CHAPITRE QUATORZE

 

En attendant la visite de Pénélope, Qwilleran prépara un seau de cubes de glace et des verres qu’il porta dans la bibliothèque. Il remarqua, alors, plusieurs livres sur le sol. Ils faisaient partie d’une série de douze volumes. Les couvertures en maroquin étaient ouvertes et laissaient voir les pages en vélin froissées. Son regard se porta sur l’étagère et il vit Koko installé dans l’espace entre les volumes II et VIII. Il faisait la sieste. Koko avait toujours aimé dormir sur des étagères de livres.

— Mauvais chat ! s’écria Qwilleran, en examinant les livres maltraités.

Koko ouvrit les yeux, bâilla, se leva, s’étira, descendit de l’étagère et sortit de la pièce dans la plus parfaite indifférence.

Qwilleran remit les livres en place en se demandant si quelqu’un dans cette maison avait jamais lu le poème en douze volumes intitulé Jugement Dernier.

Jugement dernier ? Était-ce une prédiction ou une malédiction féline ?

Il s’attendait à ce que la BMW de Pénélope entrât dans l’allée, comme d’habitude. Au lieu de cela, les phares éclairèrent l’arrière de la maison et Pénélope frappa à la porte de service. Sa nervosité était fort différente de sa réserve habituelle.

— J’espère que vous ne voyez pas d’inconvénients à ce que je passe par l’entrée de service, dit-elle, en agitant une bouteille de whisky millésimé. Après tout, c’est une visite tardive, sans cérémonie.

Elle était à ce point détendue qu’elle paraissait presque en état d’ébriété. Elle semblait fort à l’aise dans son pantalon blanc, son jersey bleu marine et ses sandales bleues. Comme Melinda l’avait fait remarquer, un petit verre faisait des merveilles sur la personnalité de Pénélope. Cependant, son regard était hagard et ses traits tirés. Elle ne portait qu’une seule boucle d’oreille et pas de parfum.

— Les cubes de glace nous attendent dans la bibliothèque, dit Qwilleran, je trouve cette pièce plus intime.

Les tons bruns des reliures et des fauteuils en cuir absorbaient le reflet des lampes et donnaient une lumière tamisée. Pénélope se laissa tomber sur le divan et croisa les jambes. Qwilleran choisit un fauteuil et étendit sa jambe blessée sur l’ottomane.

— Êtes-vous en voie de complet rétablissement ? lui demanda-t-elle sur un ton de sollicitude qui paraissait sincère.

— Vingt-trois de mes points de suture commencent à me démanger et c’est un signe de guérison, dit-il. Je suis heureux que vous ayez décidé de prendre un peu de repos. Vous travaillez trop.

— Je reconnais que mes yeux sont fatigués.

— Il faut mettre des infusettes de thé humides sur vos paupières. C’est une recette de ma mère.

— Est-ce vraiment efficace ?

— Eh bien, le moment est bien choisi pour en faire l’expérience, dit-il, en se levant.

Il revint avec deux infusettes humides dans une sous-tasse Wedgewood.

— Posez la tête sur le dossier du divan.

Elle obéit docilement.

— Oh ! fit-elle, quand il posa les infusettes sur ses yeux.

— Depuis combien de temps n’avez-vous pas pris de vacances, Pénélope ? Au fait, je ne vais pas continuer à vous appeler Miss Goodwinter. À partir d’aujourd’hui, ce sera Pénélope, que cela vous plaise ou non.

— Cela me plaît, dit-elle, les yeux fermés.

— Vous devriez prendre une semaine ou deux de repos dans une de ces stations balnéaires à la mode.

— Une croisière me tenterait davantage. Aimez-vous les croisières, Mr. Qwilleran ?

— Je ne saurais le dire, je n’ai jamais vraiment voyagé pour mon plaisir. Et c’est Qwill, Pénélope, s’il vous plaît.

— Maintenant que vous êtes libre de votre temps, vous devriez essayer les îles grecques, les fjords norvégiens...

Elle agita son verre vide dans la direction de Qwilleran. Le premier verre avait été bu d’un seul trait.

— Avant de me lancer dans les voyages et les croisières, j’aimerais produire un ou deux chefs-d’œuvre littéraires.

— Vous avez un style merveilleux. J’ai toujours lu vos chroniques du Fluxion avec le plus grand plaisir. Vous étiez toujours si habile pour écrire sur des sujets dont vous ignoriez tout !

