CHAPITRE TROIS
Les trois nouveaux habitants de la Résidence K s’adaptaient peu à peu à ce nouvel environnement si totalement différent de tout ce qu’ils avaient connu. Qwilleran trouva une chambre lui convenant, meublée en dix-huitième siècle anglais avec une commode Chippendale et un lit à baldaquin. Il apprit à faire chauffer l’eau pour son café instantané dans la cuisine bien équipée. Après avoir inspecté toute la maison, Koko sélectionna finalement l’escalier pour en faire son quartier général. Du haut des marches, il pouvait surveiller la porte d’entrée, contrôler le hall et garder l’accès aux étages, tout en écoutant les bruits venant de la cuisine. Il était précisément assis sur l’une des dernières marches au moment où les postulantes à un emploi commencèrent à se présenter.
Au cour de sa carrière de journaliste, Qwilleran avait interviewé des ministres, des livreurs, des starlettes, des veuves âgées, des stars du rock, des prisonniers. Cependant il n’avait jamais eu affaire à des quémandeurs d’emploi.
— Tu dois m’aider à les sélectionner, dit-il à Koko. N’oublie pas que la titulaire doit aimer les chats, être bonne cuisinière, savoir entretenir des meubles anciens et être agréable à regarder, mais pas trop agréable.
Koko ferma les yeux pour signifier son consentement approbatif. La première candidate était une femme à cheveux blancs possédant des références impressionnantes, mais elle ne pouvait plus rien soulever, ni monter en escalier, ni rester debout trop longtemps.
La seconde postulante regarda l’escalier et poussa un cri.
— Est-ce là un chat ? Je suis allergique aux chats !
— Jusqu’ici, ce n’est guère encourageant, dit Qwilleran à son complice. Puis la troisième postulante se présenta.
C’était une jeune femme aux joues roses et aux yeux clairs. Elle portait un t-shirt à la gloire du Comté de Moose. De toute évidence, elle était forte et en bonne santé. Sa façon de marcher indiquait qu’elle était plus habituée à suivre une charrue qu’à poser les pieds sur un tapis d’orient. Qwilleran la voyait très bien traire un régiment de vaches et nourrir des ouvriers agricoles dans une grande cuisine de ferme.
L’entretien eut lieu dans le petit salon, près du hall ou des chaises Louis XVI étaient groupées autour d’une élégante console. La jeune femme s’assit au bord d’une bergère Louis XV en regardant autour d’elle à la dérobée. Elle déclara s’appeler Tiffany.
— C’est une jolie maison, dit-elle.
— Avez-vous un patronyme ? demanda Qwilleran. Un nom de famille, précisa-t-il, en la voyant hésiter.
— Trotter.
— Quelle expérience avez-vous de la tenue d’une maison ?
— Je sais tout faire, dit-elle, en levant les yeux sur les murs tendus de soie du salon.
Qwilleran se demanda si par hasard elle ne serait pas une espionne envoyée en éclaireur par une bande de cambrioleurs venant du Pays d’En-Bas. S’il se passait quoi que ce soit de fâcheux, Tiffany Trotter serait la première suspecte. Le nom lui-même sonnait faux.
— Depuis combien de temps travaillez-vous à l’entretien d’une maison ? demanda Qwilleran, en se disant qu’elle devait avoir une vingtaine d’années.
— Depuis toujours. J’ai tenu la maison de mon père jusqu’à ce qu’il se remarie.
— Travaillez-vous en ce moment ?
— À mi-temps. J’aide mon père à rentrer la récolte et je fais du cow-sitting.
Plus interloqué qu’il ne voulait le paraître, Qwilleran demanda :
— Combien de vaches avez-vous sous votre surveillance ?
— Ça dépend. Parfois, une famille part en vacances et je dois aller traire les vaches, deux fois par jour. En ce moment je m’occupe de la vache normande des Landspeak. Ils sont partis pour Hawaï.
