26.

Arrivé à Blois au début de septembre, le roi annonça de façon inattendue qu’il changeait les secrétaires d’État du conseil. M. de Cheverny – le chancelier –, M. de Bellièvre – le surintendant – et M. de Villeroy furent envoyés dans leurs terres et remplacés par des proches du maréchal d’Aumont et d’Alphonse d’Ornano.

Alors que le château et la ville bruissaient de toutes sortes de rumeurs sur les raisons de ces changements, qui n’avaient pas pour cause un mécontentement d’Henri III envers ses ministres, puisqu’il avait reçu avec beaucoup d’amitié et d’affection M. de Cheverny, un groupe de cavaliers entra dans Blois.

C’était la suite de Michel de Montaigne, gentilhomme de la chambre du roi, qui présenta aux archers et à la garde bourgeoise une lettre du maréchal de Matignon lui demandant d’être député de la sénéchaussée de Périgord aux États généraux. La suite comprenait plusieurs domestiques et hommes d’armes, une charrette de bagages ainsi qu’un couple : un gentilhomme parent de M. de Montaigne et son épouse. Plus de six cents députés avec leur suite étaient attendus dans la ville de Blois et il était impossible de tous les interroger ou de vérifier qui ils étaient vraiment. Non seulement cet équipage passa sans question, mais le sergent de garde expliqua aimablement à l’ancien maire de Bordeaux qu’il aurait beaucoup de mal à trouver un logement.

— Ne craignez rien pour moi, répondit Michel de Montaigne, je suis attendu chez des amis.

Le sergent suivit un moment son équipage des yeux, la troupe prenait la direction de la rue Puy-Châtel dans la basse ville. S’il avait pu rester avec elle, il aurait vu que M. de Montaigne s’arrêtait devant la maison au porc-épic du banquier Sardini.



Olivier et Cassandre, escortés par François Caudebec, Gracien Madaillan et quelques hommes d’armes, étaient partis de La Rochelle à la fin d’octobre, après une longue entrevue avec Henri de Navarre qu’ils n’avaient pas revu depuis leur retour de Paris, en juin, quand ils lui avaient raconté leurs aventures, parlé du convoi d’or du duc de Guise et rapporté les propos de M. de Boisdauphin qui innocentaient la princesse de Condé, tout au moins du crime d’empoisonnement de son mari.

Après cet entretien, Navarre avait fait libérer la veuve, mais en laissant la procédure se poursuivre. La princesse ne serait ni questionnée ni exécutée, mais pas totalement mise hors de cause compte tenu de la trahison à laquelle elle s’était livrée. Cette demi-mesure n’était pas satisfaisante, mais avait l’avantage de ne pas frapper d’opprobre le jeune prince à naître1 et de garder intacte l’alliance avec les La Trémoille.

La fuite d’Henri III de sa capitale avait profondément affecté Henri de Bourbon. Le souvenir des mauvais procédés du roi de France n’avait pas tenu un instant contre le ressentiment de la sanglante injure qui venait d’être faite aux Valois par la Ligue, et qui rejaillissait sur toutes les têtes couronnées. Appuyé par son conseil, Navarre avait envoyé son secrétaire assurer à son beau-frère qu’il pouvait disposer de sa personne et de ses soldats, mais le roi de France n’avait montré aucun désir d’accepter son aide. Au contraire, il paraissait avoir oublié les offenses des ligueurs et semblait décidé à faire la paix avec le duc de Guise.

Cette attitude inquiétait le roi de Navarre qui espérait que ce n’était que comédie, mais son cousin l’avait si souvent déçu qu’il aurait aimé en être certain. Malgré sa présence à la cour de France, M. de Rosny n’avait pu le renseigner, aussi quand Olivier demanda congé pour rejoindre Nicolas Poulain afin de préparer le rapinage du convoi d’or du duc de Guise, Henri de Navarre lui donna son accord en lui recommandant de profiter de son séjour à Blois pour en savoir plus sur l’étrange comportement d’Henri III.

Restait cependant à entrer et à séjourner dans une ville gouvernée par le duc de Guise, et où la Ligue dictait sa loi. Olivier ne savait comment faire et s’en était ouvert à M. de Mornay qui lui-même en avait parlé à Navarre.

