13.

Le mercredi soir, M. Pasquier, le valet de chambre de Richelieu, apporta à un billet à la boutique du Drageoir Bleu. Des serviteurs du Grand prévôt avaient observé des allées et venues suspectes aussi conseillait-il à Nicolas Poulain de ne plus venir à l’hôtel de Losse mais de se rendre chez un de ses agents secrets, un huissier du conseil nommé Frinchier, rue des Bons-Enfants.

Poulain s’exécuta dès le lendemain en s’inquiétant sur ce que savait cet homme de son activité d’espion.

Frinchier était un homme encore jeune mais si bien nourri qu’il affichait déjà un triple menton ballottant à chacune de ses paroles. Il ne lui posa aucune question et lui dit seulement qu’il parlerait de lui à M. de Petrepol, gentilhomme de la chambre, après le conseil qui aurait lieu au Louvre. Il lui demanda de revenir l’après-midi où il lui ferait part de ce qui aurait été décidé.

Quand Poulain revint, l’huissier lui annonça qu’il était attendu au Louvre le lendemain vendredi, à six heures du matin, au pont-levis de la rue Fromenteau. Il ajouta que M. de Richelieu lui avait fait préparer un mémoire fantaisiste dans lequel Nicolas Poulain, lieutenant du prévôt d’Île-de-France, demandait au conseil le paiement de ses gages en retard. Ce mémoire, expliqua doctement l’huissier en le lui remettant, lui permettrait de justifier sa visite au Louvre au cas où la Ligue l’apprendrait.

Ces paroles provoquèrent une poussée d’inquiétude chez Poulain. Ainsi cet agent de Richelieu savait qui il était! Certes, l’idée du mémoire était un moyen astucieux pour éloigner les soupçons, mais une nouvelle personne était désormais informée de son activité d’espion du roi. Il ne pouvait qu’espérer que cet huissier n’allait pas le trahir.

Le soir même, Jean de Bussy Le Clerc passa chez lui pour lui demander de venir aux jésuites de Saint-Paul. Tous les lieutenants, les capitaines et les colonels des compagnies bourgeoises parisiennes seraient là. Poulain étant capitaine, il rencontrerait ainsi les officiers qu’il aurait sous ses ordres.

Plus de trois cents personnes se pressaient dans la grande salle. Le Clerc conduisit Poulain à ses lieutenants, des bourgeois de la rue Saint-Denis dont deux étaient bouchers de la Grande Boucherie. Nicolas échangea quelques mots avec eux, vite écœuré par leur appétence au pillage, mais jugea heureusement qu’ils seraient incapables d’utiliser un mousquet ou une épée. C’était ces gens-là qui s’attaqueraient à l’Arsenal, et comme la plupart des autres officiers de la milice, ils ne feraient pas le poids face à la garde royale. Malheureusement, le nombre jouait en la faveur de ces pendards, et si Guise envoyait suffisamment d’officiers expérimentés pour les encadrer, les trente mille ligueurs deviendraient une véritable armée, même si elle subissait de lourdes pertes.

Il s’efforça de maîtriser son inquiétude. À moins que le roi ne prenne les devants et n’arrête les meneurs, l’insurrection était certaine. Sitôt qu’elle commencerait, il n’aurait d’autres choix que de se réfugier au Louvre pour combattre avec les troupes royales, mais auparavant il devrait avoir mis sa famille à l’abri chez Olivier. Il lui faudrait donc connaître le début de l’émeute quelques heures avant qu’elle ne débute, et pour cela il dépendait de Jean de Bussy.

Plongé dans ces angoissantes pensées, il n’écoutait guère les recommandations de M. de La Chapelle quand l’horloger qu’il avait vu à la précédente réunion passa près de lui. Involontairement, il le suivit des yeux. L’homme portait un coffret, une sorte de boîte qu’il remit au commissaire Louchart. Brusquement intrigué, Poulain resta à les observer du coin de l’œil jusqu’à ce que La Chapelle, ayant terminé de parler, les rejoigne pour examiner la boîte.

Devinant quelque nouvelle intrigue, Poulain redoublait d’attention tout en feignant l’indifférence quand il fut interpellé.

— Monsieur Poulain, pouvez-vous venir? Nous avons quelques mots à vous dire, lança La Chapelle.

Envahi d’une sourde inquiétude accompagnée de désagréables picotements dans le dos, Nicolas s’approcha.

— C’est un placard que Mme de Montpensier nous a demandé de clouer partout dans Paris, fit La Chapelle en lui tendant une affiche sans rien laisser paraître de ce qu’il pensait.

L’ayant pris, Poulain commença à la lire.

La Sainte Ligue recherchait un hérétique blasphémateur du nom de Olivier Hauteville. Suivait une brève description, ainsi que celle de son compagnon dans lequel Poulain reconnut Caudebec. L’affiche précisait que celui ou celle qui les dénoncerait auprès du curé de son église assurerait son salut éternel. De surcroît, il obtiendrait une riche récompense.

La duchesse de Montpensier ne s’était pas nommée et n’avait pas indiqué le montant de la prime. C’est le curé Boucher qui l’en avait dissuadée. Le roi avait beau être affaibli, il n’aurait pu tolérer que la Ligue décide de sa propre justice. Le parlement pourrait aussi être fâché qu’on le bafoue et exiler la duchesse, ce qui aurait compromis l’entreprise qu’elle préparait.

Comment avaient-ils découvert la présence d’Olivier et de François Caudebec? Le cœur battant, mais s’efforçant de garder un visage indifférent, Poulain leva des yeux interrogatifs et découvrit que le curé Boucher et le sergent Michelet avaient rejoint les autres. Tous, sauf peut-être Bussy, le regardaient avec hostilité.

