De nombreux écrivains, des romanciers précisément, affublés du nom d’invités d’honneur, sont venus sur le Tour de France. Ils en ont éprouvé quelques fortes impressions. Nous-mêmes en avons accueilli dans notre voiture, à la semaine ou à la journée. Faute de pouvoir faire parler chacun, nous avons dégagé les questions et les réponses les plus courantes dans une sorte d’interview imaginaire.

Q. – Le Tour de France ne vous apparaît-il pas comme une manifestation futile ou, au mieux, comme un opium pour le peuple, ainsi qu’on le lui reproche parfois ?

R. – Depuis 1789, en France, le mois de juillet paraît bien futile, on n’y prend plus que des châteaux de sable. Le Tour est donc utile : il entretient des couleurs épiques qui, sans lui, ne seraient plus de saison.

Q. – A-t-il pour vous sa place parmi ce que Paul Guimard a appelé « les choses de la vie », ces duvets essentiels qui situent et animent un homme plus sûrement que les grands principes et les grands sentiments ?

R. – Les choses de la vie ne sont rien d’autre qu’un réseau d’habitudes. Ce serait donc plutôt à vous de répondre, puisque vous avez plus d’un Tour dans votre sac.

Q. – Il est certain qu’on retrouve dans le Tour de France autant de traces qu’on en a laissé et que le miel du suiveur est de rencontrer des points de repère dans le changement. Parvenu au-delà de ma 500e étape, je constate que plus on a suivi, plus on est précédé. Vous-même, avez-vous croisé les cendres encore tièdes de votre expérience antérieure ?

R. – Eh bien, pas du tout ! je n’avais qu’une seule chose en tête, qui était d’ailleurs sur celle de Jacques Goddet : son célèbre casque colonial. En le remplaçant par une sorte de chapeau de mercenaire katangais, j’avoue qu’il a failli me dépayser.

Q. – Ces couvre-chefs – les bien-nommés – appartiennent à la face légendaire du Tour. Qu’est-ce qui vous frappe le plus, maintenant, dans le domaine extra-sportif ?

R. – Nous ne quitterons le chapitre des chapeaux que pour celui du voile : c’est la prolifération des bonnes sœurs sur le bord de la route. Il semble qu’il y ait plus de religieuses ayant la vocation cycliste que de cyclistes ayant la vocation religieuse… Bien que je croie me rappeler qu’un champion, italien il est vrai, du nom de Gino Bartali, ne soit pas passé loin. !

Q. – Sur le plan sportif, qu’est-ce qui vous a le plus étonné ?

R. – Mon cher ami, sur la route même que nous parcourons, j’ai souvent roulé à vélo, du temps de l’occupation, en quête d’une livre de beurre clandestine. Cette côte que nous venons de gravir prenait pour moi les proportions d’un Galibier. Dans le sillage des coureurs, j’ai cru que c’était une descente.

Q. – Cependant, quand ces mêmes coureurs roulent à vingt à l’heure et que nous éprouvons une certaine gêne à l’endroit de nos invités d’honneur, que ressentez-vous ?

R. – De la gratitude. Quand on ne peut suivre qu’une seule étape, on souhaite qu’elle dure le plus longtemps possible. Je prends donc ces ralentissements pour un gage de leur courtoisie.

Q. – Et quand le compteur monte à quatre-vingts ?

R. – Je pense que j’ai accompli, hier, pare-chocs contre pare-chocs, l’étape Paris-Nantes à quarante de moyenne.

Q. – Avez-vous éprouvé la jouissance qu’il y a à s’arrêter parmi les spectateurs pour regarder passer la course, ses attributs, ses accessoires… Puis à lui emboîter le pas par privilège et ne pas rester comme Charlot qui voit le cirque s’éloigner, à la dernière image du film du même nom ?

R. – D’autant mieux que tout à l’heure, Charlot, ce sera moi. D’ordinaire, on part pour l’exil. Les sortilèges de votre entreprise mouvante sont tels qu’ici, l’exilé c’est celui qui reste…

Fin du dialogue. Mon interlocuteur en avait assez dit pour montrer que la contagion commençait à s’exercer sur lui. Il avait « reconnu » le Tour de France, il ne lui resterait qu’à se faire reconnaître par lui.

