Les portes du Midi (vue générale). Il y a des courses contre le chrono, où il s’agit de lutter contre le temps en soi… et des courses contre le « chromo », où il s’agit de lutter contre les couleurs du temps, de résister à la tentation du paysage.

L’intrusion d’un peloton, harassé par des luttes ravageuses sur des terrains variés, dans le cadre soudain d’un paysage vacancier est une opération délicate, dont les effets s’apparentent au phénomène de décompression auquel sont soumis ceux qui reviennent de loin. Il est facile de constater qu’un décor, aussi aimable et somptueux soit-il, n’ajoute pas grand-chose à une course cycliste. Celle-ci doit tirer son intérêt de ses propres ressources. C’est elle, au contraire, qui ennoblit, ou devrait ennoblir, les lieux où elle passe et leur apporter plus qu’elle ne leur emprunte. Tout au plus peut-elle en recevoir des suggestions. Il arrive que celles-ci aillent à l’encontre de l’esprit de la compétition.

Ainsi, cet après-midi-là, sur les routes qui mènent de la Provence au Languedoc, où traînent malgré tout des effluves de Riviera, l’étape avait-elle introduit dans la partition que nous étions en train de suivre une sorte de point d’orgue qui frisait le contresens. On ne fait pas impunément tomber au cœur d’une civilisation opulente et satinée des coureurs qui se sont boucané le teint sur les pavés de l’Enfer du Nord… sous les pluies de Lorraine… dans les froidures alpines… et qui dégringolaient, à l’instant, du monstrueux Ventoux. Les célèbres et tenaces senteurs d’embrocation eurent tôt fait de se dissiper dans la brise des garrigues où la lavande triomphe. L’Enfer du Sud est celui des séductions.

L’itinéraire offrait le chatoiement d’un dépliant touristique et tirait ses seuls reliefs de l’anatomie humaine échantillonnée le long des talus dans des postures qui évoquaient davantage le pédalo que la bicyclette. Par-ci, par-là, des roches rouges coiffées de vert ajoutaient à l’impression de pénétrer dans un documentaire. Et là-dessus, ce nuage sonore qu’émettent les cigales. Il n’en fallut pas plus pour que nos vaillants rescapés mettent bas les armes, c’est-à-dire les mains en haut du guidon. Dans une région où les indigènes laborieux se fondent assez spontanément avec les estivants, ils prenaient leur part du farniente. C’est de bonne paix !

On pouvait donc dormir tranquille. Et, mon Dieu, est-ce un mal ? À sa grande époque, le sage Antonin Magne disait que le Tour de France se gagne en dormant le plus possible. Dès lors, il faut croire que la centaine de gaillards qui roulaient vers Toulouse devaient être animés d’une ambition dévorante car, lorsqu’ils s’écrièrent : « Aujourd’hui, ça va ronfler ! », ils prirent très exactement l’expression au pied de la lettre, accomplissant le parcours avec un retard considérable sur l’horaire. Comme je demandais à l’un d’eux pourquoi il avait mis tellement de temps pour rallier Montpellier à Toulouse, il me répondit : « Il me faut mes huit heures, autrement je suis mal fichu le lendemain. » Tant il est vrai que pour qu’un réveil soit terrible il faut d’abord s’être endormi. Du moins pouvait-on en bercer l’espérance, la clef des champs cédant le pas à celle des songes.

Ainsi le peloton pelotonné, qui s’étirait moins qu’il ne bâillait, vivait-il une étape de rêve. C’est à peine si quelques velléitaires se disputaient les sprints de certaines dotations pour se relever aussitôt, autrement dit, dans notre jargon, pour se coucher immédiatement. Et quand la rumeur, d’ailleurs erronée, courut qu’Eddy Merckx était tombé, nul ne douta que ce fût de sommeil.

Certes, cela n’empêcha pas Frans van Vlierberghe et Attilio Benfatto d’arriver détachés au vélodrome, mais il faut sans doute en chercher l’explication dans le fait qu’ils sont somnambules.

Le sport cycliste, on a beau savoir que quand il ne se passe rien c'est qu’il se passe encore quelque chose, on préfère malgré tout le constater d’évidence. Les coureurs ne se permettent pas tous les jours d’avoir des cigales dans les jambes, il leur arrive d’avoir des fourmis. Le peloton est alors secoué par de terribles frissons de fièvre.

Une saison en enfer (vue d’Amiens). Cette bataille de Picardie, nous n’osions pas l’espérer sous un tel climat de violence constante. Dès la première heure, les âmes incertaines pressentirent que leur dernière heure était arrivée. Le train de la course s’apparentait à un pilonnage d’artillerie. Un raid concerté de voltigeurs fit le reste. Dès lors, ce que nous nous étions déjà accoutumés à considérer comme l’entité d’un peloton éclata par l’intérieur, sans que son apparence extérieure s’en trouvât trop modifiée. Mais cette maison devenait de plus en plus difficilement habitable. Les visages se fermaient, se tiraient, ruisselaient de sueur. Ce long corps, jusque-là unanime, frôlait sans cesse son point de disjonction. Un recensement des forces nous jetait aux yeux l’échantillon-palette des équipes en présence, l’alchimie de leurs antagonismes et de leurs combinaisons.

Sur des chemins étroits qui allaient en s’étranglant à travers de rares agglomérations nous avions l’impression d’assister à un règlement de comptes dans une impasse, le mot désignant aussi bien une voie d’où on ne peut s’échapper qu’une façon d’exploiter aux jeux de cartes un porte-à-faux de l’adversaire. Au sortir de la Normandie, il nous était donné un récital implacable de toutes les vacheries tactiques auxquelles peuvent se livrer des coureurs cyclistes en rase campagne. Malgré les délices raffinées des subtilités stratégiques, toujours bonnes à déguster, on se prenait à aspirer à l’absolutisme rigoureux de l’effort contre la montre ou aux affrontements à ciel ouvert dans la montagne.

