des intérêts à compter depuis la séparation effective de 1668, les 60 000 livres de la dot payée au jour du contrat de mariage par le père d’Athénaïs. Qui plus est, il n’échappait pas à la pension alimentaire : 4 000 livres l’an à verser « de quartier en quartier et par avance »... à la maîtresse du Roi ! Quant à elle, elle se voyait dégagée de toutes les obligations et anciennes dettes du ménage.

Un jugement accablant, rendu par Achille de Harlay avec le désir manifeste de plaire au souverain.

Comment réagit Montespan en l’apprenant ? S’effondrat-il ? Éclata-t-il de son puissant rire de soudard ? En fait, il joua l’accablé (il l’était !) et le désespéré (il ne l’était sans doute pas !).

De toute évidence, il ne possédait pas le plus petit sol. Athénaïs ne l’ignorait pas. Dans un premier temps elle enfonça le couteau dans la plaie. Elle envoya les huissiers dans l’appartement dont disposait son mari, rue du Cloître-Saint-Benoît, pour qu’ils saisissent ses meubles... ou ce qu’il en restait. Car Montespan, flairant l’affaire, avait déjà cédé une partie de son mobilier. Il ne restait en effet en son logis, en tout et pour tout, si l’on en croit l’évaluation donnée par François Thurin, maître tapissier à Paris, qu’une tapisserie estimée à 500 livres et quelques autres babioles, pour un total de 450 livres. Le marquis de Montespan joua donc la scène du désespoir.

— Mais comment vais-je pouvoir élever nos enfants ? Si je vends mes terres ce sera la perte entière de la maison et l’avenir de l’héritier du nom sera bien compromis.

Athénaïs ne fut pas insensible à ce propos. On peut penser qu’elle trouvait là un moyen de soumettre définitivement son mari, mais on peut croire aussi, pour ne pas l’accabler, qu’elle fut sincèrement émue. Car pour être altière, elle n’en était pas moins généreuse. « Quand elle avait ri de quelqu’un, elle était contente et en restait là », note la Palatine qui ne la portait pas dans son coeur. Donc, dans un deuxième temps, elle est émue, elle prend la plume, elle écrit au Châtelet, à Gaspard de Fieubet, conseiller ordinaire du Roi et chevalier d’honneur de la Reine ; elle déclare « n’avoir jamais eu l’intention de causer, par la séparation qu’elle avait poursuivie, la ruine de la maison dudit seigneur son époux, ni de faire aucun préjudice à ses enfants, désirant au contraire contribuer autant que possible à maintenir l’éclat de sa maison et l’éducation de ses dits enfants selon leur qualité ».

En bref, elle souhaite un arrangement. Il sera signé le 21 juillet. Il stipulera que le remboursement de la dot ne sera plus exigible qu’après la mort du marquis et que les 4 000 livres de pension alimentaire seront affectées à l’éducation des enfants. En outre, Athénaïs acceptait de payer une partie des dettes de son mari jusqu’à concurrence de 90 000 livres.

Un beau geste, apparemment. Mais modeste, somme toute, à comparer aux sommes que son amant investit pour elle dans des cadeaux qui, par exemple, ressemblent à Clagny et s’évaluent à quelque trois millions, soit le quart du budget de la Marine !

Un geste qui lui permettra également, le moment venu, de pouvoir mettre son grain de sel dans l’éducation de son fils. Jusqu’à présent, le jeune Antin était resté aux mains d’un précepteur appelé à faire une grande carrière de prédicateur : l’abbé Anselme{23}. Cet Antoine Anselme dont on s’arrachera bientôt les sermons – il faudra même les retenir quatre ou cinq ans à l’avance ! –, ce prêtre remarquable qui mourra immortel{24}, était originaire de L’Isle-Jourdain, petite bourgade sise dans le Gers, qu’il ne faut pas confondre avec son homonyme de la Vienne (l’erreur a parfois été commise). C’est donc lui qui, au château de Bonnefont, commença de former le coeur et l’esprit du petit marquis sans se douter, probablement, que son élève deviendrait le plus parfait des courtisans. Antin, en revanche, envisageait déjà, dès son plus jeune âge, d’embrasser cette carrière de flatteur. Un court extrait de ses Mémoires nous le prouvera : « J’ai pensé de bonne heure et même pendant que j’étais dans notre château de Bonnefont en Guyenne. Il n’est pas possible que des domestiques, et surtout des femmes, ne parlent entre eux de choses aussi marquées que l’aventure de M. de Montespan. Comme elles comptaient que j’en profiterais et, par conséquent, qu’elles en auraient leur part, elles me parlaient toujours à l’insu de mon père, du Roi, de la cour, des grands biens et fortunes qui m’attendaient. Je me laissai donc aller à l’amour des grandeurs. Le penser m’en parut doux. J’y rêvais seul, quelquefois, et faisais avec mes femmes mille châteaux en Espagne... »