Il existe un ordre de compagnonnage, finalement très précieux, qui s’appelle la Médaille de la Reconnaissance du Tour. Je ne doute pas qu’on la remettra, un de ces jours, à titre posthume, à notre ami Louis Deville, qui vécut jusqu’en 1968 la condition enthousiaste et généreuse de compagnon du Tour de France et l’appréciait à son juste prix. Cet homme, qui considérait l’existence comme un sport d’équipe, avait le don de convertir en fêtes les occurrences et les approches. Il nous a quittés, il y a neuf ans, sur une de ces routes modernes où chaque virage, comme l’a dit Kléber Haedens, plante un décor pour mourir.

Par délicatesse, dans la voiture du journal Le Provençal où il plantait l’allégresse d’un petit bonnet blanc de matelot américain, la place de Louis Deville est restée longtemps vide. On aurait dit d’un fauteuil à l’Académie du Tour, où il n’était pas question de remplacer celui qui a écrit un soir d’arrivée, dans la mélancolie des sympathies interrompues au Parc des Princes : « On ne guérit pas du Tour de France. »

Cette proposition émouvante, en forme d’aveu, pourrait aujourd’hui en cacher une autre dont la signification serait beaucoup plus terrifiante. Elle nous obligerait à formuler une question qui risquerait, pourquoi pas, d’attirer l’attention vétilleuse et vrombissante de quelque Simone empêcheuse de fumer, de boire et bientôt de courir en rond. La voici : en 1979, pouvons-nous conserver l’assurance réconfortante que les athlètes continuent d’illustrer cette « épidémie de santé » dont parlait Jean Giraudoux pour qualifier le sport ?

Plus particulièrement ici, le cyclisme, comme la mythologique Latone, serait-il en voie de dévorer ses enfants ? S’il en était ainsi, la légende, née du champion, finirait par se nourrir de lui. À l’ère des personnages, puis des personnalités, succéderait celle des idoles aux pieds d’argile, contraintes de recourir aux expédients, nécessaires mais pathogènes, de ceux qui veulent tout, et tout de suite. Quelques esquisses peuvent apporter des éléments de réponse.

Tout a été dit sur Louison Bobet, qui gagna trois fois de suite le Tour de France et l’on ne peut plus que constater ce phénomène de l’intelligence et de la volonté qui lui a permis de répondre très tôt aux astreintes gloutonnes de la discipline sportive, cette affaire d’homme, et à ses préoccupations civiles d’homme d’affaires. Têtu, voire torturé, il a semé sur son parcours les buissons de sacrifices et d’abnégation qui jonchent les destinées les plus remarquables. On a parfois avancé que le meilleur cycliste de son époque n’était pas particulièrement doué pour le vélo. Sans doute entre-t-il dans les palmarès prestigieux de Louison Bobet un coefficient de courage, de sérieux, d’orgueil, et de lucidité, qui ne sort pas des qualités proprement sportives. Je les en estime davantage pour cette raison élémentaire que ce qui est acquis a plus de valeur que ce qui est donné. Si Louison Bobet ne possédait pas en partage exclusif le génie d’aller à bicyclette, son talent se situait plus haut, dans un art autrement délicat d’accommoder et d’orienter la vie.

Au panache assez volontiers cocardier de Louison Bobet, Jacques Anquetil, cinq fois vainqueur du Tour, opposa une façon plutôt polaire de triompher et un mépris poli pour les manifestations du sentiment. On ne connaissait ni la saveur de ses larmes ni le prix de son sourire. Il courait à côté de sa personne propre. Ce qui n’empêche pas qu’on puisse le compter au rang des deux ou trois plus grands champions cyclistes de tous les temps, du côté de Fausto Coppi, si vous voyez ce que je veux dire. N’écoutant que la sanction du chronomètre, il pédalait au plus juste en véritable adulte qui connaît la valeur des choses, et le public ne comprit pas toujours que, dans une compétition où tout compte, il était naturel que la victoire revînt à celui qui comptait tout. Le siffler ressortissait au folklore le plus banal. Pourtant, l’impression de distance qu’il offrait ne tenait pas à quelque ascétisme hautain et, quand il le voulait, Jacques Anquetil, en des circonstances déterminées, a pu se montrer superbement jaloux de sa réputation.