Tous deux avaient une grande expérience des ruses pour pénétrer dans une ville hostile. L’une d’elles était de voyager dans la suite d’un personnage important. Henri de Bourbon avait donc suggéré à Olivier d’entrer dans Blois avec un député des États généraux. L’illusion serait encore meilleure s’il était avec une femme, car on se méfierait pas d’un couple. Ayant entendu cette suggestion, Cassandre avait demandé d’en être. Son emprisonnement était oublié et elle ressentait à nouveau un besoin d’aventure.

Encore fallait-il trouver un gentilhomme se rendant à Blois. Or, Michel de Montaigne, qui avait quitté la cour après avoir terminé son quartier de service, avait été sollicité par le maréchal de Matignon pour être député de la sénéchaussée de Périgord aux États généraux, soit dans l’ordre de la noblesse – puisqu’il était noble –, soit dans celui du tiers état en tant qu’ancien magistrat.

Dans une assemblée qui risquait fort d’être acquise à la Ligue, la présence d’un homme loyal comme Montaigne aurait été avantageuse pour le roi, mais l’ancien maire de Bordeaux souffrait trop souvent de la gravelle pour assurer cette fonction pendant des semaines, peut-être des mois. Il avait donc écrit à Henri de Navarre qu’il refuserait l’offre de Matignon, mais qu’il se rendrait à Blois expliquer au roi de France les raisons de son refus.

Tout naturellement Navarre lui avait proposé de faire le chemin en compagnie de M. de Fleur-de-Lis et de sa femme, qui passeraient pour des gens de sa suite. Montaigne avait d’autant plus facilement accepté qu’il pourrait ainsi habiter chez M. Sardini, un avantage considérable dans une ville où toutes les hostelleries étaient pleines.

C’est ainsi que Cassandre, Olivier, François Caudebec et Gracien Madaillan étaient entrés dans la ville de Blois sans que le duc de Guise ne l’apprenne.



La maison de Sardini n’était occupée que par un concierge qui, bien sûr, ne connaissait pas la fille de Mme de Limeuil. Mais il se souvenait d’Olivier. Cassandre expliqua qui elle était, montra des lettres de sa mère, et ayant assuré qu’elle demanderait un courrier de M. Sardini confirmant ses dires, le concierge les laissa s’installer avec les gens de M. de Montaigne.

Celui-ci partit ensuite au château et en revint une couple d’heures plus tard avec Nicolas Poulain, surpris et joyeux de la venue de son ami, bien qu’il désapprouvât qu’il loge en ville.

— J’aurais préféré que vous restiez dans les faubourgs, car Blois est plein d’espions et de mouchards. La duchesse de Montpensier est arrivée, il y a aussi le frère d’Arnaud de Saveuse que Cassandre a tué en duel. S’ils apprennent que vous êtes là…

» Ici, les Lorrains sont les maîtres. Le duc de Guise a les clefs de la ville et du château. Il a autorité sur la maison du roi et commande les officiers. La garde bourgeoise est à ses ordres et la ville est peuplée de ligueurs. Il ne manque au Balafré que la charge de connétable, et s’il l’obtient il n’aura de cesse de chasser les derniers fidèles du roi. Si Saveuse ou Mme de Montpensier montent un guet-apens contre vous, ils seront assurés d’une totale impunité.

— Dans ce cas, nous ne sortirons pas d’ici, décida Olivier. C’est nous qui recevrons. Ce sera tout de même plus facile pour nos visiteurs de nous rendre visite que d’aller dans les faubourgs. Qui d’autre est à Blois?

— Le capitaine Cabasset est retourné chez Mayenne et Lacroix a pris sa place chez la duchesse de Montpensier, ce qui a mis le roi en fureur. J’ai vu aussi le comte de Boisdauphin, et bien sûr mon père, le cardinal, qui loge à l’évêché. Il y a encore M. de Mendoza et Don Moreo qui sont arrivés en même temps que Guise. Saveuse est d’ailleurs au service de Mendoza.

— Je croyais qu’il était aux Lorrains! s’étonna Cassandre.

— Il assure les liaisons entre Mendoza et le duc. Saveuse est picard et parle parfaitement espagnol. Il a toujours été au plus près de l’Espagne, m’a-t-on dit. Ah! J’oubliais : notre ami Venetianelli est aussi arrivé avec la maison de Guise.

— Il Magnifichino est là?

— Avec la Compagnia Comica, tous invités par le duc qui donne des spectacles éblouissants dans ses appartements. Venetianelli m’a aussi confié que la jeune sœur de Serafina, Pulcinella, serait la maîtresse du jeune chevalier d’Aumale, le frère du duc d’Aumale, qui bien qu’abbé de Bec, lui aurait fait une cour effrénée lors d’une représentation à l’hôtel de Guise.

