19.

Marguerite avait tellement pleuré qu’elle n’avait plus de larmes même si les sanglots étaient toujours là, spasmodiques et douloureux. Elle s’allongea sur la paillasse couverte de vermine et Cassandre lui prit une main. De l’autre, elle lui caressait le front en murmurant des paroles rassurantes.

Le sombre vestibule de l’Ave-Maria était voûté en arcs d’ogive et envahi de sinistres toiles d’araignées. De là, Louchart et le concierge du couvent leur avaient fait traverser une basse cour bordée de celliers avant de les faire entrer dans une pièce sans fenêtre avec un escalier de bois. Elles l’avaient emprunté jusqu’à une salle d’étage qui servait de parloir. Le commissaire connaissait les lieux et le concierge lui obéissait. Pendant qu’il faisait mander l’abbesse, Louchart les avait interrogées.

— Madame Poulain, votre mari était à la Ligue et nous a trahis. Êtes-vous sa complice?

Secouée de sanglots, elle n’avait pu répondre. Sans se lasser, il lui avait posé d’autres questions, provoquant un redoublement de pleurs jusqu’à ce que Cassandre lui ordonne d’arrêter.

— Quel genre d’homme êtes-vous, monsieur, pour torturer ainsi une femme et lui enlever ses enfants? Dieu vous fera payer cher votre inhumanité!

Plus jaune que jamais, la lèvre supérieure retroussée et frémissante de surprise devant son insolence, il l’avait regardée avant de cracher :

— C’est vous qui risquez de payer cher, madame! Vous êtes une hérétique et je vous ferai brûler si vous ne faites pas ce que je désire!

Elle l’avait giflé à la volée.

Sous la surprise, la douleur et l’humiliation, il avait chancelé et reculé. S’étant repris, il lui avait jeté :

— Vous allez regretter ce geste! Je vous promets que je vous verrai à genoux me supplier!

À ce moment l’abbesse était entrée, sans bruit, comme un fantôme. C’était une femme sans âge sous une ample robe noire. Cassandre remarqua ses pieds nus d’une maigreur incroyable et ses mains longues et fines ressemblant à des serres. Son visage était décharné comme celui des cadavres morts de faim qu’on voyait dans les campagnes.

Ayant ravalé sa rage, Louchart s’était adressé à elle :

— Madame, je vous confie deux hérétiques. Ramenez-les dans le giron de l’Église pour qu’au moins elles ne meurent pas damnées. Je reviendrai pour préparer leur procès et remplir votre registre d’écrou.

Il s’était tourné vers Cassandre :

— Songez à revenir à de meilleurs sentiments, madame, sinon je serai sans pitié et vous ferai brûler en place de Grève!

Comme il partait, Cassandre lui avait dit d’une voix froide :

— Et moi, je vous le répète, monsieur Louchart, je vous ferai pendre.

Elle l’avait vu chanceler à ces derniers mots.

Le concierge et une sœur tourière se tenaient derrière l’abbesse. Ils avaient fait passer les prisonnières dans une petite salle dont la seule fenêtre grillagée donnait sur la rue, puis de là dans une cellule en haut d’une tour ronde.

Leur cachot était minuscule avec une paillasse posée sur le sol en carreau de terre. Il n’y avait rien d’autre, sinon un crucifix en bois. La seule lumière venait d’une archère.



Épuisée, Marguerite s’assoupit enfin pendant que Cassandre examinait leur obscur cachot. Elle découvrit un pot de fer pour leurs besoins, puis tenta de regarder par l’archère, mais l’embrasure était trop étroite. Elle ne pourrait même pas faire passer un message par là. La porte, qui communiquait avec l’escalier, était vermoulue, mais renforcée de barres de fer. En bas, un grand trou carré devait servir à passer la nourriture. Elle s’accroupit pour regarder mais c’était trop sombre. Des insectes peu farouches couraient sur le sol. On les avait enfermées dans un tombeau.