— C’est l’enfance de l’art, dit-il modestement.

— Autrefois j’ai eu l’ambition d’écrire, mais vous possédez un don véritable, Qwill. Je ne pourrai jamais égaler ce que vous semblez faire avec une telle facilité.

Qwilleran savait qu’il écrivait bien et il aimait se l’entendre dire, surtout par une jeune et jolie femme. Tandis qu’une partie de son esprit se délectait de ces compliments, une autre partie se demandait pourquoi elle était venue ? S’était-elle encore disputée avec son frère ? Avait-elle échappé à sa surveillance ? Pour quelle raison se préoccupait-il à ce point de sa conduite dans le monde ? Comment un être aussi suffisant pouvait-il avoir une telle influence sur cette femme intelligente ?

Ce soir, Pénélope se montrait d’une amabilité inhabituelle. Elle s’enquit de la santé des chats, des progrès d’Amanda dans la décoration du studio, de ceux de Mrs. Cobb avec le catalogue.

— Sa plus récente découverte est une paire de vases en faïence majolique, datant de 1870. Ils avaient été relégués au grenier et valent très cher. Ils sont maintenant posés en haut d’une armoire, ayant également une grande valeur, que j’ai fait transporter derrière cette porte, alors qu’elle était dans le garage. Il paraît que c’est une armoire ancienne de Pennsylvanie appelée schrank. Elle a deux mètres de haut et pourtant Koko peut monter dessus d’un seul bond, sans effort apparent.

Qwilleran se demanda si elle écoutait. Il avait passé assez de temps dans les cocktail-parties pour connaître le degré limite de consommation d’alcool. De toute évidence, Pénélope l’avait dépassé. Elle paraissait aussi s’enfoncer davantage dans les profondeurs du divan. D’une voix amicale, il lui dit :

— Soyez prudente. Un verre de trop peut causer des dégâts lorsque l’on est fatigué. Vous avez passé trop d’heures sans vous reposer. Est-ce que cela en vaut vraiment la peine ?

— Une associée minoritaire doit toujours apporter de l’eau au loumin, dit-elle d’une voix hésitante. Puis elle se mit à rire et dit, je veux dire : au moulin.

Qwilleran se glissa dans la peau d’un confident, comme il l’avait fait bien des fois. Il remarqua sur un ton plein d’amicale sympathie :

— Il doit être réconfortant de savoir que votre frère se dépense autant pour le bien du Comté, en passant une partie importante de son temps à Washington. Se sacrifier pour une noble cause vaut la peine qu’il se donne. J’ai cru comprendre qu’il avait prononcé un discours dernièrement au Club des Boosters de Mooseville. On en parle encore.

Pénélope écarta les infusettes de thé et se redressa pour se verser une autre généreuse rasade de whisky.

— Leur a-t-il parlé de sa nouvelle conquête ?

Sa voix avait un accent amer et elle butait sur certains mots.

— Il n’est pas là-bas uniquement pour affaires, si vous voulez tout savoir.

— Sans aucun doute, il compte briguer un poste important, un de ces jours. Le moment venu, ses relations à Washington lui seront utiles.

La jeune femme le regarda à travers une sorte de brouillard et articula lentement :

— Alex ne pourrait... être élu maire de Trisdale, même s’il le souhaitait.

— Vous ne pensez pas ce que vous dites, Pénélope. Avec son nom et sa prestance, ses manières suaves et son physique avantageux, il ne pourrait que réussir en politique. Il impressionnerait les média et c’est ce qui compte, aujourd’hui.

La méchanceté et l’alcool déformèrent les traits réguliers de la jeune femme :

— Alex n’arriverait à rien... sans moi !

Ses yeux avaient du mal à se fixer et quand elle voulut poser son verre sur la table, elle le renversa par terre.

— Excusez-moi, dit-elle, en ramassant les cubes de glace.

— Je suis certain que vous avez dirigé l’étude avec efficacité en l’absence de votre frère, poursuivit Qwilleran, et cela à seule fin de lui permettre d’accomplir de grandes choses à Washington.

La calme et froide Pénélope se battait de façon pathétique pour s’exprimer sur un ton mesuré.

— Il ne compte pas... s’installer là-bas. Il va la faire venir ici... comme nouvelle associée.

Des réflexions entendues au Trisdale revinrent à la mémoire de Qwilleran.

— Est-elle notaire ?

