UN ÉTAT DANS L’ÉTAPE

Une étape ou le spectacle d’une cité investie par le Tour de France possède quelque chose d’hallucinant. Quelle que soit l’importance de l’agglomération, celle-ci devient pour un jour la capitale d’un État dont les lois, les mœurs, le climat échappent à la commune mesure : un État dans l’étape. On dirait que la vie entière reflue soudain vers les artères principales où convergent, pour on ne sait quel festival unique, les mille bruits que l’expédition fait lever sous ses pas et qui tiennent, pour le meilleur, au cliquetis des machines à écrire et, pour le pire, à une sorte de concert où les accordéons, les klaxons, les clameurs rivalisent avec les gifles sonores qu’on distribue aux gamins pour les empêcher de traverser devant les voitures. Cent produits de notre commerce et de notre industrie vantent leurs mérites respectifs à grand renfort de ritournelles et de javas. Des prospectus sillonnent l’air comme un lâcher de pigeons. On se massacre pour des échantillons de pacotille. Jusqu’au soir, le Tour n’est plus qu’un grand boulevard aux époques de Noël, quand on se marche sur les talons devant les éventaires forains, un Noël torride, lourd d’allégresse moite, où l’enthousiasme populaire porte dans ses prunelles le scintillement mou des éclairs de chaleur. Ici, les aïeuls trébuchent dans le lierre insolite des fils tendus sur la façade des hôtels par la machinerie audiovisuelle ; là, la jeunesse mène un siège en règle sous les balcons où sèchent les maillots des coureurs. Ceux-ci, en revanche, sont étroitement claquemurés. C’est l’heure où, après avoir été douchés, massés, talqués comme des nourrissons, ils ne se distinguent plus les uns des autres : ceux qui connaissent les tours d’honneur, les fleurs, les baisers, et ceux, plus modestes, qu’on n’embrasse dans aucune langue et qui ignoreront toujours le parfum des bouquets savoyards, ou bretons, ou monégasques. Un même sommeil, traversé par les échos du tintamarre infernal déchaîné devant leurs fenêtres et par des rêves de plans stratégiques, les confond.

L’existence d’un aussi prodigieux concours d’attractions s’entendrait mal s’il ne recouvrait, sous le charivari apparent, un ordre très strict. À la ville comme sur la route, le Tour est une leçon de discipline, où les loisirs du vagabondage ne sont pas incompatibles avec l’ivresse d’appartenir à une planète parfaitement cohérente.

Sur la route, le coureur commande. Quel que soit le rythme de sa chevauchée, escalade à 15 à l’heure ou dégringolade vertigineuse, la caravane suiveuse est liée à son coup de pédale. L’ensemble, qui ne manque pas de grandeur, présente le spectacle instructif d’une meute mécanisée asservie aux jarrets de l’homme et domptée par lui. Les voitures vont sur deux files : à droite, celles des directeurs de la course, Jacques Goddet et Félix Lévitan, et celles des directeurs techniques de chaque équipe, dont les carrosseries hérissées de vélos de rechange font la joie des populations ; à gauche, celles de la presse, dont la seule courtoisie détermine l’ordonnance, l’une l’autre se doublant par voie de créneaux sans la moindre altercation. Il est curieux de constater qu’aucun embouteillage et pratiquement nul accident ne troublent ce défilé. Tout se passe comme si ceux qui vous demandent la priorité avaient effectivement quelque chose de très urgent à faire devant le peloton, même si l’on devine à l’évidence qu’il s’agit d’aller manger une omelette. Je voudrais, d’ailleurs, démentir ici une légende accréditée par certains humoristes, selon laquelle le meilleur moyen de ne pas apercevoir de coureurs cyclistes, c’est de se mettre dans la tête de suivre une course. La vérité est qu’il est loisible à chacun de se placer où il veut, de se porter derrière une échappée comme d’attendre les attardés, à la seule condition de respecter la marge de vide qui garantit qu’aucun concurrent ne bénéficiera de votre sillage pour combler un retard ou pour consolider une avance.

À la ville, tout le monde doit pouvoir avoir gagné sa chambre et vaquer à ses occupations dans la demi-heure qui suit l’arrivée. Un service de renseignements attaché à la « Permanence », prolongé par de multiples brochures illustrées de schémas, vous livre immédiatement le passe-partout des contrées ignorées. Il n’y a plus de pays inconnu pour le « compagnon du Tour de France » ou, plutôt, il ne cesse de s’avancer à l’intérieur d’un univers clos et rond, où toutes les facilités lui sont consenties. Les mécaniciens devant leurs établis, les soigneurs derrière leurs fioles et leurs onguents, les journalistes devant leurs tables, les photographes dans leurs laboratoires volants se trouvent à pied d’œuvre avant même que le dernier coureur ait franchi la ligne. Aussi bien, une condition primordiale pour acquérir le privilège de devenir ville-étape est-elle d’être susceptible d’héberger mille cinq cents personnes en assurant leurs conditions de travail et, tout d’abord, la disposition d’une quarantaine de circuits téléphoniques. La seconde condition est le versement d’une contribution, oscillant entre cinquante et cent mille francs, juste contrepartie de l’apport fourni au commerce local par le passage ou le séjour de la course – cette double exigence explique le profil capricieux et la physionomie insolite de certains Tours de France. Cette indemnité constitue la seule recette perçue par les organisateurs, en plus des droits d’inscription acquittés par les véhicules de la caravane publicitaire.