Elle savait pourtant qu’Olivier viendrait, et elle sentait la présence rassurante de la dague contre sa cuisse. Peut-être pourrait-elle creuser quelque passage, se dit-elle.

Plus tard, la nuit étant tombée, la porte s’ouvrit en grinçant. Marguerite se réveilla, terrorisée. Une sœur entra, véritable colosse. Elle tenait un bâton noueux. Derrière, sur les dernières marches de l’escalier, se tenait l’abbesse, derrière encore, un homme, peut-être le concierge ou un gardien.



— Ave Maria. Je suis sœur Catherine de la Vierge, dit l’abbesse d’une voix atone. Le Châtelet vous a confiées à notre maison. Nous sommes des franciscaines clarisses. Nous nous saluons par les deux mots de la salutation angélique : Ave Maria. Vous ferez comme nous. Pour manger, nous recevons un pain pour dix jours, ce sera pareil pour vous. Nous jeûnons plusieurs fois par semaine pour nous rapprocher de Dieu, vous ferez de même aussi. Le service divin a lieu trois fois par jour, et la nuit nous chantons de minuit à trois heures pour le Seigneur, vous chanterez comme nous. Vous ne verrez personne d’autre que nous, sauf le commissaire et les procureurs. Si vous vous rebellez, vous serez fouettées.

Ils ressortirent et la porte fut refermée.

— Nous sommes à demi mortes, murmura Marguerite dans un sanglot.

— Non, lui dit Cassandre en la prenant affectueusement par le cou. Nous sommes à demi vivantes. Cela suffira pour leur échapper.

On ne leur porta pas de pain mais on passa une cruche d’eau par le trou. Elles s’allongèrent finalement sur la paillasse, réveillées plusieurs fois par une vermine affamée toute joyeuse d’avoir à manger. Elles étaient parvenues à s’endormir plus profondément quand les verrous grincèrent à nouveau. C’était la sœur colosse avec son bâton et une lanterne à chandelle de suif.

— C’est l’heure de la messe, venez!

— Non, dit Cassandre encore à demi ensommeillée.

L’autre fit un pas et leva son bâton.

— Essayez et je vous tue!

Cassandre s’était levée, maintenant complètement réveillée. Devant son visage décidé, la sœur hésita, puis recula et sortit.

Elles allaient se rendormir quand la porte s’ouvrit. La peur saisit Cassandre qui se leva immédiatement tandis que Marguerite se recroquevillait sur la paillasse, terrorisée. C’était toujours la sœur avec une lanterne, cette fois accompagnée d’un homme. Une brute en gilet de cuir, la cinquantaine, pas rasé, la bouche édentée. Il tenait une sorte de nerf de bœuf ou de fouet court à la main.

— Vous refusez d’aller à la messe? menaça-t-il en avançant d’un pas.

Sans attendre de réponse, il frappa Cassandre qui était la plus près.

Le coup l’atteignit à la hanche et la fit chanceler. Puis ce fut la douleur, fulgurante, comme une brûlure. Elle perdit un instant tout contact avec la réalité. En un éclair, il lui vint l’image d’un homme qu’elle avait vu se battre à Montauban, un soldat de son père. Plus petit, plus faible que son adversaire, il avait baissé la tête et s’était projeté dans la face de son ennemi. La brute la regardait, souriant, heureux de la voir souffrir, prêt à frapper à nouveau. Elle baissa la tête, puis se jeta sur lui.

De son crâne, elle lui frappa la face avec toute la violence que la haine et la souffrance lui donnaient et elle sentit les os craquer. La douleur fut brutale, comme si elle s’était cognée à un plafond trop bas. Tout vacilla et elle crut perdre connaissance. Quand elle recula vers la paillasse, elle vit que son bourreau tournait de l’œil, la figure en sang, aveuglé, il chancelait, appuyé contre le mur qu’il avait heurté avec violence.