Antin ou le plus consciencieux des courtisans ! Il sera toujours le plus empressé à prévenir tous les désirs du Roi. Deux exemples : un jour de septembre 1707, il reçoit Louis XIV dans son château de Petit-Bourg. Tour du propriétaire, promenade dans le parc... halte du Roi qui constate :

— Tout cela est bel et beau, mais il est regrettable que cette allée d’arbres nous masque le cours de la rivière !

Le lendemain matin tous les arbres étaient abattus et le Roi à son réveil avait vue sur les eaux !

Il sera coutumier du fait, notre duc d’Antin, avec lui les bûcherons ne chômeront pas !

Autre promenade avec le Roi, mais à Fontainebleau cette fois :

— Ce bouquet d’arbres n’est pas très élégant, observe le souverain.

Dans la nuit le courtisan s’affaire et le lendemain, tous les troncs tomberont comme par enchantement sous les yeux du Roi-Soleil satisfait.

Le grain de sel d’Athénaïs dans l’éducation de son fils ? Le père souhaite installer l’enfant dans un collège de Paris, elle refuse. Songeant sans doute que ce placement favoriserait d’inopportunes visites de son mari en la capitale. Peut-être aussi fallait-il le cacher, comme une faute ? Elle refuse et ordonne qu’il aille étudier chez les jésuites de Moulins.

Pour sa fille, la petite Marie-Christine, les problèmes d’éducation ne se poseront pas, hélas !, puisqu’elle rendra l’âme – selon les archives de Toulouse « le cinquiesme d’avril de l’année 1675, dans la paroisse de Saint-Étienne » et qu’elle sera inhumée « lé sixiesme du dit mois et an dans l’église Notre Dame de la Dalbade ». Marie-Christine de Gondrin de Montespan mourut en sa douzième année.

Autre disparition, celle de Louise de La Vallière qui décide de s’emmurer vive au Grand Carmel. Un chefd’oeuvre de Bossuet que ce repentir de Louise. Voilà des années qu’il la travaille à l’âme. Le 19 mars (1674) elle écrit à son pieux ami le maréchal de Bellefonds : « Enfin je quitte le monde, c’est sans regret, mais ce n’est pas sans peine : ma faiblesse m’y a retenue longtemps sans goût ou, pour parler plus juste, avec mille chagrins. » Elle va faire ses adieux au Louvre. Au Roi, d’abord, qui pleura, dit-on, sur ses souvenirs, sans doute. À la Reine, ensuite, qui lui baisa le front, à Athénaïs enfin, qui la retiendra à souper. Tout cela est assez burlesque.

Le 19 avril, rue Saint-Jacques, elle arrive à la porte du monastère des Grandes Carmélites. La porte s’ouvre, la prieure s’avance ; Mme de Sévigné a aimé cette scène :

— Mon Dieu, murmura Louise, j’ai fait jusqu’à ce jour un si mauvais usage de ma volonté que je viens la remettre entre vos mains pour ne plus jamais la reprendre.

— Entrez, ma fille, répondit doucement la prieure, ici vous vous appellerez Louise de la Miséricorde.

