FIGURE DE BALAI

Le « Balai » est cette camionnette sinistre, hérissée par dérision d’un plumeau de jonc symbolique, où deux personnages d’une jovialité extrêmement déplacée recueillent les coureurs désemparés qui renoncent à poursuivre la course. Elle ferme la marche et les gens se la montrent du doigt avec consternation car elle marque la fin du spectacle. Après elle, la route est rendue au tout-venant et une escorte assez disparate se referme derrière ses roues, accompagnant d’une fanfare plutôt incongrue ceux qui abandonnent. Ainsi le concurrent à la dérive, avant même que d’enfiler son complet-veston, jouit-il des prémices d’une vie civile qui doit lui paraître singulièrement déprimante. Semé par le peloton, négligé par les suiveurs, dépassé par les attardés, il a longuement réfléchi sur la décision à prendre et, tandis qu’il roulait de moins en moins vite, confinant le camion-balai dans le sillage de sa solitude, peut-être a-t-il cru lire sur le visage patient et sûr de soi de ceux qui le guettaient comme une proie certaine que la plaisanterie avait assez duré. Alors, il a mis pied à terre, il a retiré son dossard et l’a tendu à ses bienfaisants persécuteurs, tel un ticket de vestiaire : « Messieurs, je vais me rhabiller ! »

Mais les déserteurs ne se rhabillent pas aussi facilement. Il ne leur est pas consenti de retourner à l’anonymat par des chemins de traverse, de s’engloutir dans la masse ; il faut d’abord les démobiliser. Tout au plus jette-t-on une couverture pudique sur leurs épaules frissonnantes avant de les pousser dans le caisson de la voiture. L’intérieur de celle-ci évoque le fourgon cellulaire et sent les soirs de rafle, la poisse, l’ombre moite. Le malheureux auquel la poussière, l’embrocation, la sueur font d’étonnants tatouages se laisse aller sur un petit banc fruste, les mains entre les jambes ou la tête dans les mains. Désormais, il ne connaîtra plus des êtres humains et des paysages que l’écho lointain, l’écume bruissante au flanc du véhicule. Son vélo fixé à une tringle ressemble, dans le demi-jour, à un chevalet de torture. Des chaînes pendent. Un seau tinte à ses pieds. L’équipage roule à 30 à l’heure. On a tout le temps de méditer sur son sort quand on finit sur la paille humide du balai.

Je me rappelle m’être condamné à passer quatre heures dans ce corbillard des plus moroses pour y accompagner un Suisse du nom de Hans Hollenstein. C’est cruel à dire, mais ce Tour de France-là ne m’était apparu véritablement engagé qu’à l’instant où Hans Hollenstein, lâché le plus régulièrement du monde, le genou grinçant, avait paraphé le premier abandon de l’épreuve. Jusque-là, la facilité apparente de la course, l’allure exorbitante à laquelle elle était menée, son découpage avaient donné aux étapes initiales des physionomies de classiques « ville-à-ville ». Le temps des longues haleines venait donc de sonner, où toute lumière implique sa contrepartie d’ombre. Il fallut beaucoup de creux pour donner du relief.

Hans Hollenstein, il m’en souvient, possédait la silhouette frêle et la mine ahurie de Laurel. Loin de satisfaire l’idée qu’on se fait de l’athlète, il appelait plutôt sur lui les coups du sort et les croche-pieds de l’existence. Il portait son nom rugueux de chef de bande moyenâgeux avec un candide effacement. Il n’avait pas désiré prendre le départ, un honorable Tour de Suisse terminé à la quatrième place suffisant à sa gloire pour cette saison. Mais l’opinion publique l’avait réclamé, lui, si obscur, et il s’était fait violence pour la croix (blanche) et pour la bannière (helvétique). Le résultat est qu’au cinquantième kilomètre de la troisième étape, on l’avait vu lever le bras en l’air pour demander « pouce ! ».

Voyager en Suisse, même pour un coureur au maillot rouge, est une perspective saumâtre. Par la portière entrebâillée, Hans Hollenstein tentait de situer les localités que son wagon aveugle traversait. En désespoir de cause, il plongeait sa main aux alentours de son sternum, là où les coursiers se plaquent l’itinéraire du parcours à la manière d’un cataplasme, et restait là, sans comprendre, à retourner entre ses doigts balourds ce morceau de carton maculé qui lui tenait lieu de guide bleu…