L’AUTRE CORTÈGE

Cette image cruelle, ce côté pile, en appelle un autre qui illustre la face triomphale du Tour de France : moins de deux jours après la traversée des gorges du Cians, un homme s’avance le long du Rhône, au pied des remparts d’Avignon. Son torse est ceint des couleurs de l’arc-en-ciel, lumière patiemment appelée sur sa personne et où l’univers se reflète parce qu’elle le désigne pour le champion du monde. Deux centaures, bardés de cuir et d’acier, aux arrière-trains en forme de motocyclette, lui ouvrent un chemin à travers les foules massées à sa rencontre. Derrière lui, un second homme se tient debout dans une voiture rouge et lui fait une escorte attentive et tutélaire. Ensuite, c’est le vide palpitant d’impatience, la marge de respect où la meute, lancée à la poursuite de cette proie privilégiée, qui est en même temps pour elle un modèle et un maître, ne peut parvenir à la rejoindre. Placé sur la sellette, réduit à la condition de cible dans la solitude exposée à quoi l’oblige son talent, Louison Bobet, cet après-midi-là, est exact au rendez-vous qu’il avait assigné à la victoire et des milliers de voix clament qu’il faut lui remettre les clefs de la cité.

C’est cette formidable somme de désirs concentrés sur lui, cette chaîne de responsabilités retentissantes, qui ajoute au mérite singulier du champion lorsqu’il répond : présent. En matière de sport, l’inattendu possède certes des charmes avérés ; il sort de l’ombre des étoiles secondaires. Mais rien n’est plus grandiose, malgré tout, que l’exacte rencontre d’un athlète et de son triomphe.

On aura eu beau, une heure plus tôt, gravir dans le silence le mont Ventoux, qui fait à la Provence une verrue monstrueuse et rougie au blanc ; on aura pu voir, au gré de l’ascension, des hommes tomber la langue pendante et vendre leur âme pour un peu d’eau, pour un peu d’ombre ; on aura pu plaindre ceux dont l’œil encore clair quémandait, au passage, une excuse pour leurs jambes, ceux dont les jambes encore alertes n’obéissaient plus aux directives incohérentes d’un regard à la dérive… Il n’en restera pas moins qu’au moment où Louison Bobet, laissant derrière soi un peloton éclaté, pénètre seul dans sa bonne ville-étape, flanqué de Jacques Goddet, directeur du Tour de France, la course, précédée par ceux qui en sont l’enseigne, l’honneur insigne et la raison sociale, offre le véritable aspect qu’elle ne devrait jamais cesser de présenter pour satisfaire l’espérance que plusieurs dizaines de millions d’individus mettent en elle, aux environs de cinq heures du soir.