LE CHAMP DU DÉPART

Les bâtiments fonctionnels où se déroulent les opérations d’accueil et de contrôle restituent aux préliminaires du Tour de France leur visage de conseil de révision. Les concurrents, conscrits plus encore qu’inscrits, y débarquent dans des défroques où flotte encore un parfum de vie civile, escortés par un dernier parent, un dernier ami. Les sergents recruteurs s’en emparent pour les livrer aux sergents fourriers. La remise des dossards leur confère l’anonymat du matricule et, le plus souvent, l’anonymat tout court : ce sont des coureurs cyclistes, et voilà tout, des jeunes gens en survêtements errant d’un hall à un hangar, qui n’offrent apparemment au public d’autre singularité que la bigarrure de leur accoutrement.

Naguère, une foule ardente s’appliquait avec gloutonnerie à mettre un nom sur les visages nouveaux, applaudissait à l’apparition de l’enfant néophyte ou rouvrait volontiers le cercle pour mieux entourer le vétéran souriant descendu de son cadre comme un portrait de famille. Aujourd’hui les fréquentes défections, par roulement, des grands noms du cyclisme contemporain, qui font valoir la clause de l’objection de santé, ainsi qu’on agite l’objection de conscience, loin de mettre en valeur le « dossard inconnu », le petit, le sans-grade, voire le vieux briscard portant en écharpe sa glorieuse nostalgie, les rejettent dans l’ombre.

Que ceux-ci se consolent, au seuil de la visite médicale, en songeant qu’ils vont vaillamment souffler dans le spiromètre, franchir ingénument l’épreuve de l’éprouvette, apprivoiser le manomètre à prendre la tension… Qu’ils se disent aussi qu’à l’orée d’une compétition de cette envergure, ce qu’il y a de merveilleux c’est que l’œil n’y puisse pas sensiblement (je ne dis pas raisonnablement) distinguer les vainqueurs des vaincus et que, jusqu’à nouvel ordre, les premiers vainqueurs d’un Tour de France sont les coureurs qui, s’y étant engagés, ont trouvé le moyen d’en prendre le départ… Qu’ils sachent enfin que le Tour de France constitue l’une de ces civilisations exigeantes où, selon Antoine de Saint-Exupéry : « Les pas avaient un goût, les choses avaient un sens qui n’était permis dans aucune autre » et où l’on peut perdre des causes gagnées comme gagner des causes perdues.

J’en veux pour preuve certains des propos éclairés, tenus à Jacques Augendre par Marcel Bidot, qui dirigea à douze reprises l’équipe de France du Tour, la menant six fois à la victoire, et termina pour son compte personnel à la cinquième place en 1930 : « Le coureur cycliste est bien cet être fabuleux dont parle Jacques Goddet et le sport cycliste ne serait pas ce qu’il est sans les renversements de situation. En 1930, André Leducq en détresse dans la descente du Télégraphe avait virtuellement perdu le Tour. Quelques heures plus tard, il gagnait à Évian, devant l’opinion stupéfaite. Ce coup de théâtre dont je fus le témoin est l’un des événements qui m’ont le plus frappé. Tous les éléments se trouvaient réunis pour en faire un acte de légende, y compris la part de la fatalité et de la Providence.

« Quarante-cinq ans après, le pathétique de cette étape inoubliable s’est estompé, mais sa signification demeure, et sa beauté, symbole du triomphe de la volonté confortée par l’esprit d’équipe. Le désespoir d’André Leducq, affalé sur un talus, le genou en sang, la tête appuyée sur le bras droit, dans l’attitude qui devait inspirer le sculpteur allemand Arno Brecker, est passé à la postérité.

« On pourrait rapprocher de ce haut fait de résurrection une anecdote beaucoup plus récente puisqu’elle a trait au Tour de France en 1974 où une équipe de télévision débarqua à Besançon pour filmer l’effondrement présumé historique de Raymond Poulidor. Ses trente-huit ans passés inspiraient la méfiance, ils justifiaient la précaution et j’avoue que je m’interrogeais sur la façon dont Raymond Poulidor allait passer la montagne… Les cameramen arrivèrent pour fixer l’image d’un Raymond Poulidor plus jeune que jamais, lâchant Eddy Merckx dans le col du Relais du Chat, modifiant totalement les données de leur reportage. La suite, on la connaît : considéré, l’espace d’un jour de repos, comme un vainqueur possible, Raymond Poulidor subit une grave défaillance sur les pentes du Galibier. Cependant, à l’heure où les journaux titraient sur sa défaite irrémédiable, il se ressaisissait, devançait Eddy Merckx au sommet du Ventoux comme il le dominera à nouveau dans les Pyrénées. » Ainsi parlait Marcel Bidot.

Peut-être ces propos alimentent-ils la méditation de ces jeunes gens qui vont entrer dans le Tour comme en religion et prennent déjà la mesure de leur séminaire en arpentant à petits pas le seuil de leur cloître ambulant, sur leurs sandales franciscaines, vêtus de la bure chatoyante des survêtements. D’un instant à l’autre, certains vont s’abandonner aux soigneurs musculeux qui les attendent pour les pétrir sur une table de massage dépliée dans le clair-obscur, d’un couloir d’hôtel, parmi des fioles et des onguents dont les effluves peuplent l’air. D’autres, par précaution, quêtent prématurément dans un recoin confidentiel des pilules et ces cachets prestigieux qui sont l’hostie amère de la confiance en soi. C’est encore l’heure où le soigneur opère à ciel ouvert et où ses sorcelleries consentent à dire leurs noms. D’autres, qui savent que la bicyclette du Tour de France constitue l’un des joyaux de l’industrie du cycle, puisque plus de trois mille pièces entrent dans sa fabrication, portent leur intérêt vers les ateliers. Là, devant des vélos scintillants fixés à des potences, comme pendus à des crocs de bouchers, officient des artisans chevronnés, aussi retors et malicieux que des chanoines, assistés de jeunes mécanos qui offrent la gravité ardente des enfants de chœur. Ils manient d’ailleurs admirablement les burettes et leurs salopettes vous ont un petit air de venir en droite ligne des surplus… américains. Les ténors, enfin, se rendent à confesse dans le giron de leur directeur sportif.

Ainsi apparaît-il préalablement qu’un coureur est la délégation d’une entreprise minutieuse, que sa présence sur la route implique des arrière-gardes et une intendance sans défaillance. S’il faut de tout pour faire un monde, il faut du monde pour faire un Tour.