CHAPITRE PREMIER

 

C’était un mâle, de race blanche ; la cinquantaine, un mètre quatre-vingt-cinq, poids : quatre-vingt-dix-kilos. Il avait des cheveux gris et une grosse moustache.

L’homme ouvrit les yeux et se trouva sur un lit étranger dans une chambre qu’il ne connaissait pas. Il resta immobile dans un état de grande lassitude et laissa errer son regard autour de la pièce avec une curiosité distraite. Ses yeux tristes notèrent le pied du lit en fer, la fenêtre sans rideau, la couleur hideuse des murs, le poste de télévision fixé en face de lui. Derrière les vitres de la fenêtre, il vit bouger des branches d’arbres et crut entendre la voix musicale de sa mère lui dire :

— L’arbre te dit bonjour, Jamesay, salue-le de la main, comme un bon petit garçon.

Jamesay, est-ce là mon nom ? Il ne semble pas que ce soit le bon. Où suis-je ? Quel est mon nom ?

La question se posait à sa conscience sans soulever d’anxiété. Seulement une vague perplexité.

Il gardait au fond de sa mémoire l’image d’un vieil homme portant une barbe de Père Noël ; assis près de lui, il disait :

— Tu as la fièvre scarlatine, Jamesay. Nous t’avons conduit à l’hôpital pour te soigner.

À l’hôpital ? Est-ce là un hôpital ? Ai-je la fièvre scarlatine ?

Bien que peu ému par cette nouvelle, il commençait à avoir le sentiment désagréable qu’il avait négligé un point d’une importance vitale. Il avait déçu quelqu’un de proche. Sa mère, peut-être ? Il fronça les sourcils et le mouvement lui apporta une douleur sur le front. Rapidement, il contrôla d’autres parties de son anatomie. Rien ne manquait et rien ne semblait cassé, mais à droite, les mouvements de son genou et de son coude étaient limités par des pansements. Il y avait aussi une anomalie à sa main gauche. Il compta quatre doigts et un pouce. Cependant, il éprouvait toujours cette impression de manque. Il soupira et se demanda ce qu’il avait bien pu négliger.

Une femme inconnue – ronde, avec des cheveux blancs, souriante et pressée – entra dans la pièce d’un pas silencieux.

— Ah ! vous voilà réveillé. Vous avez passé une bonne nuit. Il fait beau, mais il y a un peu de vent. Comment vous sentez-vous Mr. Qiou ?

Qiou ? Jamesay Qiou ? Était-ce son nom ? Il lui semblait inconnu, sinon absurde. Il se passa la main sur le visage et sentit la moustache familière, le menton qui avait été rasé des milliers de fois. Pour tester sa voix, il dit :

— Je me souviens de votre visage, mais pas de votre nom.

— Mon nom est Toodle, dit la femme, sur un ton amical, Mrs. Toodle. Puis-je faire quelque chose pour vous Mr. Qiou ? Le Dr Goodwinter va venir vous voir. Je prends la carafe et je vous apporte de l’eau fraîche. Etes-vous prêt à faire Miam-Miam ?

Avant de quitter la chambre, la carafe à la main, elle ajouta :

— Vous avez la commodité d’une salle de bains.

Commodité. Miam-Miam. Toodle. Ces mots étranges n’avaient aucun sens. Le vieil homme à barbe blanche lui avait dit qu’il avait la fièvre scarlatine. Maintenant cette femme lui annonçait qu’il avait la commodité d’une salle de bains. Cela ressemblait à l’annonce d’une maladie embarrassante. Il poussa un autre soupir et ferma les yeux.

Quand il les ouvrit, une jeune femme en blouse blanche lui tenait le poignet, au chevet de son lit.

— Bonjour, mon chou, dit-elle, comment vous sentez-vous ?

La voix avait un accent familier. Il se souvenait de ces yeux verts, aux longs cils. Autour du cou, elle portait un appareil tubulaire dont le nom lui échappait. Avec hésitation, il demanda :

— Êtes-vous mon médecin ?

— Oui, et beaucoup plus que cela, mon ange, dit-elle, en clignant de l’œil.

Il commença à ressentir des sensations familières. Est-elle ma femme ? Suis-je marié ? Ai-je négligé ma famille ?

À nouveau, il éprouva un sentiment de culpabilité pour une responsabilité qui lui échappait.

— Êtes-vous... êtes-vous ma femme ? demanda-t-il, d’une voix incertaine.

