CHAPITRE HUIT

 

— Quand aurons-nous droit à votre fameuse timbale de macaronis au gratin ? demanda Qwilleran à Mrs. Cobb, en attendant l’arrivée de Pénélope Goodwinter qui devait venir les chercher.

— Dès que je trouverai du bon fromage râpé. Il faut qu’il soit sec à point, dit la gouvernante. À propos, j’ai oublié de vous dire qu’une dame a téléphoné. Elle désire vous voir. Je lui ai dit de rappeler demain. Elle a précisé que c’était au sujet de Daisy.

— Vous a-t-elle dit son nom ?

— Je crois que c’est Tiffany Trotter, mais je n’en suis pas sûre. Elle a un drôle d’accent et paraît jeune.

Mrs. Cobb portait un costume-pantalon rose et Qwilleran avait enfilé un blaser d’été sur sa chemise-polo. Miss Goodwinter arriva dans sa BMW, vêtue d’un costume tailleur impeccable en toile rayée blanc et mauve avec un chemisier en soie mauve garni de boutons en perle. Sur un ton cordial, mais sans réplique, elle invita Mrs. Cobb à prendre place sur le siège arrière.

— Mon frère est en retard, dit-elle à Qwilleran, nous discutons un plan de réorganisation de la Fondation Klingenschoen. Tout le monde souscrit à cette idée de bon cœur. Je n’ai jamais vu une telle unanimité en ville. D’habitude, il y a plusieurs factions, même s’il ne s’agit que de la couleur des bacs à fleurs de la grande rue.

L’Hôtel de Ville était un édifice en pierre à tourelles d’inspiration médiévale. Il n’y manquait que les douves et le pont-levis, mais il y avait un parking et un garage, comprenant une station de pompiers et une ambulance. Le tout occupait tout un bloc de la grande rue. Mr. Blythe, maire de la ville avait réuni le Conseil municipal dans une salle de la mairie, autour d’une longue table. À la surprise de Qwilleran, ce conseil comprenait deux personnes de sa connaissance : Amanda Goodwinter, l’air plus renfrogné que jamais et Mr. Cooper, qui arborait une expression perpétuellement préoccupée. Dix rangées de chaises réservées au public étaient déjà occupées. Pénélope prit place entre Qwilleran et Mrs. Cobb. Le marteau du maire frappa la table. Tout le monde se leva pour le serment d’allégeance. Au milieu des piétinements, une voix s’éleva du fond de la salle :

— Objection !

Mrs. Cobb étouffa une exclamation de surprise. Il y eut des murmures dans l’assistance et tout le monde s’assit à nouveau. Les membres du conseil se laissèrent tomber sur leur siège avec des marques d’impatience, d’exaspération ou de résignation. En regardant autour de lui pour chercher la source de cette perturbation, Qwilleran vit un homme d’un certain âge, au visage coléreux, les cheveux coupés en brosse. Il se tenait debout et attendait d’être interpellé. Avec un calme stoïque, le maire demanda :

— Voulez-vous exposer les raisons de votre objection, Mr. Hackpole ?

— Ce n’est pas là le drapeau officiel des Etats-Unis, dit l’homme d’une voix claironnante. Il porte quarante-huit étoiles. Ce morceau de tissu a été retiré de la circulation par le Gouvernement fédéral en 1959.

L’assistance grommela à nouveau et quelques voix s’élevèrent :

— Qui se soucie de les compter !

— Asseyez-vous !

— Du calme, dit le maire, en frappant avec son marteau. Mr. Hackpole, ce drapeau a été salué dans cette salle du conseil depuis plus d’un quart de siècle sans offenser les contribuables de Pickax, ni le Gouvernement fédéral, ni les résidents de Hawaï ou de l’Alaska.

— C’est une violation du code sur le drapeau, insista l’objecteur. Ce qui est juste est juste, ce qui est mal est mal.

Une conseillère municipale âgée dit d’une voix douce et conciliante :

— Beaucoup d’entre nous se rappellent avec émotion le jour où ce drapeau a été offert à la ville de Pickax par la regrettée Fanny Klingenschoen et ce serait un manque de respect à sa mémoire que de le retirer si tôt après sa disparition.

— Écoutez ! Écoutez, cria l’auditoire.

— Il s’agit d’un drapeau coûteux, déclara le Commissaire aux Comptes, nous ne pouvons nous permettre de le remplacer par un autre d’une même qualité.