Où Jacques Anquetil incarnait la partie libre de l’homme, Raymond Poulidor incarna sa partie fatale.

L’équipe de Jacques Anquetil était placée sous le signe des meneurs. C’était une sorte de gang très près de la vie où l’on avait le sang chaud, la provocation facile et l’injure colorée dans la mesure où elle stimule l’ardeur des protagonistes. La discipline y était implacable en course, mais elle savait se relâcher à l’étape où les valeurs de l’existence quotidienne reprenaient leur place. Ce n’est un secret pour personne que Jacques Anquetil était capable de pédaler avec des soucis extra-sportifs en tête, et de gagner sur tous les tableaux. Le respect que lui vouaient ses lieutenants tenait à la confiance qu’ils avaient en lui, elle était immanente à sa personne et ne semblait pas tomber d’en haut. Il s’ensuit qu’un climat de gaieté régnait sur ce clan et que si Jacques Anquetil pouvait aussi facilement courir avec les autres, c’est qu’ils étaient d’abord de son entourage.

L’équipe dont Raymond Poulidor était le prophète et Antonin Magne le dieu satisfaisait, au contraire, l’image d’hommes réunis en congrégation. La porte y était close sur les soucis extérieurs à l’objet de la course. On y renouait avec l’atmosphère d’une règle tendue vers un seul but. C’était un séminaire où se perpétuait l’esprit du collège. Raymond Poulidor en était le Prix d’excellence, il n’en était ni le Principal ni l’Économe. Et c’est pourquoi il ne semblait pas disposer des pouvoirs étendus de son rival, dans un conflit où il avait toujours un peu l’air de courir « pour l’exemple » quand l’autre faisait allègrement courir pour l’encercler. Or, une réminiscence de fête foraine vous soufflera qu’encercler, c’est gagner.

C’était l’époque où, contre toute raison, l’audience française exigeait que le cyclisme comportât fatalement un bourreau et une victime. En son temps, à un moindre degré, Louison Bobet avait passé pour le tortionnaire de Jean Robic. Nul n’ignorait plus à ce jour que Jacques Anquetil assassinait Raymond Poulidor à petit feu, quand il ne le poignardait pas délibérément : c’était Caïn égorgeant Abel. Ainsi la fraternité se trouvait, malgré tout, établie entre les deux hommes. Très juste vue : ne vivaient-ils pas dans un univers solidaire qui aurait dû, au-delà de l’estime mutuelle, déboucher sur l’amitié ? Il n’en fut rien, paraît-il. Mais de là à leur distribuer les rôles que l’on sait, c’était bien aveuglément céder au facile instinct manichéen qui porte à distinguer un bon et un méchant… Caïn et Abel : toute la lumière n’a pas été faite sur ce premier fait divers de l’humanité. Rien ne nous dit que cet Abel n’était pas, en définitive, un pale jojo, toujours fourré dans la tunique de sa mère en glapissant : « Maman, il m’a battu. » Rien ne nous dit que ce redoutable Caïn n’était pas tout bêtement incompris dans sa famille et que la main d’Ève finissait par peser trop lourd sur sa joue. Rien ne nous dit qu’Abel ne s’est pas accablé lui-même à vouloir suivre Caïn sur une piste qui excédait sa mesure. « Qu’as-tu fait de ton frère ? » C’est ce qu’on demande à l’aîné au retour d’une promenade et celui-ci se bute, puis s’obstine, parce qu’il sait qu’on ne le croira pas. Et si, en fin de compte, sur le plan de l’opinion, c’était Caïn qui était la victime d’Abel ? (Voilà les profondes questions qu’on agite dans une voiture suiveuse, mais oui !)