— Pas encore, mais j’y travaille.

Elle déposa un baiser à un endroit qui n’était pas bandé sur son front.

— Vous vous sentez groggy, n’est-ce pas ? Mais vous allez récupérer très vite.

Il regarda sa main gauche.

— Il manque quelque chose ici.

— Votre montre et votre bague. Elles sont dans le coffre de l’hôpital et vous seront restituées à votre sortie.

— Oh ! je vois. Pourquoi suis-je là ?, demanda-t-il, en redoutant d’apprendre la nature de sa maladie.

— Vous êtes tombé de bicyclette dans Ittibittiwassee Road. Vous en souvenez-vous ?

Ittibittiwassee, commodité de la salle de bains, groggy, Miam-Miam. Quel langage parlait-on ici ? D’aventure, il demanda :

— Ai-je une bicyclette ?

— Vous en aviez une, mon chou, mais elle s’est écrabouillée. Vous devrez en acheter une neuve à dix vitesses.

Écrabouillé – dix vitesses – Toodle…

Il secoua la tête avec consternation. S’éclaircissant la gorge, il dit :

— La dame qui est venue m’a dit que j’avais la commodité d’une salle de bains. Que voulait-elle dire ? Est-ce une sorte de...

— Cela signifie que vous pouvez vous laver dans la salle de bains, dit la jeune femme, avec un petit sourire. Je reviendrai, quand j’aurai terminé mes visites.

Elle déposa un autre baiser sur son front et ajouta :

— Arch Riker va venir vous voir. Il a pris l’avion du Pays d’En-Bas.

Arch Riker ? Le Pays d’En-Bas ? De quoi diable parlait-elle ? Et qui était-elle ? Lui demander son nom aurait été embarrassant, étant donné les circonstances. Il s’agita dans son lit et se leva pour aller dans la salle de bains, en boîtant. Dans le miroir, il vit des yeux tristes, des tempes grisonnantes et une épaisse moustache sel et poivre qu’il reconnut. Et pourtant il ne se souvenait toujours pas de son nom.

Lorsque la femme qui disait s’appeler Toodle lui apporta ce qu’elle qualifiait de Miam-Miam, il goûta une bouchée de quelque chose de doux et jaune, deux brioches qui lui parurent salées et une sorte de toast croustillant recouvert d’une gelée rouge et sucrée. Puis il fut heureux de pouvoir s’allonger et de fermer les yeux, en arrêtant de penser.

Il les ouvrit brusquement. Un homme se tenait à son chevet. Pansu, le cheveu rare avec un visage rond qu’il avait déjà vu bien souvent.

— Espèce d’animal, dit le visiteur. Vous nous avez donné une belle émotion ! Qu’essayez-vous de faire ? De vous tuer ? Comment vous sentez-vous, Qwill ?

— Est-ce mon nom ? Je ne m’en souviens pas.

L’homme avala deux fois sa salive, pâlit et dit avec inquiétude :

— Tous nos amis vous appellent Qwill, l’abréviation de Qwilleran ; Jim Qwilleran, écrit QW.

Le malade réfléchit à cette information et hocha la tête.

— Ne me reconnaissez-vous pas, Qwill ? Je suis Arch Riker, votre vieux complice.

Qwilleran le dévisagea. Complice. Autre mot surprenant.

— Nous avons grandi ensemble à Chicago, Qwill. Au cours des dernières années, vous avez été chroniqueur au Daily Fluxion. Nous avons déjeuné tous les deux plus de mille fois au Club de la Presse.

La lumière commença à se faire dans l’esprit enténébré de Qwilleran.

— Attendez une minute. Je voudrais m’asseoir.

Riker pressa un bouton qui redressa la tête du lit et tira une chaise pour s’installer près de son ami.

— Melinda m’a téléphoné pour me dire que vous aviez fait une chute de bicyclette. Je suis venu aussitôt.

— Melinda ?

— Melinda Goodwinter. Votre dernière conquête, Qwill. Elle est également votre médecin, heureux mortel !

— Où suis-je ? demanda Qwilleran.

— À l’hôpital de Pickax. On vous y a transporté après votre accident.

— Pickax ? Quel genre d’hôpital est-ce là ?

— Pickax City, à six cents kilomètres au nord de partout. Vous y vivez depuis deux mois.

— Oh ! alors j’ai quitté Chicago ?