Pour la première fois, Tiffany montra quelque signe d’enthousiasme.
— J’aime bien les vaches normandes. Elles sont placides. Celle-ci a beaucoup de personnalité. Elle s’appelle Stéphanie.
La famille dont elle avait cité le nom était propriétaire des grands magasins de la ville.
— Pourquoi les Lanspeak ont-ils une vache ? demande Qwilleran.
— Parce que le lait frais a meilleur goût et ils aiment le beurre baratté à la main.
Tiffany laissa son numéro de téléphone et partit en camionnette.
Ensuite se présenta une Mrs. Fulgrove. C’était une femme maigre, débordante d’énergie ou de nervosité. Sans attendre de questions, elle déclara :
— Je ne veux pas être logée, parce que ce ne serait pas convenable de vivre dans la même maison qu’un célibataire. Je suis veuve, mais puisqu’on m’assure que vous ne buvez pas, je veux bien nettoyer votre maison trois fois par semaine, car j’ai déjà travaillé ici, quand la Vieille Dame était en vie et j’avais du travail pour deux, étant donné que sa femme de chambre régulière ne levait pas un doigt, si je n’allais pas moucharder auprès de la Vieille Dame. Les jeunes sont ainsi, aujourd’hui. Elles boivent, elles fument et elles dansent. Je suis heureuse d’être née à une époque où on apprenait le respect de soi-même, aussi, je travaille six jours par semaine et vais à l’église trois fois le dimanche.
— Votre zèle à la fois dans votre travail et dans vos pratiques religieuses vous honore, Mrs. Fulgrove. Comment s’appelait la femme de chambre qui était si paresseuse ?
— C’était une des filles Mull et chacun sait que les Mull ne sont pas une famille respectable. Je ne veux pas faire de ragots, car je suis charitable et la Vieille Dame était décidée à la renvoyer, mais elle est partie de son plein gré en laissant sa chambre dans le plus grand désordre, avec le diable lui-même peint sur les murs. La Vieille Dame était furieuse, mais elle a déclaré que c’était un bon débarras. Je ne prétends pas que cette fille était dévergondée comme certaines, mais elle courait quand même la prétentaine, elle se couchait tard et ne voulait pas travailler. J’ai même dû nettoyer sa chambre, après son départ.
Mrs. Fulgrove laissa son numéro de téléphone – celui d’une voisine, pas le sien – et partit d’un pas déterminé, sans regarder à droite ou à gauche. Immédiatement, Qwilleran éprouva un violent désir de revoir l’appartement avec ses fresques extravagantes. Il savait qu’il existait une île appelée Mull, au large de l’Écosse et si cette jeune fille était Écossaise, elle avait certainement droit à des circonstances atténuantes.
Dans l’appartement au-dessus du garage, il étudia les initiales au cœur des fleurs géantes qui couvraient les murs et le plafond BN, ML, DM, TY, RR, AL, NP, DT, SG, JK, PM et bien d’autres. S’il s’agissait des hommes de sa vie, celle-ci avait été bien remplie. D’autres part, ces initiales pouvaient provenir de son imagination. RR. pouvaient être celles d’un artiste de cinéma ou d’un Président.
Il revint dans la bibliothèque et ouvrit l’annuaire téléphonique. Le nom de Mull n’était pas répertorié. Il appela Pénélope.
— Miss Goodwinter, vous aviez raison au sujet du quartier des domestiques. Comment puis-je joindre votre décoratrice ?
— Son nom est Amanda Goodwinter. Notre secrétaire va lui demander de vous appeler pour prendre rendez-vous, dit la jeune femme. Avez-vous lu l’article sur la Fondation Klingenschoen dans le Picayune d’hier ?
— Oui. C’était fort bien rédigé. Avez-vous eu des réactions ?