Levant les yeux au-dessus de ses lunettes, Amanda Goodwinter ajouta :

— Il faudrait le faire sur commande. Ce drapeau est en pure laine vierge, doublé de soie, ce qui est très inhabituel. Les bandes sont cousues une par une et les étoiles sont brodées à la main sur fond bleu. Ce drapeau a été exécuté dans mon atelier.

— N’oubliez pas les franges dorées, dit une voix au bout de la table, on ne voit pas beaucoup de drapeaux à franges dorées.

L’intervenant était un vieil homme, si petit qu’il disparaissait presque derrière la table.

Un autre conseiller municipal, tellement gros qu’il occupait deux chaises placées côte à côte, remarqua :

— Il y a quelques trous de mites.

— Ces trous peuvent être reprisés, dit la femme âgée. J’aurais proposé de le faire moi-même, si ma vue n’était aussi mauvaise.

— Il serait ridicule de faire des reprises, déclara péremptoirement Amanda, il faut un stoppage professionnel, mais pour cela il faudra envoyer le drapeau au Pays d’En-Bas et nous ne l’aurons pas avant deux mois.

Le conseiller obèse reprit la parole :

— Reprise ou stoppage, nous n’aurions quand même que quarante-huit étoiles et vous ne répondez pas à la question de Mr. Hackpole.

Trois de ses pairs le regardèrent et Mr. Cooper déclara :

— Personnellement, je suis opposé à l’achat d’un drapeau coûteux. Cette dépense ne figure pas dans notre budget.

— Nous pourrions en acheter un moins cher.

— Oui, mais un drapeau bon marché répondrait-il à l’image que nous désirons donner de Pickax ?

— Au diable, cette image !

— Pourquoi ne pas broder deux étoiles supplémentaires sur notre drapeau ? J’aurais été heureuse de le faire si ma vue...

— Et où les auriez vous mises ? Sur une des raies rouges ? Ce serait affreux, déclara Amanda.

— De plus ce serait illégal.

— Pourquoi ne pas avoir un drapeau ordinaire ? Il n’a pas besoin d’être aussi fantaisiste que celui-ci.

— Cette solution serait un affront pour la donatrice – que son âme repose en paix ! – dit la conseillère âgée.

— Alors, achetez-en un avec une frange dorée et envoyez la facture à Hawaï et à l’Alaska. Ils ont de l’argent, eux.

Il y eut des rires et des applaudissements dans l’auditoire. Le maire agita son marteau :

— Nous nous trouvons en face d’un véritable dilemme qui soulève quatre questions : Nous pouvons garder le présent drapeau et offenser Mr. Hackpole. Nous pouvons remplacer le drapeau et offenser la mémoire de la donatrice, nous pouvons acheter un drapeau bon marché et ternir l’image de Pickax ou nous pouvons acheter un drapeau cher avec des fonds qui seraient mieux employés à l’amélioration du parking municipal. Nous allons enregistrer une motion pour constater cet état de fait, en assurant Mr. Hackpole que son observation recevra toute la considération requise. Nous pouvons maintenant passer à une autre question.

La motion fut votée et le drapeau avec ses quarante-huit étoiles salué par tous à l’exception de Mr. Hackpole. Le Conseil put, alors, se pencher sur des questions plus importantes. L’aboiement des chiens, l’arrosage des bacs de fleurs en ville.

À la fin de la réunion, le maire déclara :

— Avant de nous séparer, j’aimerais vous présenter notre hôte distingué et nouveau résident à Pickax, Mr. James Qwilleran.

L’héritier de la fortune Klingenschoen, avec sa taille et sa stature impressionnantes, sans parler de sa moustache luxuriante, se leva et salua avec beaucoup de bonne grâce. On lui répondit par des applaudissements et des exclamations de bienvenue, mais non par des sifflets, ce qui n’était pas considéré comme convenable à Pickax.

— Monsieur le Maire, Membres du Conseil municipal, Mesdames et Messieurs, commença-t-il, c’est un plaisir pour moi de me joindre à une communauté pénétrée d’un sens des responsabilités aussi élevé et d’un intérêt aussi vif pour la vie publique. J’ai écouté avec une attention passionnée la discussion à propos du drapeau et j’aimerais proposer une solution. D’abord, je vous suggère de conserver le présent drapeau en souvenir de la donatrice, en tant qu’objet historique et de le placer sous verre. Ensuite, veuillez accepter en cadeau de bienvenue un nouveau drapeau, fait à la main, avec des étoiles brodées et des franges dorées, dont la commande sera passée à l’atelier d’Amanda, la décoratrice, bien connue.

