Louvois avait su gagner la confiance absolue de Louis XIV. Dès 1672 il était ministre d’État. Il cumulera bientôt – en plus de la Guerre – la surintendance des postes, celle des bâtiments, arts et manufactures, et s’insinuera même dans les Affaires étrangères. Il était vaniteux. Il détestait Colbert et ne rêvait que de le supplanter.

Quand il constate que l’empire d’Athénaïs chancelle, la faute de l’âge, des rides, de l’embonpoint, quand il constate que « l’esprit des Mortemart s’émousse », que l’altière « Vatsthi{34} » raille et criaille de plus en plus, qu’elle commence de lasser, quand il constate d’autre part que l’influence de Mme de Maintenon se dessine dans l’ombre, il se décide : il sera « maintenoniste ». Plus tard, il sera même le témoin du mariage secret du Roi-Soleil et de la « vieille enrhumée ». Plus tard encore, il saura influencer la morganatique pour qu’elle obtienne du Roi la révocation de l’Édit de Nantes. Plus tard enfin, il se fâchera avec elle, mais il aura la bonne idée de mourir avant qu’elle n’obtienne sa disgrâce.

De son côté, Colbert demeure fidèle à Athénaïs. Ne le voit-on pas, en octobre 1680, alors que l’affaire des poisons atteint son apogée, marier sa troisième fille – Marie-Anne de Seignelay – à Louis de Rochechouart, neveu de la favorite, fils du maréchal duc de Vivonne ?

Mais pour Louvois, l’Affaire arrive au moment opportun. Il s’en empare, donc. Il s’en fait donner la haute main. Cette dernière initiative a d’ailleurs de quoi surprendre puisque ce type de dossier relevait assurément plus du ministre de la Maison du Roi (c’est-à-dire Colbert !) que du ministre de la Guerre.

Mais heureusement Colbert est partout, et son oreille traînera toujours du côté de la chambre ardente. Heureusement, car il apparaît que le bouillant Louvois profite du procès pour régler des comptes avec tous ceux qui sont, ont été, ou peuvent être des obstacles à son ambition. Il est patent, en effet, que les grands noms répertoriés dans les papiers de La Reynie sont des amis de Colbert. La duchesse de Vivonne, belle-mère de Marie-Anne de Seignelay. La duchesse de Bouillon, une parente de Turenne ; la comtesse de Soissons, la princesse de Tingry, le maréchal de Luxembourg..., etc., sans oublier Athénaïs, l’arrogante sultane dont il veut, c’est évident, précipiter le déclin. Et il fait mouche. Il dirige habilement La Reynie. Qui hésite souvent, on l’a vu. Quand l’instruction vacille, Louvois la prend à bras-le-corps. Ne l’a-t-on pas rencontré, en octobre 1679, dans la cellule de Coeuret-Lesage à qui il promet la vie sauve à condition que sa langue se délie ? Une aubaine, cette proposition de Louvois, pour l’empoisonneur normand qui se mettra aussitôt à en dire beaucoup plus qu’il n’en sait en réalité. Les incohérences de ses propos le prouvent. Oui, ce jour-là le ministre a bel et bien faussé les données de l’affaire. Car on se doute que les collègues criminels de Lesage vont, eux aussi, faire des pieds et des mains pour tenter d’éviter le bûcher de la place de Grève ou reculer l’échéance. Ils utilisent donc ce système de défense qui consiste à attaquer. À attaquer en cherchant à compromettre les plus hauts personnages du royaume. De nouveaux témoignages, de nouvelles enquêtes et, partant, de nouveaux sursis. Et ce n’est pas une coïncidence si, dès ce moment, l’on entend le vieux Guibourg couperosé, la Filhastre ridée, la fille Voisin et leurs complices commencer de laisser planer l’idée qu’une Dame..., une grande Dame...

Cette constatation, cette logique des faits n’a cependant jamais troublé les farouches accusateurs de Mme de Montespan. Cette thèse n’est pourtant pas de notre cru puisque, dès l’époque des procès de l’Arsenal, le marquis de Feuquières estimait que « quelques empoisonneurs et empoisonneuses de profession ont trouvé le moyen d’allonger leur vie en dénonçant de temps en temps un nombre de gens considérable, qu’il faut arrêter et dont il faut instruire les procès, ce qui leur donne du temps ». Ainsi on comprend mieux pourquoi les prisonniers étalent leurs révélations sur des mois, voire des années. Leur réticence est mesurée. Ils prolongent l’instruction, ils prolongent le sursis.