— Ce Hauteville est votre ami! affirma Louchart, d’un ton accusateur.

— Peste! Comme vous y allez! Ce n’est pas mon ami, monsieur. Je l’ai aidé par le passé, c’est vrai, mais nos chemins se sont séparés. Il a eu toutes sortes d’ennuis après la mort de son père, on a même tenté de l’assassiner sans que je réussisse à découvrir pourquoi. D’ailleurs, vous connaissez tout ça!

La Chapelle restait impavide. Son frère Claude s’était jeté par la fenêtre de sa maison le jour où Hauteville était venu l’accuser de meurtre, et il avait juré de venger sa mort.

— Vous étiez encore ensemble l’année dernière, dit-il enfin.

— C’est vrai, nous nous voyions souvent, car il s’était piqué d’escrime et nous nous entraînions dans la même salle d’armes. Puis quand j’ai eu la charge de prévôt de la reine mère, j’ai eu besoin d’un commis pour les fournitures. Ne connaissant personne de capable, j’ai fait appel à lui et il a accepté, fit Poulain.

— Pourquoi n’est-il pas revenu à Paris comme vous? Et pourquoi n’êtes-vous pas rentré avec la reine mère, mais bien plus tôt? demanda Le Clerc.

— Je ne peux pas tout vous dire, messieurs, je suis tenu par mon serment auprès de la reine mère, et par un autre que j’ai fait à M. de Montpensier. Sachez pourtant que M. le duc m’a confié une mission que je ne pouvais refuser. Quant à Hauteville, on s’est effectivement séparés. Il souhaitait retrouver une femme qu’il aimait; je crois qu’il l’a épousée depuis.

— On dit qu’il serait à Navarre désormais, qu’il serait un espion, martela le curé Boucher.

— Je l’ignore, monsieur le recteur, protesta Nicolas. Je n’ai eu aucune nouvelle de lui depuis ce voyage et je n’ai appris son mariage qu’incidemment. Mais je doute qu’il soit devenu hérétique, il était plutôt catholique à gros grain.

La Chapelle grimaça ses doutes. Ce ne serait pas la première fois qu’un catholique change de religion. Antoine Hotman, le frère du fondateur de la sainte union, n’était-il pas devenu l’un des plus fins théologiens protestants?

— Pourquoi serait-il à Paris? demanda encore Boucher. On l’a vu à la Croix-de-Lorraine. Il espionnait!

— Je l’ignore, monsieur le recteur! Et si c’est vrai, vous m’en voyez fâché, car s’il est ici, il aurait pu venir me saluer.

Les membres de la Ligue se concertèrent du regard, tandis que Nicolas, imperturbable, examinait discrètement le coffret que tenait Louchart. Ils n’avaient pas d’autres questions et les réponses du lieutenant du prévôt avaient un tel accent de sincérité qu’ils le crurent. Provisoirement.

— Si vous le voyez, prévenez-nous, déclara simplement Bussy.

Espérant les avoir convaincus, Poulain les salua et s’en alla en se demandant avec inquiétude dans combien de temps les clients du Pauvres-Diables feraient le lien entre cette affiche et les nouveaux comédiens de la Compagnia Comica.



Le lendemain avant le lever du soleil, Nicolas se rendit au Louvre préoccupé par l’idée qu’un ligueur le reconnaisse. Si on l’interrogeait, il n’avait que le mémoire de l’huissier comme explication.

Sur la façade occidentale du château, le pont-levis était baissé et quelques gardes faisaient les cent pas devant le fossé. Nicolas Poulain demanda le seigneur de Petrepol et on le fit entrer. Un valet s’occupa de son cheval et un gentilhomme gascon le conduisit dans la salle basse dont les fenêtres étaient fermées par des volets. La pièce, à peine éclairée par deux falots muraux, paraissait déserte.

Il s’avança et aperçut pourtant un homme de taille médiocre devant l’entrée du tribunal. C’était un gentilhomme imberbe au visage dur et décidé, avec une balafre livide assez similaire à celle du duc de Guise. Sa peau grêlée par la petite vérole et son nez cassé accroissaient son expression tourmentée.

— Monsieur de Petrepol? demanda Nicolas.

— Oui, monsieur. J’ignore qui vous êtes, mais je sais où je dois vous conduire. Suivez-moi.

Le gentilhomme se dirigea vers l’abside du tribunal. Au fond, il ouvrit une porte de chêne dissimulée sous une tenture.

— Vous verrez à votre droite un escalier qui vous conduira à celui qui vous attend, dit-il.

Nicolas Poulain regarda l’ouverture avec un brin d’inquiétude. C’était un étroit couloir qui conduisait à une petite salle à peine éclairée par une lampe à huile dans une coupelle scellée au mur. Une fois engagé à l’intérieur, il ne pourrait même pas sortir son épée. Un endroit idéal pour lui couper la gorge. Il se retourna. Petrepol était parti. Il songea que l’huissier pouvait bien être au service d’un autre que Richelieu. Et s’il était tombé dans un piège? La main sur sa dague, il s’avança, puis découvrit un escalier à vis, lui aussi éclairé par les mêmes lampes en coupelle. En haut, il suivit un passage. Une porte était ouverte et il entra dans une grande chambre éclairée par l’aube matinale. Le roi était sur un fauteuil, en chemise, mais il n’était pas seul. Poulain ne s’attendait pas à rencontrer là le marquis d’O.

