18.

Ils furent de retour à la nuit tombée et racontèrent leur périple à Caudebec en éclusant un pichet de clairet. Ils n’avaient pu aller jusqu’à la rue Saint-Martin, barricadée et étroitement surveillée par la milice bourgeoise, aussi s’étaient-ils seulement rendus dans la tour où ils avaient retrouvé les comédiens avec émotion. Venetianelli ignorait que Cassandre et Mme Poulain étaient prisonnières. Il raconta seulement avoir escorté Mme de Saint-Pol et l’avoir laissée dans la maison. Il promit de s’y rendre dès le lendemain matin pour savoir ce qui s’était passé. Poulain lui proposa qu’ils se retrouvent à midi devant la Croix-du-Trahoir. Il tenterait ensuite d’entrer dans le Louvre.

Venetianelli leur répéta aussi ce qu’il avait entendu dans les rues. Sur l’humiliante retraite des Suisses et des gardes françaises, il ne leur apprit rien. En revanche, il leur dit que des négociations avaient commencé entre la reine mère et le duc de Guise. Celui-ci, pour montrer sa loyauté, avait fait libérer le marquis d’O et le colonel d’Ornano qui avaient été raccompagnés au Louvre par le duc d’Aumale.

On ne savait pas grand-chose des conférences entre Catherine de Médicis et les Lorrains mais on disait que le duc (qui avait refusé de se rendre au Louvre) assurait n’être pour rien dans le tumulte, qu’il ferait tout pour éteindre ces feux, et qu’il voulait seulement servir la couronne. Mais il avait aussi souligné qu’il était malaisé de retenir un peuple échauffé.

Pour pacifier Paris, le Balafré avait fait des propositions qu’il jugeait raisonnables : il demandait tout, hormis la couronne. Il voulait le titre de lieutenant général du royaume, la totale disposition des armées et des finances, et que le cardinal de Bourbon soit déclaré l’héritier du trône.



Le lendemain, après une nuit de cauchemars où ils n’avaient eu de cesse de penser aux prisonnières sans doute serrées dans une glaciale cellule, à quelques toises d’eux, Nicolas quitta Olivier et François pour se rendre au Louvre.

Il y avait moins de barricades, et il était plus facile de les franchir puisque la Ligue était maîtresse de la ville dont elle tenait toutes les portes, sauf la porte Saint-Honoré et la Porte-Neuve, situées le long de la Seine.

À cette époque, le palais était encore en grande partie la forteresse de Philippe Auguste et ne ressemblait que peu au Louvre actuel. Certes, François Ier avait démoli le grand donjon et Henri II, puis ses fils, avaient construit deux corps de logis1 sur les murs d’enceinte et les tours de la forteresse carrée, mais au nord et du côté de la ville subsistaient la vieille muraille, ses salles moyenâgeuse et les tours rondes, en poivrière, que l’on voit dans les enluminures des Riches heures du duc de Berry.

Du côté de la Seine, à partir de la tour du Coin jusqu’à la rue Saint-Honoré, où se dressaient encore des pans de la vieille porte, serpentait l’ancienne enceinte qu’avait fait construire Philippe Auguste. S’y adossaient le corps de garde du pont dormant du Louvre et un jeu de paume. En face s’étendait l’hôtel de Bourbon, qu’on appelait aussi le Petit-Bourbon : une immense demeure féodale entourée d’une enceinte crénelée en ruine. Construit sous Charles V par Louis de Clermont, duc de Bourbon, ce château avait été en partie détruit après la trahison du connétable Charles de Bourbon passé au service de Charles-Quint. Sa grande tour avait été à demi rasée en signe de félonie, la porte principale barbouillée de jaune, couleur des criminels de lèse-majesté, et on avait semé du sel autour. Confisqués depuis 1527, les bâtiments encore préservés servaient de garde-meuble, sauf la salle des gardes, une des plus grandes salles de Paris, qui servait de théâtre et où l’on donnait des fêtes et des bals.