— Tout le monde est enchanté, Mr. Qwilleran. On dit que c’est la meilleure nouvelle depuis la fermeture du Saloon K. en 1923. Dès que mon frère sera de retour, nous mettrons un projet au point. En attendant, avez-vous reçu des postulantes au poste de gouvernante ?
— J’en ai reçu et je demanderai à votre secrétaire de ne plus m’envoyer d’octogénaires et d’ailurophobes. À propos, savez-vous qui a peint les graffitis dans l’appartement au-dessus du garage ?
— Cette atrocité ! s’écria Pénélope. C’était une des filles de Trisdale. Elle a été femme de chambre pendant fort peu de temps.
— Que lui est-il arrivé ? A-t-elle trouvé un travail plus en rapport avec ses aptitudes ?
— J’ai appris qu’elle avait quitté la ville, après avoir dégradé l’appartement. À propos de transport, Mr. Qwilleran, n’aimeriez-vous pas remplacer votre petite voiture par quelque chose de plus... approprié. Mr. Finch, à la banque se chargerait de la transaction.
— Ma voiture me convient parfaitement, Miss Goodwinter. Elle est en bon état et sa consommation est économique.
Qwilleran mit rapidement fin à la conversation. Pendant que Pénélope parlait, il avait entendu des bruits suspects venant d’une autre partie de la maison, un mélange de crépitements, de bruissements et de glissements. Il sortit de la bibliothèque en courant pour aller vérifier.
Au fond du hall d’entrée avec son escalier majestueux, il y avait un vestibule de nobles proportions, dallé de plaques de marbre blanc. Là se dressait aussi un portemanteau en bois de rose ainsi qu’un porte-parapluies et une table à dessus de marbre avec un plateau en argent. Dans la lourde porte d’entrée se trouvait une large encoche à travers laquelle le courrier était glissé. Une pile d’enveloppes de toutes tailles jonchait le sol. Assis sur le marbre froid, Koko et Yom Yom regardaient avec intérêt le courrier qui continuait à se répandre. De temps en temps, Koko avançait une patte pour tirer une enveloppe de la pile et Yom Yom faisait le tour du tas avec circonspection.
Pendant que Qwilleran regardait, la cascade de lettres s’arrêta de tomber à travers la fente et par une fenêtre il aperçut le facteur monter dans sa Jeep et s’éloigner.
Sa première, impulsion fut d’appeler le bureau de poste et de suggérer un autre arrangement, mais en observant le plaisir que cette distribution apportait aux chats, il s’arrêta. Ils sautaient maintenant tous les deux aux milieux du courrier comme des enfants dans la neige, se roulant, faisant glisser les enveloppes. Rien de si merveilleux ne semblait jamais être arrivé dans leur jeune vie. Des lettres glissèrent à travers tout le vestibule et jusqu’au milieu du hall où Yom Yom essaya de les faire passer sous le tapis oriental. Cacher des objets était une de ses spécialités.
Koko avait saisi une lettre dans sa gueule et il paradait avec un air important. C’était une enveloppe rose.
— Eh ! donne-moi cette lettre, dit Qwilleran.
Naturellement, Koko se sauva dans la salle à manger avec son butin, poursuivi par Qwilleran. Le chat passa sous soixante-quatre pieds de chaises avec un Qwilleran de plus en plus essoufflé à ses trousses. Enfin, probablement fatigué par le jeu, le chat déposa l’enveloppe aux pieds de Qwilleran.
C’était une lettre de la receveuse des postes de Mooseville. Il l’avait rencontrée pendant ses vacances. Artistiquement écrite au moyen d’un ordinateur, elle faisait honte à ses propres efforts qui ne s’étaient pas améliorés après vingt-cinq ans qu’il tapait à la machine avec deux doigts.
Cher Qwill,
Félicitations pour la prospérité qui vous échoit. Vous et vos Siamois allez être de merveilleuses recrues pour le Comté de Moose. Nous espérons que vous aimerez vivre ici.