— Doit-on s’en inquiéter?

— Selon lui, non. Claude d’Aumale est chevalier de Malte et aime les très jeunes femmes. Pulcinella n’est qu’une passade. Elle en accepte les avantages et en oublie les inconvénients.

— Invite Venetianelli à souper ici demain. Ce sera l’occasion de parler de notre affaire.

Notre affaire, c’était bien sûr l’attaque du convoi d’or. Michel de Montaigne, qui assistait à cet entretien, en avait été informé tant par Nicolas Poulain à Chartres que par Olivier sur la route de Tours. Les deux amis éprouvaient une confiance absolue pour le philosophe gentilhomme.

Le soir de la venue de Venetianelli, Montaigne aborda le sujet. Le repas était terminé et ils devisaient sur l’entreprise et sur la manière dont ils attaqueraient le transport d’or. Tous les convives participeraient à l’affaire, sauf Cassandre, bien sûr, et Michel de Montaigne à qui Olivier ne l’avait pas proposé compte tenu de son âge et de sa santé.

Nicolas Poulain dressa la liste de ceux qui avaient accepté de se joindre à eux : M. de Richelieu, le marquis d’O, Dimitri, M. de Cubsac et M. de Rosny. S’ajoutait depuis une semaine une nouvelle recrue : M. d’Ornano, que Richelieu avait conseillé à Nicolas.

Comme Olivier et Cassandre ne le connaissaient pas, il le leur présenta.

— J’ai rarement rencontré un homme aussi loyal que Ornano, même s’il est trop rigide et trop féroce à mon goût; mais nous avons tous nos défauts. Il peut nous prêter main-forte si l’entreprise a lieu au début de novembre, mais pas plus tard, car il va être nommé maréchal de camp dans l’armée du Dauphiné, chargé officieusement de surveiller le duc de Mayenne, et il devra être à Lyon à la fin de novembre.

— Cela ferait six, et ici nous sommes quatre. Si la garde espagnole est aussi nombreuse que celle du convoi de mai, ils seront une grosse vingtaine. Ce ne sera pas une partie de plaisir, remarqua Caudebec. Un contre deux. Pourquoi ne pas prendre avec nous Gracien Madaillan et les hommes d’armes qui nous accompagnent?

— Il serait risqué de recruter plus de monde, remarqua Poulain. Une indiscrétion est vite arrivée et Guise pourrait l’apprendre. Pour ce qui est de Gracien et de vos hommes, vous en aurez besoin ici si nous parvenons à prendre cet or. Je veux qu’ils vous attendent sur la route de Tours, à l’hostellerie de la Croix-Verte. Ainsi au retour de l’expédition, vous repartirez immédiatement vers La Rochelle avec votre butin sans repasser par Blois.

— C’est un bon plan, reconnut Olivier après un instant de réflexion. Si nous sommes poursuivis, ils seront là avec des chevaux frais.

Poulain hocha la tête. Prendre l’or serait difficile. Le garder serait encore plus rude.

— Cela ne règle pas le problème de nos effectifs, ajouta Olivier.

— Vous ne m’avez jamais proposé de faire partie de cette expédition, intervint Montaigne avec un sourire entendu.

Les regards se tournèrent vers lui. Montaigne souriait, mais paraissait sérieux.

— Il est vrai que j’ai cinquante-cinq ans, mais je sais chevaucher des jours et des jours, même si nombre de mes voyages n’étaient que pour boire de l’eau afin de soulager ma vessie de ses pierres! Vous pouvez me croire, je suis plus résistant que je n’en ai l’air! Depuis dix-huit mois, la souffrance ne m’a jamais quitté, mais j’ai appris à m’en accommoder. Je me suis reposé depuis quelques semaines et ma gravelle s’est calmée. Comme combattant, je ne suis ni très courageux ni très féroce, c’est certain. Mais je sais tenir une épée et un mousquet. Et comme votre entreprise est au service du roi, dont je suis gentilhomme de la chambre, il serait décevant de ne pas m’inviter.

— Nous nous rendrons à Saint-Denis en trois jours, monsieur, dit Olivier.

— Je crois en être capable.

— Nous devrons pratiquer une embuscade, pour suppléer à notre petit nombre, compléta Poulain. C’est-à-dire tuer par surprise des gens que nous ne connaissons pas, sans leur laisser une chance de se défendre.

