TRANSPORTS EN COMMUN

Si nous prenons aussi spontanément à notre compte les prouesses et les avanies des coureurs, c’est que, du départ jusqu’à l’arrivée, nous éprouvons le sentiment d’émarger à un même système. Comme il en va pour eux, le Tour de France est notre tour d’ivoire : durant trois semaines, il nous soustrait au train commun du monde et fait du journaliste beaucoup plus qu’un témoin, à peine moins qu’un participant. Cette identité d’existence entre le sujet qui observe et les personnages observés finit par cimenter une sorte de connivence, presque une intimité, renforcée par le partage vécu des péripéties capitales, de quelques anecdotes pittoresques et même de certains dangers. Jacques Anquetil ou Robert Chapatte, devenus reporters, avouent volontiers qu’ils se sentent parfois aussi fatigués qu’au temps où ils couraient.

Les fortunes diverses de nos feux de camp m’ont conduit bien souvent à bâcler un article sur la cuvette d’un lavabo, assis sur un bidet de rencontre, couché au pied d’un arbre ou dans une baignoire. Jamais encore, je n’avais accompli mon vieux rêve qui était de composer un chef-d’œuvre au comptoir d’un bistrot, juché sur un haut tabouret quand, cette année-là, les caprices d’une demi-étape nous assignèrent un demi-bivouac où les rédactions jumelées de L’Équipe et du Parisien libéré cantonnèrent notre génie dans le bar d’un hôtel de Lorient, promu soudain à la dignité de café littéraire. Nous étions là une bonne douzaine d’écrivains, qui faisions singulièrement monter la température dans cette pièce promise pour l’ordinaire aux représentants de commerce et, tandis que les badauds se pressaient aux vitres, la serveuse envisageait, d’un œil qui n’oublierait pas, ces Paul Verlaine de la machine à écrire, affalés sur les banquettes, qui rendaient à la menthe à l’eau la couleur féerique de l’absinthe. Pour moi, au coude à coude avec les musiciens d’un jazz en tournée, captivé par un climat d’échange qui nous ramenait au temps du Bœuf sur le Toit, j’écrivais enfin sur le zinc, sans autre ambition que d’être lu de même.

On moque souvent les journalistes du Tour pour le ton qu’ils se croient tenus d’employer lorsqu’ils relatent leur petite affaire. Je défie quiconque a suivi cette épreuve d’échapper au style homérique quand il s’agit de faire revivre les voyages et les passes d’armes auxquels il s’est trouvé mêlé. Victor Hugo, dans sa période superbe, proclamait qu’il fallait mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire. Nous lui passons un maillot jaune. La communauté où nous vivons n’est pas close, elle ne demande qu’à propager ses secrets. Mais ceux-ci réclament certaines initiations et il n’y a pas d’initiation sans langage. Le Tour de France, et chaque Tour en particulier, s’en forge un selon les circonstances.

Pénétrons dans la salle de presse à l’heure de pointe. Elle présente l’aspect d’un chambardement indescriptible, aussi ne tenterons-nous pas de le décrire. Retenons simplement que le Tour, tel qu’on le parle, entretient un merveilleux brouhaha. Voici, à peu près, ce que l’on peut entendre :

— Il n’a pas débouché dans la Chartreuse.

— Par ce temps, il ne pouvait pas mettre le nez à la lucarne.

— Dans Porte, il risquait de passer par la fenêtre.

— En tout cas, il est resté en rideau.

— Avait-il le pied au plancher ?

— J’ai l’impression qu’il était au plafond.

— Il descend comme une caisse à savon.

— Il monte comme un fer à repasser.

— Il va finir lessivé.

— Il terminera en liquette.

— À moins qu’il ne prenne une de ces vestes.

— Il ne peut pas laisser tomber.

— Mon Dieu, s’il est à la ramasse…, etc.

Univers essentiellement mythique, dont la légende sensible, entretenue par la chose vue, se survit par tradition orale, la geste du Tour de France a besoin d’être vécue par ceux dont la vocation est de la célébrer. Bizarrement, la télévision, aussi accomplie soit-elle dans l’information concrète, n’imprègne pas la mémoire organique, celle qui peut vous restituer l’atmosphère, les tenants et aboutissants, le vrai parfum d’un épisode. On est celui qui sait, on n’est pas celui qui sent. Au baisser de rideau, elle vous laisse sur une plage aride de chiffres. L’écume même de la course s’est retirée. Cette aventure, en outre, est à vivre en commun.

Depuis 1954 où je suis venu à ce monde pour la première fois, il a beaucoup changé. Il a gagné en gravité pour ce qui est du climat, en sagesse pour ce qui est du suiveur, en abstraction pour ce qui est du coureur. Ces choses se tiennent.