— Qwill, vous viviez à Chicago, il y a vingt ans. Vous avez vécu à New York, à Washington et un peu partout à travers les États-Unis.

— Attendez une minute. Je voudrais m’asseoir dans ce fauteuil.

Riker prit une robe de chambre écossaise, portant des signes visibles d’usure.

— Tenez, ce doit être à vous. C’est un tartan Mackintosh. Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Votre mère était une Mackintosh.

Le visage de Qwilleran s’éclaira :

— C’est exact. Où est-elle ? Comment va-t-elle ?

Riker poussa un soupir :

— Elle est morte, alors que vous étiez au collège, Qwill.

Il fit une pause et déclara :

— Écoutez, commençons par le commencement. Je vous connais depuis des lustres. Votre mère vous appelait Jamesay. Nous vous surnommions Fouinard. Vous souvenez-vous pourquoi ?

Qwilleran secoua la tête.

— Vous vous mêliez toujours des affaires des autres. Vous rappelez-vous notre première institutrice ? Elle était maigre du haut et grosse du bas. Vous disiez : « Cette vieille Miss Blair ressemble à une poire ».

Il y eut un éclair dans l’œil de Qwilleran et il eut un demi-sourire à cette réminiscence.

— Vous avez toujours su jongler avec les mots, alors que le reste d’entre nous jouait avec des pistolets à eau.

Avec patience, Riker continua à égrener ses souvenirs :

— Au collège, vous avez commencé à vous intéresser aux filles. Plus tard, à l’Université, vous avez joué au baseball et vous éditiez le journal du campus.

— Le Vent du Nord, murmura Qwilleran.

— C’est bien cela ! Après avoir obtenu vos diplômes, vous êtes entré dans l’armée. Vous êtes revenu de la guerre avec un genou blessé et ce fut la fin du baseball. À l’Université, vous aviez suivi des cours de chant et de comédie... puis nous nous sommes tous les deux orientés vers le journalisme et vous avez eu votre heure de célébrité. Vous étiez toujours le premier à couvrir les crimes et chaque fois qu’il y avait un événement à l’étranger, on vous envoyait sur place pour enquêter.

Chacune de ces révélations trouvait un écho dans l’esprit de Qwilleran.

— Vous avez gagné le prix du meilleur journaliste de l’année et écrit un livre sur la criminalité dans les villes. Ce fut un best-seller.

— L’espace d’un matin.

Le visage de Riker refléta son soulagement. Son ami commençait à avoir des réactions normales.

— Vous avez été témoin à mon mariage avec Rosie.

— Il a plu toute la journée. Je me souviens des confettis.

— C’est en Écosse que vous avez épousé Miriam.

À nouveau, le visage de Qwilleran parut troublé.

— Où est-elle ? Pourquoi n’est-elle pas ici ?

— Vous avez divorcé, il y a dix ans. Elle est quelque part dans le Connecticut.

Les yeux tristes regardèrent droit devant eux.

— Et alors, tout s’est écroulé.

— Très bien, Qwill, regardons la situation en face. Vous avez eu un problème de boisson. Vous n’arriviez plus à garder un emploi, mais vous vous en êtes tiré et vous êtes venu travailler au Daily Fluxion où vous avez tenu différentes chroniques sur l’art, les antiquités, les installations d’intérieur.

— Même si j’ignorais tout de la question.

— Lorsque vous avez écrit vos chroniques gastronomiques, vous les avez rendues aussi passionnantes que des faits-divers.

— Attendez une minute, Arch, depuis quand ai-je arrêté de travailler ? Il faut que je me remette à l’ouvrage.

— Eh ! mon vieux ! Vous avez abandonné le journalisme, il y a quelques semaines.

— Comment ? Pour quelle raison ? J’ai besoin de travailler.

— Plus maintenant, mon ami. Vous avez fait un héritage. Le gros paquet. La fortune Klingenschoen.

— Je n’en crois pas un mot. Qu’est-ce que je fais là ? Où suis-je installé ?

— À Pickax City. Ce sont les conditions du testament. Vous avez hérité d’une grande maison à Pickax, avec un garage de quatre voitures, une limousine et...

Qwilleran saisit les bras du fauteuil.

— Les chats ! Où sont les chats ? Je ne leur ai pas donné à manger. C’est ça qui me troublait. Il faut que je sorte d’ici.

— Ne vous énervez pas ! Vous allez faire sauter vos points de suture. Les matous vont bien. Votre gouvernante s’occupe d’eux et elle me prépare une chambre pour ce soir.