Celle-ci, par un paradoxe assez évident, assure au Tour de France une grande partie de son indépendance sur le plan sportif. Elle a fait son apparition en 1930 quand Henri Desgrange substitua les équipes nationales aux équipes de marques de cycles. Privé, dès lors, du soutien direct des constructeurs de vélos mais protégé du même coup contre leurs agissements en coulisses, le créateur du Tour dut chercher un autre support qui, tout en élargissant les contacts du cyclisme entre les nations, consacrât le nouveau slogan : « Le constructeur veut voir gagner son coureur, même s’il n’est pas le meilleur. L’organisateur, lui, veut voir gagner le meilleur, quelle que soit la bicyclette qu’il chevauche. » Aussi bien, l’année même, vit-on tous les coureurs prendre le départ sur des bicyclettes d’un jaune uniforme, fournies par le journal L’Auto, qui assurait par ailleurs intégralement leurs frais de route. À l’issue de l’épreuve, les engins étaient revendus dans le commerce tant bien que mal, un peu usagés sans doute, mais enrichis du prestige d’avoir porté un André Leducq ou un Antonin Magne.

Dès que « la révolution de 1930 » fut amorcée, les firmes extra-sportives répondirent à l’appel en confiant leur publicité à cet immense calicot ambulant. Il faut croire qu’elles ne s’en trouvèrent pas mal puisque à dater de ce jour on a pu voir, avec des fortunes diverses, des dizaines de camions et de camionnettes joyeusement bigarrés s’intégrer à la caravane, émargeant parfois au budget du Tour pour presque la moitié de son montant. Cependant, contrairement à ce que beaucoup pensent, ce budget est assez nettement déficitaire (environ 25 p. 100). C’est la rançon des améliorations constantes apportées à cette création continue. Mais il est admis que les journaux organisateurs, L’Équipe et Le Parisien libéré, trouvent une compensation dans la montée de leurs ventes, que suscite cette grande explosion d’intérêt.

Il faut une dizaine de mois pour préparer et mettre sur pied le Tour de France. Dès l’arrivée dans la région parisienne, avant même que les rescapés aient pu supputer raisonnablement leurs gains réels, puisque le bénéfice d’une victoire ou d’une simple participation menée à bon terme peut s’échelonner sur toute une vie, les experts se penchent sur leurs expériences toutes chaudes et esquissent, en esprit, ce que devra être le Tour suivant. Un bureau d’études s’empare du dossier, assez volumineux pour remplir un étage d’immeuble. De l’incident diplomatique aux bordereaux de blanchissage, tout sera étudié. Deux exemples extrêmes : la création d’une banque ambulante, ouverte le jour et la nuit, sous les auspices de la B.N.P., d’une part, le remplacement des maillots rayés verticalement par des maillots rayés horizontalement (parce qu’ils rétrécissent moins sous la pluie ou au lavage), donnent le diapason des soucis multiples de l’organisation.

La récompense tient dans cette matinée de juin où MM. Jacques Goddet et Félix Lévitan, debout sur leurs chars respectifs, donnent le signal de l’envolée à une armada échelonnée sur 50 kilomètres, le long d’une route qui leur appartiendra exclusivement durant dix heures par jour, et où les propriétaires du Tour présentent le visage animé d’hommes qui font le tour du propriétaire.

Chaque année, lorsqu’il renaît aux tout premiers jours de l’été, le Tour de France, sur le lieu du grand départ, donne à constater qu’il est d’abord un rendez-vous. Une famille extrêmement nombreuse se récapitule à tous les niveaux de la société et de la fonction. Les horizons les plus disparates s’y rapprochent par-dessus les barrières ethniques ou nationales. On a l’impression de parler toutes les langues sans les comprendre ou plutôt qu’il ne s’emploie ici que des mots qui signifient enfin les mêmes choses.

Les grands mythes naissent des rites, quand ils ne les suscitent pas. Le rituel où les pas retrouvent leurs empreintes est cher au cœur de l’homme. À l’image de la mer toujours recommencée, il lui procure un sentiment confortable d’éternité. Les impératifs courtois, le brouhaha chaleureux des retrouvailles, les airs traditionnels qui inondent les stands où se déroulent les formalités initiales du Tour ont déjà été entendus autrefois, en d’autres endroits. Ils ne semblent se déclencher que lorsque la course, tisseuse de souvenirs, fait son apparition dans une ville élue. On dirait que l’un des rôles primordiaux de l’épreuve est de remettre les pendules à l’heure.

Et le fait est qu’après les balbutiements épiques que nous avons évoqués à l’origine, toutes les montres désormais marchent à l’unisson sur l’orbite du Tour, depuis celle de Jacques Goddet jusqu’à la tocante du dernier poseur de banderoles. Elles expriment que, pour trois semaines, un pouls unanime s’est repris à battre.