À chaque tour de roues, des personnages d’aussi bon renom que Luis Ocana ou Italo Zilioli nous offraient, à plus de 45 de moyenne, le paradoxe effarant de la mesquinerie dans la prodigalité, impensable dans les secteurs ordinaires de l’activité humaine. Chez les échappés comme chez les poursuivants régnaient la mésentente, l’hypocrisie, la trahison. C’était à qui refusait de mener pour mieux s’éloigner en douce, tels Marinus Wagtmans et Mogens Frey, et là encore c’était à qui donnerait à l’autre un coup de pédale dans le dos. Le vélo-drame dans la sombre tradition romantique était tendu de capes et traversé de poignards.

Le dernier acte fit résolument pleurer Margot. Le final en fut extravagant de beauté dans un décor digne du fameux Enfer du Nord qu’on évoque si souvent : pavés au sol, fumées au ciel, sinueux comme une tranchée. Il vit le chaleureux Hollandais Leo Duyndam traîner durant les trente ultimes kilomètres un affreux coéquipier d’Eddy Merckx, du nom de Joseph Spruyt, qui pendait à sa selle… pour se faire ajuster à bout portant sur la ligne d’arrivée.

Qui aurait pu imaginer que tant de hargnes, de rognes et de grognes pût exister entre des individus que nous avions vus, la veille, à Lisieux, cohabiter et partager jusqu’aux heures du matin le pain et le sel ? Car cette journée des longs couteaux avait été précédée par une nuit des petites cuillers. Rétrospectivement le spectacle apparaissait savoureux de ces personnages qui auraient dû se flanquer des gifles prémonitoires et qui se croisaient entre la salle de bains et la salle à manger avec des « je vous en prie, passez le premier » qui n’ont pas cours sur la route, sauf pour intimer au concurrent d’avoir à mener. Mais l’on peut difficilement imaginer que même Joseph Spruyt mijotait déjà de doubler ses adversaires en vue du lavabo ou de la soupière.

Il y a des jours où l’on peut se demander si l’une des performances les plus remarquables du Tour de France, preuve de la magie qu’il exerce, n’est pas de rassembler sous le même toit et de loger à la même étoile des champions qui auraient souvent toutes les raisons de s’en vouloir à mort.

Un estuaire de fous (vue de Royan). On savait que la Vendée s’est fait une spécialité des gloires nationales. Elles surgissent du sol comme des champignons : Georges Clemenceau, Jean de Lattre de Tassigny, pour ne parler que des plus récentes. En revanche, on ne se doutait pas qu’en touchant à l’estuaire de la Gironde, ce Tour de France 1972 allait nous livrer les noms de dix-huit baroudeurs au terme d’une étape d’anthologie.

Durant cette journée, où la France s’était vue privée de gouvernement durant quelques heures, la prise du pouvoir sur la route avait fait l’objet d’une bagarre démentielle, assortie de retournements de situation permanents. Avec plus de trente minutes d’avance sur l’horaire, ces dix-huit protagonistes, à la fois rivaux et complices, venaient d’entrer dans l’histoire à plus de 43 kilomètres à l’heure de moyenne. Nous avions connu jadis, à Lorient, une aventure similaire, au cours de laquelle quatre champions parmi les favoris n’avaient pas hésité, eux non plus, à prendre prématurément l’affaire en main. Le vainqueur final, deux semaines plus tard, devait se révéler être un des leurs, en la personne de Gastone Nencini. Cest dire que ce genre d’opération, qui vous a des allures de mouvement d’humeur et de coup de poing sur la table, est loin de relever du caprice et de l’acte gratuit.

Tout s’était joué en quelques secondes, sur quelques mètres, où se trouvèrent brutalement illustrés les aléas de la péripétie cycliste. Vous roulez de pairs à compagnons au gré du pays le moins tourmenté qui soit, vous vous sentez bien ensemble au plus douillet du peloton, vous en profitez pour inventorier le contenu de votre musette. Soudain, la route épouse un virage aigu au ras d’une maison blanche, un écart se crée, qui va s’enflant et grandissant comme la calomnie dans la fameuse tirade du Barbier de Séville. Et vous ne vous en relevez pas. Le fossé est devenu un gouffre.

Au seuil de la Charente, ceux qui se trouvaient du bon côté de la coupure, sans plus réfléchir, fonçaient comme des damnés. Ceux qui étaient restés sur la mauvaise rive, la mauvaise lèvre de la plaie soudain béante, voyaient s’épaissir sur leurs épaules la morne chape des condamnés. Du coup, les pancartes brandies par les enfants des écoles étaient vidées de leur sens. Les yeux écarquillés ne s’ouvraient plus que sur le vide. Un seul être leur manquait et tout était dépeuplé.

Cet être, c’était une fois encore Raymond Poulidor, dont la vocation providentielle continuait d’être prodigieusement assise sur le piédestal où l’aura érigé pour toujours la ferveur des générations les plus disparates. Les calicots épandus sur les marais étaient à cet égard ardemment explicites, même s’ils célébraient un héros qui venait tout simplement de se laisser piéger, l’alerte l’ayant surpris en train d’éplucher une banane.