Pénélope termina son verre :

— La faire entrer dans la firme, voilà son intention. Mais il devra me passer sur le corps... Je m’y refuse. Je m’y refuse absolument !

— Mais voyons, Pénélope, ce serait une bonne chose pour vous. Une nouvelle associée vous déchargerait d’une partie de votre travail.

Elle eut un rire hystérique :

— Goodwinter, Goodwinter et Smfska ! dit-elle, en bégayant. Nous serons la risée du Comté.

— Avez-vous exprimé vos sentiments à votre frère ? Peut-être reconsidérera-t-il la question ?

Elle perdit complètement pied :

— Il va... Il va l’épouser ! Il va épouser cette clocharde ! Mais je vais l’en empêcher. Je peux le faire arrêter.

Elle ouvrit de grands yeux égarés :

— Je ne me sens pas... très bien...

— Vous avez besoin d’un peu d’air.

Il ouvrit les portes-fenêtres de la véranda et guida ses pas, tandis que des larmes roulaient le long de ses joues.

— Désirez-vous du café noir, Pénélope ?

Elle secoua la tête.

— Voulez-vous que je vous raccompagne chez vous ?

Il conduisit la BMW le long du boulevard Goodwinter, avec Pénélope effondrée à côté de lui. Il se gara sous la porte cochère et la porta dans l’escalier. Une femme de chambre vint en courant et Alexander apparut dans une robe d’intérieur en soie brochée.

— Elle n’est pas bien, dit Qwilleran, je pense qu’elle a abusé de ses forces en travaillant trop.

Alexander regarda sa sœur avec froideur et sans montrer la moindre compassion.

— Conduisez-la en haut, dit-il, à la femme de chambre.

En se tournant vers Qwilleran, il demanda :

— Où l’avez-vous... ah... trouvée ?

— Elle est venue chez moi discuter un point de contrat et elle a été malade. Je pense qu’elle a besoin de repos, de vacances, sinon elle va s’effondrer avec une dépression nerveuse. Faites-la hospitaliser pendant quelques jours. Elle a besoin d’un check-up.

— C’est très regrettable, dit Alexander, mais elle perd complètement la tête dès qu’elle touche à l’alcool. Dans cet état, il lui arrive de tenir des propos extravagants. Merci de l’avoir... ah... raccompagnée. Permettez-moi de vous reconduire chez vous.

— Non merci. C’est tout près et il fait une belle nuit.

En revenant lentement dans les rues désertes, il se souvint des rapports de Mrs. Fulgrove sur les « cloches » et l’expression « lui passer sur le corps » prenait maintenant un sens. Il en conclut que la jeune femme réagissait trop violemment à la menace d’une Mrs. Smfska comme future associée de la firme et éventuelle belle-sœur. Il était exact que cela susciterait l’amusement du Comté de Moose, surtout parmi les clients du Trisdale. Tous ceux qui connaissaient la mystique des Goodwinter et le snobisme insupportable de Pénélope seraient enchantés à la pensée de l’adjonction d’un nom pareil. Néanmoins après un repos approprié à l’hôpital, Pénélope retrouverait une plus juste appréciation de la situation. Ce n’était pas la fin du monde.

En approchant de la Résidence K, il leva les yeux sur le premier étage où une lumière brillait dans l’appartement de Mrs. Cobb, indiquant qu’elle était revenue saine et sauve de son dîner. Elle avait toujours été attirée par les hommes mal embouchés et souvent marginaux. Son dernier mari avait été une brute grossière. La lumière brillait également à l’extérieur de l’entrée de service, bien que l’intérieur fût plongé dans l’obscurité. En tournant la clef dans la serrure, Qwilleran entendit un bruit dans la cuisine. Il s’immobilisa dans le noir en essayant d’identifier ce bruit : grincement, pause, deux grincements courts. Il avança sur la pointe des pieds et donna de la lumière.

Et là, au milieu de la cuisine se trouvait le lourd plat des chats rempli de litière. Derrière, Koko se préparait à pousser encore avec son nez. Le chat se redressa d’un air surpris.

— Mauvais chat ! s’écria Qwilleran, c’est toi qui déplaces ainsi les objets ! Tu pourrais faire tomber quelqu’un. Es-tu devenu fou ?