Mais aussi, que de contradictions, que d’invraisemblances dans tous leurs bavardages ! Un exemple ? Relisons seulement le pacte que l’abbé Guibourg prétend avoir lu à l’occasion d’une sinistre messe célébrée sur le ventre de la Dame : « Je demande l’amitié du Roy et celle de Mgr le Dauphin et qu’elle me soit continuée, que la Reine soit stérile, que le Roy quitte son lit et sa table pour moi, que j’obtienne de lui tout ce que je lui demanderai pour moi et mes parents... que je puisse être appelée aux Conseils du Roy... et que le Roy quitte La Vallière et que la Reine soit répudiée... que je puisse épouser le Roy... »

Stupéfiant, le texte de cette conjuration ! Il daterait des années 1667-1668{35} et l’abbé adipeux, dont on connaît par ailleurs les imprécisions de mémoire, serait capable, treize ans plus tard, de le réciter ex abrupto ! Un jugement sain ne peut l’admettre. Athénaïs veut écarter La Vallière, soit ! Mais à cette époque le Dauphin, cité par Guibourg, est à peine âgé de six ans. Est-ce qu’à six ans un enfant, fût-il le fils aîné du Roi, peut influencer son père dans la sélection de ses maîtresses ? Athénaïs souhaite la stérilité de Marie-Thérèse : une ineptie qui ne lui sied pas, Louis XIV ayant déjà fait quatre enfants à l’infante ! Athénaïs prie pour que la Reine soit répudiée, qu’elle puisse la remplacer : nouvelle invraisemblance. Elle n’ignore pas que le temps est révolu où les rois congédiaient leurs épouses sans armes ni bagages, elle n’ignore pas que l’Église ne le tolérerait pas.

À un moment donné de l’instruction de La Reynie-Louvois, il est noté, aussi, que Mme de Montespan a envisagé, un jour où la liaison royale semblait en péril (la faute à quelque jalousie), de supprimer le roi Louis XIV. Que tel ou telle ait voulu attenter à la vie du Roi-Soleil, cela se conçoit (la Voisin parle en effet d’un billet empoisonné destiné au Roi. Il l’aurait ouvert et les effluves l’auraient emporté !), mais qu’Athénaïs, même sur un coup de colère, soit à l’origine de ce placet fatal, comme on l’a parfois soutenu, voilà qui laisse songeur. Car on ne tue pas la poule aux oeufs d’or ! C’est de Louis Soleil qu’elle tenait sa fortune, sa gloire, sa puissance. Son amant disparu, que serait-elle devenue ? Marie-Thérèse, trop longtemps bafouée, n’aurait pas manqué de la châtier. Elle aurait donc encouru la disgrâce ou le couvent... si ce n’est le bannissement. Son intérêt, donc, était que vive le Roi !

On peut concevoir que toutes ces accusations répétées aient fini par inquiéter Colbert. Jusqu’alors, il s’était bien gardé d’intervenir, maintenant, il se devait d’agir. Mais Jean-Baptiste Colbert sera très impartial, contrairement à Louvois, car il ne fera rien de lui-même ; il demandera à un  homme de loi, étranger au grenouillage, de jeter un coup d’oeil objectif sur l’affaire et de lui faire connaître ses conclusions. Cet homme choisi, ce sera maître Duplessis, un avocat qui venait de publier un traité des matières criminelles. Compétent, donc. La lettre que Colbert lui envoie pour lui expliquer le dossier est parvenue jusqu’à nous, elle mérite d’être lue.

« Il me semble que l’on peut beaucoup soupçonner que la longueur de la prison, la multiplication des interrogatoires, le grand nombre de prisonniers, tous accusés et complices des mêmes crimes et qui ont pu facilement avoir communication entre eux, ont donné lieu et facilité à ces différentes accusations, pour rendre complices de tous leurs crimes des personnes de considération, embarrasser le jugement de leur procès, prolonger la peine qu’ils savaient bien avoir méritée et peut-être l’anéantir. Il faut examiner s’il y avait nécessité ou non de faire tant d’interrogatoires, d’établir une chambre extraordinaire pour cette nature de crimes, de prolonger ces procès contre l’ordre habituel de la justice et, si cette affaire avait été remise en son entier aux lieutenants criminels, si elle n’aurait pas été plus promptement terminée et plus sûrement punie, sans tomber dans tous les embarras dans lesquels l’on est tombé par les causes ci-dessus déduites. »