La « Rivallière » n’existait plus. Bossuet, écrivant à son ami Bellefonds, notera : « On a couvert autant qu’on a pu cette résolution d’un grand ridicule. » Pour les historiens spécialistes du prélat, il ne fait aucun doute que dans son esprit « on », c’est Athénaïs... qu’il n’aimait pas. On verra bientôt, d’ailleurs, qu’il mettra tout en oeuvre pour que se refroidissent les amours de Louis Soleil et de la belle « Quanto{25} ».

Le lendemain, laissant Louise de la Miséricorde à ses prières et à sa claustration, la cour partait pour la conquête de la Franche-Comté. La cour, c’était le Roi, la Reine, Athénaïs et tutti quanti... mais plus de Louise.

Le surlendemain, la nouvelle carmélite écrivait à son ami Bellefonds : « Il y a deux jours que je suis ici, mais j’y suis si satisfaite et si tranquille que je suis en admiration des bontés de Dieu. »

En six semaines, la Franche-Comté est acquise : neuf jours ont suffi à Vauban pour faire tomber Besançon.

Louise est heureuse au Carmel, elle y restera trentesix ans, elle y mourra. Louis est heureux en Franche-Comté, cette fois elle restera définitivement à la couronne.

Pour fêter cette dernière conquête, six jours de fêtes à Versailles. On y célébrera non seulement la défaite des Habsbourg, mais aussi l’achèvement des premiers grands travaux du palais. Et on y fêtera surtout une grande sultane qui a nom Athénaïs. « Sérieusement, c’est une chose merveilleuse que sa beauté, écrit alors Mme de Sévigné. Sa taille n’est pas de moitié si grosse qu’elle était sans que son teint, ni ses yeux, ni ses lèvres en soient moins bien. »

Il est évident qu’Athénaïs avait admirablement supporté ses grossesses successives. Elle évoquait toujours Vénus, pas encore Junon. Elle demeurait donc seule en face du Roi qu’elle avait subjugué, ensorcelé. Mais elle n’ignorait pas – elle était trop intelligente pour ne pas l’envisager – que « si le cabinet de Louis XIV était bien difficile à garder par ses ministres, son lit était encore plus constamment menacé ». Car la cour fourmillait de jolies caillettes qui ne rêvaient que d’une chose, se brûler un peu les plumes aux rayons du Roi-Soleil. Elle n’ignorait pas que son amant royal avait atteint cet âge (trente-six ans) où tout peut basculer : soit du côté de la maîtrise de sa destinée et de la domination de ses instincts, soit du côté du relâchement, de l’abandon à toutes les imaginations amoureuses. Elle n’ignorait pas, non plus, qu’en très savante maîtresse elle avait incliné le Roi vers ce deuxième penchant. L’heure n’avait pas sonné encore de cette austère tendresse qu’il accordera à Mme de Maintenon. Athénaïs aura donc à se méfier. À se méfier de la petite princesse de Soubise qui souhaitera charmer le Roi, mais sans esclandre, par dévouement à son mari en quelque sorte, à seule fin de lui procurer argent, dignités et honneurs. Se méfier de Mme de Louvigny, de Mlle de Rochefort-Théobon, de Mlle de Montmorency-Laval ; se méfier de la piquante Mlle de Ludre qui zézaye avec une savoureuse pointe d’accent allemand immortalisé par Mme de Sévigné : « Ah Zésus ! Matame te Grignan, l’étranze soze t’être zétée toute nue dans la mer ! » Se méfier des irrésistibles dix-huit printemps d’une poupée naïve qui se nomme Radegonde, Marie-Angélique de Scoraille de Roussille et qui est duchesse de Fontanges. Ses cheveux sont blond vénitien, « elle est belle, un ange de la tête aux pieds », observe Bussy. « Belle comme un ange, mais sotte comme un panier », ajoute Choisy. « Belle depuis les pieds jusqu’à la tête, mais pas plus d’esprit qu’un petit chat », achève la Palatine.

Mais bornons-nous ici, car, au vrai, le catalogue des maîtresses royales est tout à fait impossible à dresser. N’apprendra-t-on pas, par exemple, qu’une soubrette de Mme de Montespan, Claude de Vin des OEillets, mettra au monde un jour une fillette que l’on nommera Louise de Maison-Blanche et qui n’était autre qu’une bâtarde du Roi. Louis XIV lui avait fait cet enfant un soir, pour passer le temps, un soir où Athénaïs se faisait trop attendre.