Tous deux avaient l’air grave. Il fit quelques pas et s’agenouilla devant Henri III, baissa la tête, puis en la relevant fit un signe de courtoisie au marquis. Il n’avait plus vu le roi depuis ce jour où Séguier l’avait fait sortir de prison pour qu’il lui raconte les projets infâmes de la sainte union. Il le trouva fort changé. En trois ans, Henri III avait vieilli de dix. Il faut dire que son valet de chambre n’avait pas encore attaché son râtelier dans sa bouche édentée. Pas habillé et pas maquillé, le teint blafard, recroquevillé sur son siège, celui qui avait été le beau duc d’Anjou ressemblait à un vieillard au seuil de la mort. Une sinistre impression aggravée par le chapelet aux perles en forme de têtes de mort qu’il tenait serré dans ses mains décharnées.

— Marquis, voilà celui qui m’a donné tous les avis de ce que ceux de la Ligue font contre moi1, dit-il d’une voix morne.

À ces mots, Poulain comprit que le marquis d’O n’avait jamais parlé au roi de son rôle dans l’affaire des tailles. Il lui fit un bref sourire de reconnaissance. Au moins ce n’est pas de lui que viendrait une indiscrétion.

— Vraiment, sire? Alors, il mérite une bonne récompense! déclara François d’O.

— Vous aurez vingt mille écus, monsieur Poulain.

Henri III eut une quinte de toux avant de préciser, sarcastique :

— Dès que je pourrai vous les faire porter! Maintenant, je veux entendre ce que vous savez de mes amis de la Ligue, puisqu’il est dit qu’il ne faut point puiser aux ruisseaux quand on peut le faire à la source.

En bon courtisan, O sourit à la raillerie, puis Nicolas raconta ce que la Ligue préparait : les trente mille hommes armés décidés à prendre la ville et le Louvre avec l’aide des cavaliers d’Aumale, l’assassinat d’Épernon et enfin l’arrivée du duc de Guise.

Au fur et à mesure qu’il s’exprimait, le visage du marquis d’O s’allongeait, devenait plus dur, tandis que celui du roi semblait pris d’une vie propre. Des mouvements convulsifs agitaient sa bouche, ses paupières papillonnaient et parfois ses mains tremblaient. Il ne retrouva son calme qu’après que Nicolas eut terminé.

— Monsieur Poulain, dit-il alors d’une voix maîtrisée. Mettez-moi tout cela dans un mémoire que vous porterez au marquis d’O. En redescendant, vous donnerez votre adresse à M. de Petrepol en qui vous pouvez avoir confiance.

— Si je devais revenir porter une information capitale, sire, devrais-je chercher M. de Petrepol?

Le roi médita un instant avant de proposer :

— Non, présentez-vous au pont dormant et demandez M. de Larchant. C’est le capitaine de ma garde et vous pouvez être assuré de sa loyauté. Sinon, faites chercher M. de Bellegarde, mon premier gentilhomme, ou M. de Montigny qui commande les portes du Louvre.

Poulain comprit que l’entretien était terminé et se retira. De retour dans la salle des cariatides, il retrouva le gentilhomme à la balafre à qui il donna – non sans inquiétude – son nom et celui de l’enseigne de sa maison.

Celui-ci l’accompagna jusqu’à l’écurie de la cour où était son cheval. Nicolas aurait préféré éviter de sortir par là, car il y avait beaucoup de monde dehors. Effectivement, à peine était-il en selle qu’il aperçut le commissaire Louchart et le sergent Michelet, l’homme des basses œuvres de la sainte union. Étaient-ils là pour l’espionner? Il ressentit un frisson glacial en les voyant s’avancer vers lui.

— D’où venez-vous, monsieur Poulain? demanda Louchart dont le visage de furet au teint bilieux marquait une défiance évidente.

Bénissant le mémoire que l’huissier lui avait donné, Nicolas le sortit et le lui tendit avec nonchalance en lui expliquant qu’il venait de rencontrer un huissier du conseil proche du marquis d’O au sujet de ses gages qui n’étaient pas payés, comme pour les autres prévôts des maréchaux. Cet homme lui avait promis de présenter une requête au nom du marquis.

Il en était là dans ses explications quand justement le marquis apparut, venant de la salle des cariatides. Il s’approcha du groupe, jeta un regard hostile à Louchart et déclara :

— On m’a remis la copie de votre mémoire, monsieur Poulain. On vous fera justice. Revenez demain.



Le lendemain samedi, veille de Quasimodo, Poulain revint dès le matin en entrant par le pont dormant de la rue de l’Autriche. Il retrouva avec étonnement Louchart et Michelet qui lui expliquèrent être venus pour la Ligue afin de voir si tout se passait bien. Visiblement, ils n’avaient plus de suspicion envers lui et il en fut rassuré. Il resta donc avec eux, racontant qu’il était venu attendre les résultats du conseil au sujet de son mémoire, car sa femme lui avait dit de ne pas rentrer tant que ses gages ne seraient pas payés, ce qui fit s’esclaffer Michelet qui lui proposa les services d’une garce de son cabaret, À l’image de l’Égyptienne.

Comme la matinée avançait, la cour se remplit de pages, de valets, de gentilshommes à cheval, de magistrats en mules et de financiers en litières ou en coches. Des rumeurs alarmantes commencèrent à circuler. On disait que la garde allait être renforcée et que le roi allait faire entrer des troupes dans la ville. On parlait aussi d’un régiment d’Albanais du duc de Guise qui approchait de Paris. Les plus inquiets quittèrent le Louvre pour se barricader chez eux ou préparer leur départ.