Et Duplessis effectuera un minutieux travail, qu’il achèvera par la formule suivante : « Sa Majesté, qui connaît Mme de Montespan jusqu’au fond de l’âme, ne se persuadera jamais qu’elle ait été capable de ces abominations. » Après lecture de cette consultation juridique, Colbert s’emploiera à rédiger un rapport confidentiel qu’il intitulera : Mémoire contre les faits calomnieux imputés à Mme de Montespan. C’est un long mémoire. Tous les points litigieux y sont étudiés à la loupe. À propos des Voisin, mère et fille, il écrira : « Pourquoi veut-on que la mère qui a eu le dernier et le plus sensible de tous les intérêts de dire la vérité, ne l’ait pas dite et qu’au contraire, la fille, qui a eu la plus puissante nécessité d’établir un mensonge, ne l’ait pas fait ? En mêlant Mme de Montespan à l’affaire, la fille Voisin prétendait associer à son procès et rendre inséparable de son jugement une dame dont le nom implorât les grâces. Le témoignage de cette prostituée est nul. Elle n’a rien dit de son vu ni de son su ; elle n’a allégué que des ouï-dire. »

À propos de la Filhastre qui avait laissé entendre qu’Athénaïs avait projeté d’empoisonner Mme de Fontanges, sa rivale éphémère, Colbert, sur conseil de Duplessis, écarte l’accusation d’un revers de la main : « fantasmes, fantaisies de visionnaire ! » Mais Gallet n’a-t-il pas avoué avoir fourni à la sorcière des aphrodisiaques et des poisons pour Mme de Montespan ? Cela ne tient pas, grogne le ministre. Si la Filhastre a cité le nom de la favorite au fabricant de poudre, c’est tout simplement pour l’impressionner et obtenir de lui les meilleures des mixtures.

On verra bientôt que Colbert avait raison, que la jolie Marie-Angélique de Fontanges mourra... de sa belle mort !

Et Guibourg ? N’a-t-il pas officié dans une masure de Saint-Denis sur le ventre de la Dame au visage camouflé ? Colbert remarque judicieusement que pour ce qui est de toutes ces messes noires aucun des accusés, et notamment l’abbé Guibourg, « n’est en mesure de citer franchement un nom, une date, un fait précis et vérifiable propres à étayer leurs propos ». Car enfin, conclut-il avec Duplessis, « il faut toujours revenir à ce point qu’il ne se trouve pas dans toute cette affaire une seule personne qui ait jamais parlé à Mme de Montespan ni qui puisse dire qu’elle ait traité avec elle directement ou indirectement ».

Reste le cas de Claude de Vin des OEillets. La des OEillets, femme de chambre de confiance de Mme de Montespan. Son nom fut souvent cité dans l’affaire : fait étrange, d’ailleurs, au lendemain de l’entrevue de Vincennes lors de laquelle Louvois rencontra longuement l’abbé Lesage.

Jamais, auparavant, la Voisin mère, même sous la question, n’avait prononcé son nom. En revanche, la fille Voisin, fidèle à la méthode que l’on a vue, l’accablera auprès de La Reynie.

— Mlle des OEillets est venue pendant deux ans au moins chez ma mère, elle prenait des poudres pour sa maîtresse !

Louvois est informé, il bondit aussitôt chez la femme de chambre et lui conseille de parler, d’avouer avant d’avoir à subir des interrogatoires... plus serrés.

Toujours cette habitude de mener son enquête parallèle et personnelle. Au terme de cette visite, il notera : « La des OEillets proteste avec une fermeté inconcevable et demande une confrontation avec tous ceux qui l’accusent. Sur sa vie, dit-elle, pas un ne la reconnaîtra ! »

« Louvois, écrit Maurice Rat dans une petite étude consacrée à la suivante d’Athénaïs, s’arrangea pour que la confrontation n’en fût pas une. Au lieu de présenter à la fille Voisin et aux autres prisonniers de Vincennes plusieurs personnes ensemble dont Mlle des OEillets, il la fit connaître seule. Ils n’eurent, dans ces conditions, aucune difficulté à la reconnaître et à la nommer. »

En fait, on imagine très bien la scène : les prisonniers qui sont réunis dans une salle du château, Louvois qui entre, suivi de la femme de chambre compromise, et qui demande :

— Reconnaissez-vous bien Mlle des OEillets ?

