EN TRAVERS DE LA GORGE

Les joies de la bicyclette, où la douceur de vivre débouche facilement sur la douleur de vivre, peuvent ménager des tragédies fatales. Nous en évoquerons deux parce qu’elles affectèrent deux champions du premier rang.

C’était un dimanche de juillet, en 1960. Midi avait sonné, la messe était dite. Et, pratiquement le Tour de France aussi : il apparaissait qu’il ne pouvait échapper à Roger Rivière, deuxième au classement général à une minute trente-huit secondes de Gastone Nencini, et devant qui s’ouvrait la perspective souriante pour un ancien recordman du monde de l’heure, d’une étape de 83 kilomètres contre la montre, à trois jours de l’arrivée à Paris. À la sortie de Millau, le soleil grillait les causses à perte d’horizon. Aucun signe de vie sur les crêtes pelées ni dans les gorges où l’ombre d’une végétation rabougrie dessinait des quadrillages menaçants. Nous venions de franchir le col de Perjuret et plongions à virelets que veux-tu, chacun pour soi et Dieu pour tous !… Sauf pour un seul.

Dans un tournant, on vit un coureur, le grand Louis Rostollan, qui faisait des gestes déments et remontait à contre-courant en criant : « Roger a tombé ! Roger a tombé ! » Impossible de s’arrêter sur le toboggan gravillonneux où nous étions lancés. Nul n’avait vu disparaître Roger Rivière. Pendant cinq minutes, on le crut volatilisé, rayé purement et simplement de la carte du monde, dont le paysage immense et chaotique nous donnait l’échelle. Or, il gisait à une vingtaine de mètres en contrebas, dissimulé par un repli de terrain, atteint d’une fracture de la colonne vertébrale qui lui interdisait le moindre geste, le moindre appel. Sa tête reposait sur un lit de cailloux, les yeux ouverts sur la nature rugueuse qui l’entourait.

Quand nous pûmes reprendre souffle au hameau des Vanels, nous ignorions encore ce qu’il en était advenu exactement, mais l’anxiété planait sur chacun des équipages qui nous dépassait. Fil à fil, visage après visage, l’événement se précisait… Enfin, Radio-Tour annonça : « Roger Rivière vient d’être victime d’un accident grave » et notre attente fut celle des personnages baignés de fraternité attentive qu’on rencontre dans certains romans virils. La « Terre des Hommes » est parfois dure à l’homme.

L’hélicoptère d’évacuation, dans l’impossibilité de se poser sur le palier abrupt où Roger Rivière s’était arrêté dans sa chute, tournait au-dessus de nous, à la manière des charognards. Il finit par atterrir dans l’enclos d’un vieux paysan, noueux comme un cep de bois dont on fait les Dominici, à l’instant précis où l’ambulance débouchait, avec une étonnante majesté qu’elle tirait de sa lenteur pour éviter les heurts. Roger Rivière apparut sur la civière, livide plus que jamais et baigné dans sa sueur. On l’accompagna jusqu’à la nacelle, tout le monde suivant : les paysannes, les chiens, les valets de ferme, et jusqu’au vieux qui flairait dans tout cela de grands remous de sorcellerie.

Ce dernier regarda avec respect l’hélicoptère brasser l’air, puis jaillir de son champ en apothéose déchirante. Alors, seulement, il parla d’aller chercher son fusil. Toute pitié l’avait déserté : le dénouement, qui privait le Tour de celui qui en détenait la clef et changeait les couleurs de l’avenir, venait de se jouer sur sa culture de haricots, six mois de labeur, cinquante mille francs de semis.

Roger Rivière ne devait jamais plus remonter sur un vélo et finit par nous quitter à l’usure, épuisé par les séquelles d’un traitement aussi périlleux qu’éprouvant.