Elle refit un pas vers lui, lui écarta les mains et leva un genou, l’atteignant entre les jambes. Là encore elle avait mis toutes les forces qui lui restaient. Ce coup, c’était Caudebec qui le lui avait appris. La brute s’écroula en gargouillant.

La douleur du coup de fouet sur son flanc devenait insupportable, la rage occultait toujours son esprit. Voyant l’homme à ses pieds, elle voulut le frapper encore, mais elle n’avait que ses mains. La sœur, devant la porte, avait reculé dans l’escalier, terrorisée, ne comprenant pas ce déchaînement de violence.

Dans la semi-obscurité, Cassandre aperçut le pot de fer dans lequel elles avaient fait leurs besoins. C’était une sorte de seau rouillé. Elle le saisit à deux mains et en martela la figure et la tête de l’homme blessé. Il hurla, cherchant à se protéger.

Elle était tombée à genoux, épuisée, mais elle continuait de frapper la tête, les mains, les bras, brisant les os et tranchant les chairs par les angles du récipient maintenant tout cabossé. Combien de temps cela dura-t-il? Elle fut incapable de le dire plus tard, mais elle frappait, frappait, le pot était tordu, brisé, couvert d’un mélange de sang et d’urine et elle continuait de frapper jusqu’à ce que l’homme restât inconscient, mort peut-être.

Alors, haletante, elle se releva. Les mains et la robe rougies d’un mélange de sang et d’excréments. L’abbesse était devant elle. Horrifiée.

La sœur était allée la chercher. Derrière elle, sur les marches, il y avait d’autres religieuses et le concierge avec un falot.

— Vous… Vous l’avez tué? bredouilla sœur Catherine de la Vierge.

— J’espère, madame! haleta Cassandre qui lâcha le pot de fer rougi. Sachez… madame, que j’ai été arrêté par un faquin, conduite ici par la force, que je me nomme Cassandre de Saint-Pol, que mon père était Louis de Condé, qu’il était prince de sang. Et que quiconque portera à nouveau la main sur moi subira le sort de cet homme… et encore, il a eu de la chance, car il aurait dû finir tiré par quatre chevaux.

Véritable furie, elle tendit vers elle un index menaçant.

— Madame, je vous tiens pour responsable de notre sécurité. Vous, vos sœurs, et tous les gens de ce couvent. N’oubliez pas qu’une femme peut aussi être écartelée. Le duc de Guise n’est pas mon ami, mais quand il apprendra où je suis, vous le paierez très cher, car mon ancêtre s’appelait Louis IX. Il était roi de France et sanctifié.

Elle reprit son souffle.

— Nous n’irons pas à la messe la nuit, vous ne nous forcerez à rien! Maintenant, que quelqu’un approche, s’il l’ose! rugit-elle.

Le silence tomba dans le caveau. Les sœurs derrière l’abbesse étaient terrorisées. Le concierge avait reculé quand il avait entendu la menace d’être tiré par quatre chevaux. Il avait assisté à l’exécution de Poltrot de Méré et en avait encore des cauchemars. En même temps, il ne pouvait détacher son regard du cadavre de son compagnon.

Finalement, la mère supérieure déclara d’une voix tremblante :

— J’ignorais qui vous étiez, madame. Laissez-nous prendre cet homme et le soigner.

Cassandre hocha la tête.

— Emmenez-le en Enfer! cracha-t-elle.

Le concierge entra et chargea le corps sur ses épaules. La porte fut refermée et les verrous tirés. Elles restèrent dans le noir.

— Je… je suis désolée, Marguerite, fit Cassandre, mais j’appartiens à une famille qui ne pardonne jamais les offenses. Jamais!

Elle se baissa, trouva la paillasse à tâtons et s’y allongea. Le coup de fouet était douloureux mais elle éprouvait un enivrant sentiment de victoire.

