UN MEETING ESSENTIEL

Aujourd’hui, si le Tour de France continue de faire la belle part à l’épopée, il s’est considérablement domestiqué. Des provinces entières, sur le pas de leur porte, saluent avec admiration et amitié la réussite d’une entreprise qui provoque l’investissement sentimental et progressif d’un paysage par un état d’âme, dans une harmonie si rigoureuse qu’elle faisait dire à un journaliste américain invité dans la caravane : « Je ne connais qu’un chef-d’œuvre d’organisation qui puisse lui être comparé, c’est le débarquement en Afrique du Nord. » Et, au sommet de la montagne, les reporters trouvent des cabines téléphoniques, aménagées à leur intention, d’où ils peuvent communiquer l’ordre des passages aussi aisément que d’un studio ou d’une salle de rédaction éphémères.

Seule compétition de cette envergure à aller chercher son public là où il est, c’est-à-dire chez lui, le Tour en marche se présente désormais comme une parcelle itinérante de territoire français, neutralisée sur 60 kilomètres de long et 100 mètres de large, qui se déplace à 40 à l’heure. Il mobilise environ dix mille gendarmes locaux, C.R.S. voltigeurs et gardes républicains-cascadeurs pour assurer la régularité de son développement et garantir le passage aux quelque cent vingt coureurs et cinq cents véhicules qui en composent le cortège. Sur une distance avoisinant 4 500 kilomètres, il fait en général étape dans vingt-deux villes, promenant son peloton-palette par monts et par vaux, bivouaquant dans l’ombre des cathédrales, mêlant l’Histoire à la Géographie, créant un concours de circonstances qui appelle les sites, les pierres, les êtres, à votre rencontre. Et les mille cinq cents personnages qui vivent ces trois semaines d’aventure s’émerveillent, à chaque fois, qu’une manifestation sportive annexe aussi spontanément à sa cause les trésors du patrimoine culturel et les offrandes de la nature, leur confère de nouvelles couleurs – ces couleurs cyclistes, si j’ose m’exprimer ainsi, qui se fanent douloureusement au vent de la course pour renaître plus pimpantes, le lendemain matin.

Où ces hommes méconnaissables que l’on a vus arriver la veille, masqués de poussière et de sueur, geignant mais un peu tard qu’on ne les y prendra plus, trouvent-ils l’énergie de repartir ? D’où vient qu’ils éclatent en imprécations s’ils sont disqualifiés ou contraints à l’abandon et qu’aucun d’entre eux ne supporterait de manquer à l’appel du matin et de voir ses camarades l’abandonner dans une ville à marée basse pour s’en aller, sans lui, sur les chemins ?

Qu’est-ce qui fait courir les coureurs ? L’appât du gain, de la renommée, bien sûr ! Mais surtout le désir de ne pas manquer le fabuleux meeting dont l’aboutissement à Paris témoigne pour toute une carrière, voire pour toute une vie. Sous l’implacable écorce professionnelle survit un cœur amateur qui cherche à s’administrer sa propre preuve. J’en veux pour exemple le cas de Pierre Brambilla que j’ai connu. C’était un honnête champion au menton en galoche, qui termina troisième du Tour 1947, après avoir porté le maillot jaune. Il faisait son métier avec un acharnement qui ne trouvait pas toujours sa récompense. On le voyait se fustiger en course à grands coups de pompe de bicyclette, se flanquer des gifles pour surmonter ses défaillances, se priver volontairement de ses bidons de ravitaillement pour se punir de pédaler sans conviction. Des coureurs de ce calibre sont susceptibles de persévérer longtemps sur le vélo. Tel ne fut pas le cas de Pierre Brambilla. Un jour que ses fidèles venaient lui faire visite, ils le trouvèrent occupé à combler une fosse profonde au bout de son jardin. Dans cette tombe, il venait d’enterrer tout debout sa bicyclette : il ne se jugeait plus digne de courir.