— Ma gouvernante ?

— Mrs. Cobb. Dites, mon vieux, j’irai bien là-bas piquer un petit roupillon, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Je suis debout depuis quatre heures du matin.

— Je vais vous accompagner. Où sont mes vêtements ?

— Il n’en est pas question. Asseyez-vous, Qwill. Melinda veut vous faire passer quelques tests. Je reviendrai vous voir plus tard.

— Arch, vous seul pouviez vous rappeler toute cette histoire ancienne.

Riker saisit le bras de son ami :

— Vous sentez-vous bien ?

— Je le crois. Ne vous inquiétez pas.

— À plus tard, Qwill. Bon sang ! Je suis heureux de vous voir redevenir vous-même. Vous m’avez fait peur.

Après le départ de son ami, Qwilleran répéta quelques mots : un petit roupillon, Miam-Miam, Complice. Maintenant tout se mettait en place. Il se souvenait même de son numéro de téléphone. Il pouvait épeler onomatopée. Il savait les noms de ses chats Koko et Yom Yom, un couple de siamois magnifiques, mais tyranniques.

Cependant il y avait une période de quelques heures qui restait dans le noir ; malgré ses efforts, il ne pouvait se rappeler ce qui était arrivé immédiatement avant son accident. Pourquoi était-il tombé de bicyclette ? Avait-il heurté une pierre ou glissé dans un trou ? Ou bien s’était-il trouvé mal en pédalant ? Peut-être était-ce la raison pour laquelle Melinda voulait faire des tests ?

Il était trop fatigué pour se concentrer davantage. Se souvenir de tout son passé avait été une tâche écrasante. En une seule matinée, il avait revécu plus de quarante années. Il avait besoin de dormir un peu. Il avait besoin de piquer un petit roupillon. Souriant tout seul, parce que maintenant il se souvenait de tous les mots, il sombra dans un sommeil réparateur.

Qwilleran dormit profondément et il eut un rêve très vivace. Il déjeunait dans une pièce ensoleillée, toute jaune et verte. La gouvernante servait un plat de macaronis au fromage assaisonnés de poivre vert et de poivrons rouges. Il voyait tous les détails très distinctement : les casseroles en cuivre, la gouvernante avec son pull-over rose. Dans son rêve, les couleurs étaient si vives qu’elles l’éblouissaient. Il disait à Mrs. Cobb qu’il allait faire une promenade à bicyclette dans Ittibittiwassee Road.

— Soyez prudent avec ce vieil engin, disait-elle de sa voix gaie. Vous devriez vraiment vous acheter une bicyclette à dix vitesses, Mr. Q... à dix vitesses, Mr. Q... à dix vitesses Mr. Q...

Il se réveilla subitement. Le pansement autour de son front était froid et humide. La vision avait été si réelle qu’il refusait de croire que c’était un rêve. Il n’y avait qu’un moyen de s’en assurer. Il décrocha le téléphone et composa son propre numéro. Lorsque la voix gaie de sa gouvernante lui répondit, il s’émerveilla de l’audio-fidélité de son rêve.

— Mrs. Cobb, comment tout se passe-t-il à la maison. Comment vont les chats ?

— Oh ! est-ce bien vous Mr. Q. ? s’écria-t-elle. Dieu merci vous n’avez rien de grave ! Les chats ? Vous leur manquez. Koko refuse de manger et Yom Yom miaule beaucoup. Ils savent qu’il se passe quelque chose d’anormal. Mr.

Riker est là. Je l’ai envoyé faire la sieste. Puis-je vous être utile Mr. Q. ?

— Non merci. Je n’ai besoin de rien. Je rentrerai à la maison demain. Répondez-moi seulement à deux questions, s’il vous plaît. Avez-vous servi des macaronis au fromage, hier ?

— Oh ! Seigneur, j’espère que ce n’est pas le déjeuner qui est cause de votre chute ?

— Ne vous inquiétez pas. J’essaie seulement de me rappeler quelque chose. Portiez-vous un pull-over rose, hier ?

— Oui. Celui que vous m’avez offert.

— Ai-je parlé de mes projets pour l’après-midi ?

— Oh ! Mr. Q. on dirait une de vos enquêtes. Avez-vous des soupçons ?

— Non, je suis seulement curieux, Mrs. Cobb.