Il va de soi que Raymond Poulidor, qui a toujours su allier l’élégance sportive à un courage et à un sérieux naturels, est ici insoupçonnable. Les vertus morales et physiques qu’il a mobilisées sur toutes les routes et durant si longtemps l’ont hissé au sommet du métier qu’il exerçait, jusqu’à en déborder le cadre et les horizons. Il a atteint à l’éminente dignité de la personne nationale, voire de la raison sociale au sens propre du terme. En lui, l’homme coïncidait avec l’athlète pour, offrir au sport, à travers son époustouflante popularité, les clefs de la Cité. Comme on voit sur la place des villages des monuments en bronze présenter de superbes Gaulois en qui se récapitulent les morts les plus valeureux, une statue de Raymond Poulidor, qui fut un chef-d’œuvre très souvent en péril, figurerait assez bien, à tous les carrefours, le plus exemplaire des « Monuments aux Vivants ». Voyez sa découpe athlétique et la promesse en lui du grand fauve qui n’a jamais sorti toutes ses griffes. Et pour cause. Dans les méplats du visage, la clarté du regard, les volutes touffues des boucles, on reconnaît quelque chose d’un ange-bûcheron – un ange avant la chute. Mais la chute venait souvent, rassemblant les Français dans une pitié et une piété avides, qui faisaient de Raymond Poulidor une sorte de Christ aux outrages du sort, un Christ de tous les jours appelé sur la terre pour racheter leurs petites misères, sans message excessif, mais non sans « Passion ».

Dans le concert contemporain, le message souverain, c’est Eddy Merckx, cinq fois vainqueur du Tour comme Jacques Anquetil, qui l’aura cependant apporté, offrant la figure paradoxale d’un barbare qui serait en même temps un classique. Compte tenu du fait que le cyclisme traversait une sorte de Moyen Âge, il faisait régner sur la course la terreur de l’an mille et son équipe était une horde. Lui ne verrouillait pas le peloton, il l’agitait ou le faisait agiter avant de s’en servir (car la compétition cycliste est parfois un domaine où l’on n’est jamais si bien servi que par les autres). Ses yeux étoilés, ses pommettes tartares, sa tignasse hérissée en faisceau de baïonnettes, annonçaient un de ces tempéraments tyranniques auxquels il ne fait pas bon se frotter à la ville comme à la scène. La domination qu’il exerçait sur ses affidés comme sur ses adversaires, où le charme et l’autorité étaient implacablement dosés, en disaient long sur la voracité de ses ambitions. Il aura marqué de son seul nom toute une époque, se désignant avec aisance pour l’homme qu’il faut abattre. En vain. L’hallali auquel il était promis au départ de chaque course décuplait en lui des ressources physiques phénoménales, certes, mais aussi l’orgueil des certitudes inexorables. Alors, on se rabattait sur ce qu’on pouvait, et je connais peu d’états de santé qui aient fait l’objet d’autant de commentaires que celui d’Eddy Merckx. Affichait-il un début d’angine ? Aussitôt ses points blancs dans la gorge se transformaient en points noirs à l’horizon. Recevait-il un gravier dans l’œil ? Ce petit caillou prenait les proportions d’un pavé dans la mare ou du fameux grain de sable dans la vessie de Cromwell. On parlait aussi de mystérieux adjuvants. Il y a toujours une part de bien-fondé là-dedans, tant la condition de coureur du Tour de France est aventurée et aventurière. Mais enfin, nous savons aussi qu’elle est un tissu de menues blessures et de douleurs surmontées. La vérité est que la personnalité d’Eddy Merckx était désormais fixée sous une loupe géante, pour le meilleur et pour le pire. Elle voyait converger vers elle, en rayons grossissants, toutes les sollicitudes d’un examen permanent. À la longue, le grand champion en sortit une nouvelle fois vainqueur. Sur tous les chemins, on voyait désormais fleurir des pancartes portant l’exhortation : « Vas-y, Eddy, on est avec toi ! » Contrairement aux apparences, ce cri du cœur n’émanait pas uniquement de citoyens belges. Il n’y entrait aucun fanatisme mais une acceptation de l’évidence, fortement teintée d’affection. On admirait Eddy Merckx dans la crainte et le tremblement, avec l’éloignement glacial qui nous sépare d’un dieu, et voilà qu’il entrait vivant dans les chaumières. Désormais, on pouvait l’aimer, il accédait au niveau international de la sympathie, nous confirmant dans ce propos qu’un champion exceptionnel appartient à tous les hommes.