Car elle aimait à se faire prier. Elle était femme. La princesse Palatine, qui n’épargnait rien ni personne, estimera plus cruellement « qu’elle s’ennuyait d’être seule avec le Roi, et que celui-ci lui reprochait souvent de ne pas l’aimer assez ». En fait, il faut bien comprendre le sentiment du Roi pour Athénaïs de Montespan, car il est assez complexe : une composition faite de sensualité exacerbée et d’une bonne dose d’orgueil. L’académicien Louis Bertrand (1866-1941) a parfaitement compris cette relation lorsqu’il écrit : « Cette maîtresse éclatante et tapageuse comme une courtisane, fastueuse et hautaine comme une grande dame, éblouissante d’esprit et de fantaisie comme un poète, était faite pour la montre. Le Roi pouvait être fier d’une telle conquête et prendre plaisir à la faire admirer comme il faisait admirer ses bâtiments et ses jardins aux notables étrangers qui passaient à Versailles. »

Athénaïs n’était pas dupe. Aussi, malgré la Palatine et sa plume tudesque, ne peut-on lui reprocher d’avoir aimé par intérêt puisqu’avec elle le Roi trouvait le sien !

Intéressée, elle le fut bien sûr, mais toutes les maîtresses du Roi-Soleil le furent, sans exception, même la pieuse et fluette La Vallière qui, étant aux abois à l’heure solennelle d’entrer en religion, obtint encore la somme de 150 000 livres de son ancien amant. Car si l’on pouvait entrer au couvent sans dot, il fallait pourtant y entrer sans dettes !

Que la dernière prière de Louise au Roi-Soleil (ensuite Dieu seul sera concerné !) ne nous fasse pourtant pas oublier les caprices, les requêtes, les exigences de Mme de Montespan. Et les promotions qu’elle obtiendra. Car il n’est pas douteux, par exemple, que c’est au creux de son oreiller que le Roi nomma le vieux Gabriel de Rochechouart au poste de gouverneur de Paris. Le père d’Athénaïs avait déjà été élevé à la dignité de duc et pair de France, le 24 janvier 1669, après le décès du duc d’Aumont, il devenait le « grand patron » de la capitale. C’est dans les manuscrits de Dom Fontenau (que les historiens du Poitou connaissent bien et apprécient) que nous avons relevé le texte de cette nomination : un écrit qui mérite d’être parcouru : « La cour, toutes les chambres assemblées après avoir vu l’information faite d’office à la requête du procureur général par l’un des conseillers d’icelle, sur la vie, les moeurs, la conversation, la religion catholique, apostolique et romaine, l’expérience des armes et la fidélité au service du Roi de Messire Gabriel de Rochechouart, premier gentilhomme de la Chambre... lui accorde donc charge et dignité du gouvernement de Paris, le nomme gouverneur et lieutenant général en la ville, prévôté et vicomté de Paris. »

Mais le premier duc de Mortemart, dont on semblait apprécier la conversation, n’aura guère loisir d’exercer cette honorable responsabilité puisqu’il aura bientôt fini de vivre, mourant en effet au lendemain de son soixante-quatorzième Noël (le 26 décembre 1675) et se faisant inhumer, non dans la sépulture familiale aux Cordeliers de Poitiers, au côté de Diane de Grandseigne son épouse, mais au couvent des pénitents de Picpus au faubourg Saint-Antoine. C’est-à-dire dans un quartier parisien bien éloigné de sa petite maison de Chaillot dans laquelle, on l’a vu, il avait aimé, pendant plus de vingt-deux ans, à caresser les cheveux noirs de la présidente Tambonneau, une maîtresse à laquelle il était demeuré fidèle. Les beaux yeux verts de Mme Tambonneau ne se fermeront qu’en 1700. Sur la fin de sa vie, à l’instar de Ninon de Lenclos, celle qu’on nommait « la Présidente » ne recevait guère qu’au lit, plus fardée que jamais.