Les suiveurs se suivent, et ne se ressemblent pas. Ne se rassemblent guère non plus, sur le parcours. L’institution si précieuse de Radio-Tour, en dispensant les journalistes de se précipiter aux points cruciaux pour quêter et confronter des renseignements immédiats, aurait tendance à les disperser et à les isoler. Une rigueur austère semble s’instaurer sur la caravane : on craint probablement que la gaieté bariolée qui régnait naguère ne déteigne sur les athlètes et ne les distraie des rudes tâches à accomplir. Finies les chemisettes exubérantes qui fleurissaient aux portières des voitures, les colloques blagueurs avec l’indigène du bord des routes, voire à coups de jets d’eau, les farces et attrapes des soirs d’étape, auxquelles des champions, moins ascétiques qu’Eddy Merckx, ne dédaignaient pas de se mêler.

Au demeurant, on n’en aurait guère le loisir. Les coureurs vont trop vite, et en somme c’est tout ce qu’on leur demande au départ. À l’arrivée, en revanche, on aimerait qu’ils installent davantage leur personnalité, quelle que fut la moyenne du jour. Mais les chiffres qui parlent vous coupent un peu la parole.

Les coureurs de l’heure présente n’ont plus d’arrière-pays. Vous chercheriez en vain dans leurs moustaches un relent de gros rouge. Vous ne devinerez pas leur histoire personnelle à quelque geste esquissé, à des intonations, à une certaine qualité du regard, comme il en va des gens que vous croisez dans le métro. Les nôtres, occupés à leur tâche, présentent l’indifférence de soldats de plomb plus ou moins maculés. On dirait qu’ils n’ont pas de passé, à peine de présent, mais un unique avenir vers lequel ils tendent de toutes leurs forces. On dirait, si j’ose m’exprimer ainsi, qu’ils n’ont pas de vie courante… Et pourtant, ils courent !

Quand un drapeau rouge s’élève d’une des voitures occupées par les organisateurs, une odeur de poudre se répand sur le cortège sportif. C’est Verdun à tous les étages : « On ne passe pas ! » Cette intimation, qui ne concerne naturellement que les accompagnateurs, signifie soit que des coureurs ont pris le large, soit que des coureurs sont en train de perdre pied ; souvent les deux à la fois, ceci étant la conséquence de cela et réciproquement.

Ce qu’il y a de merveilleux dans le Tour de France, c’est que la fatigue accumulée se dissipe dès que l’événement sollicite ces qualités majeures du suiveur que sont l’attention, la mémoire, le discernement et, pour le physique, la frugalité. Le temps qui passe et le temps qu’il fait cessent de peser sur nos épaules. La chaleur et la distance ne comptent plus, mais seulement les valeurs relatives d’un système intérieur à la course, quand, alternant les raids à 120 kilomètres à l’heure et les aguets patients, elle nous fait vivre, en quelques instants, les quatre saisons de l’initiative et du renoncement, du courage et de la déroute. L’étape retrouve alors son plus beau visage, celui d’une planète fractionnée en continents divers, et nous, nos bottes de sept lieues pour sauter de l’un à l’autre.

Louis-Ferdinand Céline disait volontiers que l’ennuyeux dans les guerres, c’est que ça se passe généralement à la campagne. À l’inverse, l’un des agréments du Tour de France tient à ce qu’il se déroule dans une ambiance de fête champêtre, parfois imprégnée de l’odeur des foins. La caravane et le folklore s’investissent mutuellement et, aux bonnets publicitaires dont ils se retrouvent coiffés, les indigènes répondent par le vacarme fanfaron des fanfares locales. La course, ivre d’horizons, devient alors une sarabande.

Tel est le décor qui se propose généralement au peloton, en dehors des périodes de haute solitude en montagne ou dans les épreuves contre la montre. Aussi bien, puisque tout part de cette maison mère qu’est le peloton, remontons-le. Il offre l’image liminaire d’une falaise humaine, tantôt soudée dans un anonymat collectif, tantôt poreuse, à la limite de la rupture, jusqu’au moment où la vie n’est plus pour lui qu’une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un chronométreur ou un juge à l’arrivée.

On lui prête une vie intérieure intense. Certains le voient comme un salon où l’on cause à cinquante à l’heure, d’autres comme une jungle impitoyable d’où les plus retors sont exclus, d’où les faibles s’excluent d’eux-mêmes. De toute façon, c’est un « milieu » avec sa loi, son code d’honneur, où il convient de se montrer régulier sous peine de règlements de comptes. Il est animé par une double ambition : en sortir par l’avant, ne pas le quitter par l’arrière. Mais il arrive, tôt ou tard, que des coureurs finissent par ouvrir et fermer la course comme des guillemets encadrant une citation plus ou moins étirée, qui n’est autre que le peloton lui-même.

Nous lui emprunterons quelques « cartes-souvenir » qui n’ont d’autre mérite que leur juxtaposition pour fournir une manière de portrait-robot de la congrégation.