Frantz Funck-Brentano, dans son passionnant Drame des poisons (1902), écrira : « Louis XIV la fit enfermer, par lettre de cachet, pour le restant de ses jours, dans une solitude étroite. La malheureuse mourut le 8 septembre 1686 à l’hôpital général de Tours. »

Ici, il se trompe. Ou plutôt, il est trompé par Louvois. Louvois qui écrit à La Reynie, le 22 septembre 1686 : « Le papier que vous trouverez ci-joint vous fera connaître que la des OEillets qui était enfermée par ordre du Roi dans l’hôpital général de Tours y est morte le 8 de ce mois. »

Mais Louvois lui-même se trompait. Il a fallu que l’historien Jean Lemoine se penche sur la famille des OEillets{36} pour que nous découvrions que « la des OEillets enfermée à l’hôpital général de Tours et qui y mourut, le 8 septembre 1686, n’a rien de commun avec l’ancienne femme de chambre de Mme de Montespan et que celle-ci n’a jamais été arrêtée, qu’elle a continué à vivre librement à Paris pendant toute la durée de l’affaire des poisons et depuis, et qu’elle y est morte, le 1er mai 1687, après avoir fait un testament, le 10 avril 1687 et un codicille, le 25 avril suivant ! »

Avant de signer ce testament, elle souhaita que, pour elle, le curé de sa paroisse dise chaque soir l’exaudiat{37} à haute voix, et l’oraison pour la santé et la prospérité de Sa Majesté.

Une prospérité dont elle avait su profiter en son temps puisqu’elle avait donné le jour (en 1676) à Louise de Maison-Blanche, une bâtarde de Louis le Grand lui-même. Dans ses Mémoires, Primi Visconti nous raconte qu’il n’y avait jamais eu de passion entre le Roi et la suivante d’Athénaïs mais que, quand l’occasion se présentait... « Mme de Montespan avait rêvé qu’elle avait perdu tous ses cheveux. Mlle des OEillets, sa femme de chambre de confiance, vint me rapporter ce songe en m’exposant toutes les circonstances qui l’avaient entouré. Cette demoiselle laissait entendre que le Roi avait eu commerce avec elle par diverses fois. Elle paraissait même se vanter d’en avoir eu des enfants. Elle n’est pas belle, mais, le Roi se trouvait souvent seul avec elle quand sa maîtresse était occupée ou malade... »

Quant à la petite Louise de Maison-Blanche, elle épousera le baron de la Queue. En 1704, Saint-Simon consacrera ces quelques lignes au couple la Queue-des OEillets : « Le Roi fit la Queue capitaine de cavalerie, maître de camp par commission, grâce qu’il se fit demander par M. de Vendôme et qui n’a guère mené cet officier plus loin. Ce la Queue, seigneur du lieu dont il portait le nom, à six lieues de Versailles et autant de Dreux, était un gentilhomme fort simple et assez médiocrement accommodé qui avait épousé une fille que le Roi avait eue d’une jardinière. Bontemps, l’homme de confiance du Roi, pour ses secrets domestiques, avait fait le mariage et stipulé sans déclarer aucun père, aucune mère, que la Queue savait à l’oreille et s’en promettait une fortune. Sa femme fut confiée à la Queue et ressemblait fort au Roi ; elle était grande et, pour son malheur elle savait qui elle était, enviait fort ses trois soeurs reconnues et si grandement mariées. Son mari et elle vécurent fort bien ensemble et ont eu plusieurs enfants demeurés dans l’obscurité. Le gendre ne paraissait presque jamais à la cour comme le plus simple officier et le moine recueilli dans la foule, à qui Bontemps ne laissait pas de donner de temps en temps de l’argent. La femme vécut vingt ans assez tristement dans son village sans voir personne, de peur que ce qu’elle était se divulguât, et mourut sans en être sortie. »

Pour en revenir à l’affaire des poisons, il n’est pas raisonnable de penser qu’Athénaïs ait voulu attenter à la vie du Roi, ni même qu’elle se soit abandonnée, dénudée, aux mains de Guibourg, Lesage, Mariette et autres adeptes de la démonomanie. Oui, il n’est pas impossible qu’elle ait usé des poudres aphrodisiaques : elle aimait le Roi, elle aimait être aimée du Roi. Mais comme le Roi, quoiqu’il en fût, tenait à rendre régulièrement hommage à la Reine, elle avait pu songer que la cantharide l’aiderait à accomplir son double devoir... et d’autres fantaisies ! En abusa-t-elle ? C’est probable, car si l’on parcourt le Journal de la santé du Roi minutieusement tenu par le médecin d’Aquin, on s’aperçoit que parfois, Sa Majesté est prise de troubles suspects. À la date du 2 octobre 1675, par exemple, on lira dans d’Aquin que Louis XIV a de violentes douleurs à la tête, quelques frissons et des difficultés respiratoires. Le 7 du même mois, il est fiévreux : « Sa peau demeura chaude jusqu’au lendemain, ses yeux étincelants, son visage enflammé, sa bouche amère et sa tête pleine de vapeurs... »

Une bonne purge, une bonne dose d’esprit d’ammoniac, une autre d’essence de cannelle, et tout rentrera dans l’ordre.

