ON COURT TOUJOURS SEUL

Les coureurs britanniques sont des citoyens des routes dont le passeport est un dossard. Ils appartiennent à cette espèce migratrice du champion cycliste qui est à son aise partout, pourvu qu’il y trouve le pain et la selle. Le plus grand que l’Angleterre ait connu, Tom Simpson, est mort sur le flanc du mont Ventoux, un 13 juillet, au cours de la treizième étape du Tour 1967, d’un grand coup de soleil, de ce soleil auquel il s’était fait une place. Il est tombé vraisemblablement pour avoir voulu trop bien faire, se surpasser, ce qui me semble une des issues naturelles offertes a un athlète, étant entendu qu’il n’y a pas de belle mort aux yeux des survivants, même celle du coureur de Marathon.

Parmi les terrains de haute compétition proposés à l’effort cycliste, le Ventoux, comme d’ailleurs le puy de Dôme, est de ceux dont l’action se traduit non seulement par une incidence mécanique, mais par la puissance obsessionnelle de leurs envoûtements. Peu de souvenirs heureux s’attachent à ce chaudron de sorcière (en relief) qu’on n’aborde pas de gaieté de cœur. Nous y avons vu des coureurs raisonnables confiner à la folie sous l’effet de la chaleur et des stimulants, certains redescendre les lacets alors qu’ils croyaient les gravir, d’autres brandir leur gonfleur au-dessus de nos têtes en nous traitant d’assassins. Donc, ce jour-là, au pied de ce tumulus désertique, de ce sahara suspendu… Mais je cède la plume à Pierre Chany, dont je partageais la voiture, car si je n’ai pas vu autre chose que lui, il l’a sans doute mieux vu que moi :

« Je me souviens parfaitement de cette course funeste : la température est torride, quand Julio Jimenez attaque, contrôlé par Raymond Poulidor. Un premier groupe se forme derrière les deux grimpeurs, dans lequel on identifie Roger Pingeon, Felice Gimondi et Tom Simpson qui porte le maillot blanc frappé de l’Union-Jack. Un peu plus haut, Tom Simpson perd du terrain et d’autres avec lui, mais, à trois kilomètres du sommet, dans un désert de caillasses, là où la montagne devient lunaire, il commence à vaciller. Il tombe alors une première fois. Les spectateurs se précipitent, le remettent en selle et le poussent. Il parcourt trois cents mètres environ, propulsé par des mains inconnues, la tête inclinée sur l’épaule droite dans une attitude qui lui est familière dans l’effort, le visage exsangue, et il tombe à nouveau. On ne tente plus de le relever, cette fois, car il a perdu connaissance. Un spectateur pratique aussitôt le bouche-à-bouche. Déjà le docteur Dumas est là, qui fait à Tom Simpson une piqûre pour soutenir son rythme cardiaque et lui insuffle de l’oxygène. Quelques minutes encore, et l’hélicoptère de la gendarmerie transporte le coureur à l’hôpital Sainte-Marthe d’Avignon où il mourra à 17 h 30, d’un collapsus cardiaque, préciseront les médecins. » (La Fabuleuse Histoire du cyclisme, aux éditions O.D.I.L.)

Mais on avait trouvé des cachets dans les poches du maillot de Tom Simpson et l’autopsie révéla des traces d’amphétamines dans l’organisme. Quelques chacals se mirent à hurler au Tour de France qui tue.

Or, nous venions de perdre Tom Simpson au cours d’une des ascensions les plus bénignes que le Ventoux ait suggérées à des coursiers (la victoire de Jan Janssen, coureur d’exception mais grimpeur ordinaire, le prouve assez). Malgré tout, avec ses vieux cailloux brûlés, son peloton pénitentiaire ahanant sur des chemins qu’on appréhendait comme ceux de Biribi ou de Tataouine, l’épouvantail avait joué son rôle au-delà de toutes proportions. Les défaillances, fameuses dans l’histoire de ce col redoutable, avaient choisi de trouver leur aboutissement en la personne d’un des plus judicieux et des plus rusés d’entre ceux qui aient jamais tenté de l’escalader. Et son mystère, jusque dans la tombe, lui appartenait.

Sur quelque 200 kilomètres de route proposés quotidiennement aux coureurs du Tour de France, chacun en fin de compte mène sa vie comme il l’entend. Ces hommes sont des adultes, leurs arrière-pensées leur appartiennent. Ce sont des professionnels, leurs ambitions et leurs malices épousent les règles d’un jeu qu’ils détiennent en propre. Aucune étape n’offre le même profil pour deux individus : ils y introduisent leurs caprices respectifs, la colorent de leurs états d’âme, la confrontent aux ressources qu’ils sont seuls à pouvoir estimer.

Tom Simpson avait été sacré champion du monde après avoir introduit par moments une sorte de panique dans le cérémonial des courses à force d’aller trop ardemment au-devant des dieux. On l’aimait pour ce qu’il apportait à la fois de désinvolture et de gravité dans la passion, on se plaisait à penser qu’il avait noué la cravate d’Eton au guidon d’un engin où beaucoup voient encore le gagne-pain du facteur. Quand il s’avéra le premier Anglais à s’emparer du maillot jaune, ce qui était une conquête pour lui devint une conquête pour ce sport tout entier. Tom Simpson n’était pas pour autant déformé par les lois et les mœurs d’une compétition âpre. Et s’il s’était fait naturaliser cycliste, il n’en apportait pas moins un coloris particulier à cette palette dont il aura illustré l’arc-en-ciel. Cette couleur était celle d’un flegme affecté et d’une nature difficilement domptée.

Le surmenage cycliste est une notion vaine. Ce n’est pas avec des médailles ou des millions qu’on attire les hommes vers leurs tombeaux. Je puis attester ici qu’au contraire, la plupart du temps, tout est mis en œuvre pour les prémunir contre une interprétation abusive de leurs aspirations et de leur gloire. Mais que l’essentiel, qui est de savoir jusqu’où l’on peut aller trop loin, ne cesse jamais de leur appartenir.