Il porta le plat dans la lingerie, monta dans sa chambre et pensa à Pénélope en la comparant à Melinda. Toutes les deux étaient de fort jolies femmes avec la distinction, l’intelligence et la bonne éducation des Goodwinter. Pénélope était la plus belle, mais il lui manquait la sérénité et le sens de l’humour de Melinda. Il avait la chance de plaire à cette jeune femme équilibrée qui l’appelait « mon chou », qui organisait un grand dîner et savait prononcer le mot sphygmomanomètre.

Le lendemain matin, il trouva Mildred Hans-table dans la cuisine. Elle avait apporté des mûres et prenait une tasse de café avec Mrs. Cobb.

— Mildred, dit Qwilleran, vous serez heureuse de savoir que Mrs. Cobb peut lire les lignes de la main.

— Vraiment ? dit Mildred. Accepteriez-vous de tenir un stand à la kermesse de l’hôpital ? Nous avions une tireuse de cartes, l’année dernière et nous avons recueilli beaucoup d’argent de cette façon.

La gouvernante parut flattée.

— J’en serais heureuse, si vous pensez que j’en suis capable.

Avec diplomatie, Qwilleran entraîna Mildred dans la bibliothèque où il la fit asseoir dans un fauteuil confortable, avant de lui tendre un carnet aux pages jaunies.

— Qu’est-ce que cela ?

— Le journal de Daisy. Nous l’avons trouvé derrière son lit. J’ai réussi à distinguer une date en haut de chaque page, c’est tout. Elle a commencé à écrire le premier janvier et s’est arrêtée en mai.

Mildred secoua le carnet pour en faire tomber la poussière.

— On dirait un nid à souris, mais c’est bien son écriture. Je me demande si je vais réussir à la déchiffrer.

Elle étudia un moment la première page.

— Lorsque vous arrivez à saisir le sens de la formation de ses lettres, ce n’est pas très difficile... laissez-moi voir... Ça commence par « Heureuse année pour moi », mais l’orthographe est atroce... Hum... elle dit que sa mère est tout le temps ivre. Pauvre fille, elle n’a jamais su ce que c’était que d’avoir des parents convenables... Elle parle de Rick. Ils sont allés dans les bois et ont lancé des boules de neige dans les arbres. Il lui a offert un hamburger. Comment trouvez-vous que je m’en tire, Qwill ?

— C’est stupéfiant ! Continuez.

— Oh ! Oh ! le 2 janvier, elle a perdu son travail à l’atelier. Elle traite Amanda de sorcière. Il y a quelque chose au sujet d’un éléphant, écrit avec un f, C’est un cadeau de Rick, semble-t-il.

— Alors, c’est lui qui l’a volé, conclut Qwilleran.

— Amanda a accusé Daisy de ce vol. Ses amis rôdaient autour de l’atelier.

Mildred tourna les pages.

— Elle était très déprimée... jusqu’au 15 janvier. Elle a obtenu du travail chez les Goodwinter. On lui a fourni un uniforme et elle disposait d’une chambre pour elle seule. Elle n’aurait plus à vivre avec Délia. Elle a célébré l’événement avec Rick, Ollie, Tiffy et Jim.

— Tiffany est la jeune femme qui vient d’être assassinée.

— Oui, je le sais. Je l’ai eue comme élève. Elle avait épousé un des fils Trotter, celui dont le père a été blessé dans un accident avec son tracteur. Le journal reprend en févier. Daisy déclare qu’elle n’aime pas faire le ménage. Eh bien, moi non plus, pour dire la vérité. Elle a un nouvel ami appelé Sandy. Il lui a offert un flacon de parfum pour la St Valentin. Elle n’écrit pas grand-chose en mars. Oh ! elle a encore perdu son emploi !

— C’est alors qu’elle a commencé à travailler ici, selon les déclarations du comptable.

— Elle est amoureuse de Sandy. Il n’est plus question de Rick, Olie ou Jim... on dirait que c’est sérieux. Voyons un peu plus loin. Ah ! le 13 avril, elle pense qu’elle est enceinte. Tiffy l’accompagne chez le Dr Hal. Elle est très heureuse maintenant. Elle dessine une robe de mariée. Della est enchantée, elle lui tricote de la layette... quelques pages ont été arrachées... Oh ! le trente avril, elle pleure toute la nuit. Sandy veut qu’elle se fasse avorter ! Pas question de mariage. Il lui donne de l’argent. Della lui conseille de garder l’argent et de continuer à le faire payer. C’est tout. C’est la dernière page.

— Triste histoire, mais elle confirme tout ce que nous avions deviné.