1675, l’année de la mort du père, c’est aussi celle où le frère obtient son bâton de maréchal. Mais, selon l’envieux Bussy, qui sollicita vainement ce même bâton toute sa vie, sans le coup de pouce d’Athénaïs, Louis Victor de Vivonne n’eût jamais connu un tel honneur. Il était cependant tout le contraire d’un pleutre, ce frère aîné de Mme de Montespan : capitaine des chevau-légers à dix-huit ans, il participe à l’expédition des Flandres, se signale à la prise de Condé, bataille hardiment au siège de Valenciennes et à celui de Landrecies ; en conséquence, il est bientôt maître de camp puis général des galères. Au fameux passage du Rhin, il se distingue par sa bravoure. Blessé, il s’effondre. Il se relève, se fait panser et, le bras en écharpe, remonte sur Jean le Blanc, le cheval qu’il préfère. La mitraille redouble, la monture se cabre, Vivonne est déséquilibré, désarçonné. Mais il n’en perd pas pour autant le bon sens de l’humour des Mortemart :

— Tout beau, Jean le Blanc, dit-il, se remettant en selle. Voudrais-tu faire mourir en eau douce un général des galères ?

Après le siège de Maëstricht, le Roi le récompensera ; il sera fait gouverneur de Brie et Champagne, et bientôt, en 1674, vice-roi de Sicile. Il embarque aussitôt ; il débarque, mais ce ne sera que « voir Palerme et revenir », car il ne saura que se rendre insupportable aux Siciliens. Alors on le rappelle en France. Et c’est pour lui apprendre, en 1675, qu’il est porté au grade de maréchal, dans cette célèbre promotion que l’on sait sous le nom de « Monnaie de Turenne ».

Maréchal à trente-huit ans ! Merci ma soeur, merci Athénaïs !

En le rencontrant dans cette nouvelle fournée de maréchaux, certains s’esclaffent et le raillent. Ses ennemis, bien sûr, tels le piquant abbé de Choisy, le jaloux Bussy ou la sévère Sévigné. Cette dernière ne l’aimait pas du tout, elle l’appelait tout crûment : « Le gros crevé ».

Mais laissons la plume à l’abbé de Choisy. Voici comment, selon lui, Vivonne parvint à décrocher son bâton de maréchal de France.

« Le Roi avait fait, avec Louvois, la liste de ceux qu’il devait honorer du bâton ; il alla ensuite chez Mme de Montespan qui, en fouillant dans ses poches, y prit cette liste et, n’y voyant pas M. de Vivonne son frère, se mit dans une colère digne d’elle. Le Roi, qui ne pouvait ni n’osait lui résister en face, balbutia et dit qu’il fallait donc que M. de Louvois eût oublié de l’y mettre.

— Envoyez-le quérir tout à l’heure, lui dit-elle d’un ton impérieux, et le gronda comme il faut.

« On envoya chercher Louvois et, le Roi lui ayant dit fort doucement que sans doute il avait oublié Vivonne, ce ministre se chargea du paquet et avoua la faute qu’il n’avait pas commise. On mit cette fois Vivonne sur la liste ; la dame fut apaisée et se contenta de reprocher à Louvois sa négligence dans une affaire qui la touchait de si près. »

Il est vrai que Vivonne n’était pas (au sens propre comme au figuré !) dans les papiers de Louvois puisque son fils aîné avait épousé la dernière fille de Colbert et que chacun connaît la terrible rivalité qui existait entre ces deux grands ministres. Le mariage de Marie-Elisabeth (troisième fille de Vivonne, il en fit cinq) ne causa quant à lui aucun remous puisque cette dernière épousa Joseph-François de Lacroix, marquis de Castries. C’est par cette union que les Castries deviendront parents des légitimés du Roi-Soleil.

Nous terminerons cette rubrique des exigences de « la Belle Madame » en lisant un plan du palais de Versailles dressé par Le Nôtre en 1676 et en constatant que la Reine disposait de onze pièces au deuxième étage alors qu’Athénaïs en avait reçu vingt... et au premier !