Dans des drames (au sens large du terme) comme celui que nous venions de vivre, il y avait un peu de la fable de Jean de La Fontaine et beaucoup de morale à tirer touchant à la lucidité en course et à l’attention continuelle que doivent exercer des hommes, par ailleurs sollicités jusqu’aux ressources extrêmes de la générosité physique. On hésitait à départager le grain de folie et le grain de sagesse dans l’entreprise menée par les vainqueurs du jour. Il reste qu’ils nous avaient donné le spectacle là où nous ne l’attendions guère, justifiant la proposition encourageante que formulait la comtesse Anna de Noailles, au plus profond de son mol oreiller : « L’important n’est pas d’être sage, c’est d’aller au-devant des dieux. »

Il est certes bien beau d’aller au-devant des dieux mais il ne faut pas perdre de vue que l’éventualité de l’échec est le complément indispensable de l’exploit et qu’elle en valorise la tentative. Un jour de 1969, où on ne lui demandait rien, le grand Rik van Looy en fit la démonstration périlleuse sur la route de Nancy.

En passant par la Lorraine (fragment d’une fresque). Au départ de Charleville-Mézières, celui qu’on appelait naguère « Rik Imperator » avait choisi de célébrer à sa façon le bicentenaire de la naissance de Napoléon Bonaparte en menant tambour battant sa propre campagne de France sur les champs de bataille de Bazeilles, de Montmédy et de Pont-à-Mousson. Après tant de jours « sans », Rik van Looy, débarqué d’on ne sait quelle île d’Elbe cycliste, allait vivre sur 214 kilomètres des « Cent-Jours » triomphants.

On imaginait le coup de tonnerre et la panique qu’eût provoqués, trois ou quatre ans plus tôt, son irruption du peloton au 89e kilomètre. Et l’on pouvait présumer qu’une certaine indifférence, sinon une certaine complaisance, chez ceux qu’il avait si longtemps terrorisés, préludait au dernier récital du vieux lion. Il pouvait, en effet, être tenu pour vraisemblable qu’on ne reverrait plus un pareil spectacle sur le Tour de France et, sans doute, sur aucun chemin au monde. La foule, la caravane et même les autres concurrents ne s’y trompaient pas, qui savouraient l’entreprise comme la conclusion essentielle apportée à une œuvre considérable, l’écho perpétué d’un message de maîtrise de soi et de domination.

À ma courte honte, mon premier mouvement fut d’évoquer le traditionnel morceau choisi, qui nourrit les dictées de nos enfances studieuses. On y voit, dans une salle de ferme, un ancêtre cacochyme, relégué loin de la table familiale par la génération suivante, et qui crachote, au coin de l’âtre, dans un maigre brouet… jusqu’au jour où l’homme fort de la maison découvre son dernier-né en train de confectionner une écuelle dans un billot de bois.

« Pour qui donc cette écuelle ? s’enquiert cet ingrat bonhomme.

— Pour toi, mon père, quand tu auras l’âge du pépé et qu’à mon tour je te mettrai dans la cheminée. »

Le soir même, le pépé reprend place à la table. Eh bien, j’envisageais Eddy Merckx et Felice Gimondi, Rudi Altig et Raymond Poulidor, consentant à l’ancêtre de trente-six ans le loisir d’une apothéose qu’ils seraient peut-être contents de se voir retourner, dans quelque temps, par les couches montantes, quand leurs ultimes feux couveraient sous la cendrée des vélodromes.

Mais non, Pont-à-Mousson n’était pas Pont-aux-Dames. Le Tour ne passait pas par la Lorraine avec ses sabots. La moyenne remarquable pour une telle distance, vingt minutes gagnées sur le meilleur horaire prévu, en faisait foi. On pouvait mesurer en détermination et en aisance tout ce qui séparait l’échappée de Rik van Looy de celle, menée le jour précédent, par un quelconque Italien. La veille, c’était les autres qui avaient du retard : ce jour-là, c’était lui qui avait de l’avance.

Et il figurait parfaitement l’exemplaire du champion, ce Rik van Looy, puissant et délié, froid et rageur, escorté comme en ses plus beaux jours par l’apparat des photographes et des voitures, ressuscitant ses splendeurs passées sur un boulevard du crépuscule qui revêtait les couleurs de midi.

Mais champion surtout, parce que dans cette région promise à l’audace, où le Téméraire jadis fit la loi, il courait le risque d’être le grand vaincu du jour là où il aurait pu se contenter discrètement de ne pas gagner l’étape.

Il ne s’agit en aucun cas d’un reproche, mais d’une constatation intriguée, à laquelle on pourrait prêter une petite valeur sociologique : voici peu d’années, au départ d’une étape, un communiqué émanant des plus hautes instances de la course en appelait, pour les morigéner, à « certains coureurs et non des moindres »… Sans doute n’y avait-il là rien de désobligeant pour les autres, mais on ne pouvait s’empêcher d’évoquer l’époque relativement proche où l’une des vocations du Tour était précisément d’appeler les moindres coureurs à la lumière, où l’on s’efforçait même de les rechercher et de les trier, comme des pépites dans le tamis du peloton, pour les monter en épingle, en broche ou en cabochon. Cela donnait des « perruches » façon Jacques Marinelli, troisième de l’épreuve derrière Fausto Coppi et Gino Bartali, quand son heure eut sonné en 1949 ; cela donna des Jean Malléjac qui termina second en 1953, et, pourquoi pas, des Roger Walkoviak qui ramena le maillot jaune au Parc des Princes en 1956.

On serait donc tenté de penser qu’il n’y a pas de « moindres coureurs » sur le Tour de France et que chacun a sa place dans la grande famille grégaire : les ténors et les choristes, qui sont venus là accomplir plus et mieux que leur apprentissage. Bien sûr, la moindre accélération d’un Jacques Anquetil ou d’un Eddy Merckx donnera le ton, et c’est la partition d’un Luis Ocana ou d’un Freddy Maertens dans la montagne qu’on guettera, plutôt que celle d’un Jean-Claude Blocher ou d’un Joël Millard. Il reste qu’au même moment d’autres musiques concourent à l’harmonie de l’ensemble et que certains solistes peuvent se faire entendre, que l’on n’attendait pas.

