33.

Aux premiers jours de mars, Henri III établit à Tours le siège de son gouvernement. Il y convoqua les officiers des cours souveraines et le nouveau parlement s’installa dans l’abbaye Saint-Julien. L’un des premiers actes des cours nouvellement installées (qui ne comprenaient qu’une partie des conseillers, les autres étant restés à Paris ou étant emprisonnés) fut de reconnaître le baron de Dunois comme fils du cardinal de Bourbon.

Pendant ce temps, les négociations entre les deux beaux-frères se poursuivaient. Finalement, par un traité signé le 3 avril 1589, le roi de France et son cousin décidaient une trêve d’un an pour lutter contre la Ligue. En échange de Saumur, le roi de Navarre s’engageait à entretenir pour le service du roi de France douze cents chevaux et deux mille arquebusiers.

Les deux partis continueraient cependant à faire la guerre séparément et Henri III se justifia de cette trêve – qui n’était pas une alliance – par la nécessité de défendre sa couronne menacée par les ligueurs. En même temps, il rendit une ordonnance confisquant tous les biens du duc de Mayenne et des gentilshommes et bourgeois de la Ligue, criminels de lèse-majesté.

Mais pendant que le roi de France s’installait à Tours, le duc de Mayenne s’en rapprochait rapidement tant le duc de Nevers et son armée ne le gênaient guère. Quant au roi de Navarre, il arrivait par l’Ouest et s’emparait de plusieurs places sur la Loire.



À Tours, on battait monnaie comme à Paris1, et pour cette raison la rue de la Monnaie, où se situait l’hôtel des monnaies, était bordée de belles maisons que de riches trésoriers avaient fait construire. Nicolas Poulain louait l’une d’elles, une grande bâtisse aux colombages multicolores magnifiquement sculptés dont l’escalier était inséré dans une tour de briques à pans de bois.

À la fin du mois d’avril, comme un déluge de pluie tombait sur la ville et que les éclairs déchiraient l’air, on frappa à sa porte. Le concierge ne s’en aperçut pas tout de suite tant les coups de tonnerre faisaient vibrer la maison. C’étaient cinq visiteurs dont l’un disait s’appeler Olivier Hauteville.

Le concierge prévint son maître qui se précipita avec son épouse pour les faire entrer. C’était en effet Olivier, accompagné du baron de Rosny et de leurs valets d’armes. Tous étaient trempés comme s’ils avaient traversé la Loire à la nage.

Ce furent de chaleureuses étreintes et force embrassades tant ils étaient heureux de se revoir, bien vaillants malgré la guerre. Chacun posa mille questions et Marguerite se réjouit en apprenant que Cassandre était grosse et que la naissance serait pour septembre. Mais les voyant trempés et grelottants, elle mit fin aux effusions en leur proposant de se sécher près d’un feu pendant que des serviteurs iraient chercher leurs bagages laissés avec leurs chevaux, sous bonne garde, dans une écurie proche.

Quelques instants plus tard, tandis que les hommes d’armes se restauraient dans la cuisine, Rosny et Hauteville se retrouvèrent dans la chambre de Nicolas. Ils n’avaient pas mangé depuis des heures, mais le cellier de la maison était bien garni en fruits et en charcutaille et la table fut vite dressée pendant qu’ils retiraient corselets et vêtements mouillés pour enfiler des robes chaudes.

Comme Marguerite leur servait du vin chaud, Nicolas ne cessait de les interroger.

— Je n’avais plus de nouvelles de vous, monsieur de Rosny, s’étonna Nicolas. Je sais que vous avez été malade et que le traité d’alliance a finalement été négocié par M. de Mornay…

— Qui s’en est attribué la gloire! le coupa le baron avec aigreur. Par la même occasion, Mornay a obtenu le gouvernorat de Saumur, une ville que j’avais négociée à notre cause! J’en ai été si fâché que je suis rentré chez moi à Rosny, mais je n’ai pu rester longtemps loin de mon maître, sourit-il quand même dans sa barbe.

— Vous venez du camp de Navarre? demanda Poulain. J’ai appris ce matin que son armée serait à une dizaine de lieues.