La tortueuse rue de l’Autriche séparait l’hôtel du Petit-Bourbon et la muraille du Louvre. En la montant de la Seine vers la rue Saint-Honoré, on longeait donc l’enceinte à gauche tandis qu’à droite s’étendaient des ruelles, des jardins et des hôtels de prince de sang ou de favoris. C’est là, le long de la rue des Poulies, que se dressait l’hôtel de Villequier. C’est là encore, rue des Fossés-Saint-Germain, que Maurevert avait tiré sur l’amiral de Coligny.

Avec l’émeute, le pont-levis de la rue Fromenteau avait été fermé, et le seul passage ouvert pour entrer dans le palais était le pont dormant de la rue de l’Autriche, mais pour le franchir il fallait d’abord passer le corps de garde, sorte de barbacane construite contre la muraille de Philippe Auguste, puis une seconde salle qui, elle, communiquait avec la cour.

Dans cette forteresse protégée par des couleuvrines et défendue par des centaines de Suisses et de gardes françaises, le roi n’était pas en danger, car il aurait été impossible aux ligueurs, sinon au prix d’immenses pertes, d’y pénétrer.

Ceci expliquait que le duc de Guise et le conseil des Seize n’aient rien tenté. Envoyer des milliers d’hommes mal armés à l’assaut de la forteresse, c’était provoquer un bain de sang sans être assuré de la victoire. Pour l’instant, les ordres étaient donc d’isoler le palais en fermant toutes les voies y conduisant par des barricades. Assiégé par cinquante mille Parisiens, sans possibilité d’être ravitaillé, le roi ne pourrait que se rendre.

Guise recherchait d’autant plus la victoire par la négociation, qu’il ne voulait pas apparaître comme un rebelle. Il fallait aussi qu’il garde ses troupes intactes, car il savait qu’il en aurait besoin plus tard pour se faire obéir de la populace. Il était d’ailleurs prêt à écraser les rebelles une fois que le roi l’aurait nommé lieutenant général du royaume! Voilà pourquoi il s’était montré généreux en rendant aux gardes du corps et aux gardes suisses les armes déposées lors de leur capture.

Évidemment ces atermoiements et cette magnanimité n’étaient pas compris de la populace, comme Poulain le constata en circulant entre les barricades. Galvanisé par les curés et encouragé par les chefs de la sainte union, le peuple grondait, refusant la clémence envers le roi, la cour et les politiques. Nicolas entendit un prêtre, juché sur une borne qui sermonnait ainsi ses ouailles :

— Dieu veut que Henri de Valois lui appartienne. Puisqu’il a protégé les hérétiques, il faut que, dès demain, frère Henri de Valois fasse pénitence dans le cloître des capucins!

La foule approuvait bruyamment en maudissant le roi. Plus loin, d’autres attroupements grondaient autant. Il se mêla à eux.

— Pourquoi ne pas attaquer le Louvre? lança un savetier. Attendons-nous que le duc d’Épernon amène au roi les troupes de Normandie?

Partout le peuple désirait l’affrontement, ne doutant pas de la victoire. Que signifiaient ces pourparlers? Pourquoi était-ce si lent? Les plus agressifs assuraient que les négociations allaient se faire – comme toujours – aux dépens des pauvres gens.

En vérité, chacun voulait surtout participer au pillage du palais dont on disait qu’il était rempli d’or.

— Depuis deux ans, nous sommes trahis! renchérit un huissier à verge du Châtelet. Les chefs du parlement et les échevins sont tous vendus au roi. Ils auraient dû, dès cette nuit, être traînés aux fourches de Montfaucon!

Chacun renchérissait à ces accusations et ces condamnations. Nicolas s’éloigna, mais plus il entendait de propos de ce genre, plus il redoutait des suites sanglantes. Il se reprochait aussi amèrement d’avoir vécu sur des illusions. Au cours de ces années, il avait cru que la Ligue ne représentait qu’une faction. Maintenant, il prenait conscience que c’était la ville entière qui s’était rebellée. Il fallait qu’il l’admette : Paris n’aimait pas son roi, ou plutôt ne l’aimait plus. Les liens étaient consommés, et comme dans les couples désunis, l’aversion avait remplacé l’amour.