Oui, on peut attribuer cette mauvaise santé de Louis Soleil au fait qu’il aurait ingurgité trop d’excitants. Oui, on peut accuser Mme de Montespan : elle est coupable d’avoir été amoureuse et d’avoir eu un grand tempérament !

Et le Roi sait bien que ce sont là les seuls griefs dont on peut l’accabler. Un jour, il estimera que la coupe est pleine. Quoi ? Athénaïs aurait trempé dans tous ces forfaits sans que lui, vivant avec elle, en ait jamais rien soupçonné ? Invraisemblable. Ce sont là des calomnies forgées de toutes pièces par une bande de scélérats menés de main de maître ! Mais il n’est pas question que l’affaire aille devant les juges, estime le Roi. Le seul soupçon salirait ignominieusement le nom de la mère des légitimés, le scandale éclabousserait les marches du trône ! Il faut que cela cesse ! Et cela cessa, le 30 septembre 1680. Ce jour-là, le Roi, on l’a vu, fit arrêter l’instruction. Quelques jours plus tôt il s’était rendu chez Athénaïs, elle s’était expliquée : « Cet éclaircissement a raffermi le Roi, enragea Mme de Maintenon. Mme de Montespan a d’abord pleuré, ensuite fait des reproches, enfin parlé avec hauteur. »

Donc, loin de courber la tête sous le poids des accusations, la favorite parle avec hauteur ! Une telle hardiesse ne peut vraiment s’expliquer que si elle est parvenue à se justifier d’une manière éclatante, de cette manière qui lui sied si bien.

Quatre questions encore, que pourraient bien se poser les détracteurs d’Athénaïs : en 1680, alors que le scandale est à son apogée, le Roi la choisit pour remplacer la comtesse de Soissons (Olympe Mancini) au poste de surintendante de la Maison de la Reine. Car Olympe s’était enfuie, elle avait, elle, réellement distillé le poison. Alors, Louis le Grand aurait-il naïvement remplacé une empoisonneuse par une autre ? Comme surintendante ? Lui aurait-il conféré cet honneur qui lui donnait la suprématie sur toutes les dames du palais ?

Le 10 novembre de cette même année 1680, alors que la Filhastre l’accable, Athénaïs reçoit du Roi une libéralité de 50 000 livres « pour gratification en considération de ses services ». Le Roi-Soleil aurait-il déposé une telle somme dans la main de sa maîtresse si cette main avait été couverte de sang ? En février de l’année suivante, alors qu’il y a grand bal à la cour, Athénaïs parade aux côtés de la vedette de la soirée qui n’est autre que Mlle de Nantes. Troisième question : peut-on concevoir que Louis XIV ait donné une telle fête en l’honneur de la fille d’une empoisonneuse ? Dernière question : en novembre 1681, quand la chambre ardente a repris ses séances, Sa Majesté légitime les deux derniers bâtards qu’elle a faits à Athénaïs, Mlle de Blois et le comte de Toulouse. « Aurait-il choisi pareil moment s’il se fut agi des enfants d’une horrible criminelle ? »

Le 14 mai précédent, le Roi-Soleil avait ordonné à La Reynie – que cela plaise ou non à Louvois – d’extraire de ses dossiers tous les documents relatifs « aux faits particuliers » (sic). Ainsi la chambre ardente pouvait-elle reprendre ses audiences et ses condamnations, retravailler les accusés. Ils étaient moins nombreux, déjà, car certains, pendant l’interruption du procès, étaient morts d’épuisement ou peut-être de vieillesse, et d’autres – dont la Trianon qui avait chargé Athénaïs – avaient préféré se suicider ! Geste qui fut considéré « comme un aveu patent et lourd de conséquences ».

On en pendit quelques-uns, on en brûla quelques autres jusqu’à ce que, le 21 juillet 1682, le Roi ferme définitivement la chambre de l’Arsenal.