— Bien plus près, Nicolas! fit Olivier. J’ai laissé le prince à trois lieues d’ici, de l’autre côté de la Loire.

— L’avant-garde de Mayenne n’est guère plus loin, m’a-t-on rapporté, remarqua sombrement Poulain.

— C’est ce qui nous amène, monsieur de Dunois, dit Rosny. Mon maître est persuadé que l’affrontement avec l’armée ligueuse est pour bientôt. Mais nous battrons-nous séparément, ou côte à côte? Vous connaissez l’histoire des Horaces et des Curiaces. Si Mayenne nous combat séparément, ses forces sont suffisantes pour nous battre, tandis qu’ensemble, il ne peut qu’être vaincu.

— En effet, soupira Poulain, mais c’est ce qui a été décidé dans le traité d’alliance. L’armée du roi et celle de Navarre doivent se battre séparément.

— Tout peut changer! Nous en avons débattu au conseil. J’ai défendu le renforcement de notre alliance, et pour cela quel meilleur moyen qu’une rencontre entre nos deux princes? C’est un des rares points sur lesquels Mornay et moi sommes d’accord, ironisa Rosny, mais nous avons contre nous le reste du conseil. Certains ont mis en garde notre prince : s’il se rendait en confiance à la cour, Henri III le ferait assassiner, comme il l’avait fait avec Guise, et il enverrait sa tête aux Parisiens pour servir de gage à une paix avec eux et les Lorrains. Ainsi la guerre des trois Henri prendrait fin à son avantage! Navarre est d’ailleurs le premier à douter de la sincérité du roi, n’osant se fier à ses paroles et à ses promesses, surtout après avoir vu comment il les respectait avec Guise!

— Je ne peux imaginer une telle félonie du roi avec son beau-frère, fit Poulain.

— Êtes-vous certain qu’il en est incapable? s’enquit Rosny.

Poulain ne répondit pas à cette question mais en posa une autre en remarquant qu’Olivier restait silencieux.

— Qu’a décidé Mgr de Navarre?

— Il accepterait du bout des lèvres une rencontre, mais dans un lieu qui lui agrée. Mornay a proposé que M. Hauteville vous en parle. J’ai approuvé son idée et je l’ai accompagné. Vous pourriez être garant de la loyauté du roi.

Nicolas lança un regard à son ami et devina combien il était réticent. Lui aussi doutait du roi.

— Peut-être, dit Poulain après un temps de réflexion. Je pense que M. d’Aumont approuverait une telle rencontre. Il habite un peu plus loin dans la rue… Et si nous allions l’interroger?



Le lendemain, le maréchal d’Aumont vint chercher Rosny et Hauteville pour les conduire auprès du roi. Nicolas Poulain resta bien sûr avec eux. Montpezat et trois de ses ordinaires les accompagnèrent jusqu’au cabinet de travail où se trouvaient le marquis d’O et le duc de Retz. Impavide, Henri III les écouta en silence avant de déclarer :

— Tout cela est bel et bon, mes amis, mais il sera difficile d’établir une complète et franche confiance entre les gens de mon cousin et les nôtres, que proposeriez-vous?

— Une rencontre hors de la ville, suggéra Rosny. À mi-distance de nos deux camps, avec un nombre égal de gentilshommes dans les deux suites.

Le roi ayant pris son menton dans sa main gauche secoua longuement et négativement la tête en serrant les lèvres.

— Je suis le roi, dit-il enfin. C’est à mon beau-frère de venir me rendre hommage.

— Mon prince refusera d’entrer dans Tours, vous le comprenez, sire.

C’était l’affirmation de leur défiance mutuelle. Mais Henri III était trop bon politique pour refuser l’ouverture qu’on lui proposait. Il joignit l’extrémité de ses mains en soupirant.

— … Mais je suis chez moi partout dans mon royaume. De l’autre côté de la Loire, dites-vous? Pourquoi pas à l’abbaye de Marmoutier?

L’abbaye se situait au nord de la ville, de l’autre côté de la Loire.

— Monseigneur préférerait Saint-Cyr, près du pont de la Motte, sire.