Un valet-maître (agrandissement). En cet après-midi de juillet 1970, Christian Raymond, joli comme un rayon de soleil et blond à souhait, avait contribué à nous donner la clef d’une énigme en arrivant détaché au pied des petits gratte-ciel béarnais de Mourenx.

On se pose étrangement la question de savoir ce qui fait courir Eddy Merckx. De vastes fronts se plissent comme si la réponse n’allait pas de soi. Raymond Poulidor, qui est orfèvre en la matière, nous confiait dans la décontraction que, d’après son estimation, Eddy Merckx devait gagner environ un million d’anciens francs par jour, ouvrable ou non.

Ce tarif majuscule n’était évidemment pas celui de Christian Raymond, à propos de qui la question se posait beaucoup moins souvent de savoir ce qui le fusait courir, lui. Il connaissait pourtant les mêmes risques affolants que nous venions de voir prendre à Joop Zoetemelk ou à Jos Huysmans dans la descente de l’Aubisque et, le lendemain, du même pas que les grands premiers rôles, il se lèverait aux petites heures pour enfourcher son vélo en direction de Bordeaux, avec peut-être le seul souvenir d’une Marseillaise égarée dans le vent du Béarn.

Il semblerait évident que, lorsqu’on aborde la compétition, c’est en principe pour gagner. Or, dans l’univers cycliste, il apparaît que la destination d’une forte majorité d’athlètes n’est pas de courir pour la victoire. On dirait seulement qu’ils se rapatrient d’une ville à l’autre. Seraient-ils là pour faire nombre, ou même en surnuméraires ? Assurément pas. Mais leur image de marque, à eux, est celle de leur marque de cycles. Ils sont des domestiques.

Sans doute faut-il avoir vécu à la campagne pour mesurer combien ce mot, qui désigne l’attachement à la maison et à la famille, n’a rien d’infamant. Le fier Henry de Montherlant, lui-même, a célébré « l’honneur de servir ». Et il convient d’estimer que toute tache est noble, qui contribue à une œuvre commune. Cela va depuis le geste simple de donner sa roue ou son bidon (et à cet égard, le seul hussard qui suivait le papa de Victor Hugo au soir de la bataille, la gourde pendante à l’arçon de sa selle, est un précurseur fameux) jusqu’à la participation à un échafaudage tactique qui vous projette ou vous retient au côté du chef de file dans les moments ardents. Ces êtres offrent avec les icebergs cette analogie que neuf dixièmes de leur efficience sont cachés. Ainsi, de joyeux lurons, pleins de talents, ont-ils aidé à bâtir des cathédrales.

Il se trouve qu’à l’ordinaire les cathédrales du Tour de France sont couronnées de flèches multiples, parmi lesquelles celle du classement par équipes. Ce trophée entra certainement pour beaucoup dans la détermination qui faisait courir Christian Raymond et l’incitait à se remettre quotidiennement dans la peau d’un 63e au classement général individuel.

Mais ce jour-là, il y eut autre chose, qui peut faire passer un homme de la conscience de classe à la conscience de sa classe : c’était la révélation soudaine qu’on avait vingt-sept ans, qu’on se sentait bien, qu’on était beau, qu’il faisait beau et que les circonstances se prêtaient à la célébration, non du culte de la personnalité, mais de la personnalité de l’occulte.

Étant entendu qu’en définitive ce sont les coureurs qui donnent à chaque course le visage qu’elle revêt et que l’aventure est au coin de la route, toutes les étapes d’un Tour de France ne possèdent pas la même importance. Celles qui empruntent la montagne détiennent un très fort coefficient d’incidence sur le résultat final. En quelques heures, des situations patiemment, savamment, courageusement établies sur d’autres terrains, peuvent s’y trouver bouleversées de fond en comble. Elles portent au pinacle des spécialistes du genre qui jusque-là s’étaient tenus dans l’ombre et n’aspirent parfois qu’à y retourner, leur numéro accompli. Mais, en même temps, elles ruinent ou fortifient des positions majeures, remettant à leur juste place des champions livrés à eux-mêmes. La lente ascension vous dénude et l’on s’y dévisage. Le conglomérat du peloton, qui était passé groupé au pied du col, va s’étirer dès les premiers lacets, puis se casser. Antoine de Rivarol disait déjà, à tout autre sujet : « L’homme qui s’élève, s’isole. » Rendus à la solitude, les coureurs vont retrouver dans l’effort individuel leur nom propre et leur rôle exact au répertoire. C’est le moment inexorable où le véritable athlète se doit d’oublier ceux avec qui il a débuté. Au sommet, l’écheveau de la hiérarchie sera débrouillé.

Les cols traditionnels sont, par définition, des lieux de passage. Ils exercent sur la trajectoire des coureurs une fonction utilitaire, dépouillée de tout propos de sadisme ou de gageure : on les franchit parce qu’on pourrait difficilement faire autrement, et les plus déshérités se disent qu’il faut bien en passer par là. Même si certains offrent souvent la gratuité effarante du champ clos, avec arrivée au point culminant, nul ne peut ignorer que de semblables accidents de terrain méritent le détour et que leur caractère monumental tient d’abord à ce qu’ils sont des monuments que s’est donnés la mémoire des hommes.