— Ce n’est pas ce que j’approuve le plus, mais ils ont choisi leur parti et les risques qui vont avec, répliqua gravement Montaigne.

Olivier et Nicolas échangèrent un long regard.

— Nous serons donc onze, décida Olivier.



Le soir, tandis que Cassandre se pimplochait avant de rejoindre son mari impatient dans la couche, elle lui annonça :

— Onze n’est pas un bon chiffre, mon ami. Il y avait douze apôtres, douze tribus d’Israël, il y a douze mois, douze signes dans le ciel…

— Nicolas trouvera encore quelqu’un, je lui fais confiance.

— C’est inutile! Crois-tu que je vais te laisser partir seul avec eux? Vous resterez deux ou trois semaines à Saint-Denis et je craindrais trop que vous alliez courir la gueuse!

— Je suis déjà resté seul longtemps avec Navarre, s’offusqua-t-il.

— Justement. Il est inutile que tu retrouves les mauvaises habitudes qu’Henri de Bourbon a dû te donner! Je crois être aussi bonne cavalière que les autres, et je ne crains personne dans un assaut.

Elle se leva et ôta sa chemise, restant nue devant lui.

— Sauf toi, fit-elle en s’approchant avec gourmandise.

Il savait qu’il était vaincu.



Les États avaient été convoqués au début du mois de juillet, mais dans une France en guerre, les élections avaient pris beaucoup de temps. Après quoi, les députés avaient dû se rendre jusqu’à Blois. L’ouverture prévue le 15 septembre avait donc été remise au 2 octobre.

À mesure que les représentants arrivaient, le roi les recevait et leur demandait de lui être fidèle. Mais le duc de Guise en faisait autant et la plupart étaient ligueurs, sauf une minorité dans la noblesse, aussi le cardinal de Guise fut-il porté à la présidence du clergé, le comte de Brissac à celle de la noblesse et La Chapelle-Marteau à celle du tiers. Pour le roi, ce fut un échec et une nouvelle humiliation. Les trois ordres seraient dirigés par ses ennemis, or le sujet le plus important sur lequel les États devaient prendre une décision était la succession au trône.

Le vendredi 7 octobre, le comte de Soissons arriva à Blois où il se prosterna au pied d’Henri III, demandant à nouveau pardon d’avoir porté les armes contre les catholiques. Comme le roi attendait de savoir si le pape allait lui pardonner, l’ouverture des États fut différée de quelques jours et c’est finalement le dimanche 16 octobre que fut ouverte la première séance.

Dans une langue claire et éloquente, Henri III prononça une harangue très dure envers ceux de la Ligue, déclarant que leurs actions et déportements ne lui plaisaient point et qu’il avait quelque envie de venger l’injure que lui avaient faite les Parisiens, à l’instigation du duc de Guise.

Le duc, qui l’écoutait, en fut si fort fâché qu’il changea de couleur et de contenance. Le lendemain, le cardinal son frère se rendit près du roi avec une délégation du clergé pour le tancer, le menacer, et lui commander de se rétracter. Ce qu’accepta Henri III dans la version imprimée de son discours.

Pendant cette rétractation, survint un violent orage de grêle accompagné d’une si grande obscurité qu’il fallut allumer les lanternes en plein jour, ce qui fit dire à quelqu’un que c’était le testament du roi et de la France qu’on écrivait, et qu’on avait allumé la chandelle pour lui voir jeter le dernier soupir.



Pendant le discours, Nicolas Poulain remarqua l’absence de Juan Moreo qui jusqu’à présent accompagnait toujours le duc de Guise. Le jour de la rétractation, il ne le vit pas plus. Comme Moreo logeait en ville à l’auberge du Cheval-Blanc, Nicolas lui fit porter un pli au contenu insignifiant. Son messager revint en déclarant que le commandeur avait quitté Blois.

Pouvait-il être déjà parti à Bruxelles chercher le troisième versement d’or?

Nicolas s’en ouvrit le soir même à Olivier. Jusqu’à présent, ils avaient envisagé que le convoi arriverait à Paris vers le 8 novembre, les deux précédents ayant été remis à Guise le 9 janvier et le 8 mai. Devaient-ils avancer leur entreprise quand la situation s’était brusquement tendue à Blois entre Guise et le roi?