— Madame, dit Marguerite après un long silence, je n’aurai plus jamais peur avec vous.

Cassandre dormait déjà, ne regrettant pas d’avoir révélé qui elle était.



Le roi soupa à Trappes dans le vieux château avant de repartir pour Rambouillet où la cour passa la nuit. Après s’être entendu avec M. de Richelieu, Nicolas Poulain fit seller un cheval dans l’écurie royale et partit au lever du soleil, rongé par l’inquiétude qu’il éprouvait pour sa femme emprisonnée.

Il n’avait guère dormi, la cour étant arrivée très tard dans un château vide où on ne les attendait pas. M. de Richelieu avait été d’une rare bienveillance envers lui. Le Grand prévôt aurait pourtant préféré qu’il reste. La cour allait se déplacer de ville en ville, les problèmes de logement, d’approvisionnement et de police allaient être innombrables et la présence d’un prévôt des maréchaux aurait été précieuse, mais il comprenait que Nicolas Poulain veuille avant tout sauver sa famille. Il lui avait remis une lettre signée par le roi pour la duchesse de Retz et l’équivalent de deux cents écus d’or en ducats et nobles à la rose pris sur la cassette royale – et non cinq cents comme le roi l’avait promis, mais les caisses étaient vides!

Nicolas vendit son cheval à une écurie des faubourgs et poursuivit à pied jusqu’à la capitale. Le cavalier sur un cheval bai, aperçu plusieurs fois depuis Rambouillet, était toujours derrière lui, mais bien trop loin pour pouvoir être identifié. Mais peut-être ne le suivait-il pas, il y avait tellement de monde sur la route; chariots, charrettes, ânes, troupeaux, pèlerins, moines, colporteurs. Peut-être était-il trop méfiant, se dit-il.

Longeant un enclos planté de cerisiers, il pénétra par le porche ouvert dans la cour d’une ferme fortifiée. Il ignora les chiens qui aboyaient furieusement et se dirigea vers le puits. Des enfants jouaient près d’un tas de fumier, une vieille femme en tablier nourrissait des poules avec des épluchures. Le garçon d’écurie en sabot le laissa boire et Nicolas lui glissa un denier tournois en lui demandant quelques renseignements sur les chemins qui conduisaient à Paris.

Il repartit en prenant un sentier à l’écart de la route principale, un chemin que lui avait indiqué le garçon, se demandant si le cavalier était toujours derrière lui, car ayant beau se retourner, il ne le voyait plus. Finalement, ce devait être un simple voyageur, conclut-il. Avisant un mur d’enclos à demi écroulé, il se glissa derrière et se coula au fond d’un fossé bordée d’une haie de noisetiers, invisible du chemin.

Il n’eut pas longtemps à attendre. Le cavalier arrivait sur son cheval bai. Cette fois, il reconnut le visage triangulaire au menton fuyant et la fine moustache surmontant une bouche entrouverte par d’énormes incisives. C’était Lacroix, le capitaine des gardes de Villequier. Le beau-père du marquis d’O le faisait donc suivre.

Pourquoi Villequier s’intéressait-il tant à lui? Pourquoi avait-il lancé cet homme à ses trousses? Poulain aurait voulu rattraper Lacroix pour régler cela l’épée à la main, mais seule son épouse comptait pour l’instant. À l’abri de la haie, il sortit de sa sacoche un froc de franciscain obtenu d’un moine de Trappes, l’enfila, cacha le fourreau de son arme dessous et reprit le chemin qui le conduirait à la porte Saint-Honoré.



Catherine de Clermont-Dampierre, jeune veuve du comte de Retz, avait épousé Albert de Gondi, banquier richissime et ami de Catherine de Médicis, devenu maréchal de France. Il avait alors repris le titre de Retz, et la reine mère avait transformé le comté en duché.