La haute montagne offre le privilège coutumier de retrancher une fois pour toutes les coureurs du reste des gens qui pratiquent la bicyclette pour aller au marché, redresser leur squelette ou faire fondre leur ventre. À quelque allure que se fixe la course, elle ne frappe jamais tant les imaginations que lorsqu’elle se transforme en cordée alpine ou pyrénéenne, ou auvergnate et que notre cirque artificiel fait irruption, voire éruption, dans un cirque naturel. Il mérite le beau nom de champion celui qui s’est fait le porteur, par-delà les sommets, du message de bravoure et d’amitié que les vallées s’adressent depuis la nuit des temps. L’homme qui a franchi la montagne est chargé de prestige. Ce n’est plus une différence de qualité qui est en cause, c’est une différence de nature. Cet homme possède ses petites entrées à l’Olympe. Il échappe à la mesure commune, celle qui prétend : « À beau courir, qui vient de loin. » Lui, vient d’ailleurs… Mais d’où ? Là encore, il faudrait établir des distinctions. Personne n’a jamais su expliquer carrément l’harmonie pré-établie qui existe entre certains tempéraments d’escaladeurs et les régions qu’ils ont élues pour cadre de leurs exploits. On voit mal pourquoi Louison Bobet ne s’exprimait jamais mieux que dans l’Izoard, ni pourquoi Jean Robic, aussi breton que le précédent, s’accomplissait parfaitement dans les Pyrénées, alors que les Alpes entamaient une partie de ses moyens.

Deux remarques cependant : la première, c’est que, ici ou là, les grimpeurs spécifiques sont à leur aise partout, dès que la pente s’élève. La seconde, c’est que tous les champions, heureux ou malheureux sur les cimes, y rencontrent une même souffrance intolérable. Nous en empruntons l’une des explications à Pierre Chany : un homme de mensurations moyennes gravissant le Galibier, par exemple, développe durant une heure une puissance de 23 kilos à la seconde, soit à peu près un tiers de cheval-vapeur… alors que le taux de travail du métier manuel le plus pénible atteint exceptionnellement, et pour quelques minutes, un sixième de cheval !

Le dilemme posé par la course en montagne est fort simple en apparence : il tient en ceci qu’il vaut mieux être léger pour monter et lourd pour descendre. Cela dit, il existe de multiples types de « montagnards ».

Depuis quelques années, le montagnard-en-soi s’identifie rarement avec le vainqueur final. Il se contente d’assurer ses passages en tête au sommet des cols, sans forcer outre mesure, puis il lève le pied, non pas hélas ! comme un notaire qui décampe avec la caisse, mais comme un automobiliste circonspect. À cet égard, la génération espagnole actuelle est proliférante et représentative. Ce sont des personnages plutôt rabougris, à mine triste, que ces nains de la montagne, lorsqu’ils jaillissent de leur boîte pour donner ce festival aérien qui semble la corde unique de leur arc. On les différencie mal les uns des autres et ce n’est pas souvent le même qu’on retrouve à l’extrême pointe des mouvements tournants où les lance leur directeur sportif pour la conquête du challenge par équipes. Ils n’accomplissent même pas, à proprement parler, ces envolées qui vous distinguent en plein ciel de gloire ; ce sont simplement des éléments sur qui l’on peut compter pour être là où il faut. Tout s’accomplit comme si la montagne n’était plus un mode d’expression, mais un mauvais moment à passer pour les autres, comme si les champions flamboyants étaient provisoirement mis « au pain sec et au cabinet noir » (pour en revenir à L’Art d’être grimpeur du vieil Hugo) et comme si le Tour devait se parcourir à la manière d’un feuilleton à suivre, dont ces petits grimpeurs noirauds seraient les points de suspension.

Reviennent alors à la mémoire les exploits de jadis et naguère, accomplis en ces mêmes lieux grandioses par des grimpeurs qui étaient des cyclistes complets, comme on dit d’un athlète, capables de s’illustrer sur les autres terrains. Ainsi de Gino Bartali, Fausto Coppi, Hugo Koblet, Ferdi Kübler, Jacques Anquetil, Felice Gimondi, Jan Janssen, Luis Ocana, Eddy Merckx ou Raymond Poulidor, qui fournirent tous des vainqueurs, à l’exception du dernier nommé (cinq fois deuxième). Les exploits aussi de quelques princes de l’altitude, souverains dans les cols mais susceptibles également de défendre leurs prérogatives sur les autres secteurs de la course. Ainsi de Charly Gaul ou de Federico Bahamontes, qui terminèrent, eux aussi, victorieusement à Paris.

La colline inspirée. C’était en 1956, durant la dernière partie du Tour de France. Nous avions fini par douter de la montagne. L’autorité ne venait plus d’en haut, mais seulement une lente fatigue mêlée d’effroi, qui renivelait à la base et renouvelait par la base le lot des prétendants. Depuis le début du périple, les coureurs s’étaient déjà élevés à plus de 21 kilomètres d’altitude sur des chemins divers, presque trois fois la hauteur de l’Anapuma, sans que les seigneurs se distinguassent des sherpas. Ils avaient affronté le bitume coulé en pentes douces, le lacet tressé en rocailles tortueuses, la venelle poussiéreuse affaissée sur le vide. Ils avaient côtoyé des gouffres, longé des abîmes, évité des torrents, sans autre résultat que de se regrouper dans la plaine, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous. Même les retardataires, retenus par un accident mécanique, rejoignaient un peu plus tard avec le bon sourire du convive qui s’est fait attendre à la table d’hôtes. Ce n’était plus un peloton, c’était une cordée.