En trois ans, comptabilise Jean-Christian Petitfils, la chambre avait tenu « deux cent dix séances, prononcé trois cent dix-neuf décrets de prise de corps, obtenu l’arrestation de cent quatre-vingt-quatorze personnes, rendu cent quatre jugements dont trente-six condamnations à mort, quatre condamnations aux galères, trente-quatre à des peines de bannissement ou d’amende et trente acquittements ». À la fin de l’année 1682, le 15 décembre, Louis XIV signait l’ordre de dispersion des accusés qui avaient trop parlé. Ils allaient être répartis dans quelques bonnes forteresses du royaume. À Belle-Isle, on expédie douze femmes dont Madeleine Chapelain et la fille Voisin. « Attention, écrit Louvois (qui n’a plus rien à gagner, maintenant !) au gouverneur de la place, attention, ces femmes-là sont fort entreprenantes. Sa Majesté vous recommande de les faire garder avec beaucoup de précautions et de les traiter fort sévèrement... surtout, vous observerez d’empêcher que l’on entende les sottises qu’elles pourraient crier tout haut. Veillez à ce qu’elles n’aient aucun contact avec l’extérieur. »

En vérité, elles étaient quasi murées vives, rayées de la liste du monde des vivants. Elles ne touchèrent du linge frais qu’au bout de trois années de captivité ! Lors de l’hiver 1686, elles obtinrent quand même l’autorisation de se chauffer au bois et s’éclairer à la chandelle. Elles ne pouvaient donc que se repentir d’avoir accablé la favorite. Certes, elles avaient évité les bûchers, mais à Belle-Isle, dans leur cave sordide, elles agonisaient en enfer.

L’abbé Guibourg, Coeuret-Lesage et Gallet croupissaient, quant à eux, sur la paille (humide, évidemment !) des cachots de la citadelle de Besançon. Même consigne de Louvois : qu’ils se taisent, sinon corrigez-les cruellement !

Le chevalier de Vanens avait pris la direction des galères de Marseille quand La Reynie se souvint subitement qu’il avait, lui aussi, cité le nom de Mme de Montespan et que donc, il pouvait continuer d’affabuler. Demi-tour, Vanens, direction le Jura, la forteresse Saint-André-de-Salins où on l’enchaînera dans un étroit cul-de-basse-fosse !

Certains complices de la Voisin et de la Filhastre prirent la route des Pyrénées orientales et furent écroués à Saleilles. D’autres le furent à Villefranche-de-Conflent et leurs conditions d’incarcération étaient telles qu’ils ne tardèrent pas à rendre leur âme au diable. « Quels furent les propos de toute cette lie vomie de l’enfer, de ces empoisonneuses et officiants de messes noires condamnés à mourir enchaînés et à voir mourir en face d’eux leurs complices ! quelle scène pour un dramaturge ! » observe André Castelot.

Mais si l’on reste songeur devant l’horrible fin des acteurs du drame, on est surpris, aussi, devant la volte-face de Louvois. N’ira-t-il pas, lorsque Lesage (encore lui !), depuis sa geôle de Besançon, clame qu’il a de nouvelles révélations à lui faire, jusqu’à dire à M. de Montcault, gouverneur de la citadelle : « Vous ne sauriez agir trop durement envers ce fripon-là qui, pendant tout le temps qu’il a été à Vincennes, n’a jamais pu dire un mot de vérité. Ne l’écoutez pas, toutes ses sottises sont sans fondement ! »

Le 14 juin 1709, mourait à Paris Gabriel Nicolas de La Reynie, dans sa quatre-vingt-cinquième année. « Il a fait le moins de mal possible », note Saint-Simon. Un mois plus tard, le 13 juillet, à Versailles, en présence de Mme de Maintenon et du comte de Pontchartrain, chancelier de France, Louis XIV jetait une à une dans la cheminée de son cabinet toutes les liasses de papiers de l’affaire des poisons. Et l’Affaire s’en va en fumée : un tas de cendres. L’Histoire ne saura donc rien ? Erreur, car le vieux Roi ignorait que son méticuleux policier avait pris le soin, de son côté, de consigner bien des faits, répertorier bien des témoignages, de résumer, de classer ses correspondances. Autant de notes qui sont aujourd’hui conservées au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale. C’était le dernier acte. Quant au dernier acteur de l’énorme drame des poisons (en l’occurrence il s’agit d’une actrice qui s’appelle Denise Loyseau et qui n’a jamais été impliquée dans l’affaire de la Dame !), il mourut le 4 juin 1725 à Villefranche-de-Conflent, au terme de quarante et un ans de captivité.