Au détour d’une rue, en écoutant un rassemblement, il apprit que le duc de Guise avait finalement décidé d’envoyer quinze mille hommes du côté des Tuileries et de la Porte Neuve2 si le roi ne se soumettait pas dans la journée.

On lui assura que l’Hôtel de Ville et l’Arsenal avaient été pris, que les échevins étaient emprisonnés, que la Bastille était aux mains de Bussy Le Clerc. La furie croissait et augmentait d’heure en heure. Autour du Louvre, des centaines de moines dressaient de nouvelles barricades avec des poutres et des tonneaux tout en chantant les matines.

Ne pouvant entrer dans le château en passant par le pont dormant à cause des barrages, Nicolas se rendit jusqu’à la porte Saint-Honoré dont on lui avait dit qu’elle était encore loyale. En se faisant connaître, il espérait convaincre un officier de le conduire au palais. Hélas, les bourgeois en avaient pris possession et avaient même interdit l’entrée à un régiment de gardes. Le roi ne tenait donc plus que la Porte Neuve, malheureusement elle aussi inaccessible par des barricades ligueuses devant les Tuileries.

Nicolas revint donc sur ses pas en réfléchissant à la manière d’entrer par le pont dormant. Midi sonnait quand il arriva à la Croix-du-Trahoir, au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l’Arbre Sec. Un corps desséché se balançait sur la potence installée à demeure.

À peine aperçut-il Venetianelli, assis au pied de la croix, qu’il courut vers lui.

— Mes enfants? demanda-t-il plein d’angoisse.

— Je les ai vus et ils sont tout gaillards, même s’ils sont fort dolents de ne pas avoir leurs parents. Je leur ai dit où était leur mère, et que je vous avais vu vaillant. Ils ont été rassérénés, répondit le comédien en le prenant par l’épaule pour le conduire à la taverne la plus proche afin qu’on ne surprenne pas leur conversation.

Il poursuivit plus bas :

— Ils logent toujours avec vos beaux-parents chez Hauteville, mais le Drageoir Bleu a été mis à sac. On m’a dit aussi que votre logis a été fouillé par les gens de la Ligue.

Ils s’installèrent dans un coin sombre et demandèrent du vin. Nicolas lui expliqua qu’il cherchait à entrer dans le palais, ce dont Il Magnifichino tenta de le dissuader :

— La situation s’aggrave. J’arrive de l’Université. J’y ai vu des prédicateurs qui s’étaient nommés colonels enrôler des centaines d’écoliers et de moines. Cette armée va déferler ici dans l’après-midi. Ils sont décidés à aller quérir frère Henri dans son Louvre, disent-ils. Rien ni personne ne pourra les arrêter, et la populace se joindra à eux. Le Louvre sera tombé ce soir. Si vous êtes à l’intérieur, vous serez pris et pendu.

— Je ne suis pas si pessimiste. J’ai entendu ici et là que Guise négociait. Le roi aurait assuré être prêt à retirer ses forces à sept lieues de Paris, voire à dix, si le peuple lève les barricades et dépose les armes.

— Cela ne changera rien, affirma Venetianelli. Le peuple ne veut pas être volé de sa victoire. La grande offensive commencera dans la soirée et ni Guise ni les Seize ne pourront l’arrêter.

— Raison de plus pour que j’entre au Louvre pour prévenir le roi, décida Poulain. Je vais t’expliquer ce que j’ai décidé de faire.

De mauvaise grâce, Venetianelli accepta de l’aider et ils se rendirent à la barricade qui fermait la rue du Petit-Bourbon. Le barrage de barriques et de pavés, qui donnait sur la rue de l’Autriche, se situait presque en face du corps de garde du pont dormant. C’était le plus imposant du quartier. Il avait été dressé par un cabaretier nommé François Perrichon qui se disait capitaine de la paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois.