La journée promettait de ressembler aux précédentes, avec un peu de terreur en supplément. Car le plus fort est que la montagne faisait tout ce qu’il fallait pour jouer son rôle. Dans cette perspective, la descente de la Croix-de-Fer derrière des gaillards décidés à prendre tous les risques pour en finir et trancher entre eux cette question de suprématie offrait un spectacle hallucinant et intimement partagé. Qu’on imagine un paysage à gorges déployées où les torrents semblaient pendre comme des filets de bave aux commissures des ravins, une province à villages découverts dans le repli des à-pics, sans autre signe de vie qu’une rare cheminée fumant dans le chaume d’un toit comme un mégot dans la moustache d’un pauvre homme. En contrebas, des eaux de plus en plus glauques et bourbeuses, envahissant parfois la route pour la torturer davantage, corroder, effriter tout ce qu’il y avait de terrestre. Cette fois, on abordait le fond du problème et, à la suite de Roger Walkoviak aux cuisses d’airain, l’œuvre d’art sans cesse recommencée était en voie d’achèvement… Il n’en fut rien, puisque à 30 kilomètres de l’arrivée à Grenoble les grenouilles qui se cherchaient un roi se retrouvèrent ensemble.

Il ne restait plus à gravir que le petit col du Luitel, comme nous l’appelions, sans l’avoir jamais vu. Il se présentait au loin comme une colline assez touffue, sans ces pans coupés à la hache de Dieu ni ces éboulis qui donnent à penser que la montagne vient à vous, si l’on ne va pas à elle. On eût dit d’un jardin suspendu assez haut il est vrai puisqu’il faut aller le chercher à 1 200 mètres, mais plein de détours moelleux, de virages en forme d’allées, de bosquets ombragés pour une fin d’après-midi amicale dans la trêve des querelles.

C’était méconnaître que nous pénétrions là un nouvel aspect de la montagne : un col assez protégé qu’on pouvait considérer comme un stade, autant dire un lieu où souffle l’esprit de la performance. Charly Gaul ne tarda pas à nous le faire savoir. En quelques minutes d’ascension d’une raideur savamment camouflée, le Luitel nous livra ce que ni l’Aubisque et Peyresourde, ni l’Izoard et la Croix-de-Fer n’avaient pu nous donner : l’envol de l’ange retrouvé et la dislocation, irrémédiable cette fois, de notre escorte. Ici, Federico Bahamontes lui-même jetait son vélo arachnéen d’un bord de la route à l’autre avec le geste pesant d’un déménageur qui se débarrasse d’un piano, là Stan Ockers tendait une main hagarde vers une mère de famille occupée à faire tiédir un biberon, qu’il prenait pour un bidon offert. Cependant, Charly Gaul montait toujours et sa démarche d’une apparente frivolité nous mettait en tête des vers de Virgile. Il était le fameux berger Tityre, après que celui-ci se fut décidé à quitter le farniente. Le réveil nous le rendait au maximum de sa férocité légère.

À la fin, ayant rassemblé dans son sillage l’unanimité des suiveurs pour une grandiose et admirative « conduite de Grenoble », il plongea dans la vallée. Pour la première fois, un champion gagnait détaché une étape de ce Tour de France-là et mettait son inspiration en harmonie avec le terrain qu’on lui avait choisi.

Cramponnés dans nos voitures, à 90 kilomètres à l’heure, nous n’éprouvions que le sentiment apaisant de constater que, de temps à autre, le monde est bien fait.

L’époque n’est pas si lointaine où les escalades solitaires de Charly Gaul ou de Louison Bobet, pour ne pas remonter à Gino Bartali ou à Fausto Coppi, faisaient brutalement sauter le bouchon en tête du peloton et détournaient sur leurs seuls auteurs le flot de l’intérêt. Désormais une étape de montagne se présente, dans la majorité des cas, comme un épisode complet, comportant une exposition, une intrigue et un dénouement. Celui que nous vécûmes en 1963, entre Pau et Bagnères-de-Bigorre, fut riche en prolongements puisqu’il influença le résultat final et révéla l’une des facettes de Jacques Anquetil, aux autres et peut-être à lui-même.

Un coq sur la crête. La veille, j’étais allé rôder autour de Jacques Anquetil, dans la salle de l’hôtel où il dînait parmi ses équipiers, présidant en bout de table, une demi-bouteille de Champagne à portée de la main. Il y avait une certaine distance entre lui et ses hommes, qui ne tenait pas à la morgue ou à la froideur, mais à l’aisance et à cette allure de jeune seigneur shakespearien qu’il conserve à la ville comme sur la roule.

Pour la première fois depuis que j’avais le privilège de l’approcher, Jacques Anquetil affichait une humeur enjouée sans l’ombre d’un nuage ou d’une arrière-pensée. Sans doute me dit-il qu’il dormirait peu, ainsi qu’il lui arrivait avant les épreuves importantes qui prennent figure de test, mais que cela ne tirait pas à conséquence et qu’il valait mieux en rigoler. Je m’effarais un peu devant les traits extrêmement tirés de cet insomniaque, ses yeux immenses qui dévoraient avec convoitise le programme anticipé de notre propre soirée, dédiée aux amitiés et aux vins de Jurançon, ces rides juvéniles où s’inscrivait entre les lignes une manière de génie. Je fus certain qu’à ce moment-là il nous enviait, que son esprit s’égarait vers des guinguettes. C’est là un trait qu’une froideur peut laisser un peu trop ignorer : sous une indifférence apparente, Jacques Anquetil est avant tout un vivant attentif à toutes les formes et sollicitations de l’existence, sensible à tous ses diapasons. Nous lui devions sa présence au sein – et bientôt en tête – d’une course qu’il n’avait aucun intérêt matériel à disputer, cette année-là.

Eh quoi ! ce Normand calculateur, ce gentleman-fermeur de peloton s’abandonnait-il aux délices de l’acte gratuit ? Ce champion au chronomètre entre les dents compromettait-il sa réputation dans un domaine où il n’avait plus rien à prouver ? Voire ! Jacques Anquetil avait quelque chose à prouver : c’est qu’il avait un cœur battant sous le chronomètre et qu’il savait faire la distinction entre la réputation et la popularité.