Vers onze heures, on vit entrer trois gros chariots tirés chacun par quatre mules. Au vu de tout le monde, une armée de valets se précipita et commença à vider d’innombrables paniers d’osiers contenant casques, cuirasses et pistolets.

Le bruit courut vite que d’autres chariots étaient attendus et que cet équipement était pour armer les gens du Louvre.

— On dirait que le bougre de roi a eu vent de nos projets, fit Poulain en fronçant les sourcils. Il se prépare quelque chose… Michelet, partez prévenir Le Clerc. Je reste ici pour en apprendre plus.

L’autre s’exécuta et Louchart, mort de peur, partit avec lui. La cour se vida peu à peu tandis que d’autres chargements d’armes arrivaient. Pourtant, en évaluant la quantité de cuirasses qu’on apportait, Poulain restait certain que ça ne changerait pas le rapport de forces. Le roi voulait seulement effrayer les bourgeois ligueurs et, au vu du comportement de Louchart, il était en passe d’y parvenir.

Nicolas passa le reste de la journée sans voir arriver de troupes qui seules auraient pu être décisives. En début d’après-midi, affamé, il acheta un pâté chaud à un des marchands ambulants qui avaient l’autorisation de vendre dans la cour. Vers six heures du soir, il vit Le Clerc arriver, tout essoufflé.

— Michelet m’a prévenu! Avez-vous vu d’autres chariots d’armes? lança le procureur.

— Oui, quatre. À peu près de quoi équiper un millier d’hommes.

— Que se passe-t-il? s’inquiéta le ligueur. Le roi se douterait-il de quelque chose?

— J’en ai peur. J’attendais les résultats d’une réunion du conseil au sujet de mes gages mais je ne vois rien venir. Le conseil ne dure jamais si longtemps sauf s’il y a une affaire d’importance à débattre. Ah! voici M. de La Chapelle, peut-être en saura-t-il plus.

La Chapelle se précipitait vers eux, le visage écarlate.

— L’entreprise est découverte! lâcha-t-il, affolé. Le roi a fait quérir les quatre mille Suisses cantonnés à Lagny. Ils arriveront demain aux faubourgs Saint-Denis avec Biron à leur tête. Rentrez chez vous, tout est annulé!

Il repartit sans attendre, tant il paraissait terrorisé.

Poulain raccompagna Le Clerc qui voulut le garder à dîner pour se rassurer, mais Nicolas refusa, arguant que sa femme l’attendait. Il s’engagea cependant à venir chez lui le lendemain au plus tôt.

Le dimanche, les deux hommes se retrouvèrent finalement à la sortie de la messe à l’église du petit Saint-Antoine2 où Le Clerc s’était rendu aux aurores. Le procureur confirma à Nicolas que tout était découvert, certainement à cause d’une trahison. Les Seize se réunissaient chez La Chapelle pour prendre des décisions urgentes et il lui demanda de le rejoindre là-bas après dîner.

L’ayant quitté, Nicolas Poulain se hâta de regagner le Louvre. En prévenant à temps le roi que le comité des Seize était réuni, il serait facile de les saisir tous et ce serait la fin de la Ligue.

Se souvenant que Henri III lui avait dit de s’adresser à M. de Larchant, il le demanda au pont dormant. Le capitaine des gardes était là et s’approcha. C’était un homme ventripotent d’une cinquantaine d’années au visage couturé. Nicolas Poulain le prit à l’écart, lui dit qui il était et lui expliqua que les bourgeois de la Ligue étaient tous réunis en conseil chez M. de La Chapelle. Si le roi agissait avec promptitude, il saisirait tous ces pendards avant midi.

Larchant paraissait en savoir déjà long, car il l’écouta sans surprise avant de lui promettre de prévenir le roi.

Rasséréné, Nicolas Poulain se rendit aussitôt devant le logis de La Chapelle où attendaient bon nombre de ligueurs. Il parla haut, menaça le roi et fit ce qu’il fallait pour qu’on remarque sa présence et qu’on sache combien il prenait à cœur le parti de la Ligue.

À trois heures, les membres du conseil des Seize sortirent, mais aucun archer ou régiment des gardes n’était arrivé. Nicolas Poulain ne savait que penser. Larchant avait-il prévenu Henri III?

Le Clerc l’aperçut et lui proposa de le raccompagner. En chemin il lui dit qu’ils avaient décidé d’envoyer M. de La Chapelle au duc de Guise pour le supplier d’arriver au plus vite, car maintenant que le roi savait tout, il allait sans doute les arrêter.

Ce n’est que la nuit venue que Poulain put revenir au Louvre en passant par le pont dormant. La garde était particulièrement nombreuse et il fit appeler M. de Larchant. Celui-ci parut surpris de le revoir. Ils firent quelques pas dans la cour, à l’abri d’oreilles indiscrètes.

— Avez-vous prévenu le roi?

— Bien sûr!

— Personne n’est venu! C’était pourtant une occasion unique de les arrêter tous! s’insurgea Poulain. Savez-vous si je peux rencontrer Sa Majesté maintenant?

— Oui, il m’a même demandé de vous conduire auprès de lui si je vous voyais, mais puis-je vous donner un conseil?

Poulain le considéra en fronçant le front.

— Je ne vous connais pas monsieur Poulain. Mais je vous vois sombre et j’espère que ce n’est pas à cause de moi. Peut-être pensez-vous que j’ai été négligent?