Il y avait là énormément de monde et ils jouèrent des coudes pour parvenir au premier rang. Le tavernier, un colosse ventripotent coiffé d’une barbute et cuirassé comme un vétéran des guerres d’Italie, donnait ses ordres, écartant de la barricade ceux qu’il jugeait trop tièdes3. Il fit place de bon cœur à Poulain et à Venetianelli quand il entendit qu’ils ne proféraient que des mots ligueux et injurieux envers le Bougre. Nos amis restèrent un moment près de lui, le félicitant pour la tenue de ses troupes comme s’il était un vrai capitaine.

Bien que la rue de l’Autriche fût barrée à ses extrémités, des messagers l’empruntaient du côté de la rue saint-Honoré et les hommes de Perrichon les voyaient se présenter au corps de garde avant de passer le pont dormant. Malgré le tumulte, les négociations entre Guise et Catherine de Médicis se poursuivaient. Ils virent ainsi arriver M. de Richelieu avec un détachement d’archers. Le Grand prévôt fut hué par la foule qui lapida son escorte.

— Si Tristan l’Ermite quitte sa maison, se réjouit Perrichon, c’est qu’il considère la ville de Paris perdue!

Nicolas et Venetianelli s’en félicitèrent avec lui.

Chaque fois que des négociateurs sortaient, ils étaient pris à partie par les barricadiers qui leur demandaient ce qui s’était dit. Ceux qui refusaient de répondre recevaient des pierres, sauf s’ils avaient une escorte ou s’ils portaient des croix de Lorraine.

La barricade ayant vocation d’assiéger le Louvre, ses factionnaires n’empêchaient personne de passer dans la rue de l’Autriche, bien qu’elle soit sous le feu des gardes du Louvre. Seuls quelques fous s’y risquaient, sous l’œil goguenard de Perrichon. C’était surtout des moines ou des écoliers qui se défiaient à braver les soldats du roi en s’approchant du corps de garde pour lancer des pierres. Parfois un coup de mousquet éclatait, tiré par un des arquebusiers installés en haut du mur d’enceinte, et un audacieux tombait, provoquant des cris de vengeance.

Ayant bien observé les défis que se lançaient les écoliers, Nicolas entraîna Venetianelli à l’écart et lui expliqua ce qu’il allait faire. Puis il revint près de Perrichon et harangua quelques moines après qu’un nouvel audacieux eut été tué d’un coup d’arquebuse.

— Ils ont encore lâchement tué un des nôtres, il faut leur faire payer! Je vais entrer dans le corps de garde, donner quelques bons coups d’épée à ces lâches, et revenir, promit-il en brandissant sa lame.

On l’entoura. Beaucoup le congratulèrent même si quelques-uns se moquaient de ses rodomontades. Quand il eut intéressé suffisamment de ligueurs, il s’approcha de la barricade. Perrichon le laissa faire, pas fâché de le voir partir. Il ne doutait pas qu’il serait tué et que sa mort provoquerait un sain désir de vengeance bien utile quand ils donneraient l’assaut.

Nicolas passa la barricade et avança de quelques pas, l’épée cachée sous son sayon. Puis il s’élança en courant vers le corps de garde. Il y avait cinquante pas à faire et le temps lui parut interminable, il s’attendait à tout instant à recevoir une balle tirée du haut de la muraille crénelée. Le corps de garde était une salle ogivale assez vaste à laquelle on accédait par une large poterne fermée la nuit par une grille et de lourds battants. Pour l’heure, cette porte était ouverte. De l’autre côté de la salle, une seconde porte permettait de passer le pont dormant et d’entrer dans le second corps de garde construit dans la muraille.

À peine passait-il le porche qu’une dizaine de soldats se saisirent de lui, le jetèrent au sol et commencèrent à le rouer de coups. Il se protégea le visage comme il put en criant :

— Ami! Je suis prévôt… Je suis à M. de Richelieu!

Un officier l’entendit et fit cesser les coups. C’était M. de Bellegarde qui reconnut Poulain. Surpris, il l’interrogea. Le visage ensanglanté, une pommette éclatée, Nicolas s’expliqua en haletant.