Les applaudissements crépitèrent au milieu des vociférations et se terminèrent par une ovation de tous les assistants. Qwilleran leva la main pour imposer silence :

— Vous connaissez tous la résidence historique Klingenschoen. J’ai l’intention d’en faire don à la ville comme musée, quand j’entrerai officiellement en possession de l’héritage. En attendant, ces trésors sans prix seront conservés sous la surveillance professionnelle de notre nouvelle gouvernante qui aura le titre d’expert agréé et de conservateur de la collection. C’est une autorité incontestée en la matière qui vient du Pays d’En-Bas. Mesdames et Messieurs, puis-je vous présenter Iris Cobb ? Mrs. Cobb, voulez-vous vous lever, s’il vous plaît ?

Les yeux de Mrs. Cobb brillaient plus encore que les pierres du Rhin qui ornaient la monture de ses lunettes. Elle se leva et salua.

Après la réunion, Pénélope remarqua d’une voix un peu acidulée :

— En vérité, Mr. Qwilleran, vous nous avez ménagé des surprises, ce soir.

Elle les reconduisit à la maison, mais déclina l’invitation de venir prendre un rafraîchissement.

— Mon frère m’attend à l’étude, expliqua-t-elle, nous avons un dossier à mettre au point et des décisions importantes à prendre.

Mrs. Cobb s’excusa, elle aussi :

— Vous allez penser que je suis folle, Mr. Qwilleran, mais j’ai envie de pleurer. Si seulement mon cher mari était là et avait pu entendre les applaudissements qui m’ont saluée, ce soir ! Je vous remercie pour la façon merveilleuse dont vous m’avez présentée.

Elle se sauva dans l’escalier, en courant. Qwilleran entra dans la bibliothèque pour regarder avec effroi la pyramide d’enveloppes qui s’entassaient sur sa table. Craignant que le don d’un drapeau n’ait pour résultat un surcroît de lettres à l’eau de rose, il téléphona au domicile de la Receveuse des Postes de Mooseville :

— Bonsoir, Nick. Comment se porte votre bonne ville ?

— Température idéale, Qwill, nous aurions besoin d’un peu de pluie. Je vous ai vu à bicyclette, l’autre jour. Où avez-vous découvert cette relique ?

— Elle aurait besoin d’un coup de pinceau, reconnut Qwilleran, mais elle roule. J’aime faire du vélo. Cela me donne le temps de réfléchir. Ce que je n’aime pas c’est un chien qui aboie dans mes roues.

— Les chiens n’ont pas le droit de courir en liberté, dans le Comté. Vous pourriez porter plainte à la police. C’est une violation de la loi.

— Eh bien, pour le moment, j’ai utilisé quelques mots bien sentis et jusqu’à présent, je n’ai pas perdu un pied. Comment va Lori ? Travaille-t-elle toujours ?

— Plus pour longtemps. Elle a donné sa démission.

— Elle m’a écrit à propos d’un travail à mi-temps.

— Oui, bien sûr, je vais vous la passer.

Une Lori très enjouée prit l’appareil :

— Allô, Qwill, avez-vous reçu ma lettre ?

Immédiatement, Koko monta sur la table pour jouer avec le téléphone et s’efforcer de mordre le fil. Il savait qui parlait. Qwilleran le repoussa.

— Oui, en effet, Lori, j’ai deux sacs de lettres qui vous attendent. Si Nick veut bien venir les chercher, vous pourriez y répondre de chez vous.

— Formidable !

— Vous êtes une dactylo expérimentée et votre machine est plus moderne que la mienne.

— Merci. Nick m’a offert un ordinateur pour mon anniversaire. En réalité, j’avais envie de petites boucles d’oreilles en brillants, mais il a l’esprit pratique. Il est ingénieur, ne l’oublions pas !

— Je voulais aussi vous poser une question, Lori, vous qui connaissez si bien les chats.

Qwilleran devait se battre pour conserver le récepteur.

