LE MOYEN ÂGE

Lauredi abattant des kilomètres à plus de quarante de moyenne avec le crâne ouvert sur dix centimètres, Louison Bobet décramponnant l’un après l’autre ses rivaux immédiats pour atteindre à l’apothéose, illustrent sur deux registres fondamentaux le dessein qui présida à la création d’un Tour de France cycliste : frapper l’imagination des masses, sonder les possibilités humaines, instaurer une mythologie moderne à la rencontre de l’effort musculaire et du progrès technique.

Quand il mit sur pied la première édition de cette épreuve, en 1903, Henri Desgrange, patron du journal L’Auto, avait à vaincre le préjugé extrêmement défavorable ancré dans l’opinion par le bilan désastreux de la course automobile Paris-Madrid. De nombreux morts, l’interdiction lancée par le gouvernement de poursuivie plus avant une semblable entreprise de suicide collectif accréditaient la légende de la « route qui tue ». Par esprit d’entreprise et pour des raisons annexes de concurrence journalistique, Desgrange, homme d’action rugueux, passa outre. Soixante coureurs se présentèrent au départ. Ils se retrouvèrent vingt et un à l’arrivée, après avoir couvert en six étapes la bagatelle de 2 428 kilomètres. Le vainqueur, Maurice Garin, avait accompli la distance à 25,679 kilomètres de moyenne horaire !…

Stupéfaites, les populations ne furent pas conquises pour autant. Des protagonistes, contraints de rouler la nuit, étaient souvent assaillis à coups de gourdin et roués de coups. En certains points du parcours, des saboteurs jonchaient la chaussée de sournoises poignées de clous et, dans la campagne de Nîmes, on trouva la route barricadée par des paysans qui engagèrent une bataille rangée avec les champions. Il n’est pas interdit d’inscrire ces mouvements au compte d’une vague terreur mystique, analogue à celle de l’an mille : la bicyclette vivait son Moyen Âge.

Pourtant, après avoir failli abandonner son œuvre purement et simplement, dès sa deuxième année d’existence, Henri Desgrange ne songea, par la suite, qu’à la durcir davantage. En 1905, il ne craignait pas d’allonger le parcours, lui adjoignant pour la première fois un secteur de montagne que sillonnaient des routes, des chemins plutôt, à peine carrossables. Les malheureux participants, qui trouvaient les ressources de persévérer, devaient s’y frayer une piste à travers la boue et la neige fondue. En 1910, ce fut l’apparition et l’adoption définitive des cols d’Aubisque et du Tourmalet, ces « juges de paix » à part entière, comme on les appelle dans les milieux cyclistes pour la raison qu’ils sont censés provoquer dans le palmarès des décisions sans appel. L’affaire ne se fit pas sans mal. Même Desgrange hésitait à lancer ses bonshommes sur un toboggan aussi périlleux, où les patrouilles militaires signalaient la présence de troupeaux d’ours bruns. Mais l’adjonction des Pyrénées avait un défenseur farouche en la personne d’un collaborateur de l’organisation du nom d’Alphonse Steines. Celui-ci prit sur lui de forcer l’adhésion du patron en effectuant tout seul une reconnaissance d’itinéraire. Bloqué à 2 000 mètres par une tempête de neige, il s’égara dans la nuit et il fallut des douaniers pour le découvrir à l’aube du lendemain, les vêtements en lambeaux, à demi mort de froid. Néanmoins, il n’hésita pas à télégraphier sur-le-champ à Paris pour confirmer que les Pyrénées étaient parfaitement praticables. Ainsi les lieux mêmes où devait dorénavant se faire jour la vérité de la course venaient-ils d’être consacrés par un audacieux mensonge. Il convient, toutefois, de confirmer qu’Alphonse Steines n’avait pas rencontré d’ours brun.