Le 20 juillet 1975, Bernard Thévenet, jeune Bourguignon de vingt-sept ans, mettait un terme au despotisme féodal où stagnait le cyclisme au long cours, en remportant un Tour de France historique d’une intensité rarement égalée.

Jadis, Francis Pélissier, qui fut un coureur et un directeur sportif de haute qualité, avait pour leitmotiv de demander à ses poulains, lorsque ceux-ci lui annonçaient une victoire : « Et qui donc était second ? » avant de porter un jugement de valeur sur la performance. Quand on saura que le second de Bernard Thévenet n’était autre que l’invincible Eddy Merckx, on mesurera le niveau d’étalonnage auquel se situait l’exploit.

Il fallait voir, à l’arrivée de l’étape contre la montre Morzine-Châtel de ce Tour 1975, l’image d’Eddy Merckx titubant, tremblant et quasi inconscient, pour apprécier ce qu’un homme habité par les obligations que lui impose son label de marque peut tirer de son tréfonds. Nul n’ignorait que, la veille, Eddy Merckx était tombé sur un os. Par surcroît, le malheur avait voulu que ce fût l’un des siens, en l’occurrence le malaire : il courait désormais avec le maxillaire fracturé. Ce qu’il accomplit, tout au long de la journée, nous permit, subjugués, de considérer, en dehors des pages du vieux livre, un individu témoignant sur le vif de la plus haute et profonde vocation, que le philosophe a définie comme « la tendance de l’être à persévérer dans l’être ». Ainsi, entre les deux ressorts de la tragédie antique, qui furent la terreur et l’admiration, Eddy Merckx était en train d’effectuer une jonction admirable, pleine de noblesse athlétique et de dignité humaine. La foule ne s’y trompa point, qui le sifflait les jours précédents, et célébrait maintenant, non le vaincu de Bernard Thévenet, mais le champion du monde, qui s’obstinait à tenir tête pour ne pas minimiser la victoire de son challenger.

Celle-ci fut ardemment construite depuis le prologue urbain de Charleroi jusqu’à la sortie des Alpes et scandée par des exploits contrastés à travers les plaines de la Vendée et du Gers, sur les sommets des Pyrénées et du Massif central, qui dénonçaient agréablement en Bernard Thévenet un coureur pour tous les terrains et la palette de ses possibilités. En ce qui concerne l’homme, confit dans la jovialité secrète du Morvandiau, et qui nous apparaissait jusque-là comme un super-rat des champs (car rarement, depuis Raymond Poulidor, un champion et son terroir se seront aussi intimement confondus), il convenait peut-être d’évoquer la proposition de Jacques Chardonne : « L’activité la plus banale se transfigure lorsque l’homme est engagé personnellement dans la durée… Une abnégation de créateur remplace la convoitise. L’homme s’est dépassé lui-même, ennobli par son œuvre. »

Ennobli par son ouvrage, soit ! Mais l’ennoblissant à son tour… Est-ce bien la devise qu’on pourrait graver au fronton de Bernard Thévenet ? Ce grand champion, désormais accompli, qui s’était fait patiemment comme un vin, délivrait parfois de son cellier d’étranges piquettes. Coureur à éclipses, il semblait parcouru par un courant alternatif, qui pouvait l’induire à gagner une seconde fois le Tour de France en 1977 ou le contraindre à l’abandon, une année sur deux. Un illustre capitaine de route ne devrait jamais laisser la porte entrouverte…

Devant cette porte, Bernard Hinault, supérieurement conseillé par son directeur sportif Cyrille Guimard, attendait sans nervosité. Le moment venu, il n’eut qu’à pousser le battant. Ce fut chose faite, l’année dernière.