Le duc de Retz n’était pas vraiment un familier du roi, même s’il l’avait accompagné en Pologne à la demande de Catherine de Médicis, mais il était riche, bon capitaine, et surtout n’avait jamais penché pour la Ligue, même si, profondément catholique, il avait été un des instigateurs de la Saint-Barthélemy. Premier gentilhomme de la chambre de Charles IX, il était tombé en disgrâce avec le nouveau roi, remplacé par Villequier dans sa charge. Cependant, depuis quelques mois, le roi l’invitait à nouveau au conseil et l’écoutait. De surcroît, Henri III admirait sa femme qui faisait partie de l’académie royale et parlait grec, latin et italien.

Retz possédait plusieurs maisons à Paris et sa femme un hôtel près du Louvre, mais leur plus fastueuse demeure se trouvait sur le chemin du faubourg Saint-Honoré, à peu près au niveau des Tuileries, non loin de la porte1. C’était aussi une maison forte entourée de hauts murs à échauguettes et surveillée par une importante garde. Richelieu avait dit à Nicolas Poulain que la duchesse s’y était réfugiée en ces journées troublées.

Il se présenta donc en franciscain et demanda à voir l’intendant. On lui refusa l’entrée, arguant que le duc était chez la reine mère. Il insista, expliqua qu’il apportait d’importantes nouvelles de la cour et du roi parti la veille. Le capitaine des gardes accepta finalement de le conduire à l’intendant à qui Poulain précisa avoir une lettre pour la duchesse.

Celle-ci lisait avec ses dames de compagnie. Catherine était une fort jolie femme au visage en losange et au regard pénétrant. Il lui donna un nom fantaisiste, puis lui tendit la lettre qu’elle lut sous le regard intrigué des autres dames. Quand elle eut terminé, elle ordonna qu’on la laisse seule avec le visiteur, ce qui était contraire à toutes les règles de bienséance.

— Sa Majesté me demande de faire un courrier à ma cousine, l’abbesse de l’Ave-Maria, pour qu’elle traite bien deux femmes emprisonnées chez elle et les autorise à recevoir leur famille.

— C’est cela, madame.

— Qui sont ces femmes?

— L’une est l’épouse d’un serviteur du roi, et l’autre une de ses amies. La Ligue ne tolère pas que le roi garde des fidèles.

Elle resta silencieuse un instant, se mordillant les lèvres d’hésitation. Son mari avait joué un rôle important à la cour de Charles IX, mais il était désormais plus à la reine mère qu’au roi. Malgré cela, elle ne pouvait refuser cette requête. En revanche, elle devinait que personne ne devait savoir ce qu’elle allait faire, car elle allait agir contre la Ligue, une organisation qui avait désormais tous les pouvoirs dans Paris. Quant à sa cousine l’abbesse, elle ne doutait pas qu’elle accepterait tant elle l’aimait. Ne l’avait-elle pas autorisée à construire son tombeau dans l’église?

Elle s’approcha d’un secrétaire, s’assit, tailla une plume et écrivit à vive allure, d’une belle calligraphie. Poulain resta éloigné, ne cherchant pas à lire.

Ayant fini, elle jeta un peu de poudre sur l’encre, plia la lettre, fit chauffer de la cire au bougeoir et cacheta le pli avec un gros cachet de cuivre.

— J’ai écrit exactement ce que me demandait le roi, monsieur. Je ne veux pas en savoir plus.

— Merci, madame.

— Vous n’êtes pas franciscain? s’enquit-elle.

— Non, madame. Vous m’avez percé à jour.

Il tenta un sourire, mais elle ne répondit pas à son appel.

— Se vêtir en prêtre est péché mortel puni de mort, aussi enlevez vos bottes et vos éperons quand vous rentrerez dans Paris, remarqua-t-elle. On les aperçoit sous votre robe.



Les bottes dans sa gibecière, il passa la porte sans qu’on ne lui demande rien. Les quelques ligueurs qui tenaient le passage rançonnaient les passants mais ne demandaient rien aux moines.