Ils s’en inquiétèrent auprès de Venetianelli. Le comédien promit de se renseigner sur l’absence de Moreo auprès du chevalier d’Aumale, qui l’appréciait pour son indulgence envers la sœur de sa maîtresse. C’est ainsi que le jeune abbé chevalier de Malte expliqua à Il Magnifichino que don Moreo était parti en Belgique pour affaire, mais qu’il reviendrait avant un mois, le duc de Guise l’attendant avec grande impatience.

Ce ne pouvait être qu’avec le convoi d’or, jugèrent les trois hommes. Disposant de trois cent mille écus supplémentaires, Guise pourrait acheter les derniers indécis et, déjà maître du château, se saisir sans difficulté d’Henri III. À l’inverse, le roi n’avait même pas vingt mille écus en caisse et ne pouvait plus payer les gentilshommes de sa chambre ni sa garde suisse. Il envisageait de demander une avance de cent vingt mille écus aux États généraux qu’il n’était pas certain d’obtenir. L’or espagnol serait pour lui une providence.

Le lendemain, Poulain et Olivier prévinrent ceux qui devaient participer à l’aventure. Ils se retrouvèrent tous dans la grande chambre d’Isabeau, celle où elle avait failli trouver la mort quand Venetianelli lui avait tiré dessus.

Les derniers arrivés furent le marquis d’O, Dimitri et M. de Cubsac. Quand ils furent introduits, M. de Rosny et Michel de Montaigne parlaient d’Henri de Navarre avec Cassandre et Caudebec tandis que M. de Richelieu était à l’autre bout de la pièce en compagnie d’Alphonse d’Ornano.

Nicolas Poulain, Olivier et Venetianelli observaient les deux groupes avec inquiétude. C’était la première fois qu’ils réunissaient ceux qui allaient être des compagnons d’armes. Ils étaient si différents, et la plupart si susceptibles, qu’un simple geste ou un regard mal interprété pouvait entraîner entre eux un duel mortel.

En entrant, le marquis d’O, en pourpoint noir chamarré d’or et chausses assorties avec épée à manche doré et chaîne d’or, balaya la pièce des yeux. Son regard dégoûté se posa sur M. de Rosny, puis il vit Ornano et Richelieu et s’avança vers eux, un sourire dédaigneux aux lèvres.

Nicolas Poulain fut plus rapide et l’arrêta à mi-chemin.

— Nous sommes au complet, monsieur le marquis. Je vous propose que nous nous asseyions tous. Il y a du vin et des pâtés sur cette desserte, mais pas de domestique. Chacun se servira lui-même.

Le marquis d’O défit le cordon de son manteau qu’il jeta sur le lit. Apercevant alors Cassandre qui l’observait avec un regard moqueur, il lui fit une profonde révérence, maladroitement imité par Cubsac et Dimitri.

Olivier avait trouvé plusieurs chaises identiques pour que Rosny, O, ou Ornano ne se disputent pas les sièges. Tous s’installèrent lentement, en s’observant comme des fauves décidés à déchirer la même proie.

— Mes amis, poursuivit Poulain, pas de présentation entre nous. Nous nous connaissons et nous savons pourquoi nous sommes là. Le commandeur Juan Moreo a quitté Blois il y a trois jours pour Bruxelles. On dit qu’il reviendra dans trois ou quatre semaines. Je crains que les plans du duc de Guise ne soient changés et que l’or soit livré ici, et non à Paris.

— MM. de Saveuse et de Boisdauphin ont aussi disparu. Il ne serait pas impossible qu’ils soient avec lui, ajouta Richelieu en hochant la tête.

— S’ils sont partis il y a trois jours, ils ne seront pas à Bruxelles avant une semaine. Si l’or est prêt et s’ils ont déjà chariots et mules, ils n’arriveront pas à Paris avant deux autres semaines, calcula rapidement le marquis d’O qui jonglait avec les chiffres.

— C’est être optimiste que de penser qu’un convoi si lourd puisse faire cinq lieues par jour, remarqua Rosny qui calculait tout aussi bien. Surtout en cette saison!

— En pays espagnol et en Picardie, Saveuse et Moreo bénéficieront de toute l’aide dont ils auront besoin, remarqua O pour le contrarier.

— Je vous l’accorde, capitula Rosny, avec un sourire glacial. Ils pourraient donc être à Paris vers le 6 novembre.

— Au plus tôt… remarqua Olivier.

— Il nous faut trois jours pour gagner Paris. Donc il serait suffisant de partir dans deux semaines.