— Laissez-moi réfléchir... Vous avez dit que vous alliez prendre la vieille bicyclette pour aller faire une promenade et je vous ai fait remarquer que vous devriez en acheter une à dix vitesses. Vous serez obligé d’en acheter une, maintenant, Mr. Q. Le shérif a trouvé le vieux vélo dans le fossé. Il est complètement hors d’usage.

— Dans le fossé ?

C’est étrange, pensa Qwilleran en tirant pensivement sur sa moustache. Il remercia sa gouvernante et suggéra un plat pour tenter l’appétit de Koko.

— Où est-il, Mrs. Cobb ? Pouvez-vous le poser près du téléphone ?

— Il est en haut du réfrigérateur, dit-elle. Il écoute tout ce que je dis. Laissez-moi voir si le fil est assez long...

Il y eut un interlude durant lequel Mrs. Cobb parla à Koko qui lui répondit de son miaulement familier.

— Allo, Koko, mon petit vieux, dit-il, prends soin de Yom Yom. Garde bien la maison, je vais revenir demain.

Un ronronnement se fit entendre, Koko appréciait cette conversation intelligente.

— Sois un bon chat et mange. Il faut rester en forme. À bientôt, Koko !

— Yao ! fit Koko, assourdissant ainsi Qwilleran qui ne s’y attendait pas.

Il raccrocha et vit Mrs. Toodle qui le regardait les yeux écarquillés d’étonnement.

— Je suis venu voir si vous désiriez déjeuner maintenant Mr. Q.

— S’il n’y a pas d’objection, je préférerais descendre à la cafétéria. Pensez-vous que l’on y serve du consommé avec un œuf de pluvier poché ou des salpicons de volailles, aujourd’hui ?

Mrs. Toddle parut alarmée et se hâta de sortir. Qwilleran ricana. Il se sentait euphorique, après ce bref moment d’amnésie.

Avant de descendre, il se coiffa et songea à la remarque de Mrs. Cobb : Le shérif a trouvé la bicyclette dans le fossé. Il s’en souvenait fort bien : ce fossé se trouvait à deux mètres de la route pour permettre un futur élargissement de la chaussée. S’il avait eu un malaise, ou s’il avait heurté une pierre, lui et sa bicyclette se seraient touchés sur le monticule de graviers, bordant la route. Comment la bicyclette avait-elle pu terminer sa course dans le fossé ? C’était une question qu’il devrait approfondir plus tard. Mais auparavant, il avait besoin de se restaurer.

Revêtu de sa robe de chambre Mackintosh, il se dirigea vers l’ascenseur d’un pas lent et digne, en raison de ses jambes pansées. Il se félicitait de ne pas être tombé sur son mauvais genou. Mais à la réflexion, il se demanda s’il n’allait pas avoir deux mauvais genoux, maintenant.

Dans le corridor, tout le monde semblait le connaître. Des malades debout ou circulant dans des fauteuils roulants le saluaient par son nom ou plutôt de son initiale. L’une des infirmières lui dit :

— Navrée pour la couleur de votre chambre, Mr. Q. les murs devaient être rose antique, mais les peintres se sont mélangé les pinceaux.

— Ce n’est pas très appétissant, reconnut Qwilleran. On dirait du veau cru, mais je peux supporter ce spectacle vingt-quatre heures.

À la cafétéria, il fut accueilli par les applaudissements des infirmières, du personnel hospitalier et des médecins qui déjeunaient d’une assiette de morue garnie de céleris en branche, d’une salade et de fromage de campagne. Il rendit les salutations de la main, avant d’aller faire la queue au comptoir. Devant lui se trouvait un médecin à cheveux blancs qui avait deux raisons d’être célèbre : il était le père de Melinda et il soignait les maux de gorge, remettait les os en place et accouchait la moitié du Comté de Mooseville. Le Dr Halifax Goodwinter se retourna et dit :

— Oh ! notre célèbre cycliste ! Heureux de vous compter parmi les vivants. Il aurait été dommage que ma fille perdît son premier et unique patient.

Une infirmière qui se trouvait derrière Qwilleran le prit par le coude :

— Vous devriez porter un casque. Vous auriez pu vous tuer.

Il transporta son plateau de salade chinoise et de riz créole à une table occupée par trois hommes qu’il avait déjà rencontrés au Club Boosters de Pickax : l’administrateur de l’hôpital, un urologue célèbre, et le directeur de la banque qui s’occupait des investissements de l’hôpital.