Très vite, Nicolas fut frappé par le calme qui régnait et la tristesse qu’affichaient les habitants. Il avait quitté la veille une ville enflammée, couverte de barricades avec des pelotons d’hommes armés et cuirassés à tous les coins de rue, or tout cela avait disparu. Les barricades étaient démantelées, même s’il restait des barriques et des poutres abandonnées. Le silence avait remplacé le fracas. Certes, les troupeaux d’animaux bêlant et beuglant étaient de retour, les chariots d’approvisionnement circulaient à nouveau, les colporteurs lançaient leur complainte pour appeler le chaland, la boue et les odeurs étaient toujours présentes, ainsi que la puanteur, mais la foule grouillante manquait. Les échoppes étaient ouvertes, mais personne n’attendait devant les tablettes. Il n’y avait ni presse ni bousculade. Il ne vit aucun chanteur de rue, ni joueur de vielle ou marchand d’orviétan. Même les mendiants et les coupe-bourses n’étaient plus là.

En revanche, il croisa de lugubres processions de moines portant croix ou reliques, ainsi que quelques prédicateurs redoublant d’invectives contre le roi, mais que personne n’écoutait.

Il avait tellement faim, n’ayant rien mangé depuis son départ, qu’il s’arrêta devant un marchand de châtaigne grillée. Un homme aussi sombre de peau que ses châtaignes.

— La ville a changé depuis hier, plaisanta Nicolas.

— Pour sûr! Je n’ai rien vendu ce matin. Croyez-vous que le roi va revenir?

— J’en doute!

L’homme grimaça son inquiétude.

— S’il ne revient pas, ce sera la ruine. On dit que tant et tant de gens l’ont rejoint. Paris ne peut pas vivre sans la cour.

— Bah, il y a Mgr de Guise!

— Ce n’est pas pareil! Et s’il s’en va, lui aussi? S’il retourne à Joinville? Que deviendrons-nous?

Poulain s’éloigna en décortiquant ses fruits, à la fois amer et réjoui en constatant combien la crainte de la misère avait refroidi le fanatisme. Déjà, beaucoup désiraient le retour du roi. Mais il doutait que les choses s’arrangent si vite. Paris devrait apprendre à vivre sans la cour et sans les officiers de la couronne. Il songea à la charge de lieutenant criminel qu’il briguait. Quelle chance avait-il désormais de l’obtenir? Puis il chassa cette idée : il devait uniquement s’occuper de sa femme et de ses enfants.

La rue de la Tonnellerie remontait vers les Halles, cet ancien quartier qui s’appelait les Champeaux quand Philippe Auguste y avait fait construire des marchés. Ici, la plupart des maisons étaient construites sur des poteaux, aussi l’appelait-on parfois les Piliers des Halles. Habituellement, le passage sous ces galeries, jusqu’à la barrière des sergents, en bas de la rue Montmartre, était difficile tant l’affluence était grande. Mais ce samedi, il put marcher à bonne allure, ignorant les étals vides des fripiers et des tapissiers.

Près de Saint-Eustache, il ne croisa que des processions. Certaines, martiales, où les moines en robe troussée avaient tous un casque sous leur capuchon, une rondache peinte aux armoiries de Guise pendue au dos, une brigandine sous leur froc avec épée et poignard au baudrier, et une hallebarde sur l’épaule gauche. D’autres, dévotes, dont les chants liturgiques lancinants étouffaient le grincement des enseignes.

Jamais, il n’avait vu la ville si morne et si triste. Les rues, encore plus malpropres et nauséabondes que d’habitude, provoquaient un sentiment de délabrement et d’absence d’autorité. La barrière des sergents était déserte. En l’absence de guet, dès cette nuit les truands commenceraient leurs pillages.

Au coin de la rue Mauconseil, un marchand d’oublies lançait sans y croire :

Oublie, Oublie Hoye à bon prix,

Pour les grands et pour les petits!