Nick et moi avons une grande nouvelle à vous annoncer : J’attends un bébé. Nick veut que j’abandonne mon emploi parce qu’il m’oblige à rester trop longtemps debout. (Le médecin me recommande d’être prudente.) Aussi, voici une suggestion : Auriez-vous besoin d’une secrétaire à mi-temps ? J’ai toujours rêvé de travailler pour un véritable écrivain.
Saluez Koko et Yom Yom de ma part.
Chattement vôtre,
Lori Bamba
Ce qui venait d’arriver était évident : Koko avait choisi cette enveloppe rose, parce qu’elle avait une odeur qu’il connaissait. Lori avait établi des rapports d’amitié avec les chats, pendant leur séjour à Mooseville. Ils étaient séduits par ses longues tresses blondes nouées de rubans bleus.
Un moment plus tard Koko apparut avec une autre lettre et se sauva, dès que Qwilleran voulut la lui prendre. Celui-ci dut encore courir après lui.
— Tu crois que c’est un jeu ! cria Qwilleran, mais ce n’est plus de mon âge. Quand deviendras-tu adulte ? Je vais me faire adresser mon courrier poste restante !
Cette fois la lettre était de son ancienne propriétaire du Pays d’En-Bas. Au cours d’un hiver mémorable, Qwilleran avait loué un appartement au-dessus d’un magasin d’antiquités dans un vieil immeuble qui sentait les pommes de terre bouillies dès que le chauffage central était en marche. Koko avait encore reconnu l’odeur de son ancienne résidence. La lettre manuscrite disait :
Cher Mr. Qwilleran,
Rosie Riker m’a parlé de votre héritage et j’en suis heureuse pour vous, bien que vos chroniques dans le Daily Fluxion nous manquent.
Ne vous évanouissez pas en apprenant que j’ai vendu mon magasin. Je n’avais plus le cœur de le tenir, après la mort de mon mari. C’est Mrs. Riker qui va le reprendre. Elle a toujours été une collectionneuse avisée et elle souhaitait depuis longtemps tenir une boutique d’antiquités.
Mon fils voudrait que j’aille le rejoindre à Saint Louis, mais il est marié, maintenant et je ne souhaite pas m’immiscer dans la vie d’un jeune ménage. Quoi qu’il en soit, une idée extravagante m’est venue hier et je n’ai pas dormi de la nuit en y réfléchissant.
Mrs. Riker m’a dit que vous aviez hérité d’une grande demeure garnie de meubles anciens et que vous auriez besoin d’une gouvernante. Vous vous rappelez peut-être que je fais bien la cuisine et que je sais entretenir les beaux meubles. J’ai même un diplôme d’expert et pourrais me livrer à une évaluation de vos biens mobiliers – au moins pour les assurances. Je suis sérieuse. Dites-moi ce que vous pensez de ma proposition.
Sincèrement vôtre,
Iris Cobb
P.S. Comment vont les chats ?
Qwilleran sentit l’eau lui venir à la bouche au souvenir des repas succulents préparés par Mrs. Cobb. Il se rappela d’autres détails. Sa personnalité chaleureuse, sa silhouette ronde. Elle croyait aux fantômes. Elle lisait les lignes de la main en vous pétrissant les doigts de façon aguichante et laissait toujours quelques grumeaux dans la purée pour qu’elle ait un véritable goût de pomme de terre.
Il décrocha immédiatement le téléphone pour appeler le Pays d’En-Bas.
— Mrs. Cobb, votre idée est magnifique ! Mais Pickax est une très petite ville, vous la trouverez peut-être trop tranquille après Zwinger Street.
À l’autre bout du fil, la voix était toujours aussi gaie :
— À mon âge, on apprécie la tranquillité, Mr. Qwilleran.
— Malgré tout, vous devriez faire un essai, avant de vous décider. Je vais vous envoyer un billet d’avion et j’irai vous chercher à l’aéroport. Quel temps fait-il là-bas ?