— Avez-vous l’intention de poursuivre quelqu’un, Qwill ? demanda le médecin. Je peux vous aiguiller vers d’ingénieux chasseurs d’ambulance.

— Vous ne pouvez poursuivre la manufacture de bicyclettes, dit le banquier, il y a cinquante ans que ce modèle n’est plus fabriqué.

— Nous faisons une collecte pour vous acheter une bicyclette neuve... et peut-être une robe de chambre, dit le banquier.

Caressant les revers râpés de sa robe de chambre écossaise, Qwilleran déclara sur un ton sentencieux :

— C’est une robe de chambre d’époque, avec son étiquette d’origine, Messieurs, les marques d’usure ne font qu’ajouter à sa valeur intrinsèque.

La vérité était que Koko avait traversé une phase où il mangeait de la laine, détériorant ainsi des chaises de prix et la robe de chambre Mackintosh.

Qwilleran se sentait à l’aise au sein de ce persiflage. Il lui rappelait le bon vieux temps au Daily Fluxion. Tout le monde à Pickax City semblait l’aimer et pourquoi pas ? N’était-il pas un homme affable, un auditeur complaisant et l’homme le plus riche du Comté ? Il n’avait aucune illusion sur ce dernier point. En tant que chroniqueur du Fluxion, il avait été courtisé par des hommes d’affaires, des politiciens, des médias qui avaient besoin de lui. Il acceptait leur attention avec bonhomie, mais sans y attacher trop d’importance.

Après le déjeuner, on lui fit une prise de sang, puis il dut subir divers examens, avant de retourner dans sa chambre où il s’endormit presque aussitôt. Il rêva encore. À nouveau, c’était très vivant... et douloureux. Il gravissait un fossé, près d’une autoroute. Ses vêtements étaient mouillés, son pantalon déchiré, du sang coulait sur ses jambes. Son œil droit lui faisait mal et, en se touchant le front, il sentit un liquide poisseux. Il arriva sur la route en titubant. Une voiture rouge ralentit et s’arrêta. Un homme portant une chemise bleue sauta du véhicule. Il reconnut Junior Goodwinter, le jeune rédacteur en chef du Pickax Picayune. Junior le fit monter dans sa voiture et retourna vers la ville sans arrêter de parler, mais Qwilleran ne pouvait rien dire. Il essayait de répondre aux questions du jeune homme sans arriver à articuler un seul mot. Le rêve se termina brutalement et le dormeur se retrouva assis sur son lit, tremblant et en sueur. Il s’essuya le visage et tendit la main vers le téléphone pour composer le numéro de Junior.

— Qwill ! Ainsi vous vous en êtes tiré ! s’exclama Junior. Lorsque je vous ai ramassé, hier, sur la route, vous n’étiez pas mort, mais vous ne valiez guère mieux. Nous avions déjà préparé un article nécrologique, au cas où vous auriez passé l’arme à gauche.

— Merci. C’était fort convenable de votre part, dit Qwilleran.

— Vous paraissez faire feu des quatre fers et être en pleine forme.

— On m’a recousu et j’ai l’air d’un vétéran de la campagne de Russie. Où m’avez-vous trouvé, Junior ?

— Sur la route d’Ittibittiwassee, près de la vieille mine Bushshot. Vous erriez sur la route dans la mauvaise direction. Vos vêtements étaient déchirés et pleins de boue. Vous aviez une blessure à la tête et vous m’avez vraiment inquiété, surtout quand je me suis rendu compte que vous ne pouviez parler.

— Avez-vous vu ma bicyclette ?

— Pour vous dire toute la vérité, je ne l’ai pas cherchée. Je me suis seulement préoccupé de vous conduire à l’hôpital. J’ai foncé à cent soixante kilomètres à l’heure.

— Quelle voiture aviez-vous ?

— La Jaguar, heureusement. C’est pour cela que j’ai pu vous transporter si rapidement.

— Merci, Junior. Je vous invite à déjeuner, la semaine prochaine.

Un autre rêve qui se vérifiait. Même la couleur de la voiture était exacte. Qwilleran savait que la Jaguar de Junior était rouge.

Il discuta de ses rêves avec Melinda Goodwinter et Arch Riker, ce soir-là, en dînant avec eux à la cafétéria. Sans sa blouse blanche et son stéthoscope, Melinda ressemblait davantage à la jeune femme qu’il courtisait depuis deux mois.