— Oui, puis-je me laver les mains ? Je dois aller chez le coiffeur.

Après avoir escorté Mildred jusqu’à sa voiture, il retourna à la bibliothèque pour enfermer le journal dans un tiroir. À sa surprise le tiroir était ouvert. Il était certain de l’avoir laissé fermé et maintenant il était ouvert de quelques centimètres. L’éléphant en ivoire était là, ainsi que le bracelet en or et la carte postale, mais l’enveloppe avec l’argent avait disparu.

Il se rendit promptement à la cuisine où Mrs. Cobb préparait une sauce à la moutarde pour accommoder une langue de bœuf.

— Y avait-il quelqu’un dans la maison au cours de la dernière demi-heure ?

— Seulement Mrs. Hanstable.

— Je l’ai accompagnée jusqu’à sa voiture et à mon retour, le tiroir de mon bureau était ouvert. Une enveloppe importante a disparu.

— Je ne peux imaginer... à moins... je vous ai dit qu’il se passait des choses bizarres dans cette maison, Mr. Q.

Il retourna dans la bibliothèque pour se livrer à une recherche minutieuse du bureau... et aperçut Koko qui traversait la pièce en tenant dans sa gueule le coin d’une enveloppe blanche qui traînait entre ses pattes.

— Veux-tu lâcher ça tout de suite ! cria Qwilleran. Mauvais chat ! Comment l’as-tu pris ?

Koko laissa tomber l’enveloppe, marcha dessus sans plus s’en occuper et alla s’asseoir sur la troisième marche de l’escalier.

Dans la bibliothèque, Qwilleran trouva des traces de griffes sur le côté du tiroir. C’était un bois épais et dur et Koko avait dû se donner beaucoup de mal pour l’ouvrir. Pourquoi ?

Depuis son accident sur la route d’Ittibittiwassee, Koko se conduisait de façon étrange. Jusque-là, lui et Qwilleran avaient été de bons copains. Ils se traitaient mutuellement sur un plan d’égalité. L’homme parlait au chat et le chat l’écoutait, fermait les yeux et répondait « Yao » ce qui signifiait un intérêt tolérant, un agrément ou une violente désapprobation, selon le ton. Ils avaient souvent joué ensemble et depuis leur installation dans la Résidence K, Koko s’était montré particulièrement attentif.

Soudain tout avait changé, l’attitude de Koko était un complet désintéressement et il se conduisait de façon incompréhensible, comme cette façon de pousser son plat au milieu de la cuisine, de faire tomber de beaux livres de la bibliothèque et maintenant de voler de l’argent. Quelque chose n’allait pas. Un changement de personnalité chez un animal signifie souvent une maladie, mais Koko était en parfaite santé. Ses yeux brillaient, il avait bon appétit, son poil était luisant et il jouait avec Yom Yom. Ce n’était qu’avec Qwilleran qu’il se montrait réservé et distant.

Celui-ci ne trouvait pas de réponse à cet étrange comportement et Koko ne commit pas d’autres sottises ce jour-là. Mais tard dans la nuit, tandis que Qwilleran lisait dans sa chambre, il entendit un miaulement prolongé et lugubre. En se hâtant aussi vite que son genou blessé le lui permettait, il se dirigea vers l’endroit d’où partaient les cris. Et là, sous le clair de lune qui brillait à travers les portes-fenêtres de la véranda, il trouva Koko, les poils hérissés, à demi accroupi la tête renversée en arrière. Il poussait un miaulement de lamentation qui vous glaçait le sang. Il n’y avait pas que les loups qui pouvaient hurler à la mort, songea Qwilleran, en réprimant un frisson.

La grosse horloge de l’entrée sonna deux fois. Qwilleran approcha du chat avec précaution, il lui parla d’une voix apaisante, avant de le caresser, jusqu’à ce qu’il se fût calmé.

— Tu es un bon chat, Koko et un bon ami, lui dit Qwilleran. Je suis navré si j’ai été préoccupé ou fâché. Tu as essayé d’attirer mon attention. Tu es souvent plus réceptif que moi et je devrais écouter tes conseils au lieu de me lancer sur n’importe quelle piste. Veux-tu me pardonner ? Pouvons-nous être de nouveau amis ? Toi et Yom Yom vous êtes ma seule famille.

Koko ferma les yeux et murmura un faible « ik-ik-ik-ik ».

Il était deux heures. Quatre heures plus tard, Qwilleran découvrit le fin mot de l’histoire.