— Une chaleur accablante.
Koko avait écouté la conversation avec un mouvement des oreilles indiquant sa désapprobation. Protégeant le statut de célibataire de Qwilleran, il avait toujours réprouvé les avances amicales de la propriétaire, dans le passé.
— Ne t’inquiète pas, mon petit vieux, lui dit Qwilleran, il n’est strictement question que d’un arrangement pratique, ainsi tu auras droit à de la cuisine faite à la maison, pour changer. Et maintenant, ouvrons le reste du courrier.
Les enveloppes répandues dans le vestibule comprenaient des messages de bienvenue de cinq églises, de trois clubs, du maire de Pickax. Il y avait des invitations à se joindre au Club d’Ittibittiwassee, à la Société d’Histoire de Pickax, au Club des Gourmets du Comté de Moose à l’Association des Joueurs de boules. L’administration de l’hôpital de Pickax demandait à Qwilleran de faire partie du Conseil d’administration. Le directeur du collège lui suggérait de donner des cours de journalisme aux étudiants.
Deux autres lettres avaient été poussées sous le tapis du hall. Les volontaires de l’Association des Sapeurs Pompiers souhaitaient que Qwilleran en fût nommé membre d’honneur et la chorale de Pickax avait besoin de l’adjonction de quelques voix mâles.
— Voilà ta chance, dit-il à Koko.
En prenant de l’âge, le chat développait une voix plus expressive avec toute une gamme de miaulements claironnants, allant de la tyrolienne à la basse profonde.
Cet après-midi-là, Qwilleran rencontra un autre membre de la famille Goodwinter. Au temps où il tenait une chronique sur les installations d’intérieur, pour le Fluxion, il avait été en contact avec toute sorte de décorateurs, talentueux, charmants, cosmopolites, classiques et intrigants. En répondant aux trois coups de sonnette impatients, il se trouva devant une femme à cheveux gris, portant une robe d’été trop lâche et des chaussures à semelles épaisses ; elle examinait la peinture de la porte d’entrée, en regardant par-dessus ses lunettes.
— Qui a peint cette porte ? demanda-t-elle. Elle a été sabotée. Il faudrait gratter la peinture et raboter le bois. Je suis Amanda Goodwinter.
Elle entra dans le vestibule sans regarder Qwilleran.
— Ainsi, voici la prétendue merveille de Pickax. Personne ne m’y a jamais invitée.
Il s’aventura à décliner son nom.
— Je sais qui vous êtes, coupa-t-elle, inutile de vous présenter. Pénélope m’a dit que vous aviez besoin de mon aide. Le vestibule n’est pas trop mal, mais demande quelques modifications. Qui a posé cette tapisserie sur ces chaises ?
Elle se promena de pièce en pièce en faisant des commentaires.
— Est-ce la salle à manger ? J’en ai entendu parler. Les rideaux doivent être changés. Ils ne conviennent pas. Cette pièce est trop sombre. On dirait un tombeau.
Qwilleran l’interrompit poliment :
— Miss Pénélope Goodwinter a suggéré que vous pourriez redécorer les pièces qui se trouvent au-dessus du garage.
— Quoi ! s’écria-t-elle, vous attendez-vous à ce que je m’occupe du quartier des domestiques ?
— En fait, j’ai l’intention d’utiliser moi-même un de ces appartements, comme bureau pour écrire et j’aimerais que ce soit aménagé en bon style contemporain.
La décoratrice allait et venait dans le vestibule comme une lionne en cage.
— Il n’existe pas de bon style contemporain. Je déteste tout ce qui est moderne.
Qwilleran toussa diplomatiquement :
— Y a-t-il une autre décoratrice en ville qui serait compétente pour ce genre d’aménagement ?
— Je suis parfaitement compétente, Monsieur, dit-elle, sèchement.