— Embrassez-vous tous vos patients alités ? lui demanda Qwilleran ?

— Seulement ceux qui sont d’un âge suffisamment avancé, répondit-elle, avec une étincelle malicieuse dans ses yeux verts.

— C’est curieux, dit-il, mais certains détails dont je n’arrivais pas à me souvenir me reviennent sous forme de rêves. Il ne reste qu’un seul point noir : les circonstances précises de l’accident.

— Ce n’était pas un cassis, dit Melinda, la route vient d’être refaite et elle est aussi plate qu’une patinoire.

— À mon avis, vous avez dû essayer d’éviter quelque chose, un sconse ou un raton laveur, peut-être même une biche ou un élan, dit Riker. J’ai vu beaucoup d’animaux morts sur la route, en venant de l’aéroport.

— Nous ne le saurons jamais de façon certaine, dit Qwilleran. Tout se passe-t-il bien à la maison ? Avez-vous pu dormir un peu ? Mrs. Cobb vous a-t-elle préparé à déjeuner, comment va Koko ?

— Tout va bien. Koko m’a accueilli à la porte et m’a fait subir une inspection militaire. Je suppose que je l’ai passée avec succès parce qu’il m’a permis d’entrer.

Tard dans la nuit, quand les couloirs furent devenus silencieux, Qwilleran eut un dernier rêve. C’était le maillon manquant entre le plat de macaronis et la Jaguar rouge. Il se vit pédalant de façon décontractée sur une route déserte, appréciant la douceur de l’asphalte, l’absence de circulation et la pente douce... Pédaler pour gravir une colline basse était facile. La redescendre était un délice.

Il passa devant la mine abandonnée Buckshot et vit sa cabane écroulée et le panneau : Danger – Entrée interdite. Les mines abandonnées qui jalonnaient le paysage solitaire autour de Pickax City étaient une source de fascination pour Jim Qwilleran. Elles étaient mystérieuses, silencieuses, mortes.

Cependant, la mine Buckshot était différente. On lui avait raconté que si l’on écoutait avec attention, des cris inhumains sortaient du puits où dix-huit mineurs avaient été enterrés vivants en 1913.

Dans son rêve, il pédalait lentement et silencieusement en passant devant la mine Buckshot. Seuls un cliquetis sur sa roue arrière et un grincement dans la chaîne rompaient le silence. Il tourna la tête vers la cabane grise écroulée et aperçut la descente qui s’amorçait vers l’intérieur de la mine et les hautes herbes vertes qui avaient tout envahi. Il regardait cette mine avec un tel intérêt qu’il ne prêta pas attention à un camion qui approchait en sens inverse. Il ne s’avisa de sa présence qu’en entendant le moteur qui augmentait de vitesse. Il leva la tête à temps pour voir le brusque coup de volant donné par le conducteur en direction d’un sentier sur la droite précipitant sur lui le monstre meurtrier. Dans son rêve, il eut l’image très nette d’un énorme radiateur rouillé qui semblait grincer. Il se cramponna à son guidon et plongea sur le bas-côté. Mais la roue de devant heurta une aspérité et il passa par-dessus le guidon. Pendant un moment interminable, il eut l’impression de voler dans l’air. Un cri de terreur le tira de son cauchemar et il se retrouva de nouveau assis sur son lit, tremblant et couvert de sueur. Une infirmière entra dans sa chambre :

— Mr. Q. ! Mr. Q. ! Qu’avez-vous ? Un mauvais rêve ?

Qwilleran secoua la tête, en faisant un effort pour dissiper le cauchemar.

— Pardonnez-moi. J’espère que je n’ai pas dérangé les autres malades.

— Désirez-vous un verre d’eau Mr. Q. ?

— Merci. Pouvez-vous m’aider à me redresser, je voudrais rester assis, un moment.

Qwilleran s’appuya contre ses oreillers, revivant la scène. Le rêve était aussi précis que les autres. Le ciel était bleu. Les herbes, autour des mines abandonnées, étaient mêlées de plantes vénéneuses. Le camion avait un radiateur rouillé.

Comme les rêves précédents, il était un reflet d’une réalité, mais, cette fois, il n’y avait personne à qui il pût téléphoner pour le vérifier.

Une chose était claire. Ce qui s’était passé dans Ittibittiwassee Road n’était pas un accident.

— Je parais être aimé à Pickax, pensa-t-il, mais pas par tout le monde.