— En effet, sinon nous risquons d’attendre deux ou trois semaines. Il ne faudrait pas que notre absence soit trop longue, on se poserait des questions…

— Je dirai que je pars pour Fresne voir ma femme, proposa le marquis d’O.

— Pour ma part, je dois aller à Lyon, le voyage sera simplement plus long, dit Ornano.

— Avec M. de Richelieu, nous avons prévenu que nous serons absents en novembre pour un procès qui se tient à Chartres, expliqua Nicolas. Nous avons donc tous à peu près de bonnes excuses. Venons-en maintenant au lieu où nous attendrons le convoi. Il serait impossible de l’attaquer près de Paris, et ils passeront par Saint-Denis…

Il balaya du regard ses compagnons pour guetter leur approbation.

— On ne peut en être certain, mais c’est le plus probable, confirma le marquis.

— Nous logerons là-bas par deux ou trois dans des hôtelleries différentes, il y en a tant à Saint-Denis qu’on ne nous remarquera pas, et chaque jour nous irons en reconnaissance. Sitôt que le convoi sera aperçu, nous préparerons l’embuscade.

Ils hochèrent la tête, les protestants avaient même une grande habitude de ce genre d’entreprise.

— Fixons le départ pour le lendemain de la fête des morts, proposa O. À cette occasion, le roi organise un grand service religieux auquel je dois assister.

— Cela me convient, approuva Ornano.

Tous approuvèrent la date.

— Il faut maintenant parler de l’entreprise elle-même. Nous serons douze.

— Douze? Nous sommes onze!

— Je viens avec vous, sourit Cassandre.

Devant la surprise, et la réprobation affichée du marquis d’O et du colonel d’Ornano – les autres connaissaient suffisamment la fille du prince de Condé pour approuver cette décision –, elle leur proposa un assaut à l’épée mouchetée, dans le jardin de la maison.

Le marquis d’O, bien meilleur escrimeur qu’Ornano, suggéra que celui-ci commence. O était méfiant de nature et voulait d’abord voir ce qui allait se passer. Il savait que Cassandre s’était évadée du couvent de l’Ave-Maria en tuant un homme et Nicolas Poulain lui avait dit qu’elle était aussi valeureuse qu’un capitaine. Il n’avait aucune envie de se ridiculiser, si elle était vraiment habile à l’épée.

Les deux adversaires s’équipèrent de cuirasses et tombèrent en garde. Très vite, Ornano, par de puissants coups de taille, fit reculer la jeune femme à un point tel que Caudebec s’en inquiéta. Il faillit même intervenir quand Olivier l’en empêcha. Cassandre avait déjà pratiqué ce jeu avec lui. Après avoir rompu plusieurs fois, et tandis que d’Ornano se laissait aller à la victoire avec un sourire suffisant, d’un mouvement du poignet d’une vitesse déconcertante elle frappa le Corse sur le bras droit avec le plat de son épée. Le coup était d’une telle violence qu’Ornano lâcha sa lame et crut avoir le poignet brisé.

— À vous marquis? fit Cassandre d’un air fanfaron.

François d’O sourit en lissant sa barbe en pointe.

— Pour quoi faire? J’espère seulement que vous viendrez à mon aide quand j’en aurai besoin, répliqua-t-il dans une pirouette.



Ils se réunirent une nouvelle fois à la fin du mois d’octobre pour décider de l’itinéraire. Ils auraient plusieurs fleuves à traverser. À l’aller, cela ne poserait pas de difficulté. La plupart d’entre eux connaissaient les ponts et les bacs, mais au retour, s’ils transportaient près d’un millier de livres en or, ils ne devraient prendre aucun risque. En particulier, il leur faudrait éviter les ponts trop surveillés et les bacs où ils seraient séparés.

Le principal obstacle était la Seine. Soit ils contournaient Paris par l’est, traversant la rivière au bac de Choisy, puis la Marne à Charenton, soit ils prenaient un itinéraire plus long à l’ouest en passant par le vieux pont de Sèvres. Ils choisirent Sèvres, car O savait que le pont était le plus facile à franchir.

Le marquis s’occupa aussi de les munir de passeports signés du nouveau garde des Sceaux. Cubsac fut chargé des chevaux et Dimitri de l’équipement. Ils seraient tous en jaquette de mailles, corselet ou cuirassine avec rapière de duel et épée de cavalier, dague, arquebuse et pistolet à rouet.

1 Qui sera le père de Louis de Bourbon, le Grand Condé.