Il en acheta deux et, remarquant le théâtre fermé, il fila vers le sentier conduisant à la tour.

Il avait frappé plusieurs fois à la porte quand enfin il entendit la voix de Mario.

— Je suis un ami de Lorenzo. Je suis déjà venu, lança-t-il.

Les verrous furent tirés. Mario le reconnut, et s’il parut surpris de le voir vêtu en franciscain – un déguisement qui pouvait lui valoir la hart – il n’en laissa rien paraître.

— Lorenzo est là?

— Non, il est allé voir vos amis.

Cela n’arrangeait pas Nicolas. Il n’avait pas envie de mêler Mario à leurs affaires, surtout si elles tournaient mal.

Serafina apparut. Elle avait entendu et était descendue, croyant au retour de Lorenzo. Elle aussi écarquilla les yeux en le reconnaissant sous sa robe.

— Vous avez besoin d’aide? demanda-t-elle.

— Oui, mais je ne veux pas vous compromettre…

— Venez chez moi, proposa Mario.

En silence, ils montèrent sous les combles, Serafina les suivait.

Dans la chambre de Mario se trouvaient son gendre et le prince des sots que Poulain avait vu quelques fois dans la rue. Il était coiffé de son étrange chapeau à grelots.

— Vous connaissez Nicolas Joubert? C’est le régisseur de la Confrérie des sots et des enfants sans souci, dit Mario. Monsieur est ami de Francesco et de Pietro, précisa-t-il à l’attention du prince des sots.

— Jamais je n’ai vu un aussi bon Judas que Pietro! grinça Joubert, la face réjouie. Dommage qu’on ne puisse plus jouer! Le théâtre distrayait le peuple, regretta-t-il en forçant sur son dépit. Où va-t-il aller pour se consoler?

— Dans la rue! Nous avons assisté à une tragédie, hier, répliqua sombrement Poulain.

— Une tragédie? Pas du tout! Si je savais écrire, je ferais une magnifique comédie de ces deux journées.

— Ah! dit Poulain sur la réserve, ignorant les idées du prince des sots.

— J’appellerais ça la comédie des deux ânes! grimaça Joubert de façon si drôle que tout le monde sourit.

— Pourquoi? s’enquit Mario.

— Parce que les deux Henri ont fait les ânes! L’un pour n’avoir pas eu le cœur d’exécuter ce qu’il avait entrepris alors qu’il en avait les moyens, et l’autre pour avoir laissé échapper la bête qu’il tenait en ses filets.

— Le premier âne n’était sans doute pas assez sanguinaire, ironisa tristement Poulain.

— Les ânes le sont rarement! ricana Joubert en secouant la tête ce qui fit sonner les grelots. Monsieur Poulain, ajouta-t-il, brusquement sérieux. Votre épouse est enfermée à l’Ave-Maria avec celle de Pietro. Usez de moi si vous en avez besoin…

Poulain regarda Mario, Flavio, puis Serafina, tous graves.

— J’ai là une lettre à porter au Drageoir Bleu, dit-il en sortant un pli de sa robe, mais je ne peux m’y rendre. L’épicier est mon beau-père.

— J’y vais, promit Joubert en saisissant le pli. Que dois-je dire?

— Prenez de leurs nouvelles, rassurez mes enfants, dites-leur que je vais bien et que je viendrai les chercher, demanda-t-il d’une voix émue. À mon beau-père, expliquez qu’il doit porter cette lettre avant ce soir à l’abbesse de l’Ave-Maria. Quand elle l’aura lue, elle lui laissera voir sa fille. Il me racontera, ensuite.

— Vous restez ici? demanda Mario.

— Non, moins on me verra, mieux ce sera pour vous.

— Restez dîner, au moins. Il y a ce qu’il faut en bas.

Il accepta.