Il y avait là un ruisseau assez large formant une défense naturelle. De nouveau ce fut le silence, et le roi laissa tomber :

— Demain dimanche, je me rendrai à la messe à Marmoutier. En revenant, j’aurai plaisir à rencontrer mon cousin s’il se trouve à Saint-Cyr. MM. de Dunois et d’Aumont porteront mon invitation, et seront cautions de mon engagement.

Ainsi, en apparence, le roi ne cédait rien. S’il rencontrait Navarre, ce serait uniquement parce qu’il serait sur sa route, faisait-il comprendre. Mais nul n’était dupe. Si Saint-Cyr et Marmoutier se trouvaient sur la même rive de la Loire, les deux endroits étaient à l’opposé l’un de l’autre par rapport au pont de Tours.



L’entrevue terminée, Nicolas Poulain gagna le camp de Navarre avec le maréchal d’Aumont, accompagné bien sûr de Rosny et d’Olivier. Henri de Bourbon les reçut le soir même avec Philippe de Mornay et les autres membres de son conseil. Navarre portait une casaque blanche sale et rapiécée, avec un corselet de fer bosselé barré d’une écharpe blanche. Il était coiffé de son vieux chapeau noir à panache blanc.

Le maréchal d’Aumont lui remit cette lettre du roi.

Mon cousin,

J’ai donné charge à MM. d’Aumont et de Dunois de vous voir de ma part. Je vous sais proche. Ayant pleine confiance en votre affection pour moi, comme pour le triomphe de nos ennemis, il me serait bien aise de vous voir et de vous parler. Demain dimanche, j’irai ouïr la messe à l’abbaye de Marmoutier et vous sachant si près de moi, je passerai à Saint-Cyr après icelle.

Priant Dieu qu’il vous ait, mon cousin, en sa sainte garde.

— J’aurais mauvaise grâce à refuser une telle invitation, fit Navarre après avoir lu deux fois la missive, la seconde à haute voix à l’attention de l’assistance.

Mornay hocha la tête, mais les autres membres du conseil et les maîtres de camp faisaient grise mine.

— Dunois, ou plutôt devrais-je dire mon cousin, dit Navarre en souriant. Vous resterez près de moi?

— Si vous le souhaitez, monseigneur, mais j’avais envisagé de vous attendre à Saint-Cyr pour assurer votre sécurité. Soyez certain que j’y veillerai comme si vous étiez mon père.

Le prince demeura encore un instant silencieux, les mains jointes, comme s’il pesait sa décision, tant elle allait être lourde de conséquence.

— Nous irons demain, trancha-t-il. Fleur-de-Lis et vous, Rosny, m’accompagnerez. Mornay, vous resterez ici pour prendre le commandement. Châtillon, vous chargerez M. de Maignonville de mettre les troupes en bataille entre Saint-Cyr et le pont de la Motte. Je veux quatre cents lances et mille arquebusiers à cheval.

Ayant dit ceci devant le maréchal, il ajouta à son intention :

— S’il plaît à Sa Majesté de venir jusqu’à Saint-Cyr, je lui baiserai les mains et prendrai ses ordres.

On ne pouvait être plus clair sur la défiance que lui inspirait cette rencontre.



Le lendemain, le soleil se levait à peine quand Navarre rejoignit ses gentilshommes. Dans la soirée, plusieurs de ses proches avaient encore tenté de le dissuader, le conjurant de ne pas se livrer à un roi si calculateur et si imprévisible. Olivier lui-même s’était promis de rester au plus près de lui mais Nicolas, avant de repartir à Tours, lui avait assuré qu’il connaissait désormais suffisamment le roi pour être certain de sa loyauté et de son sincère désir de s’allier avec son beau-frère.

Alors qu’il s’apprêtait à monter en selle, Henri de Bourbon parut encore éprouver des craintes. À nouveau, il demanda à chacun des gens de sa suite ce qu’ils pensaient de sa démarche. Presque tous y étaient opposés et le conjurèrent de renoncer.

— Vous ne dites mot, Rosny, que vous en semble?

— Ce que vous faites n’est pas sans danger, sire, c’est vrai, mais c’est ici une occasion où il faut donner quelque chose au hasard… De surcroît, nous avons pris toutes les précautions. Quinze cents arquebusiers sont en route pour Saint-Cyr. Châtillon et trois cents de ses plus vaillants chevaliers sont sur place. M. de La Rochefoucauld est avec la première noblesse de Saintonge. Pour vous prendre, le roi devrait envoyer une armée!