» J’étais avec le roi en Pologne, poursuivit Larchant. Le jour même où est arrivée la nouvelle de la mort de son frère, Sa Majesté, qui n’était que duc d’Anjou, m’a dit : « Larchant, nous partirons demain, mais les Polonais ne doivent se douter de rien. Fais ce qu’il faut. » C’est moi qui ai préparé sa fuite. Je ne l’ai plus quitté et je suis prêt à mourir pour lui. Sachez qu’Henri III n’a pas de plus fidèle serviteur que moi.

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton assez solennel et Poulain en fut ému. Il prit la main du vieux capitaine et la serra avec effusion.

— Quel est votre conseil, monsieur de Larchant? demanda-t-il, tandis qu’ils se mettaient en route vers les appartements royaux.

— Le roi balance entre conciliation et fermeté. Certains le pressent d’agir, d’autres de composer. J’ai cru comprendre qu’il s’est inquiété d’une émeute s’il faisait saisir les Seize et M. de Villequier l’en a dissuadé. Soyez donc prudent, selon qui se trouve près de Sa Majesté.

— Je comprends, fit Poulain avec une inquiétude grandissante.

Larchant le conduisit au deuxième étage, dans un petit cabinet situé au dessus de la chambre du roi. Henri III s’y trouvait avec O et Épernon, que Poulain avait déjà aperçu dans une cérémonie à Notre-Dame, ainsi que quelques gentilshommes qu’il ne connaissait pas. Il reconnut pourtant Pomponne de Bellièvre qu’il avait déjà vu lors d’une audience de fausse monnaie. Le roi ne le présenta pas et lui demanda abruptement sitôt qu’il entra :

— J’attendais votre venue, que savez-vous de plus?

— L’entreprise de la Ligue est pour l’instant abandonnée, sire, mais M. de La Chapelle est parti demander l’aide du duc de Guise. Il va le supplier de venir au plus vite à Paris et de prendre la tête d’une insurrection contre vous.

Aux regards de colère de l’assistance, Poulain comprit qu’il n’y avait là que des gens prêts à mourir pour leur roi. Il en fut troublé, tant il pensait le maître méprisé par ses serviteurs.

Le roi resta un long moment impassible avant de dire :

— Je sais qu’on me repaît de belles paroles d’espérance pour me cacher la vérité, mais j’aime mieux perdre la vie que l’honneur. Je n’ai pas l’intention de faire du mal à personne, mais je ne laisserai pas tuer mes serviteurs. J’ai fait venir les Suisses dans les faubourgs et mon cousin Guise doit comprendre que s’il venait à Paris, ce serait pour jouer une tragédie.

» Monsieur de Bellièvre, vous préparerez une lettre que vous lui porterez. Vous y écrirez que je ne trouverais pas bon qu’il s’acheminât à Paris, ni même qu’il s’approchât de ma ville. Et que s’il le faisait, j’aurais sa venue si suspecte que je ne le souffrirais.

— Je l’écrirai dès ce soir, sire.

— Que ferons-nous ensuite, Épernon? demanda le roi.

— Si Guise abandonne les ligueurs, ces bourgeois payeront cher leur audace, sire, gronda le Gascon.

Le roi opina et s’adressa à Poulain :

— Monsieur, ne retournez pas à Saint-Germain. J’aurai besoin de vous.

Nicolas remarqua avec soulagement qu’il n’avait jamais prononcé son nom.



Le lendemain, La Chapelle revint à Paris dans la soirée et envoya Le Clerc chez Nicolas Poulain pour qu’il vienne au conseil. Les Seize étaient tous là, pour la plupart très angoissés. Que savait le roi sur eux? Allait-il les faire arrêter? Beaucoup regrettaient déjà d’avoir cru dans les promesses du Lorrain. Ils auraient dû se souvenir qu’il ne les tenait jamais! se lamentaient-ils.

Ce n’est qu’après l’arrivée du dernier membre que La Chapelle s’expliqua :

— J’ai rencontré monseigneur et il m’a assuré qu’il ne nous abandonnait pas, même si l’affaire était découverte, annonça-t-il.

— Mais nous? Qu’allons-nous devenir? demanda un colonel de quartier. Si le roi nous arrête demain, nous pourrions bien être tirés par quatre chevaux avant que le duc ne soit là!

— Vous oubliez que nous sommes des milliers, des dizaines de milliers! intervint Le Clerc. Le roi ne peut rien faire contre nous! Souvenez-vous de l’heureuse journée de Saint-Séverin!

La Chapelle leva une main pour calmer le brouhaha entre les plus nombreux qui voulaient se retirer et ceux qui souhaitaient l’affrontement avec les Suisses.

— Rien n’a changé, mes amis. L’affaire est simplement repoussée de quelques jours. Voici ce que je sais : le roi quittera Paris demain avec le duc d’Épernon qui va prendre possession du gouvernement de Normandie. Le seigneur d’O les accompagne avec quatre compagnies d’hommes d’armes et vingt-deux enseignes de gens de pied. Le roi a annoncé qu’il irait ensuite à Vincennes, au monastère Hiéronymites de Notre-Dame, où il veut faire pénitence sept jours entiers. Il sera donc absent de Paris presque deux semaines et pendant ce temps, nous ne pourrons rien tenter contre lui, mais nous-mêmes ne risquerons rien.

Les moues dubitatives et contrariées de l’assistance n’échappèrent pas à M. de La Chapelle qui poursuivit :

— M. de Guise m’a fait raccompagner par de nouveaux gentilshommes qui viennent nous prêter main forte. Dès demain ces capitaines vont s’assurer de l’état de nos troupes et vérifier que nous sommes en ordre de bataille. Le duc d’Aumale et ses cavaliers sont déjà à Saint-Denis. Si le roi tente quelque chose, j’ai la promesse qu’ils rentreront dans la ville. Quant à Mgr de Guise, il n’est pas loin, et nous le verrons plus tôt que vous ne le pensez.