En 1977, on avait été ébloui par l’aurore d’un jeune coureur français remportant coup sur coup deux courses classiques belges, Gand-Wevelgem et Liège-Bastogne-Liège, après dix ans de pénurie nationale en ce domaine. L’opinion attendait avec appétit qu’il donnât sa mesure dans ce banc d’essai des potentiels physiques et des caractères que constitue l’épreuve reine du Tour de France. C’eût été de la « démesure », estimèrent Bernard Hinault et les siens. Stupeur et déception chez le profane !… Mais, la fois suivante, fidèle au rendez-vous qu’il s’était assigné, Bernard Hinault, déjà revêtu du maillot de champion de France, remportait la « Grande Boucle » dès sa première participation, rejoignant en cette gageure élégante Fausto Coppi, Jacques Anquetil, Felice Gimondi, Eddy Merckx… Un rien ! Un rien susceptible toutefois de raviver les couleurs d’un sport, si tant est qu’elles en eussent besoin. Car, par paradoxe, ce petit menhir individualiste, assez pétrifié dans ses objectifs personnels est un produit d’école, où la mise en condition psychologique et la préparation physique ont été portées au niveau le plus subtil par Cyrille Guimard. Elles devraient lui permettre de refermer la porte derrière lui, pour un certain temps. En cela, on peut envisager Bernard Hinault comme un homme de la Renaissance.

Quand le dernier Tour en date agitera les mémoires sous les espèces du rendement et du pittoresque, on s’avisera, sans doute, de ce que, sous ses splendeurs un peu cascadeuses, il marqua une charnière.

Les meilleurs mets cuisinés s’accommodent souvent de garnitures insolites dont la nature contraste avec la franche qualité de la pièce principale. Ainsi de ce 65e Tour de France, l’un des plus succulents qu’il nous ait été donné de suivre depuis longtemps, bien que certains dégustateurs vétilleux, parfois superficiels, aient pu s’attarder, plus que de raison, à commenter l’accompagnement pour en tirer des déductions sinistres et coutumières, qui émargent à l’information générale, sinon à la rubrique nécrologique. C’était confondre les amuse-(grandes) gueules avec le plat de résistance et prendre la partie pour le Tour.

Qu’on veuille bien considérer qu’après une époque puissamment féodale, la course était en train de sortir d’une sorte de Moyen Âge pour trouver ses vedettes prépondérantes en la personne d’un champion de vingt-trois ans et demi, Bernard Hinault, et d’un capitaine de trente-deux, Cyrille Guimard. Saluons encore la Renaissance dans la consécration d’un Henk Luberdding ou d’un Sven-Åke Nilsson, émoulus naguère du Tour de l’Avenir, justifiant le rôle de fusée porteuse de celui-ci et, du même coup, la fonction probatoire de l’épreuve aînée.

Sachons enfin apprécier qu’en vingt-deux jours, le maillot jaune soit passé sept fois sur des épaules différentes, échantillonnant quatre nations, et ait accompli ainsi ce vieux rêve de la continuité dans le changement, qui est la tarte à la crème des régimes politiques.

Certes, il y eut ce que l’on peut considérer comme des « bavures » : le prologue escamoté de Leyde, la grève sur l’étape de Valence-d’Agen, la mise à pied infamante et justifiée de Michel Pollentier. Mais il est dans la nature d’une aventure au long cours et de haute tradition, où malgré tout on marche avant de parler, de s’enrichir des péripéties qui lui sont apparemment contraires et d’en nourrir sa légende. Au demeurant, à les bien considérer, les incidents que nous venons d’évoquer peuvent voir leur signification se retourner plutôt favorablement dans le sens d’une défense et illustration de la grande épreuve française. Car ils portent un triple témoignage de sécurité, d’âpreté, d’honnêteté.

Il paraît que soixante-cinq ans marque l’âge de la retraite. Malgré ses soixante-cinq années d’existence effective, le Tour n’a pas à prendre garde.

P.S. – Relisant ces quelques pages, je m’aperçois avec stupeur que je n’ai guère évoqué trois des figures qui m’ont le plus fortement fasciné et séduit, sous des perspectives différentes : Raphaël Géminiani, pour son génie exubérant ; André Darrigade, l’homme aux vingt-deux victoires d’étapes, pour sa classe exquise, Luis Ocana, pour son panache ombrageux. Sans doute leurs présences capitales se trouvaient-elles implicitement incrustées dans le tissu de l’épopée.