Le roi médita un instant avant de décider :

— Allons, la résolution est prise, il n’y faut plus penser!

Ils partirent. De toute sa troupe, nul n’avait de chapeau à panache sauf lui. Un chapeau avec un grand panache blanc. Il était resté vêtu en soldat, comme si ce jour devait être un jour ordinaire, avec sa cuirasse sur son pourpoint usé et déchiré, un haut-de-chausses de velours couleur feuille morte, un manteau écarlate, et bien sûr l’écharpe blanche, comme ses compagnons.

La troupe arriva au pont de La Motte une heure après midi. Châtillon l’attendait en compagnie du maréchal d’Aumont. Nulle part on ne voyait de troupe royale. En s’approchant, Henri de Bourbon et ses gens remarquèrent l’expression de colère de Châtillon et le visage mal à l’aise d’Aumont.

— Sire, le roi ne viendra pas! déclara Châtillon dès qu’il fut à portée de voix.

Châtillon avait toujours été opposé à cette rencontre. Olivier chercha Nicolas des yeux et ne le vit pas parmi les gentilshommes d’Aumont. Un picotement lui parcourut l’échine. Il y avait bien traquenard, comme il le redoutait! Qu’était devenu son ami?

Dans le groupe de gentilshommes du maréchal se trouvait Louis de Rohan, récemment fait duc de Montbazon2. Un de ses oncles avait épousé la sœur du père de Jeanne d’Albret, la mère de Navarre. Il s’approcha et prit la parole, en espérant que Henri de Bourbon lui ferait confiance.

— Le roi ne viendra pas, c’est vrai monseigneur, mais il vous attend au château du Plessis, expliqua-t-il, confus.

— Ce n’était pas ce qui était dit, promis, écrit et paraphé, remarqua sèchement Navarre.

— En effet, monseigneur, mais quand la ville a su que vous alliez venir, le peuple en liesse a décidé de vous accueillir. C’était impossible le long du fleuve. Sa Majesté a souhaité vous recevoir dans de meilleures conditions au château du Plessis. Il y a suffisamment de place aux alentours pour garder la foule à l’écart, bien que déjà des milliers de gens vous attendent pour vous acclamer…

Le roi de Navarre risqua un sourire. Il connaissait sa popularité, tant il savait gagner les cœurs, aussi l’argument du duc lui parut recevable.

— Et comment monseigneur se rendra-t-il sur l’autre rive? demanda un gentilhomme d’un air narquois. En prenant le pont et en passant par la ville de Tours? Le piège est un peu grossier, monsieur d’Aumont!

Aumont pâlit sous l’injure, mais il garda son sang-froid.

— Le roi a fait venir des bateaux et des barques. Ils vous attendent sur la rive, dit-il d’une voix égale.

Il désigna le fleuve.

— C’est un piège, sire! intervint La Rochefoucauld qui avait galopé jusqu’à la rive. De l’autre côté, j’ai vu un nombre incroyable de Suisses. Le château du Plessis se dresse au bout d’une étroite langue de terre entre la Loire et le Cher. Si vous traversez, vous y serez prisonnier.

— Rosny, qu’en dis-tu?

— Je ne sais pas, sire, ce changement est tellement inattendu, répliqua le baron, embarrassé.

— Et vous Fleur-de-Lis?

— Où est M. de Dunois? demanda Olivier à Aumont.

— Il vous attend en face.

— Laissez-moi traverser avec une demi-compagnie, sire, si Nicolas est bien là, les hommes se mettront en position pour garder le passage. Je reviendrai et nous ferons passer trois cents arquebusiers, ensuite vous pourrez venir sans crainte.

— Rosny?

Le baron approuva du chef.

— Châtillon?

Après une hésitation, le fils de Coligny hocha aussi du chef, mais en grimaçant.

— Allez-y, Hauteville. La Rochefoucauld, accompagnez-le.



