XVII

 

Soetkin dit un jour à Claes :

– Mon homme, j’ai l’âme navrée : voilà trois jours que Thyl a quitté la maison ; ne sais-tu où il est ?

Claes répondit tristement :

– Il est où sont les chiens vagabonds, sur quelque grande route, avec quelques vauriens de son espèce. Dieu fut cruel en nous donnant un tel fils. Quand il naquit, je vis en lui la joie de nos vieux jours, un outil de plus dans la maison, je comptais en faire un manouvrier, et le sort méchant en fait un larron et un fainéant.

– Ne sois point si dur, mon homme, dit Soetkin ; notre fils n’ayant que neuf ans, est en pleine folie d’enfance. Ne faut-il pas qu’il laisse, comme les arbres, tomber ses glumes sur le chemin avant de se parer de ses feuilles, qui sont aux arbres populaires honnêteté et vertu ? Il est malicieux, je ne l’ignore ; mais sa malice tournera plus tard à son profit, si, au lieu de s’en servir à de méchants tours, il l’emploie à quelque utile métier. Il se gausse du prochain volontiers ; mais aussi plus tard il tiendra bien sa place en quelque gaie confrérie. Il rit sans cesse ; mais les faces aigres avant d’être mûres sont un méchant pronostic pour les visages à venir. S’il court, c’est qu’il a besoin de grandir ; s’il ne travaille point, c’est qu’il n’est pas à l’âge où l’on sent que labeur est devoir, et s’il passe quelquefois dehors jour et nuit, la moitié d’une semaine, c’est qu’il ne sait pas de quelle douleur il nous afflige car il a bon cœur, et il nous aime.

Claes, hochant la tête, ne répondait point, et Soetkin, quand il dormait, pleurait seule. Et le matin, pensant que son fils était malade au coin de quelque route, elle allait sur le pas de la porte voir s’il ne revenait point ; mais elle ne voyait rien, et elle s’asseyait près de la fenêtre, regardant de là dans la rue. Et bien des fois son cœur dansait dans sa poitrine au bruit du pas léger de quelque garçonnet ; mais quand il passait, elle voyait que ce n’était pas Ulenspiegel, et alors elle pleurait, la dolente mère.

Cependant Ulenspiegel, avec ses camarades vauriens, était à Bruges, au marché du samedi.

Là se voyaient les cordonniers et les savetiers dans des échoppes à part, les tailleurs marchands d’habits, les miesevangers d’Anvers qui prennent, la nuit, avec un hibou, les mésanges ; les marchands de volailles, les larrons ramasseurs de chiens, les vendeurs de peaux de chats pour gants, plastrons et pourpoints, et des acheteurs de toutes sortes, bourgeois, bourgeoises, valets et servantes, panetiers, sommeliers, coquassiers et coquassières, et tous ensemble, marchands et chalands, suivant leur qualité, criant, décriant, vantant et avilissant la marchandise.

Dans un coin du marché était une belle tente de toile, montée sur quatre pieux. À l’entrée de cette tente, un manant du plat pays d’Alost, accompagné de deux moines présents pour le bénéfice, montrait pour un patard, aux dévots curieux, un morceau de l’os de l’épaule de sainte Marie Egyptienne. Il braillait, d’une voix cassée, les mérites de la sainte et n’omettait point en sa ballade comment, faute d’argent, elle paya en belle monnaie de nature un jeune passeur d’eau, pour ne point, en refusant son salaire à ce manouvrier, pécher contre le Saint-Esprit.

Et les deux moines faisaient signe de la tête que le manant disait vrai. À côté d’eux était une grosse femme rougeaude, lascive comme Astarté, gonflant violemment une méchante cornemuse, tandis qu’une fillette mignonne chantait près d’elle comme une fauvette ; mais nul ne l’entendait. Au-dessus de l’entrée de la tente se balançait à deux perches, et tenu aux oreilles par des cordes, un baquet plein d’eau bénite à Rome, ainsi que le chantait la grosse femme, tandis que les deux moines dodelinaient de la tête pour approuver son dire. Ulenspiegel, regardant le baquet, devenait songeur.

À l’un des pieux de la tente était attaché un baudet nourri de plus de foin que d’avoine : La tête basse, il regardait la terre, sans nulle espérance d’y voir pousser des chardons.

– Camarades, dit Ulenspiegel en leur montrant du doigt la grosse femme, les deux moines et l’âne brassant mélancolie, puisque les maîtres chantent si bien, il faut aussi faire danser le baudet.

Ce qu’ayant dit, il alla à la boutique prochaine, acheta du poivre pour six liards, leva la queue de l’âne et mit le poivre dessous.

L’âne, sentant le poivre, regarda sous sa queue pour voir d’où lui venait cette chaleur inaccoutumée. Croyant qu’il y avait le diable ardent, il voulut courir pour lui échapper, se mit à braire et à ruer et secoua le poteau de toutes ses forces. À ce premier choc, le baquet qui était entre les deux perches renversa toute son eau bénite sur la tente et sur ceux qui étaient dedans. Celle-ci bientôt s’affaissant, couvrait d’un humide manteau ceux qui écoutaient l’histoire de Marie Egyptienne. Et Ulenspiegel et ses camarades entendirent sortir de dessous la toile un grand bruit de geignements et de lamentations, car les dévots qui étaient là s’accusant l’un l’autre d’avoir renversé le baquet, s’étaient fâchés tout jaune et s’entre-baillaient de furieux horions. La toile se soulevait sous l’effort des combattants. Chaque fois qu’Ulenspiegel voyait s’y dessiner quelque forme ronde, il piquait dedans avec une aiguille. C’était alors de plus grands cris sous la toile et une plus grande distribution de horions.

Et il était bien joyeux, mais il le fut davantage en voyant le baudet qui s’enfuyait traînant derrière lui toile, baquet et pieux tandis que le baes de la tente, sa femme et sa fille s’accrochaient au bagage. L’âne, qui ne pouvait plus courir, levait le mufle en l’air et ne cessait de chanter que pour regarder sous sa queue si le feu qui y brûlait n’allait point s’éteindre bientôt.

Cependant les dévôts continuaient leur bataille, les moines sans songer à eux, ramassaient l’argent tombé des plateaux et Ulenspiegel les y aidait, non sans profit, dévotement.

La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
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