LA FACE CACHÉE DE LA LUTTE

L’exercice de la bicyclette, au niveau du sport, est une activité où toutes les fonctions naturelles, hormis celle de la reproduction, sont appelées à jouer un rôle durant les nombreuses heures où s’étire une course. À plus forte raison, le Tour de France, en fonction de la répétition quotidienne et de la diversité des efforts qu’il propose sous des climats contrastés, constitue, pour une part très importante, une compétition physiologique où s’affrontent des organismes.

C’est une tentation permanente que d’assimiler l’organisme humain à un moteur. Les améliorations qu’on peut apporter à ce dernier, dans le domaine de la mécanique, éveillent en général l’admiration des spécialistes. Pour ce qui nous occupe, il va d’évidence qu’un coup d’œil sur le profil de l’étape et sur la météorologie, la perspective d’une ascension plombée de chaleur ou d’une interminable ruée en rase campagne contre la pluie et le vent requièrent des procédés d’exception. Qu’un coureur se « traficote » ne regarde que lui, jusqu’au moment où les conditions de l’exploit risquent de devenir insalubres. Il reste qu’à un moment et en un lieu donnés, les circonstances exigent de lui qu’il se surpasse. Il s’efforce de faire front à cette obligation.

Nul ne disconviendra que le dopage puisse être une pratique catastrophique, l’arme illusoire des plus faibles, une épingle de nourrice. À travers lui, une planète où tout devrait s’affirmer dans une allégresse contagieuse – l’audace, le courage, la santé – une planète révèle qu’elle possède aussi sa face d’ombre où tout se tait. Du moins le plus longtemps possible. C’est la face cachée de la Lune, avec ses vallées de la ruse, ses cratères du soupçon, ses mers de la répression. C’est la face cachée de la lutte.

Depuis 1966, des opérations de contrôle se sont donné pour but de la démasquer. Elles sont particulièrement draconiennes sur le Tour de France et furent si maladroitement menées, à l’origine, qu’elles provoquèrent une grève des coureurs sur la route de Bayonne. Qu’on imagine, au sortir cossu de Bordeaux, dans un ourlet d’ombre, une bonne centaine de champions descendus de vélo et se mettant à marcher, traînant leurs montures par les oreilles. Jockeys vers le pesage, étudiants confus de leur propre chahut, pèlerins encombrés sur le chemin de Santiago de Compostela, rien ne peut rendre compte de cette marche pénible sous le soleil, sinon la pérégrination frémissante qui conduisait, à la même époque, les Noirs américains vers Memphis ou Jackson… « La Marche de la Peur » ? Sans doute n’en étions-nous pas encore là, mais il était certain que pour l’instant les coulisses primaient l’exploit. La revendication était simple, elle tenait dans l’aspiration de l’individu à disposer de soi-même. Quand quatre individus, vêtus d’imperméables, frappent à votre chambre pour vous réclamer vos urines et vos papiers, voire pour fouiller votre valise, nous ne sommes plus sur le Tour de France, nous sommes dans une rafle à Pigalle. Soulignons que ces procédés se sont beaucoup améliorés dans le sens du tact et de la rigueur scientifique.

Bien sûr que, nous aussi, nous croyons à la nécessité d’une lutte « antidopage », dans la mesure où la « non-assistance à personne en danger » est une notion bien définie dans les responsabilités de chacun. Mais il serait bon qu’elle demeure une affaire de famille, ressortissant au médecin du même nom, et qu’on évalue tout ce qui peut séparer un diagnostic d’un verdict.

Dans l’état actuel des choses, il apparaît que beaucoup de ceux dont l’intégrité sombre dans l’éprouvette sont le plus souvent des tricheurs sans le savoir. Ils ne sont pas dopés, ils sont dupés.

Certains courent le risque d’être renvoyés chez eux sur la vue d’urines plus ou moins claires, alors qu’ils n’ont pas encore totalement dépouillé les langes de l’innocence. On ne saurait, en effet, leur demander de connaître par cœur la pharmacopée (il y a plus de deux cents produits interdits) et Joaquim Agosthino lui-même, avant une étape contre la montre, était persuadé de se stimuler avec un laxatif ! Il faut considérer que ces malheureux garçons ignorent pour la plupart les composants de la préparation biologique que leurs organismes de haute précision requièrent le plus légalement du monde.

À la limite – et il ne s’agit plus là de préparation mais de réparation – un coureur cycliste, soumis à tous les aléas d’une aventure de trois semaines, ne pourrait plus se permettre d’être enrhumé car il serait privé du recours que n’importe quel médecin est susceptible de nous prescrire, à nous usagers du commun, dans les mêmes circonstances. Il faudrait des concertations nombreuses et diverses avant de fixer dans la rigidité d’un code des mesures encore balbutiantes. Il me semble qu’un premier pas serait accompli si l’on tenait compte, moins de la nature du produit, que de la quantité absorbée. N’importe qui, dans la vie quotidienne, est susceptible d’apprécier la différence entre prendre un comprimé de somnifère et avaler le tube.

Étant entendu que nous rêvons d’archanges à roulettes, dont la blancheur ne risquerait pas de se ternir au contrôle et qui nous donneraient une estimation flatteuse du cheptel humain, j’émets l’opinion personnelle qu’il y a, malgré tout, une certaine grandeur chez des êtres qui sont allés chercher dans on ne sait quel purgatoire le meilleur d’eux-mêmes. On a certes envie de leur dire qu’il ne fallait pas faire ça, mais on peut demeurer secrètement ému qu’ils l’aient fait. Leurs regards chavirés nous sont une offrande. Nous pensons que demain dispersera ces nuages. Du moins se seront-ils une fois offerts aux acclamations et aux outrages pour que tourne le somptueux manège, ce concours permanent où ils se veulent élus.