— Koko aime s’asseoir en haut de l’escalier et toujours sur la troisième marche. Comment expliquez-vous ce comportement ?

— Les chats laissent une odeur partout où ils passent, puis ils aiment retourner au même endroit qui fait en quelque sorte partie de leur territoire.

— Ou... i, dit Qwilleran, vous avez peut-être raison.

 

Il n’était que dix heures et demie et il terminait une lettre aux Thespians, la société de comédiens amateurs de Pickax, pour décliner leur invitation de jouer le rôle de Teddy dans Arsenic et Vieilles dentelles, quand il entendit le son du piano.

Du salon venaient trois notes distinctes : sol – fa – mi. Koko jouait encore du piano. Du moins, Qwilleran présumait que le chat était devant le clavier, bien qu’il n’en eût jamais été le témoin. Sans nul doute, Mrs. Cobb attribuerait cette performance au fantôme de la maison.

En allant vérifier, il trouva Koko qui traversait le salon d’un pas exagérément nonchalant. Qwilleran le saisit sous le ventre et le posa sans cérémonie sur la banquette du piano.

— Et maintenant, joue-moi quelque chose.

Koko fit « ik-ik-ik » sur un ton aimable et se roula pour se lécher ses parties intimes.

— Ne sois pas si modeste, montre-moi ce que tu sais faire, dit Qwilleran, en redressant le chat sur ses quatre pattes. Puis il lui prit une patte et la posa sur le clavier. Koko sursauta comme s’il se brûlait et s’enfuit en courant pour aller s’installer sur son perchoir, sur la troisième marche, en haut de l’escalier.

Était-ce une coïncidence ou bien les trois notes de musique étaient-elles celles qui préludaient à Trois souris aveugles ? Qwilleran sentit le picotement familier sur sa lèvre supérieure. Ce nombre trois avait une signification, pensa-t-il : les trois Grâces, les trois Parques, les trois fils de Noë, les trois Marx Brothers... les pistes lui échappaient complètement.

Le lendemain matin, Qwilleran buvait sa troisième tasse de café, quand Amanda Goodwinter arriva de façon inattendue en sonnant par trois fois d’un doigt impatient.

Elle fit irruption dans le hall. Elle portait un costume kaki et une casquette de golf d’où s’échappaient des mèches folles.

— Je viens voir si mon peintre est en train de fainéanter sur son travail, annonça-t-elle.

Qwilleran s’émerveilla que Pénélope pût paraître aussi élégante en costume tailleur et Amanda si caricaturale. Les manches de la veste étaient trop longues, une épaule tombait et le col du chemisier était à moitié sorti.

— Quel est ce tapage infernal ? demanda-t-elle.

— Birch Tree fait quelques réparations, dit Qwilleran. Excusez-moi un instant, j’ai quelque chose à vous donner.

D’un tiroir du bureau de la bibliothèque, il sortit un éléphant en ivoire.

— Je crois que cet objet vous appartient.

— Où diable l’avez-vous trouvé ? demanda-t-elle, en le retournant pour examiner l’étiquette.

— Parmi les affaires de Daisy Mull. Je nettoyais le grenier.

— Il doit y avoir six ans que cet ivoire a disparu de l’atelier. Daisy travaillait chez moi, alors, mais c’était l’année des élections et j’ai cru qu’un de ces satanés Républicains avait fait main basse sur cet emblème de leur parti.

Elle rendit la sculpture à Qwilleran.

— Tenez. Elle est à vous. C’est une jolie pièce ancienne. On n’en importe plus de semblable.

— Non, non, c’est votre propriété, Amanda.

— Taisez-vous et gardez-la, dit-elle sèchement. J’ai déjà fait la croix dessus. Que pensez-vous de la réunion d’hier soir ?

— C’était rafraîchissant d’entendre des citoyens s’exprimer de façon compréhensible sans parler de consensus ou de modernité.

— Votre discours était d’une flagornerie éhontée. Toutes ces salades sur le civisme me donnaient la colique, mais ils sont tous tombés dans le panneau.

— À propos, qui est Mr. Hackpole ?

— Il donne la colique à tout le monde ! Il est toujours en train de jeter la zizanie partout...

Tenez-le à distance, c’est un brandon de discorde dans la communauté.

— Le gros homme du conseil semblait prendre son parti au sujet du drapeau.

