DES PÈRES PAS TRANQUILLES

Peut-être est-ce le lieu d’essayer de cerner le rôle des directeurs sportifs. On les prendrait superficiellement pour des messieurs gonflés d’inanité sonore, occupés à se tailler de grosses tartines durant la course et à boire du Champagne, le soir, quand leurs ouailles sont au lit. La vérité est que ceux que nous avons rencontrés, en activité comme en bordure, à la scène comme à la ville, nous ont laissé une impression très édifiante. La plupart savent que la route, seule, remet les choses à leur juste place. La bicyclette, disent-ils en substance, on n’en fait pas autour d’une table avec un crayon à la main. Le coureur, en définitive, ne va que sous la dictée du parcours, de son humeur personnelle et de celle des autres. Et c’est dans cette marge entre vouloir et pouvoir qu’il convient de faire litière de prétendues erreurs de tactique, démesurément grossies. Non, le véritable rôle du directeur d’équipe commence à la tombée du jour, autour d’une table certes, mais copieusement garnie de victuailles, avec la formidable débauche d’autorité diplomatique qu’il faut déployer pour équilibrer les tendances, les aspirations et les intérêts de champions qui se considèrent comme autant de vedettes ou d’hommes d’affaires.

Donc, tous tombent d’accord sur un point de modestie : il n’existe pas parmi eux, dans l’absolu du moins et sauf aubaine exceptionnelle, de stratèges à la Carl von Clausewitz, susceptibles de préméditer un plan de bataille et de le faire observer à la lettre. En course, il faut faire avec ce que l’on a, à cet endroit-là, à ce moment-là. Encore le coureur est-il présumé assez accompli pour savoir résoudre le problème qui lui est posé, à titre de leader ou à titre d’équipier. Mais il faut qu’il en connaisse les données.

Pour Jean De Gribaldy, qui a fait mieux que ses preuves, le directeur sportif est d’abord un informateur, mais un informateur informé. Les dispositions de chacun, jusqu’aux plus intimes doivent lui être familières. Les repas du soir sont pour lui des « banquets » de Raton. C’est également autour de cette table, où les coureurs sont appelés précisément à se « mettre à table » et sur laquelle il lui est arrivé de frapper si joliment, que le prestigieux Raphaël Géminiani estime que l’esprit d’équipe se forge et se bronze. Car il ne suffit pas que le coureur sache ce qu’il a à faire, il faut qu’il l’accepte spontanément. On y contribuera en entretenant l’optimisme individuel et l’euphorie collective par une observance très stricte du souci de l’Intendance (rapports avec les mécaniciens, les soigneurs, les organisateurs).

Louis Caput, dont la lucidité se fond avec le vif-argent, outre qu’il partage toutes les vues énumérées précédemment, va encore plus loin dans ce que l’on prendrait à tort pour du paternalisme. À ses yeux, le directeur sportif est un père de famille, soit. Mais entendons par là qu’il aura soin du devenir de ses protégés, de leur carrière, qu’il n’exigera pas d’eux tout et tout de suite, pour satisfaire la firme qui les emploie. Couver autant que couvrir : c’est la formule de la maison.

Ce n’est sans doute pas exactement celle de Maurice De Muer, l’un des mentors les plus comblés de ces dernières années, tant sur le plan des équipes régionales que sur celui des équipes de marques. Il va d’évidence que pour lui le directeur sportif agit avant tout comme un stimulateur : les résultats sont là, qui tiennent d’abord très lucidement à une omniprésence en course. Plus captivante encore – et elle n’en est qu’à son début – sera vraisemblablement l’expérience de Cyrille Guimard, qui apporte à l’exercice de la fonction une dimension nouvelle, propre à exciter ses poulains, dont beaucoup ont partagé avec lui la vie courante des pelotons et dont certains sont ses aînés. Cyrille est un prochain exigeant.

Pour rester dans l’actualité, il faudrait prêter l’oreille à Henry Anglade, car celui-ci se montre moins qu’il ne se fait entendre. L’Anglade tel qu’on le parle nous semble être le langage d’un psychologue taciturne, adepte du porte-à-porte et du tête-à-tête. Il est l’homme des longues plages de la méditation raisonnable, raisonnée, soudain léchée par de furieuses vagues raisonneuses. Ce que nous entendons alors, c’est l’Angueulade telle qu’on la parle.

Plus généralement, nous distinguerons entre les directeurs sportifs ceux dont l’autorité est immanente et émane précisément du climat qu’ils ont su créer, ceux dont l’autorité est transcendante et procède d’une manière de raison d’État. Puis, sans relation immédiate avec la classification précédente : ceux qui estiment que l’essentiel de leur rôle est de simplifier la vie du coureur et ceux qui sont persuadés qu’il consiste à l’exalter, bref les majordomes et les majors d’hommes. Mais tout cela dépend naturellement de l’effectif dont ils disposent.