Tirées de l’autre rive, les barques à fond plat permirent de faire passer une centaine d’arquebusiers, leurs chevaux ainsi que quelques gentilshommes. Les mariniers étaient adroits et malgré le courant dû aux récentes pluies, ils arrivèrent à bon port en suivant les cordes tendues entre les rives. La première personne que vit Olivier fut Nicolas en compagnie de François de Richelieu, de Larchant et du jeune Angoulême, le fils de Charles IX et de Marie Touchet.

Les deux amis s’embrassèrent et Nicolas confirma en tous points les explications du duc de Montbazon. D’ailleurs, tout autour d’eux, s’il y avait deux ou trois cents Suisses, partout où le regard portait on apercevait des centaines d’hommes et de femmes vociférant et acclamant, demandant le roi de Navarre. Ceux qui étaient juchés en haut des arbres brandissaient même des drapeaux.

Olivier en fut ému et honteux. Ému que Henri de Bourbon soit tant aimé, même ici dans une ville catholique, et honteux d’avoir douté de M. d’Aumont.

Déjà M. de La Rochefoucauld faisait ranger les arquebusiers qui sympathisaient avec les Suisses. Olivier proposa à Nicolas de l’accompagner, et ils firent le trajet en sens inverse.

Nicolas vint rendre hommage au roi de Navarre et confirma ce qui se passait. Il n’y avait aucun piège sur l’autre rive, sinon une multitude populaire impatiente de l’acclamer. On fit traverser deux autres groupes d’arquebusiers et de gentilshommes, puis le roi se dirigea vers une barque avec MM. d’Aumont et Montbazon. Olivier, Nicolas et Rosny les accompagnaient, Châtillon devant rester sur place.

Alors qu’Henri de Bourbon montait dans la barque, l’un des plus opposés à cette aventure le conjura une nouvelle fois de n’en rien faire.

Navarre lui répondit d’un ton grave qu’il usait rarement :

— Dieu m’a dit de passer. Il me guide et passe avec moi, je suis assuré de cela. Il me fera voir la face de mon roi, et trouver grâce devant lui3.



La barque n’avait pas encore touché la rive que le vacarme était infernal. Au milieu des sifflets, des vivats et des hurlements de joie, on distinguait parfois des « Vive le roi de Navarre! ». Les branches des arbres pliaient sous les grappes d’hommes bénissant la réconciliation. Comme Henri était le seul à avoir un grand chapeau à panache, personne ne pouvait se tromper en le désignant.

Les arquebusiers et les Suisses s’étaient alignés le long du chemin pour lui faire cortège jusqu’au château, mais cette frêle barrière fut vite emportée et, malgré les ordres, la foule ne s’écarta plus. Henri de Bourbon était à pied et quelques gentilshommes le protégeaient. Poulain marchait devant lui, pour repousser ceux et celles, trop entreprenants, qui cherchaient à l’accoler ou l’embrasser.

Dès le premier passage de la rivière, Henri III avait été prévenu. Il sortit du château entouré de sa noblesse et se rendit au-devant de son beau-frère en suivant l’allée du mail. Au bout de cette allée, un escalier conduisait au chemin par où le roi de Navarre devait arriver.

Toute la cour était dans le parc ainsi que cette immense foule venue de Tours qui grossissait à chaque instant. À mesure qu’Henri III avançait, les archers tentaient de faire dégager le monde devant lui en criant : « Place! Place! Voici le roi! » pendant que Montpezat et quelques ordinaires protégeaient le monarque comme ils le pouvaient.

Soudain, quelqu’un cria :

— C’est le roi de Navarre!

Chacun se dressa sur les extrémités de ses pieds pour tenter de l’apercevoir. Effectivement, on vit au milieu de la foule, en haut de l’escalier, un panache blanc qui surmontait une figure souriante au milieu d’une barbe blanchie.

Henri III distingua à son tour son beau-frère et son visage se transforma. Pour la première fois depuis des mois, ses proches le virent rire, et visiblement le bonheur qu’il éprouvait n’était pas feint.