Il y avait belle lurette, précisément depuis le renoncement de Louison Bobet, que Jacques Anquetil aurait dû être l’idole d’un peuple (Raymond Poulidor étant encore a l’aube de sa carrière sur le Tour). Une classe tellement manifeste qu’elle éclaboussait le profane, une élégance innée, une lucidité méticuleuse promettaient de lui assurer le rôle exemplaire qui est imparti au champion. Il n’en fut rien. Il semblait que Jacques Anquetil ne fût pas, à proprement parler, un être humain, que, par là même, on ne put se le donner en exemple. Il fallait l’abandonner à sa destinée de cavalier seul, cavalier d’Apocalypse, à la fois admiré et maudit.

Les parois du cœur humain sont minces. On entend tout ce qui se passe chez lui. Si blindé qu’il se veuille, il finit en retour par entendre ce qui se passe chez autrui. Parvenu à la maturité de son talent, Jacques Anquetil ne fut pas insensible au dépit amoureux de ces foules qui espéraient tant de lui qu’elles le conspuaient. Comme on voit au crépuscule de la vie de vieux oncles grigous modifier leur testament, il décida de prendre le départ de ce Tour de France où il n’avait rien à gagner et tout à perdre, de sacrifier à la prodigalité et au panache, de courir pour le seul bénéfice moral, de mener sa guerre de reconquête comme on finit par épouser la compagne qu’on avait un peu dédaignée. Ce faisant, Jacques Anquetil entreprenait simplement d’investir un royaume qui lui appartenait déjà.

Ce fut chose faite à Bagnères-de-Bigorre où sur des sommets qu’il ne dominait pas naturellement, forçant sa vocation à travers les écharpes de brume de l’Aubisque (des cache-cols plutôt) ou dans les cuvettes lumineuses du Tourmalet, il nous donna victorieusement une représentation panachée de Cyrano (scène du balcon de Soulor) et de Chantecler.

« Dans l’Aubisque, devait-il avouer plus tard, j’étais en difficulté. Il me faut plus longtemps que les purs spécialistes, qui poussent un braquet plus petit, pour trouver mon rythme. En revanche, dans le Tourmalet je me sentais parfaitement bien. J’aime les longs cols où les adversaires se défont peu à peu. » C’est là, effectivement, qu’en quelques coups de pédales, amples et onctueux, Jacques Anquetil vint remettre de l’ordre dans la maison avec ce sens des hiérarchies qu’il cultive à son avantage. Ceux qui le précédaient s’amenuisèrent par usure. Le col ne tue lentement que les organismes épuisés.

Que ce coq, dressé sur ses ergots, eût choisi pour cet exploit quasi sentimental un lieu de la terre assez retiré, cette charmante bourgade propice aux chuchotements dans son écrin de verdure, témoignait d’une pudeur qui ne faisait rien à l’affaire. Il savait qu’il se trouvait dans un site où il y a de l’écho… Et, dès lors, Jacques Anquetil, qui devait récidiver quelques jours plus tard à Chamonix en remportant également la grande étape alpestre, fut considéré comme un grimpeur à part entière.

Passage avide. Dans la montagne, s’il y a beaucoup à gagner, il n’y a surtout pas de temps à perdre. Dans la panique qui saisit le coureur en perdition sur la pente, toutes les bouées sont bonnes à prendre. Sur cette même route de Bagnères-de-Bigorre nous en eûmes une démonstration d’école, prodiguée par l’Italien Vito Favero, qui avait terminé second du Tour, l’année précédente, derrière Charly Gaul.

L’homme se distingue de l’animal en ceci qu’il est doué d’arrière-pensées. Ayez confiance en lui : on peut exiger à l’intérieur ce que l’on ne voit pas à la devanture. Quand Henri Guillaumet, en perdition dans la cordillère des Andes, déclara à son retour : « Ce que j’ai fait, une bête ne l’aurait pas fait », nous le croyons d’autant plus volontiers que ses actes sont chargés de sens et de prix. La signification est un des privilèges de l’espèce.

En traversant les Pyrénées, nous avons pu, ce jour-là, sonder le prodigieux double fond de la nature humaine. Nous accompagnions donc Vito Favero. Échappé depuis le matin, il était le seul favori éventuel à avoir réussi à franchir le mur de méfiance dressé par les « grands » en tête du peloton. Ce Vénitien se promenait avec un quart d’heure d’avance sur tout le monde. Les premiers lacets du Tourmalet lui furent pénibles, les seconds désastreux, les suivants fatals. Au fil des kilomètres, il se trouva non seulement rejoint, mais dépassé, puis distancé par ses camarades. Hagard, l’œil trémulant sous l’arcade, il montait à sa main, quand ça n’était pas celles des autres, et semblait faire la quête sur les bas-côtés de la route entre lesquels il évoluait en zigzags déconcertants. Une gloutonnerie l’habitait, qui réclamait son dû sous forme de limonade et de bourrades efficaces. Les allègres indigènes, joignant l’utile à l’agréable, se prodiguaient autour de lui et l’escortaient au pas. On eût dit l’image de la mendicité. L’instinct de réclamer était ici plus fort que celui de se donner. Toute pudeur et toute vergogne étaient bannies. On ne pouvait s’empêcher d’évoquer le Monsieur Perrichon de Labiche, qui n’était jamais si heureux en montagne que lorsqu’il lui arrivait d’obliger son entourage. Vito Favero a dû faire bien des heureux en élisant les supporters spontanés vers lesquels il fonçait tout droit, la main tendue, la bouche ouverte.