La réunion terminée, Le Clerc dit à Nicolas Poulain qu’il viendrait le chercher le lendemain pour rencontrer les gentilshommes de Guise.



Le lundi après-midi, Le Clerc vint chercher Nicolas. L’un en mule et l’autre à cheval, ils se rendirent à l’hostellerie de l’Arbalète, dans le faubourg Saint-Germain.

L’établissement était situé sur le chemin de l’abbaye de Saint-Germain, juste après le pilori et un peu avant la rue du Four. On l’apercevait dès qu’on avait passé la porte Saint-Germain : une grosse bâtisse avec une grande écurie bien pratique pour ceux qui venaient à la foire, en février. C’était aussi l’auberge où logeaient les visiteurs de l’abbaye et ceux qui avaient affaire avec les nobles familles qui habitaient dans le quartier, comme la duchesse de Montpensier.

Dans la cour, ils laissèrent leurs montures à un garçon, puis entrèrent dans la salle commune, une longue pièce, basse et obscure, au plafond de bois noirci par la fumée. La chaleur était telle qu’on avait l’impression d’entrer dans une étuve.

Quand ses yeux se furent habitués à l’obscurité, car la salle n’était éclairée que par deux cheminées où brûlaient des feux d’enfer, Nicolas distingua un groupe de gentilshommes qui faisait grand tapage. Ils étaient une trentaine à occuper trois grandes tables au fond. Le Clerc se dirigea vers eux. En s’approchant Nicolas s’aperçut qu’ils étaient tous équipés en guerre avec corselet et épée de cavalier, casque ou bassinet posés devant eux, puis il reconnut Mayneville qui leur fit signe de venir près de lui.

— Monsieur Poulain, déclara le bras droit de Mayenne, ça me fait plaisir de vous revoir! Et vous aussi monsieur Bussy, ajouta-t-il d’un ton plus froid en ignorant son titre de sieur de Le Clerc. Si vous le voulez bien, nous allons laisser mes amis et nous installer à une table plus calme près de la porte. Venez avec nous, Boisdauphin!

À ce nom, Nicolas se figea et examina celui à qui Mayneville venait de parler. Un gentilhomme grand et maigre, trentenaire, au visage taillé à la serpe, aux yeux clairs et aux cheveux blonds très courts. Il avait un pourpoint cramoisi, des hauts-de-chausses assortis, une écharpe à la croix de Lorraine, une épée portée haute à sa taille avec une poignée en tiges de cuivre entrelacées formant coquille et une main gauche en travers de la poitrine, juste sous l’écharpe.

Tous quatre s’installèrent à l’autre bout de la salle, un endroit envahi par de grosses mouches qui abandonnèrent les chiens qui dormaient là pour se précipiter sur eux.

— Mordieu, Avenay! Porte-nous quelque lumière! On n’y voit goutte… et un pichet de ton meilleur vin, pas de ton breuvage frelaté fait avec de la piquette d’Auxerre!

Le cabaretier nommé Avenay – c’était souvent l’usage pour les cabaretiers de se donner un nom pompeux de vin renommé – arriva tout obséquieux avec une chandelle fumeuse, un pichet et des pots.

— Ce fripon fabrique lui-même son vin avec le Diable sait quoi, expliqua Mayneville, aussi il ne faut pas hésiter à le payer en fausse monnaie.

Le Clerc sourit par politesse.

— Laissez-moi vous présenter Urbain de Laval, marquis de Boisdauphin. Laval commande cent lances pour monsieur le duc. Il est arrivé hier avec M. de La Chapelle. Ses hommes sont encore à Saint-Denis où se trouve déjà M. le duc d’Aumale, avec cinq cents chevaux. Maintenant, à vous de nous dire ce que vous avez préparé, mes amis.

— Vous le savez, le roi a quitté Paris pour une quinzaine, expliqua Le Clerc. Nous ne ferons donc rien avant son retour. Notre plan est toujours le même : que monseigneur entre dans Paris et nous fermerons aussitôt les rues avec les chaînes. J’ai trente mille hommes en arme…

— Quelles armes?

— Deux mille hommes ont des épées et des cuirasses.

— Les autres?

— Des tranchoirs, des piques, des haches…

— Combien de mousquets?

— Sept cents.

— Ce n’est pas beaucoup.

— Monseigneur nous en a promis d’autres, mais nous n’avons toujours rien, répliqua Le Clerc d’une voix remplie de fiel. Pour l’instant, nous ne sommes armés que par ce que nous a acheté M. Poulain.

— Il y a de quoi équiper deux compagnies à l’hôtel de Guise, fit Mayneville, mais pour l’instant, nous manquons de poudre. Nous devrions en recevoir début mai.

Poulain haussa l’oreille.

— Vous enverrez vos officiers à l’hôtel de Guise chercher ce dont ils ont besoin la veille de l’arrivée de monseigneur, poursuivit Mayneville.

— Quand arrivera-t-il?

— Je ne sais pas encore. Certainement début mai. En tout cas, après le retour du roi. J’ai avec moi soixante officiers qui dirigeront vos compagnies, précisa-t-il brusquement.

— Mais nous avons nos propres capitaines, protesta Le Clerc.