— Je n’ai trouvé que ce moyen pour arriver jusqu’ici. Vous m’avez déjà vu, je suis Nicolas Poulain, lieutenant du prévôt des maréchaux! Appelez M. le Grand prévôt, ou le colonel d’Ornano, ou encore le seigneur d’O. Ce que j’ai à leur dire est de la plus haute importance!

Bellegarde l’amena à Ornano qui le conduisit directement dans le cabinet du roi. Il y avait là M. de Villequier, qui parut stupéfait, M. d’O, le visage soucieux mais qui lui lança un regard d’estime, M. de Bellièvre qui paraissait perdu en lissant sa barbe, et M. de Richelieu plus jaune que jamais. Dans un coin, l’homme de proie, François de Montpezat, surveillait tout son monde avec une dizaine de quarante-cinq.

— Monsieur Poulain, quel bon vent vous amène chez moi? Que vous est-il arrivé? fit le roi qui semblait de bonne humeur.

Ce fut Ornano qui raconta dans quelles circonstances Nicolas Poulain avait forcé la porte du Louvre. Tandis qu’il parlait, avec son rude accent corse en ne cachant pas son admiration, Poulain remarquait les regards de haine que lui lançait Villequier.

Quand ce fut son tour de s’expliquer, il répéta ce qu’il avait appris sur l’armée d’écoliers et de moines qui se préparait à déferler sur le Louvre.

— Qu’ils y viennent! l’interrompit Villequier. Et il n’en restera pas un vivant.

— Ce n’est pas tout, sire, poursuivit Nicolas en ignorant l’interruption. Dans toute la ville les rebelles ne veulent plus attendre. Des dizaines de milliers de furieux vont se joindre à cette armée d’écoliers.

— Personne ne passera! assura Villequier. J’ai fait renforcer la garde.

— Il y aura des centaines de morts mais ils passeront. La garde sera submergée. Sire, la porte Saint-Honoré est aux mains des bourgeois. Mgr de Guise a promis d’envoyer quinze mille hommes pour vous prendre à revers en saisissant la porte Neuve.

— Où voulez-vous en venir, monsieur Poulain? demanda O d’un ton sec.

— Si la porte Neuve tombe entre leurs mains, sire, vous êtes perdu. Il ne faut plus lanterner, vous devez partir!

— Fuir? Quitter Paris ma bonne ville? s’offusqua Henri.

— Hors de Paris, vous resterez roi, sire. Vous trouverez partout de fidèles sujets. Ici, demain… vous ne le serez plus.

— Sornettes! cracha Villequier.

Mais les autres restèrent silencieux.

— Merci, monsieur Poulain, dit Henri III. Nous allons tenir conseil dès que j’aurai reçu l’envoyé de ma mère, qui est chez M. de Guise. Les négociations auront peut-être une heureuse fin. Je vous ferai appeler plus tard.

Poulain tomba à genoux et supplia :

— Ayez pitié de moi, sire, qui suis le premier de vos serviteurs. Pour votre service, j’ai été contraint d’abandonner ma famille. Ma maison a été pillée, je n’ai plus un sol et ma femme a été enfermée dans le couvent de l’Ave-Maria.

— Monsieur Poulain, dit le roi, visiblement ému par la fidélité de cet homme à un moment où tout le monde l’abandonnait, je suis fâché de ne pas avoir mieux cru vos avis. Le mal et le péril étaient plus grands que je ne l’avais estimé. Je crains que des traîtres – ou des mauvais conseillers – m’aient abusé. Quoi qu’il arrive, vous resterez auprès de moi.

Il se tourna vers le Grand prévôt de France.

— Monsieur de Richelieu, vous équiperez mon prévôt et lui remettrez cinq cents écus en attendant les vingt mille livres que je lui ai promises. Vous mettrez à sa disposition des gens d’armes pour faire prisonniers ceux de la Ligue qui pourraient se cacher à la cour. Que pouvez-vous faire pour son épouse?

— Rien, sire! Toutes vos prisons sont aux mains des ligueurs, même la Bastille. Mais l’abbesse de l’Ave-Maria est la cousine de Mme de Retz. La duchesse pourrait faire une lettre pour adoucir son séjour.