Pour notre part, loin d’être tentés de le pousser, nous ne songions qu’à le retenir, cherchant une argumentation susceptible de le dissuader d’aborder la descente, ses périls réels, l’isolement à quoi sont voués les coureurs au long de leur dégringolade vertigineuse. Lui, écumant, paraissait ne rien entendre et poursuivait son cheminement vain et insolite. Il y avait là comme un corps étranger qui ne passait pas. L’Italien n’était plus assimilé à la course. Il semblait poursuivre pour son compte personnel une aventure en forme de gageure. Ses équipiers eux-mêmes l’avaient abandonné et ses bulletins de santé, très loin là-bas, sillonnaient la caravane, accablant les uns, stimulant les autres. Nous n’espérions plus le rapatrier. Son désenchantement physique était tel que ses roues n’avaient plus l’air de rouler sur le sol : il n’avançait que parce que la Terre tourne, comme s’il se fut trouvé sur un home-trainer géant, qui emportait dans le mouvement le paysage et les individus.

Nous franchîmes le col sur ses talons, et ce fut la basculade. Alors, comme les faux aveugles qu’on voit plier leur bagage dans le métro lorsqu’ils estiment qu’ils ont fini leur journée, Vito Favero se redressa soudain, avala un bon bol d’air et, avec une singulière ingratitude, se laissa plonger vers l’arrivée. La métamorphose fut si brutale que nous en ressentîmes le pincement de dépit que les meilleures volontés éprouvent quand elles ont le sentiment d’avoir été dupées. L’avidité, cette fois, s’avançait à visage découvert. Bas les masques et haut les cœurs ! Ce cul-de-jatte prenait ses jambes à son cou. Nous avions envie de crier : « Remboursez ! » Autour de lui s’opérait une grande lessive, qui projetait vers la vallée, et parfois plus rapidement qu’ils ne l’eussent voulu, des coureurs plus légers que des flocons. Vito Favero, de son côté, reprenait confiance d’instant en instant, négociait ses virages avec une économie consommée et s’intégrait dans l’aisance aux divers orphelinats successifs où s’était essaimé le peloton.

Je n’aime pas reprocher à un coureur de solliciter de l’aide autour de soi. J’irais même à penser que tous les droits lui sont acquis, à condition qu’ils ne lèsent pas ceux des autres. Si j’ai cru bon d’évoquer Vito Favero, c’est pour rendre hommage à un subtil talent de comédien. Ce qu’a fait cet athlète, il n’est que trop évident qu’une bête ne l’aurait pas fait.

Un jour, au pied d’une escouade de cyprès en file indienne, j’ai vu, de mes yeux vu, un jeune homme avec des lunettes noires, appuyé sur une canne blanche. Il tendait l’oreille au Tour de France, et tout un visage pathétique pour le humer, s’en imprégner. J’y trouve la confirmation que s’il n’offre pas tout le temps quelque chose à regarder, le Tour parle depuis toujours, au moins à l’imagination.

Il y a quelques années, sur l’hippodrome de Divonne-les-Bains converti en vélodrome, un septuagénaire pittoresque quittait la caravane. C’était un citoyen américain, de la trempe des Citizen Kane. Littéralement fou de vélo, ce qui doit constituer une originalité supplémentaire au Texas, ce grand enfant venait de voir fonctionner, durant dix étapes, le train électrique dont il avait rêvé du haut de ses buildings. On l’avait aperçu, solidement imbibé de boissons fermentées, trinquant du sandwich avec les publicitaires, tenant la bicyclette de Barry Hoban, ensevelissant Robert Chapatte sous un déluge de paroles, ou bien encore donnant à Jacques Goddet cette accolade, à la fois pleine de chaleur et de supériorité, dont les oncles d’Amérique ont le secret.

Comme nous lui demandions, à l’instant de nous séparer, s’il ne se paierait pas du côté de Houston un truc comme le Tour de France, qu’il porterait en déduction de ses impôts, il nous répondit que cela allait de soi. Puis, comme nous lui faisions remarquer que le Texan avait la réputation de s’intéresser surtout aux tableaux de maîtres, il ajouta que le Tour était certainement une œuvre d’art, figurative et abstraite en même temps. Et il faut avouer qu’il y a du vrai là-dedans.

Malgré la volonté formelle de maintenir des structures traditionnelles, un esprit, un code, des rites, le Tour de France, par-delà ses vœux de fidélité, est le type même de la création continue. Le visage qu’il présentera demain, hantise permanente de ceux qui s’y sont baignés avec délices, se profile déjà sous celui qui s’offre aujourd’hui. Et voilà qu’on s’interroge, partagé entre une allégeance aux chères formules consacrées et la crainte de voir soudain la belle aventure à queue de comète faire figure d’inadaptée.

La présence de deux cinéastes polono-saxons, de ceux qui peuplent l’opulente légende hollywoodienne et que nous devions peut-être à l’enthousiasme communicatif du Texan, était récemment significative à la fois des engagements que le Tour doit à sa formidable réputation et des virages qu’il est sans cesse amené à prendre. Ces magnats, qui mâchent plus volontiers leurs cigares que leurs mots, étaient venus superviser les techniciens qu’ils avaient délégués pour échantillonner les décors extérieurs, les atmosphères et les péripéties qui peuvent s’offrir ici à une grande machine pelliculaire. Ils repartirent dans des résolutions les plus flatteuses. Nous risquons donc, peut-être, de voir, un de ces quatre matins, un plateau tournant jouxter l’épreuve sportive et, sans nuire à celle-ci, donner une dimension nouvelle à l’image de cette épreuve rayonnant dans le monde, une dimension romanesque.

Mais quelle sera cette image ?