— Ils seront désormais sous les ordres de mes hommes, répliqua sèchement Mayneville. La guerre n’est pas une affaire de bourgeois et lorsque les troupes de Mgr de Guise et de Mgr d’Aumale entreront dans la ville, il faut qu’elles trouvent des forces en bon ordre de marche, et non des gueux en désordre. Je sais que vos bourgeois ont du mal à obéir, et ce n’est pas acceptable lors d’une bataille! Voici un mémoire avec les cartes et les plans de M. de La Chapelle. Vous y trouverez la liste des capitaines de M. de Guise. Je veux que demain tous vos officiers viennent ici prendre leurs ordres de celui qui les commandera.

Il sortit une liasse de feuillets pliés qu’il fit glisser vers Le Clerc.

Poulain jeta un regard vers son compagnon dont la mâchoire serrée et le regard noir affichaient sa colère. Le procureur prit pourtant les feuillets qu’il glissa dans son pourpoint, mais sans les regarder.

— M. de Boisdauphin dirigera les opérations dans le quartier de l’Université, poursuivit Mayneville, impassible. Il loge pour l’instant à la Croix-de-Lorraine, non loin d’ici…

— Non loin d’ici? s’étonna Poulain. Mais la Croix-de-Lorraine est sur la place du cimetière Saint-Jean.

Mayneville eut un sourire condescendant.

— Vous confondez, monsieur Poulain! Il est vrai que la Croix-de-Lorraine, que les Lorrains fréquentent, est au cimetière Saint-Jean, mais il y a une autre Croix-de-Lorraine, rue des Cordeliers, en face du collège de chirurgie. C’est un cabaret qui possède quelques chambres et c’est là que se sont installés ceux qui commanderont vos hommes dans l’Université.

» Encore une chose, monsieur Bussy, martela Mayneville. Monseigneur ne veut ni pillage ni exécution. Lorsque vos gens entreront dans le Louvre ou dans l’Arsenal, si l’un d’eux vole seulement un pot ou une assiette je le ferai pendre. Que ce soit clair! Je ne veux pas plus de rapinage dans les maisons des politiques. Vous devez prendre la Bastille?

— Oui, monsieur.

— Vous en porterez ensuite les clefs à monseigneur.

— Nous y serrerons beaucoup de prisonniers, fit le Clerc sans confirmer qu’il rendrait les clefs.

— Certainement, mais pas d’exécution, c’est bien clair!

— Sauf s’il y a rébellion…

— Sauf s’il y a rébellion, je vous l’accorde.

— Que deviendra le roi? demanda Poulain.

— Monseigneur le fera enfermer au Hiéronymites de Vincennes. Il s’y plaît et il y finira sa vie. Il abdiquera auparavant en faveur de Mgr de Bourbon.

Poulain aurait aimé en savoir plus, mais Mayneville se leva.

— Je crois que tout est dit. J’attends vos officiers. Venez Boisdauphin! À vous revoir, monsieur Poulain!

Il repartit vers le fond de la salle, les laissant seuls. Personne n’avait touché au vin.

Poulain servit Le Clerc en silence, puis il remplit son pot.

— Il croit pouvoir nous commander! ragea le procureur.

— Il nous méprise! insista Poulain qui songeait qu’un coin enfoncé entre les deux partis ne pouvait être qu’une bonne chose.

— Pour l’instant, nous n’avons pas le choix, mais Guise n’a pas compris que les Parisiens ne veulent pas changer de maître : ils ne veulent plus de maître!

Sauf celui que la sainte union veut leur imposer, pensa Poulain.



Nicolas Joubert, seigneur d’Engoulevent, avait rassemblé aux Pauvres-Diables les membres de la Confrérie des sots et des enfants sans souci qui jouaient dans Le traître Judas se pendant par désespoir. Il y avait là des clercs, des écoliers et des commis d’écriture, tous passionnés de théâtre, de déguisements et de farce. Il y avait aussi Olivier et Caudebec, puisqu’ils étaient l’objet de cette réunion.

Le samedi précédent, le prince des sots avait expliqué aux autres enfants sans souci que Francesco et Pietro, prénom sous lesquels étaient connus François Caudebec et Olivier Hauteville dans les parades, allaient reprendre les rôles du légionnaire romain et de Judas.

La troupe avait applaudi. Olivier et François avaient répété et trouvé leur rôle facile. Puis ils avaient joué dès le samedi aux Halles.

Le traître Judas se pendant par désespoir était une farce où Joubert tenait le rôle de Pierre. Dans cette sotie, Olivier et Caudebec n’avaient guère à dire ou à agir, ils ne devaient qu’être sur scène, l’un pour trahir le Christ, l’autre pour le martyriser à coup de lance. Mais c’était une chose de répéter, et c’en était une autre de jouer devant des centaines de catholiques exaltés voulant venger Notre Sauveur. Ils découvrirent vite à quel point Judas et le légionnaire romain accumulaient la haine populaire, surtout au moment de Pâques. Ils avaient fini le spectacle sous les insultes, les crachats et les œufs pourris, protégés par les autres comédiens et quelques archers du Châtelet qui étaient venus pour les préserver d’être roués de coups.

Olivier comprit alors pourquoi personne ne voulait de ces rôles.

Il avait pourtant accepté de rejouer le lendemain, car c’était à l’hôtel de Bourgogne, juste avant la Compagnia Comica et il était désireux de montrer son talent à Cassandre (talent qui se limitait pourtant à se pendre!). Mais même dans la salle des confrères de la Passion, insultes et menaces avaient été telles que désormais il ne voulait plus continuer. Que dirait-on si on apprenait qu’un gentilhomme du roi de Navarre acceptait de telles avanies!

Pourtant, l’avantage de ce rôle, lui avait dit Venetianelli en s’esclaffant, c’est que personne ne pourrait imaginer qu’il était Olivier Hauteville, recherché par la sainte Ligue.