— C’est Scott Gipsel. Il tremble de peur devant Hackpole. Ils sont voisins. Hackpole n’a encore jamais tué personne, mais il peut devenir fou de rage si quelqu’un marche sur sa pelouse ou se plaint de ses chiens.

— Quel est son problème ?

— Sa femme l’a quitté pour un livreur de bière. Ses finances n’en ont pas été affectées pour autant. Il vend des voitures d’occasion. Un habile homme dans son métier. Bon, eh bien, allons voir où en est ce peintre. Vous devriez tenir cette porte de service fermée. C’est la maudite saison des touristes. Ils sont entrés dans le dispensaire du Dr Hal pour voler des aiguilles et des seringues.

En approchant du garage, Qwilleran demanda :

— Regardez cette grande armoire. Je croyais que c’était une vieillerie. Mrs. Cobb prétend qu’il s’agit d’une schrank de Pennsylvanie et qu’elle a une grande valeur.

— Je n’en donnerais pas quatre sous.

— Quoi qu’il en soit, je voudrais que vos ouvriers la transportent à la maison, quand ils auront le temps. J’aimerais qu’ils la posent juste à côté de la bibliothèque.

— Hum ! grommela-t-elle.

En soufflant et grognant, elle monta l’escalier pour inspecter l’appartement en cours de rénovation. Après avoir menacé Steve de renvoi s’il ne montrait pas un peu plus d’activité, elle jeta un autre coup d’œil incrédule sur les fresques de Daisy, puis elle dit à Qwilleran :

— Accompagnez-moi jusqu’à ma voiture.

En descendant l’allée sous de vieux érables, Qwilleran fit une remarque sur le beau temps.

— Attendez d’avoir passé un hiver ici, Monsieur, dit-elle. Puis elle ajouta : si j’ai un conseil à vous donner : faites attention où vous posez les pieds à Pickax. La ville aime les racontars. Il y a toujours une oreille qui traîne. On dirait qu’il y a des micros cachés partout. Je ne serais pas surprise s’il y en avait dans les parterres de fleurs de la grand-rue. Je ne fais pas confiance au maire. Trop poli pour être honnête, si vous voulez mon avis, aussi gardez l’œil ouvert et ne dites jamais rien qui ne puisse être répété.

— À la terrasse du café, voulez-vous dire ?

— Ou au Club du Comté ou sur les marches de l’église.

Amanda s’installa au volant après avoir manœuvré pour faire glisser ses genoux, ses coudes et ses hanches. Elle mit le moteur en marche et sa voiture commença à rouler le long de l’allée, puis elle s’arrêta en faisant grincer les pneus et fit marche arrière :

— Et méfiez-vous de mes cousins. Ne vous laissez pas aveugler par le faux charme des Goodwinter.

Elle redémarra pour aller se mêler à la circulation autour du square. Qwilleran était déconcerté. Il y avait beaucoup de Goodwinter à Pickax et tous étaient cousins. Il n’y avait rien de faux en Melinda. Il aimait son humour parfois un peu cynique et irrespectueux. Elle venait de rentrer de Paris. Il avait rendez-vous avec elle et attendait avec impatience une soirée reposante de conversation spirituelle... sinon plus. Dès le début de leurs relations, Melinda s’était montrée provocante.

— Est-ce bon ou mauvais ? dit-il, à haute voix, en retournant à la maison pour donner à manger aux chats.

— Qu’aimeriez-vous pour déjeuner, les gars ? Du veau Marengo ? Du coq au vin ? Des crevettes grillées ?

Il coupa en dés le rôti de Mrs. Cobb et en disposa les morceaux sur une assiette en porcelaine Worcester, avec un peu de jus, quelques morceaux de carottes râpées et un jaune d’œuf cuit, haché.

— Voilà, dit-il, en français.

Les deux chats attaquèrent la viande avec appétit, évitant soigneusement la carotte râpée.

La seconde visiteuse de la journée fut Tiffany Trotter, la même robuste paysanne qui avait postulé pour un poste de gouvernante. Cette fois, il la reçut dans la bibliothèque pour éviter le bruit de la perceuse électrique de Birch. Celui-ci était en train d’installer des étagères pour les livres de références de Mrs. Cobb.

Dans la bibliothèque, Tiffany leva les yeux sur les murs couverts de livres et sur les plafonds garnis de pâtisseries en plâtre.

— C’est une jolie pièce, dit-elle.