— Je ne voudrais pas vous contrarier.
— Je ne suis pas contrariée.
— Si vous n’aimez pas les aménagements modernes, je connais une décoratrice au Pays d’En-Bas qui entreprendrait toute la rénovation, y compris celle de la maison, quand les appartements au-dessus du garage seront terminés.
— Montrez-moi ces appartements, dit-elle, en haussant les épaules. Où sont-ils ? Comment y va-t-on ?
Il la fit passer par la porte de service. En traversant la bibliothèque, elle eut un grognement de satisfaction et ricana en voyant le petit salon jaune et vert qu’elle qualifia de « criard ». Passant la tête par la porte de la cuisine, elle regarda, sans faire de commentaire, le haut du réfrigérateur où les Siamois avaient pris une pose sculpturale sur leur coussin bleu.
Au garage, ils gravirent l’escalier pour atteindre les pièces mansardées. Qwilleran lui fit visiter l’appartement qu’il voulait aménager.
— Rien n’a été touché depuis vingt ans, grogna-t-elle. Tout le plâtre est tombé. Il y aura beaucoup de travail.
— Si vous pensez que cet appartement a besoin de beaucoup de réparations, que direz-vous, quand vous aurez vu l’autre ?
Amanda jeta un coup d’œil sur les pâquerettes extravagantes et s’exclama :
— Ne me dites rien, laissez-moi deviner, c’est la fille Mull qui a fait ça ! Quel gâchis ! Elle est venue travailler ici, après être partie de chez moi.
— A-t-elle travaillé pour vous ?
— Je lui payais des gages, bon sang ! mais elle ne travaillait pas. Son professeur de dessin voulait que je la forme. C’était une grave erreur. Jolie fille, mais aucune cervelle. Des amis loqueteux venaient toujours traîner autour de l’atelier. Puis elle a fait main basse sur divers objets et je l’ai mise à la porte. Aucun de ces Mull n’a jamais rien fait de bon. Regardez ces abominations ! Il faudra trois couches de peintures pour tout recouvrir. Peut-être quatre.
L’air joué par Koko revint à la mémoire de Qwilleran « Daisy, Daisy... »
— Laissons tout cela, dit-il, concentrons-nous sur mon studio.
— Vous devriez passer à mon atelier pour choisir les couleurs et regarder les échantillons, dit-elle, avec irritation.
— Je désire quelque chose de simple. Il faudrait enlever ces tapis usés et ces vieux meubles et tout entasser au grenier. Puis vous poserez une moquette marron comme mes chaussures.
— Vous êtes un drôle de pistolet !
— Et vous peindrez les murs de la couleur de mon pantalon.
— Beige mojave ?
— Quel que soit le nom que vous lui donnez. Je voudrais aussi des jalousies avec des lames fines. Ensuite, nous parlerons du mobilier.
La décoratrice descendit l’escalier en marmonnant entre ses dents, pendant que Qwilleran jetait un dernier coup d’œil aux peintures de fleurs et regrettait que la jeune fille ait quitté la ville. Au cours de sa carrière de reporter criminel, il avait reçu les confidences de beaucoup de jeunes délinquants ou même de ceux qui avaient franchi la frontière et étaient devenus des hors-la-loi. Cette fille, avec son indéniable talent et sa mauvaise réputation l’intéressait.
Daisy, Daisy... tirant sur sa moustache avec perplexité, il se demandait pourquoi et comment Koko avait frappé ces quatre notes sur le clavier. Bien sûr, le chat était toujours fasciné par les boutons électriques, les touches de la machine à écrire, mais c’était le premier piano qu’il ait jamais vu et il avait joué un air reconnaissable.
En retournant dans la grande demeure, Qwilleran découvrit un autre sujet de réflexion. Koko gardait la maison de son poste, en haut du grand escalier et il était assis sur la troisième marche. L’escalier avait vingt et une marches, il choisissait toujours la troisième.