— Je le lui demanderai.

» Ne craignez rien, mon ami, dit-il à Poulain. Votre femme sera bien traitée. S’il le faut, j’irai jusqu’à en parler au duc.

— Je vous en supplie, sire, n’en faites rien! Mon épouse n’est pas la seule prisonnière. Il y a Mme de Saint-Pol avec elle.

— Ah! fit le roi impassible tandis que Villequier haussait un sourcil sans comprendre.

Henri III tourna le dos à Poulain et sortit sans un mot.



Poulain fut conduit par Ornano dans une salle de gardes où on le soigna et l’équipa. En chemin, le vieux colonel le remercia d’avoir parlé franchement. Lui et O avaient déjà préparé la fuite du Louvre avec l’armée des Suisses, les quarante-cinq et la garde corse. Seul Villequier s’y opposait. Sa plaidoirie allait enfin décider le roi.

Le conseil fut apparemment assez bref, puis l’agitation s’empara du palais. Vers cinq heures, le marquis d’O vint chercher Nicolas qui rejoignit un groupe de gentilshommes dans la salle des cariatides. Il y avait là M. de Petrepol, le duc de Montpensier, le maréchal de Biron, le seigneur d’O, le chancelier M. de Villeroi, le surintendant M. de Bellièvre, et enfin Villequier, à l’écart, qui tripotait rageusement la poignée de son épée.

O vint échanger quelques mots avec Poulain, le remerciant pour son courage.

Enfin le roi arriva avec son valet de chambre M. Du Halde. Il paraissait détendu, soulagé, presque indifférent maintenant que sa décision était prise. Une baguette à la main, il partit devant.

— Si nous allions nous promener aux Tuileries? proposa Henri III quand ils furent dehors.

C’était là que se trouvaient les écuries. Tout au long de la Seine, Ornano et Biron avaient rangé les troupes de Suisses et les gardes françaises du Louvre, n’en laissant que quelques-unes dans le palais. Un grand nombre de chariots attendaient.

Poulain compta qu’il y avait seulement seize gentilshommes autour du roi, mais que derrière eux les quarante-cinq étaient présents, avec M. de Cubsac.

À l’écurie, Du Halde botta Henri III et lui mit son éperon à l’envers. Il voulut l’arranger mais le roi le repoussa avec agacement :

— C’est tout un! Je ne vais pas voir ma maîtresse, nous avons un plus long chemin à faire.

Il monta à cheval, avec ceux de sa suite et deux valets de pied, puis le groupe sortit par la Porte Neuve. Derrière lui, l’armée des Suisses et des gardes du corps s’ébranla.

François de Richelieu et Nicolas Poulain étaient restés en arrière avec des Suisses, car on sut vite chez les ligueurs que le roi partait. Assez rapidement une troupe de factieux arriva, mais par la négociation le Grand prévôt parvint à les convaincre de ne pas tenter de passer en force. Cette conférence permit au roi de s’éloigner et donna plus tard un nouveau nom à la Porte Neuve qui devint la porte de la Conférence.

Sur le chemin de Saint-Cloud, Henri III chevaucha un moment en silence, mais quand il se fut suffisamment éloigné de la ville, il s’arrêta et se retourna :

— Maudite et perfide ville, lança-t-il les larmes aux yeux. Moi qui t’ai comblée de biens! Je te le promets, je ne rentrerai que par la brèche!

Il l’ignorait, mais il ne rentrerait jamais dans cette ville qui ne le voulait plus. Pourtant, sa fuite était le dernier cadeau qu’il offrait à ses habitants. Ce n’était pas la vaillance du duc de Guise ou la fureur des ligueurs qui le faisait partir. C’était seulement son amour envers son peuple.

1 Qui subsistent encore, en particulier la salle des cariatides et l’escalier Henri II.

2 La Porte Neuve se situait entre le Louvre et les Tuileries.

3 Perrichon sera pendu pour meurtre en août 1589, devant le Grand-Châtelet.