— Vous vouliez me parler de Daisy ? demanda Qwilleran.

— Elle a travaillé ici.

— Je le sais. Êtes-vous une amie de Daisy ?

— Nous étions très bonnes copines et... elle hésita sur le choix des mots... j’ai trouvé un peu drôle qu’elle quitte la ville sans me le dire, sans même m’écrire.

Elle regarda Qwilleran pour voir sa réaction.

— Avez-vous cherché une explication, à l’époque ?

— Je me suis adressée à la Vieille Dame chez qui Daisy travaillait. Elle m’a dit que Daisy était partie pour la Floride. Elle paraissait en colère.

— C’était il y a cinq ans. Depuis quand la connaissiez-vous ?

— Depuis l’école. Les gosses de Trisdale venaient à Pickax en autobus et les autres se moquaient de Daisy parce qu’elle était une Mull. Moi je l’aimais bien. Elle était différente. Elle savait dessiner.

— Fréquentait-elle des garçons ?

— Seulement après avoir quitté l’école. Elle n’a pas terminé ses études. Elle n’aimait pas l’école.

— Savez-vous qui étaient ses amis ?

— Juste des garçons...

— Elle était enceinte, lorsqu’elle est partie. Le saviez-vous ?

— Heu !... oui.

— Avait-elle l’intention de se faire avorter ?

— Oh ! Non !

Pour la première fois, depuis le début de l’entretien, Tiffany se montrait emphatique :

— Au contraire, elle voulait ce bébé. Elle voulait se marier, mais je ne crois pas que le père voulait l’épouser.

— Qui était-ce ?

— Heu... j’sais pas.

— Que pensait la mère de Daisy de cette situation ?

Tiffany haussa les épaules :

— J’sais pas. Daisy ne parlait jamais de sa mère. Elles ne s’entendaient guère.

— Mrs. Mull est morte, il y a quelques jours, le saviez-vous ?

— On me l’a dit.

C’était un moment où Qwilleran aurait aimé pouvoir tirer sur sa vieille bouffarde, remplie de tabac écossais. Fumer aurait aiguisé son processus mental, lui aurait permis de faire des pauses pendant lesquelles il aurait pu organiser ses questions. Melinda l’avait poussé à abandonner sa chère vieille pipe.

Il demanda à la jeune fille si elle voulait une bière, espérant l’aider ainsi à se détendre. Elle était assise au bord du divan en cuir.

— J’crois qu’il vaut mieux pas, dit-elle, j’vais aller faire la traite.

— Croyez-vous qu’il ait pu arriver quelque chose de fâcheux à votre amie ?

Tiffany se mordit les lèvres :

— J’sais pas. J’pense juste que c’est drôle qu’elle soit partie sans rien me dire. Personne d’autre ne se souciait d’elle. C’est pour ça que je suis venue.

Comme Qwilleran la raccompagnait, Birch transportait ses outils et sa radio sur un autre terrain d’opération.

— Qu’est-ce que tu fais ici, ma jolie ? s’écria-t-il de sa voix claironnante. Tu cherches un boulot ? Qu’est-il arrivé à ce grand gus que tu as épousé ? J’pensais que tu serais enfermée maintenant. Bah-Ah-Ah-Ah !

Tiffany lui jeta un regard en coin et eut un sourire timide.

— Assez plaisanté, Birch, dit Qwilleran, dites-nous plutôt quand vous allez poser une serrure sur la porte de service ?

— L’est arrivée hier. Tout droit du Pays d’En-Bas. Vous l’aurez demain, raide comme balle !

Qwilleran regarda Tiffany s’en aller. Elle traversa le square et partit dans un pick-up qui avait été garé du côté opposé. Pourquoi n’était-elle pas entrée dans l’allée ? Il y avait amplement la place. Sa réaction silencieuse à la remarque de Birch était également étonnante.

— Bon sang ! s’écria Qwilleran, à haute voix.

Il aurait dû lui demander pourquoi elle était venue le voir. Qui lui avait dit qu’il s’intéressait à Daisy ?

Il se passe ici des événements que je ne comprends pas, pensa-t-il. Elle sait quelque chose et elle ne l’a pas dit. Il en va ainsi dans les petites villes. En surface, tout est ouvert et amical, mais en dessous c’est une véritable toile d’araignée d’intrigues et de secrets.