Il y avait cependant une si grande presse que les deux rois ne pouvaient se rejoindre. Leurs proches jouaient des coudes, s’efforçant de pousser la foule devant eux et ces efforts durèrent l’espace d’un grand quart d’heure. Les deux Henri se tendaient les bras sans pouvoir se toucher pendant que le peuple criait avec exaltation : « Vivent les rois! »

Enfin la presse se fendit, le roi de Navarre se trouva devant son cousin et s’inclina. Henri III l’accola et les deux rois s’embrassèrent dans les larmes. Des yeux du roi de Navarre on vit tomber des larmes grosses comme des pois4. Olivier, qui était près de lui pour le protéger de la foule, l’entendit balbutier ces mots :

— Je mourrai content dès aujourd’hui de quelque mort que ce soit, puisque Dieu m’a fait la grâce de voir la face de mon roi.

Leurs embrassements furent réitérés plusieurs fois avec une mutuelle démonstration de joie et de contentement, tandis que l’allégresse et les applaudissements de toute la cour et de tout le peuple étaient incroyables. Chacun criait à s’égosiller :

— Vive le roi! Vive le roi de Navarre! Vivent les rois5!

Henri III aurait voulu se promener dans le parc du château avec ses gentilshommes et son cousin, tant ils avaient à se dire, mais ce fut impossible à cause de la foule pressante et assourdissante. Il proposa donc de rentrer au château où ils tinrent conseil durant deux heures.

Au sortir, ils montèrent à cheval et le roi de Navarre reconduisit le roi de France jusqu’au pont Saint-Anne, qui passait sur un bras de rivière6 entre la Loire et le Cher, et qui permettait d’entrer dans Tours. Ensuite, il passa la Loire dans une des barques avec ses gentilshommes pour aller loger au faubourg Saint-Symphorien où Châtillon lui avait trouvé une maison en face du pont de Tours.

Après quoi Olivier quitta Navarre pour rejoindre Nicolas. En ville, les rues étaient si pleines de monde qu’il était difficile de passer et les acclamations étaient toujours aussi fortes. Il ressentit alors à quel point le peuple en avait assez de la guerre et combien il espérait que les rois réunis rétabliraient l’état de la France et termineraient les misères qu’ils enduraient.

Le soir, le roi de Navarre écrivit à Mornay :

« Enfin, la glace est rompue, non sans beaucoup d’avertissements que si j’y allais, j’étais mort. J’ai passé l’eau en me recommandant à Dieu7! »



Pour achever de dissiper tout nuage de méfiance, Henri de Bourbon vint le lendemain à pied au château du roi, accompagné seulement d’un page, témoignant d’une telle confiance envers ses bons Français et son cousin que même les plus méfiants dans l’entourage d’Henri III changèrent de sentiment à son égard.

Henri de Bourbon savait gagner les cœurs.

La matinée fut consacrée à un conseil jusque sur les dix heures, puis le roi alla à la messe, accompagné à la porte de l’église par son beau-frère.

L’après-midi se passa à courir la bague dans le parc du Plessis où le roi de Navarre et tous les grands seigneurs se mêlèrent pour la première fois depuis longtemps sans distinction de religion.

Deux jours passèrent ainsi durant lesquels il fut résolu de faire une armée puissante pour aller assiéger Paris et avoir raison des Parisiens par la force.

Ainsi, soumis dans l’apparence, le Béarnais n’en était pas moins le maître. Il avait imposé ses conditions en obtenant Saumur, qui lui ouvrait la Loire, et il s’était fait aimer de tout un peuple qui acceptait désormais de lui donner la belle couronne de France. Allié de Henri III, il se faisait déjà saluer pour son successeur par ses nouveaux compagnons de bataille.

1 La monnaie de la capitale était plus forte d’un cinquième que celle de Tours, ainsi le sol parisis valait 15 deniers tournois, le sol tournois n’en valait que 12.

2 Son frère Hercule sera gouverneur de Paris et père de Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse.

3 La plupart des phrases que nous rapportons sont authentiques, les faits aussi.

4 Ceci est rapporté par un témoin mais la taille des larmes est peut-être exagérée!

5 Nous sommes restés au plus près des évènements de cette journée extraordinaire rapportée par les contemporains, et nous en avons conservé les dialogues.

6 Qui n’existe plus.

7 Mornay lui répondit : « Sire, vous avez fait ce que vous deviez. »