Ce fut un repas de bouillie d’orge, de pois et d’un pâté de charcutaille (encore que pour la charcutaille, Poulain eut l’impression qu’on la sortait spécialement pour lui). Pendant qu’il mangeait, Mario lui racontait ce qu’il avait entendu dans la matinée.

La forteresse de la Bastille était au duc de Guise qui en avait nommé gouverneur Jean Le Clerc. Mais la réalité était que Le Clerc en avait pris possession au nom de la Ligue et n’avait pas voulu la rendre à Guise! Il y avait enfermé le prévôt des marchands, M. Hector de Perreuse, et les échevins loyaux.

— Peut-être seront-ils plus en sécurité là-bas, remarqua Poulain.

— Sans doute, approuva Mario, car on raconte que beaucoup de politiques ont été tués ce matin, seuls les plus chanceux ont été arrêtés. M Séguier et son frère, comme quelques autres officiers, sont tout de même parvenus à quitter Paris. Ce sont les Seize qui commandent désormais, car ils tiennent la milice. Guise croit être le maître, mais il a encore moins de pouvoir qu’Henri le bougre.

Ainsi il n’y avait plus de lieutenant civil, sans doute plus de police sinon celle des commissaires ligueurs, se dit Poulain. Le désordre allait immanquablement s’installer. Il songea à aller rendre visite à Rapin, le lieutenant criminel, puis au commissaire Chambon dès qu’il aurait délivré sa femme.



Deux heures plus tard, il arrivait au Porc-Épic, ayant emprunté une houppelande râpée à capuchon aux comédiens. Il raconta ce qu’il avait vécu à ses deux amis si heureux de le revoir si vite. Surtout, il parla de la lettre. Le prince des sots avait dû la porter à son beau-père qui devait être en chemin, ou même qui était déjà à l’Ave-Maria. Caudebec, qui guettait dans l’échauguette, confirma qu’un couple s’était présenté au couvent juste avant qu’il n’arrive.

Ils n’avaient donc qu’à surveiller sa sortie.

Nicolas s’installa devant la meurtrière pendant qu’Olivier lui racontait à son tour ce qu’ils avaient fait. C’est-à-dire pas grand-chose, car le couvent n’avait pas eu de visiteur. Il avait donc eu le temps d’écrire une longue lettre à M. de Mornay dans laquelle il avait raconté l’emprisonnement de Cassandre. Ainsi son beau-père ferait tout pour qu’un échange avec des prisonniers guisards soit possible. Il avait aussi raconté les évènements qu’ils avaient vécus, et les découvertes qu’ils avaient faites sur Boisdauphin et Belcastel. En revanche il n’avait rien dit du convoi de Juan Moreo, sachant que sa lettre pouvait être saisie, et n’ayant pas les moyens de la chiffrer. Il avait aussi précisé qu’on pourrait les trouver en passant plusieurs fois devant l’Ave-Maria avec un manteau rouge. Venetianelli avait porté cette lettre chez Sardini, pour que son valet d’armes la fasse parvenir à M. de Mornay.

Une grosse heure s’était écoulée quand Nicolas Poulain vit la porte de l’Ave-Maria s’ouvrir et ses beaux-parents sortir. Le cœur battant le tambour, il descendit avec Olivier sur ses talons.

Dans la rue, les parents de Marguerite ne savaient où diriger leurs pas. Les évènements des jours précédents avaient brisé toute leur énergie, et de voir leur fille avec… cette femme… les avait encore plus désemparés, même si Marguerite leur avait dit qu’elle lui devait tout.

Nicolas se précipita vers eux, ne cherchant même pas à savoir s’ils n’avaient pas été suivis.

— Nicolas! s’exclama son beau-père.

Poulain mit l’index devant sa bouche.

— Suivez-nous… Comment vont-elles?

— À peu près bien, mais…

Il hésitait à parler de l’autre femme, devant Hauteville.

1 À l’emplacement actuel de la place Vendôme.