C’était une piètre consolation!

Voilà pourquoi, ce lundi de la Saint-Marc, la société des sots était réunie. La pièce connaissait un immense succès mais devait s’arrêter. Chacun – sauf Olivier et Caudebec – était catastrophé, car, la veille, tout le quartier était venu pour abreuver d’insultes Judas et la recette avait été exceptionnelle.

C’était la première fois qu’Olivier voyait le seigneur d’Engoulevent – le prince des sots – d’humeur sombre. C’est que Nicolas Joubert était persuadé qu’il ne connaîtrait jamais à nouveau un tel succès. Son rêve d’intégrer les confrères de la Passion ou la compagnie de Mario s’effondrait uniquement parce que ces deux-là n’acceptaient pas les conséquences de leur gloire! Et pourtant, qu’était-ce que des crachats et des œufs pourris pour un artiste?

Olivier et Caudebec étaient cependant d’accord pour jouer encore, mais dans une autre sotie. La mort dans l’âme, Engoulevent leur proposa donc d’autres pièces de son répertoire et Olivier accepta d’être une âme pas trop noire dans Saint Michel pesant les âmes, espérant ainsi être mieux traité par le public.

C’est durant cette discussion que Nicolas Poulain entra dans le cabaret. Dès qu’Olivier le vit, il lui fit un signe de connivence. Poulain ressortit aussitôt et Olivier et Caudebec le suivirent, prétextant un besoin naturel.

Nicolas Poulain s’était éloigné vers un groupe d’arbres. Ils le rejoignirent, assurés de ne pas être observés.

— J’aurais préféré que vous ayez quitté Paris, leur reprocha Poulain.

— Ce n’était plus possible, Nicolas, tu vas comprendre pourquoi quand je t’aurai dit ce qu’on a découvert chez don Moreo. Et puis l’insurrection que tu redoutais n’a pas eu lieu.

— Tout simplement parce que j’ai prévenu le roi qui a fait venir quatre mille Suisses. Pris de peur, La Chapelle a tout annulé. Mais l’entreprise n’est que repoussée. Guise a promis d’arriver à Paris d’ici deux semaines, quand le roi sera de retour. En attendant, il a fait entrer de nouveaux capitaines et l’un d’eux est Boisdauphin, c’est pour cela que je viens te prévenir. Je viens de le rencontrer à l’hostellerie de l’Arbalète, sur le chemin de l’abbaye de Saint-Germain. C’est là que sont installés une bonne partie des Lorrains, mais Boisdauphin loge à la Croix-de-Lorraine.

— Nous ne pouvons y retourner, remarqua Caudebec. Nous avons été reconnus mercredi par le capitaine Cabasset, et la Ligue a mis notre tête à prix.

— J’ai vu l’affiche, opina Nicolas. Comment avez-vous échappé à Cabasset?

Olivier lui fit un récit de ce qui s’était passé pendant que Poulain affichait un sourire goguenard.

— Pas de chance! dit-il enfin, car il y a deux Croix-de-Lorraine et vous n’êtes pas allés à la bonne!

— Deux?

— L’autre est dans la rue des Cordeliers, près de l’église de Saint-Cosme, à quelques pas de l’Arbalète.

— Je suis un maître sot! s’exclama Olivier. Maintenant que tu me le dis, je me souviens de ce cabaret! Je crois même y être allé quand j’étais à la Sorbonne. Nous irons demain, et cette fois nous découvrirons la vérité sur Bordeaux et Belcastel.

— Soyez prudents! Ce cabaret est à deux pas de l’hôtel du Petit-Bourbon. Si Mme de Montpensier t’apercevait, tu n’aurais aucune pitié à attendre d’elle. Surtout n’oubliez pas que l’insurrection n’a été que reportée. Guise sera là dans une quinzaine avec ses troupes.

— Raison de plus pour trouver Boisdauphin au plus vite. Voici maintenant ce que nous avons découvert en fouillant le courrier de don Moreo dans son appartement du Temple : il attend bien un chargement d’or destiné à Guise qui arrivera au début du mois de mai, avec de la poudre.

— Les ligueurs attendent aussi de la poudre m’a dit Mayneville, médita Poulain à voix haute. Peut-être est-ce le même chargement. Que comptez-vous faire?

— Surveiller les portes Saint-Denis et Saint-Martin, et découvrir où on conduit l’or.

— Et après?

— J’avais songé à m’en emparer.

— Ce serait un rude coup pour Guise, en effet, mais comment?

— Tout dépend de l’escorte. Mais nous ne sommes que trois, quatre en allant chercher mon valet d’armes chez Sardini.

— Vous pouvez compter sur moi. Peut-être pourrais-je en parler à O, il nous donnerait main forte.

— Mais il s’emparera de l’or!

— Sans doute…. Je vais songer à cela. Sitôt que vous savez où est l’or, il faut me prévenir. Mais pas chez moi. Convenons d’un signe de reconnaissance. Si j’accroche un mouchoir blanc à ma fenêtre, que quelqu’un vienne acheter à mon beau-père un pot de miel bien blanc. Il y aura une lettre à l’intérieur. Et à l’inverse, tu peux lui faire porter un pot en disant que le miel était gâté et tu y mettras ta lettre. Nous saurons ainsi où et quand nous rencontrer.

— Très bien. Je voulais aussi te dire que Le Bègue est prévenu, il recevra ta famille si les choses s’aggravent.

1 Cette phrase est exactement celle que le roi a prononcée devant Poulain et O.

2 Qui était située entre la rue Saint-Antoine et la rue du roi de Sicile.